Chapitre III. Définitions, moments et usages
p. 139-174
Texte intégral
Vous voulez dire que vous ne faites aucun effort d'objectivité Qu'est-ce que c'est ? Aucun effort pour dire vrai Si au contraire je fais l'effort je le fais même trop et le vrai se trouve à côté, ce que je ne sais plus ou que je ne sais pas encore ou que vous oubliez de me demander et voilà on part dans des choses qu'on est sûr qu'elles sont vraies par effort et de plus en plus même sans fatigue mais la vérité est dépassée depuis longtemps elle était justement où on ne pensait pas, peut-être parce que c'était trop facile et on s’est creusé la tête pour dire différemment par effort et on se trouve avec un fatras sur les bras que la vérité ne demandait pas et peut-être c'est ça notre vie.
Robert Pinget
L'Inquisitoire (1962).
1L’épreuve de définition, de mémoire et de jugement que l'enquête impose aux répondants est un révélateur actif des proximités ou distances entre eux, des effets générationnels, et des scansions plus lointaines de l’histoire intellectuelle. Les statuts et les parcours qui doivent le plus à l'institution problématique de la recherche urbaine vont ainsi s’exprimer à travers la défense ou le déni de son objet. Les formules paradoxales (« inconsistance stimulante de l’objet urbain, fiction utile de la ville, flux contradictoires de sens, etc. ») rendent compte des tensions qui forment et déforment le milieu notionnel et professionnel. Celles-ci ont une histoire propre qui s’emboîte et s’enchevêtre avec les autres temporalités, intellectuelles, politiques. La prosopopée de l’apparition et de la disparition des paradigmes, de la dissémination et de la recomposition des courants, cache mal le conflit entre l’autonomie et l’hétéronomie du champ supposé. La mémoire des générations parle des tournants qui, tel l’épisode traumatique de l’intégration dans les cadres de la science normale, renforcent ou affaiblissent les solidarités internes. L’oscillation des opinions entre engagement et distance face à la définition de soi, entre confiance et doute sur son rôle dans la Cité, confirme les tourments familiers que l'histoire ravive ou atténue suivant les moments.
1. PROBLÉMATIQUES DÉFINITIONS
2Trois modalités remarquables ordonnent les réponses, contrastées et embarrassées, à la question de la définition de la recherche urbaine : 1. La défense et l’illustration d'un champ de recherche aux frontières nécessairement mobiles (opinion des chercheurs qui y ont fait carrière). 2. L’objection d'irrecevabilité de l’urbain comme objet sociologique (procès souvent intenté par ceux qui se sont vainement essayés à théoriser la ville comme instance de reproduction sociale). 3. Enfin les évaluations plus distanciées, se partageant entre la reconnaissance d'une institution de fait et la définition de ses traits originaux.
Défense, négation, constat
3Du point de vue des tensions entre unité et diversité des sciences sociales, la recherche urbaine est ainsi considérée comme une conjoncture « buissonnière », où l'insaisissable question urbaine oblige à penser entre les catégories et les disciplines universitaires.
« Donc pour distinguer la “recherche urbaine” de la “sociologie urbaine”, je définirais la première comme des moments répétés pour inventer de la transversalité en sciences humaines, des moments buissonniers où un certain nombre de gens ont trouvé les ressources, les capacités, les énergies et les occasions nécessaires pour aller butiner dans l'ensemble des cloisonnements disciplinaires. » (29)1
« Ce que la recherche urbaine apporte à la sociologie, eh bien ce que ça devrait lui apporter en tout cas, c’est une interrogation précisément sur son extérieur, c'est-à-dire sur le fait que la recherche urbaine ne peut-être qu’une démarche transversale. Donc ce que ça devrait apporter aux sociologues c'est un goût de l'histoire, de l'économie, de la politique. Pour moi, je peux dire que si la recherche urbaine m'a intéressé c'est en particulier le fait d’avoir eu à penser sur les intersections, les relations entre processus qui appartiennent à la vie politique, économique, culturelle, etc. De ce point de vue là, je trouve que c'est un champ particulièrement fécond en croisements de problématiques ; la perspective urbaine apporte finalement cette dynamique. » (17)
« Alors si je reste dedans, car si tu regardes l'itinéraire d'un nombre non négligeable qui sont rentrés à l’origine et qui en sont partis, si je reste c’est parce que précisément, du fait de cette richesse particulière, il est possible de reposer des questions de théorie comme les tensions structure/conjoncture, déterminants globaux/sujet, préférences individuelles/optimum collectif, etc. Parce que la question urbaine ce sont des affaires globales et complexes ; on peut à partir de là produire des interprétations générales sur l'ensemble du monde dans lequel nous vivons ; et on peut dire que, n'étant pas enfermé dans des catégories disciplinaires, on a la possibilité ou l'espoir d'inventer de nouveaux systèmes explicatifs ou des nouveaux paradigmes. » (26)
4À l'encontre de la dichotomie classique entre l’éthique de conviction du savant et celle de responsabilité du politique, la dépendance camérale de la recherche urbaine est ici paradoxalement présentée comme un gage de liberté intellectuelle. Une posture méthodologique s'en dégage, trouvant son assise dans la confrontation permanente aux réalités de terrain.
« Deuxième élément qui à mon avis rentre dans cette définition, c’est le choix d'un cadre d'observation et la prégnance du terrain à la fois comme référent explicatif et à la fois de positionnement, comme si le fait d’aller sur le terrain définissait une posture et justifiait une position méthodologique, je dirais même plus : épistémologique, éthique, etc. » (29)
5En outre, le travail de recherche urbaine, historiquement situé, consisterait à traduire, convertir, déplacer les catégories de l'entendement et les visions du monde principalement localisées dans l'appareil d'État.
« Dans les années 1965-1975 où le marxisme dominait, la recherche urbaine a eu au moins cet avantage d'avoir véritablement tenté de conceptualiser des objets qui partaient de la vie locale, des politiques urbaines, par cette étrange mixture qui s'est produite entre commande publique et recherches. C'est-à-dire que les mots de l'administration étaient l'objet d'une réflexion théorique, quitte à les redéfinir, à les transformer. Mais on les prenait au départ au sérieux, alors que la grosse difficulté dans le système de référence académique, c'est qu'il y a d'abord une préoccupation propre de conceptualisation et que les questions issues de la pratique professionnelle, ou de l'administration ou des gens, ne sont jamais tout à fait prises au sérieux. Pas suffisamment, en tout cas, pour qu’on fasse, à partir d'elles le même effort de reformulation, de conceptualisation, de mise à distance. » (11)
6Cette activité éminemment médiatrice tient parfois de l'intercession entre le panthéon des penseurs détenteurs du vrai, sinon du bien, et l'univers contingent des fonctionnaires de la ville.
« Moi, j'ai toujours eu l’impression que nous, les contractuels de la recherche urbaine nous étions là pour faire le lien entre la production des philosophes et la culture des fonctionnaires. J'ai toujours pensé que nous étions là pour lire Foucault, Lyotard, Serres et pour essayer de les traduire dans des problématiques qui intéressaient les fonctionnaires. Nous étions une interface, des vulgarisateurs. De là découle une cascade de réponses. » (34)
7Ce panthéon peut être aussi un univers d'idées qu'il revient au chercheur d'ordonner en résistant aux obédiences académiques. À ce prix, se révéleront les « flux contradictoires de sens » dans lesquels s'inscrit faction du commanditaire de savoir.
« Dans ce travail, ce qui compte c’est de construire une constellation suffisamment contrastée, opposée sur son arc de cercle, suffisamment vaste pour que ta tête soit mise en jeu. Quand tu es contraint de regarder un corpus où les bouts s'opposent, s'ignorent totalement dans leur prétention théorique, tu te poses des tas de questions parce que l'objet que tu étudies se trouve alors pris dans un flux contradictoire de sens. » (34)
8Mais ces opinions peu académiques ne voisinent pas moins avec l’invocation d'un programme de recherche prétendant à l'invention d'une discipline nouvelle. Retrouverait-on ici l’avatar du projet de « science urbaine » caressé, à l’entre-deux-guerres, par les membres du fragile Institut des hautes études urbaines ?
« La recherche urbaine, ça reste une discipline en cours de constitution. Bon, qu’est-ce qu'on appelle une discipline ? C'est un milieu qui est organisé, qui a ses controverses, des lieux dans lesquels s'organisent des débats ; je dirai qu'en la matière on est loin d'en être là. Si tu compares avec la physique, la chimie, etc, à mon avis, on reste balbutiant. En outre, si tu considères que l'économie-politique a deux siècles, la sociologie a un siècle, cette éventuelle discipline urbaine n'a pas 40 ans. La recherche urbaine reste encore quelque chose qui est en devenir, qui n'a pas encore trouvé de positionnement par rapport à d’autres disciplines ; on en est encore dans l'enfance, quoi. » (26)
9Les définitions négatives de la recherche urbaine, inférieures en nombre aux affirmations positives (effet d'enquête ?), l’affublent de divers stigmates. Ainsi apparaît-elle :
10– soit comme l’exemple même de la rationalisation bureaucratique du monde sous l'empire de l'État :
« Je mets sur le même plan l'État, la recherche, la sociologie, et donc la bureaucratie, quoi. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir comment dans tel lieu il peut y avoir quelque chose qui y échappe, à la bureaucratie, à la recherche institutionnalisée, quasiment. Voilà pourquoi je suis gêné pour répondre sur la recherche urbaine. » (13)
11– soit comme le sous-produit d'un certain modernisme politiquement daté :
« Alors, s'il fallait que je définisse la recherche urbaine, je la prendrais moins comme un phénomène sociologique qu'administratif, socio-politique ou quelque chose de ce genre. C'est-à-dire que la recherche urbaine est une pratique plus politique que scientifique. Je me souviens toujours quand j'étais élève à l’École des Ponts d’avoir lu cette interview de Leroy, président de la Caisse des Dépôts, disant : “On prétend que Sarcelles n’a pas d'âme, mais une femme écrivain vient d'y écrire un roman qui a eu le prix machin et qui habite Sarcelles, alors venez me dire que Sarcelles n'a pas d'âme.” Ce genre de chose me paraît fonder la recherche urbaine, qui est l'introduction avec armes et bagages, de crédits et fonctionnaires de l'État dans la modernité ; c'est-à-dire qu’on laisse mourir Le Corbusier avec toutes les rosettes nécessaires, mais il y a des milliers de petits Le Corbusier qui se lèvent de tous les pavés de France et qui commencent à bétonner. Bon, alors tout ça a été dit mille fois, mais pour moi la recherche urbaine c'est ça. Alors, est-ce que l'aspect recherche, avec ses sociologues, économistes, etc. est un accompagnateur de mouvement ? – en partie. Une fonction critique, au sens un petit peu naïf du marxisme ? – en partie. Une théorisation lucide, de l'extérieur de tout ça ? – alors là je serais tenté de dire non, ça n'a jamais été son but. » (32)
12– soit enfin, comme un domaine de recherche introuvable :
« La recherche urbaine, on ne sait pas où ça commence et où ça s'arrête ; au cnrs, ça été la difficulté de la Commission transversale Architecture-Urbanistique-Société, et ce sera probablement celle du pir Villes. Dans la mesure où on vit dans un monde à 100 % urbain, tout problème devient de la recherche urbaine. Il y a donc des réductions à opérer et il faut peut-être renouveler le panel des thèmes. La sociologie de la culture devrait entrer dans la sociologie urbaine. J'en discutais l'autre jour avec Maurice Garden : le mode de socialisation des jeunes par la musique est-ce que c'est dans la recherche urbaine ? Bien sûr, il ne faut pas passer sa vie à réfléchir là-dessus. Il y a eu beaucoup de travaux déjà anciens sur le fait de savoir ce que recouvrait le champ urbain. Mais la question demeure et il ne faut pas faire comme si elle n'existait pas. » (38)
13Il n’échappera pas au lecteur averti que ces prises de position obligées, émanent précisément d'ingénieurs des Ponts et Chaussées devenus sociologues. La liberté de ton du polytechnicien franc-tireur, associée à l'hystérésis de sa conversion aux sciences molles, peut avoir ainsi aiguisé la critique des servitudes de la connaissance « finalisée ». La recherche urbaine se définit donc ici comme la part maudite des savoirs consacrés par l’autorité d'une science ou par l'authenticité du vécu.
14Le débat affleurant sur la légitimité de la recherche urbaine n'en reste pas moins tempéré par la reconnaissance de fait de sa réalité institutionnelle.
« Il est difficile de donner des critères scientifiques à la recherche urbaine. La recherche urbaine, c'est ce qui est publié dans les revues dites urbaines et elle est reconnue comme telle par les gens qui organisent des colloques de recherche urbaine, par les gens qui se définissent comme des chercheurs urbains. C'est ce qui est enseigné dans les Unités de Valeur de recherche urbaine dans les universités. Donc, pour filer la même idée c’est ce que les enseignants qui ont la responsabilité de ce domaine, appellent recherche urbaine ; ce n’est pas autre chose pour l’instant. » (17)
15Institution récente dont telle évocation du cœur de son administration révèle la fébrilité initiale.
« Ce secteur-là, quand on n’est pas chercheur, c’est un travail usant. On est pris en permanence dans les contradictions, entre le politique, l’administratif et la recherche. Surtout à l’Équipement. Mais en même temps il y avait des choses tout à fait intéressantes, au niveau de la réflexion, du démontage des questions de l'administration pour les transformer en problématique de recherche. Bon et puis il y avait alors la partie gestion qui était toujours l'emmerdement maximum. C’était vraiment du travail de boniche. Vérifier tel compte, faire une lettre en trois exemplaires pour le contrôleur financier, etc. Et puis il y avait les sorties, c'est-à-dire les grands shows, les colloques qui étaient toujours des moments curieux, où il se passait des tas de choses, où de grandes fractures se dessinaient. À l’époque, les chercheurs étaient des gens très entiers. Ils avaient un rapport à l'administration pour le moins ambigu. Ils avaient besoin de nous, parce qu'une bonne moitié était hors statut et en même temps ils étaient chercheurs et on était l'État, donc des gens particulièrement suspects et incapables de faire de la recherche. Et tout le temps cette espèce de double rapport avec lequel on jouait, plus ou moins bien d’ailleurs. En général c’était direct, mais il y avait des clash de temps en temps avec certains chercheurs qui nous prenaient de très haut. La recherche et l'État c’était deux choses différentes pour ceux-là. Question très intéressante d’ailleurs : un chercheur du cnrs ou de l’université est employé par qui ? » (5)
16Mais on ne s'étendra pas sur les multiples descriptions du « cercle de compromis » entre agents aux dénominations diverses (« Prince, administration, intellectuels, chercheurs hors-statut, mandarins, passeurs, boniches, etc. ») qui mériteraient une étude en soi. Sortant de l’intimité du milieu, retenons deux points de vue comparatifs et nécessairement circonstanciés :
17– d’abord, sur l'exception française :
« En Allemagne la situation est complètement différente, à cause des Lander. Donc pas d’administration centralisée qui réfléchit tout et d’en haut. De même aussi dans l'urbain, là-bas, les préoccupations sont moins théoriques qu'en France. Cette abstraction par exemple a prêté le flanc à des attaques d'agents porteurs d'attentes plus pragmatiques. Ça c'est assez français ; je crois que c’est un cas particulier. Dans les autres pays, l'empirie est plus dominante. » (23)
18– puis sur l’exception urbaine (comparaison entre la recherche sur les villes et celle sur les nouvelles technologies de communication) :
« Dans le milieu de la recherche urbaine, j'ai l'impression qu'il y avait des ingénieurs, des techniciens de tous horizons, des services avec une plus grande ancienneté, qui étaient je dirais un peu étouffés par un appareil administratif et un milieu politique omniprésents. Des élus des collectivités locales, des administrations centrales, des politiques donc, qui produisent des quantités de discours là-dessus. Alors que dans les Télécoms, les ingénieurs décident et le reste suit. Tandis que dans l'urbain, les chercheurs sont venus dans cette inflation de discours politiques. Ils discutaient peut-être un peu beaucoup trop avec des interlocuteurs auprès du gouvernement, plus qu'ils ne discutaient avec les ingénieurs – c'était mon impression – plus qu'avec les professionnels en charge de l'activité même de production de la ville. Il y avait un avantage parce qu'il y avait un tiers, etc. Mais en même temps, ça risquait la même coupure que dans les Télécoms. Bon, voilà, c'est un peu la différence que je ferais. » (7)
19En résumé, les définitions plutôt distanciées de la recherche urbaine la saisissent comme une configuration institutionnelle de nature fondamentalement étatique : même ceux qui croient ne pas en être n'y échappent pas, et même si les villes n'appartiennent pas à l'État, le savoir sur elles en relève indirectement par la formation universitaire ou le CNRS. On vérifie là, dans l'énonciation confusément polémique de l'origine étatique de la recherche et de la sociologie urbaines, l'affiliation ambivalente des sciences sociales à l'appareil d'État2. Telle toile de fond n'en fait que mieux ressortir les figures qui s'opposent sur la scène. Il en va ainsi des distinctions plus ou moins marquées selon les interlocuteurs entre recherche urbaine, sociologie (ou ethnologie) urbaine et sociologie (ou ethnologie) tout court.
« Il faut bien distinguer la recherche urbaine de la sociologie urbaine. La recherche urbaine c'est ce qui a été financé par l'État, par Conan disons, autour des questions de planification urbaine. Certains ont fait dériver ces questions vers celles de l'analyse de l'État, d'autres vers les usages sociaux de l’espace, la consommation, etc. Alors que la sociologie urbaine c'est d'abord une affaire d'universitaires, à travers par exemple les jeux de frontières entre disciplines : ici la sociologie et la géographie. On trouve un reflet de ce jeu ou de ces tensions par exemple dans la commission 39 du CNRS autour du thème Technique-Territoires-Sociétés. » (39)
20Mais on peut douter que ces distinctions de fait servent à réduire la confusion des réponses entre recherche et sociologie urbaines ; cette confusion est entretenue tant par l'aporie même de la ville ou de l'urbain comme objet de connaissance que par les multiples acceptions d'une discipline universitaire qui n’en finit pas de se définir dans le concert des sciences sociales.
Débat métaphysique et mirage
21On a déjà rappelé, en introduction, la célèbre conclusion de M. Castells (1968) selon laquelle ce qui définissait la sociologie urbaine était de courir après son objet comme on court après son ombre. Ce trait folklorique semble durable :
« Je ne crois pas que la recherche urbaine, pas plus que la sociologie urbaine soient identifiables comme objets, à moins de quelques fondements conceptuels massifs que je ne partage pas et qui me laissent plus ou moins perplexe ; ces fondements c’est quelque chose autour d'une autonomie du spatial. C'est l'hypothèse d’Ostrowetsky pour la sociologie, et qu’on retrouve en géographie, ou sous des versions anthropologiques. Deuxième fondement qui me laisse autant perplexe, c'est quelque chose d’une civilisation identifiable ; disons de l'urbain identifiable comme civilisation, mais au sens révolution et fondation du terme, donc ça c'est Simmel, Park, etc. » (29)
« Je pense qu'il (M. Amiot) a tout à fait raison de dire que des travaux du début des années soixante-dix qui occupaient le devant de la scène, soit qu’il s'agisse de repérer des données sur le capital ou la généalogie des équipements collectifs du pouvoir, c'était estampillé comme urbain mais ce n'était pas ça leur objet. D'ailleurs je ne sais pas dans quelle mesure on peut dire que la ville reste un objet de sociologue ; c'est un débat métaphysique dans lequel je ne souhaite pas apporter de contribution personnelle ; je pense que ce n'est pas très important. » (18)
22Ces rappels et d’autres nous incitent à ne pas dérouler la litanie des apories d'un objet contesté. On a suffisamment rappelé que cette branche disciplinaire, doublement issue de la morphologie sociale durkheimienne et de l'écologie sociale américaine, s'est momentanément transformée en science critique des interventions spatiales de l'État keynésien. Entre le silence gêné et l'écho atténué de ce moment, soulignons deux opinions communément répandues : d’une part la sociologie urbaine se définit en deux domaines d'étude, souvent séparés, parfois confrontés : celui des pratiques et représentations de la vie quotidienne en ville et celui des acteurs et institutions de l'urbanisme ; d’autre part, il ne faut pas confondre sociologie de la ville et sociologie dans la ville.
« Je crois qu'il faut distinguer dans la sociologie urbaine la sociologie de la ville et la sociologie dans la ville. La première est plus liée à l’histoire, à la géographie, à l’économie etc., aux structures urbaines dépendant des problèmes matériels ; et la seconde c'est plus directement l'étude des groupes sociaux, des conflits, des aspirations des habitants, de la formation des mouvements, de l'expression des gens. » (10)
23Mais les signes d’épuisement de la sociologie de la ville au début des années quatre-vingt ne font pas pour autant baisser les tensions, encore vives, liées à son « illégitimité stimulante » ou à son « inconsistance chronique ». « Prototype de l'illusion », la thématique urbaine déforme la vision du monde :
« J'ai toujours considéré que l'objet urbain était une illusion ; je dirais même le prototype de l'illusion, c'est-à-dire la réification. C'est même une définition négative. Pour moi, l'urbain c'est un décor, un cadre dont on est prisonnier ; des rails au fond des rues ; des machins des deux côtés, et quand on est môme, on cherche au-delà. Ça a toujours été synonyme d'emprisonnement en fait, mais je n’ai jamais théorisé cela ; après tout, c'était une manière comme une autre de voir les gens, comment la vie marche, voilà. » (14)
24Comble de la recherche, en explorant la ville, son objet disparaît comme dans un mirage :
« En constituant la ville comme un paradigme absolu, la recherche urbaine a détourné la connaissance sociologique de l'étude de la nature, du fonctionnement, de la dynamique du lien social, ce que j'appelle la socialité. La sociologie s'est détournée totalement, y compris dans ce qui était impliqué dans son propre sujet, de la rationalité sociologique des phénomènes en cause. Par exemple, il y a peut-être des sociologues qui s'interrogent pour savoir pourquoi les gens se droguent. Je n'en ai pas lu beaucoup. En revanche, il y a des bataillons de sociologues qui sont prêts à décrire les circuits de la drogue, les catégories sociales et la drogue, etc., c'est-à-dire prendre un problème, n'importe lequel, et le décomposer selon les paramètres sociologiques. À quelle structure, crise du lien social correspond le phénomène de drogue, alors-là : zéro. Car, à partir du moment où on dit : il y a la ville, ne vous occupez plus de rien, occupez-vous de ce qui se passe dans la ville, des foyers de nouvelle culture, mais ne vous posez pas la question de savoir si la ville c'est bien ou mal, ce qui n'est pas évidemment une question sociologique. Donc la ville était comme Dieu dans la Genèse, il ne s'agissait que de savoir ce qu'il s’y passait. Donc la ville était, point final. » (32)
25Les figures qui miroitent dans ce mirage ne sont pas de surcroît des plus pertinentes.
« Henri Lefebvre était à titre individuel un grand esprit, mais est-ce qu'il n'est pas aussi à l'origine d'une pensée universaliste de la ville comme métropole ? Je me souviens de quelques pages, que je pourrais retrouver, où il dit : il y a la ville, c'est Londres, Tokyo, Paris et Berlin – nous sommes dans les années soixante-dix. Maintenant on prétend qu'on dit le contraire, à mon avis on a rien changé. Eh bien, la ville avec Lefebvre, ce n'est pas Châteauroux, Chambéry ni Castres. Park ou Burgess, je ne sais plus, disaient que les principaux personnages de la ville sont : le policier, le jeune, la prostituée, etc. Oui mais dans tout ça, où sont le boulanger, le conseiller municipal, la concierge, qui ne sont pas les personnages intéressants ? Les personnages intéressants sont ceux qui sont un peu tricksters3, traficoteurs, un peu contrebandiers, donc chers à tous nos chicagoens. » (32)
26Ce ne serait donc pas le moindre mérite d'un certain marxisme radical, aujourd'hui dévalorisé, que d'avoir réalisé l'autocritique implosive de la sociologie urbaine :
« Je voudrais dire que si j'ai eu une attitude pas du tout de condamnation à l'égard de la sociologie urbaine gauchiste, c'est parce qu'elle disait une chose à laquelle je suis resté sensible, à savoir que, quand même, probablement l'urbain n'est pas une catégorie utilisable, c'est la société dans l'espace, comme si vous disiez l'histoire c'est la société dans le temps. Oui mais j'aime bien les historiens, je suis historien de formation ! mais ce n’est pas de la sociologie, je veux dire c'est de la mauvaise sociologie. Et donc moi, pour l'instant, à titre provisoire et prudent, je reste attaché à l'idée que dans la ville, puisque nos sociétés sont des villes (80 % et même probablement plus puisqu’il y a beaucoup de faux rural), dans nos sociétés urbanisées donc, il faut poser les problèmes de la société et non pas ceux de l’urbain. En revanche, je me suis opposé à cette sociologie gauchiste, parce qu'elle cherchait du sens dans le principe d’unité ou disons de contrôle social, et que moi je chercherais plutôt des choses diverses et en bas si je puis dire, c'est-à-dire les acteurs. » (37)
Réduction stimulante
27Mais la ville, objet scientifiquement contestable, n'en recèle pas moins une puissance métaphorique telle qu'elle ne peut qu’interroger durablement la recherche :
28– Theatrum mundi, symbole de la résistance à la normalisation ou à la reproduction réglée des rapports sociaux :
« Entre Simmel, Goffman, les textes de Chicago, je découvre la ville un peu comme l'espace qui ne se laisse pas traiter comme une institution, comme lieu de la proximité ou de l'enfermement de la famille ou de l'hôpital, bon. » (Plus loin, c'est-à-dire quelques années plus tard dans le récit) « Oui donc voilà, s'il fallait parler de la ville je dirais cela, mais ça me terrorise maintenant de parler de la ville, parce que ou bien on est capable de brasser des données économiques, de faire de la ville un système, global cities, etc., ou bien on parle de cultures urbaines et là fff... oui mon trièdre-là – le Trafic, l'Étranger et la Conversation – me convient parce qu'il est formel ; il ne rentre pas dans les oppositions entre cultures urbaines/sous-cultures urbaines/milieux professionnels, etc. » (22)
29- Polis, référent permanent du débat social sur l'être-ensemble face à la catastrophe.
« Mexico c'est la plus grande ville du monde, la plus polluée, c’est la ville, la ville. Mais on s’en fout, c'est pas la ville, c'est 25 millions de personnes, c'est ça la question. Celle qui est en train d'être pensée en termes de limitation des naissances, mais aussi en termes de génocide rationalisé, etc. C'est pour ça que ces choses sont tellement taboues. Il y a tout de même l'idée que le Sud est une menace, par sa démographie, ses gens. Et là, la question de l'environnement c'est celle du choix entre les êtres vivants. Mais la ville est en même temps une sorte de présence. Tu vois, chez les écolos, même s'ils ne l'affichent pas, l'idée du purisme, d'une nature pure. Et la ville c'est alors un compromis dans tout ça, elle manifeste l’existence sociale vivable ; c'est peut-être bordélique, ça pue, mais au moins ça ne se bagarre pas trop. Et c’est peut-être en ville qu'on réglera d'abord les questions de l'externalité de façon pratique. » (14)
30On pourrait multiplier les usages métaphoriques de la ville qui agrémentent les récits, mais retenons la « fiction utile » ou la force transitive de l'objet urbain au plan téléologique. Plus classiquement, mais au risque de retomber dans les apories antérieures, la ville objectivée subsume la question universelle des rapports que toute société entretient avec son espace. Rapports si complexes et circulaires qu'ils autorisent plusieurs lectures ou un « multi-abordage » (J. Rémy, 1990) de la ville.
« J'avais été très frappé par les pages que Lévi-Strauss consacre à la question dans le premier volume de l'Anthropologie structurale ; un texte notamment que j'ai lu de très près, qui m’a beaucoup marqué, bien qu'il ne s'agisse évidemment pas de sociologie urbaine : c'est le texte sur les rapports entre l'organisation sociale dans le village – en l'occurence Winnebago en Amérique, enfin peu importe – et la structure spatiale. Avec l'idée à la fois que l'organisation sociale avait à voir avec la manière dont les structures matérielles des habitations s'organisaient dans l'espace, en même temps que la structure même de la société pouvait donner lieu à une schématisation de l'espace par l'anthropologue ; et que cet espace abstrait venait s'insinuer entre l'espace cartographiable que le géographe ou l'ethnographe pouvaient repérer en dessinant ce qu'ils voyaient et d'autre part les représentations contradictoires que les indigènes pouvaient en avoir. Et donc avec cette idée qui me paraissait très importante en ce sens qu'il n'y avait pas consensus même dans les sociétés très fortement hiérarchisées, ritualisées. Même dans ces cas limites, il y avait en fonction de la place qu'occupaient les locuteurs dans ces sociétés, des représentations contradictoires mettant en jeu à la fois la structure sociale et la structure spatiale sur des alternatives aussi fortes que l'organisation radioconcentrique ou l'organisation bipolaire d'un village. Voilà, alors je dis mal ce que Lévi-Strauss analyse magistralement dans une dizaine ou une quinzaine de pages. Et je dois dire que c'est un texte qui m’a fortement marqué parce qu'il allait de soi que les choses étaient encore plus complexes et plus intéressantes encore dans les sociétés urbaines. Ce qui fait que quand quelques années après j'ai lu le schéma de Burgess sur Chicago, j'avais en tête déjà que de toute façon c'était un point de vue parmi d'autres. C'était à la fois un essai de conceptualisation et de repérage, mais le modèle qu'il en tirait mettait un coup de projecteur sur l’organisation socio-spatiale d'une grande ville nord-américaine, comme tout autre point de vue aussi bien envisageable. » (18)
31En élevant la sociologie urbaine au rang d'anthropologie de l'espace construit, quelques auteurs ont finalement trouvé un thème légitime tel celui de « repenser la dimension spatiale des faits sociaux »4. On l'a précédemment rencontré chez certains animateurs de la revue Espaces et sociétés ; on y reviendra à propos des themata explicites.
Expérience initiatique
32La sociologie urbaine est quasi-unanimement commentée comme expérience originale de recherche. Nombre de répondants l'associent à une sorte de rite de passage vers la maturité tant professionnelle (ville-terrain ; ville-laboratoire) que conceptuelle (double dépassement du théoricisme et de l'empirisme). « Conjoncture dynamisante stimulée par l'ambiance anti-mandarinale » pour les années soixante-dix ou viatique professionnel pour les suivantes.
« La découverte de la sociologie urbaine est pour moi essentiellement liée aux contrats qu'on a eu, donc aux cadres imposés par nos financeurs, qui chaque fois nous obligeaient pour commencer à faire un travail bibliographique. Bon, à ce moment-là sur la forêt je lisais Placide Rambaud ; toute une littérature sur la sociologie rurale, puis après je suis allé traficoter avec Ostrowetsky, ça m'a renvoyé à Foucault, lequel m'a renvoyé à des historiens. Et d’une manière ou d'une autre, de façon très éclatée, je suis allé manger à tous les râteliers. En tout cas, je ne peux pas dire que les courants de sociologie urbaine aient organisé strictement parlant la manière dont on pouvait penser ou aborder un objet. C'est venu bien plus tard. Du reste, je ne sais pas ce qu'on pourrait mettre sous le terme de sociologie urbaine, excepté des chercheurs qui font des recherches précises, souvent sur commande. » (3)
33La sociologie urbaine peut donc se définir au mieux, d’après ses agents, comme condensation intellectuelle des années soixante-dix dont la trace actuelle n'est pas aussi défaite qu'on a pu le dire.
« C'est sûr que s'il y a eu dans les années soixante-dix beaucoup de jeunes chercheurs qui ont fait leurs armes en sociologie urbaine, du fait de la commande publique ; on ne peut pas dire que leurs travaux aient été aussi novateurs et formateurs qu'en sociologie de l'éducation, où le nombre de chercheurs était sensiblement plus restreint. Mais en même temps, je crois qu'une partie des travaux urbains, souvent les moins connus, ont apporté beaucoup sur le plan méthodologique ; par exemple, dans l'approche qualitative ou biographique. C’est souvent dans le domaine de la sociologie urbaine que les choses avancent, avec des gens comme Pinçon, Althabe, etc. Alors que dans la sociologie de l'éducation, c'est plus carré, mais peut-être moins innovant. Je pense aussi que sur le plan conceptuel on a toute une approche du social, moderne, qui émerge grâce à la sociologie urbaine. Et je crois qu'en effet, ce qu'il faut remarquer, c'est que les analyses les plus fines des transformations sociales et même des politiques publiques, viennent de là. » (15)
Sur l'enclave ethnologique
34Les ethnologues auto-désignés ou reconnus comme tels par opposition à la sociologie dominante ne se sont pas distingués par la définition de l'objet urbain. Celui-ci, avant toute question sur sa légitimité épistémologique, tient du tabou ethnologique : la ville manifeste la dissolution des formes sociales primitives, et l'urbain est une catégorie inventée par la culture savante que l'ethnologue cherche à mettre précisément à distance. D'où l'inconfort de la revendication d’ethnologie urbaine qui d'un côté enfreint les principes de sa tradition disciplinaire, et de l'autre se risque à marcher sur les plates-bandes piétinées de la sociologie. « Illégitimité stimulante » ? Si la jeune ethnologie urbaine française est présentée comme la mobilisation de méthodes ethnographiques (où l'expérience de l'observation-participante semble primordiale) pour l'étude des minorités dans la ville, la question demeure, pour certains, d'inférer de leur compréhension des communautés proches une sorte d'anthropologie de la modernité.
35Le chantier ré-ouvert par Ulf Hannerz, dans la suite de l'École de Chicago, reste à l'ordre du jour. Selon un rare et récent bilan critique (M. Clavel, 1992), ce chantier tiendrait plutôt de la friche à cause des résistances que l'habitus ethnologique, forgé au contact des enclaves exotiques, oppose à la pensée des rapports entre les milieux observés et la société globale. Il va sans dire que tel élargissement de la focale expose l'ethnologue à de nouveaux troubles d'identité, aggravés de surcroît par la conjoncture d'auto-proclamation anthropologique des années quatre-vingt. Au-delà de l'opinion, facilement partagée, selon laquelle « il y a autant de définitions de l'ethnologie urbaine qu'il y a d'ethnologues dans les villes »5, force est de constater que suivant les contextes d énonciation du savoir, tel philosophe relatant une observation de terrain pourra aussi facilement être considéré ou s’auto-désigner comme ethnologue quand ce n'est donc pas tout simplement anthropologue.
36On sera dès lors attentif au jeu des contraintes et des ressources identitaires que confère une aussi grande labilité de positions. L’embarras, souvent convenu, que provoque la question frontale de l’identité disciplinaire, confirme le conflit des définitions. Entre le pot de terre conceptuel (l’indéfinissable ou l’ineffable urbanité) et le pot de fer institutionnel (une invention étatique), les tenants de la place tirent parti de la rencontre entre les inconciliables : l’inconsistance de l’objet devient stimulante. Mais le fait prime le droit : spécialité contestable, la sociologie urbaine se fait morceau choisi de l'histoire des sciences sociales, avec ses impropriétés, ses amnésies, ses moments de certitude et de doute qui ne peut se comprendre sans son cadre étatique. Nous voilà donc revenu à l'histoire des « genres de connaissance » que G. Gurvitch (1966) définissait comme programme de recherche en soi (variation de leur hiérarchie, corrélations fonctionnelles avec ses cadres sociaux, régularités tendancielles et différenciations, etc.). Que dit notre enquête de ses moments les plus marquants ?
2. LES MOMENTS ET LEURS HOMMES
37Le protocole d'entretien a distingué l'histoire de la recherche urbaine de celle de la sociologie (et partiellement de l'ethnologie), mais la confusion entre ces deux histoires précédemment constatée nous incite à saisir indistinctement la mémoire de leur commune destinée. On ne s'étonnera pas que les plus anciens de notre échantillon nous aient rappelé les prémices d'après-guerre ou les moments institutionnels fondateurs, et que les plus jeunes aient été plus diserts sur la dernière décennie.
La mémoire des moments
38Point n'est besoin ici de revenir sur le récit polyphonique de trois décennies marquantes : années soixante techno-progressistes, d'essor d'une recherche fonctionnaliste appliquée à la prévision urbaine (primat de la géographie et de l'économie sur la sociologie) ; années soixante-dix politico-critiques, puissamment secouées par l'afflux-reflux de la pensée structurale (qui fonde l'hégémonie contestée de la sociologie sur les autres disciplines) ; années quatre-vingt polycentriques, de dissémination institutionnelle et paradigmatique (syncrétisme disciplinaire et renouveau du sujet de l’action). La mémoire indigène va se charger de corriger les articulations et la linéarité de ce tryptique aux allures de mythe désenchanteur. Il nous est ainsi rappelé l'époque pionnière de l'après-guerre, qu'on peut désigner par celle des années cinquante.
« N'oublions pas les années cinquante, cette époque pionnière où des chercheurs du CNRS lancent des travaux de sociologie de terrain sans être beaucoup aidés en crédits. C'est le cas de Chombart qui montre la voie. À la suite de la parution de Paris et l'agglomération parisienne (1952), gros travail inspiré par l'École de Chicago, s'enclenche une série de coopérations avec le milieu des urbanistes... Les deux figures emblématiques de la sociologie urbaine des années cinquante me paraissent être Chombart naturellement mais aussi Bettelheim avec la monographie également pionnière sur Auxerre. » (35)
39« L'action concertée urbanisation » du IVe Plan (1962-1965) qui associe le nouveau ministère de la Construction et la DGRST, apparaît comme le premier dispositif institutionnel de recherche urbaine, appelé par la suite à prendre un essor exceptionnel avec la création de la DATAR (1963) et du grand ministère de l'Équipement (1966) structuré par le corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées. Comme on l’a repéré, le colloque de Royaumont de 1968 (chapitre I) marque une étape en ce qu'il traduit le passage conflictuel entre une sociologie humaniste pour planificateurs à une sociologie critique de la planification. Coup de tonnerre dans un ciel serein pour certains, et prélude local aux Événements que l'on sait.
« Je vois la césure de cette deuxième période en 68, non pas parce que c'est Mai seulement, mais parce que c'est Royaumont et que ce colloque, qui a précédé de quelques semaines les Événements, a été pour moi un coup à l'estomac. La génération que je représentais, qui avait obtenu ses lettres de légitimité après la parution de L'Attraction de Paris, a été complètement secouée par des gens qui parlaient une autre langue, qui avaient suivi des formations pointues telles que par exemple celle à laquelle participait Bourdieu – un séminaire supérieur de formation à la recherche (l'eprass)6. Probablement du chemin avait été parcouru à l'université, et cette génération nouvelle avait des références théoriques que nous n'avions pas parce que nous avions appris sur le tas, au contact du maître, Chombart qui, lui, avait un patrimoine à transmettre, comme dans l'apprentissage d'autrefois, alors qu'eux arrivaient avec des diplômes et une formation que nous n’avions pas. » (35)
40Le fameux Colloque de Dieppe de 1974 (chapitre I) est également inscrit dans le patrimoine du milieu, y compris pour des auteurs qui, comme A. Touraine, se défendent d'avoir joué un rôle actif dans la recherche urbaine :
« Alors voilà, c'est une sociologie critique mais qui a ébranlé un monde roupillant et qui avait le mérite d'être un contre-discours par rapport au discours un peu autosatisfait des Ingénieurs des Ponts ; mais il y avait alors beaucoup d'ingénieurs des Ponts qui étaient eux-mêmes des contestataires. Je me souviens de ce colloque de Dieppe où j’avais trouvé ces gens bien. Moi j’ai assez de sympathie pour ces hauts fonctionnaires qui sont à peu près les seuls qui critiquent l'État en France ; tout le monde des associations étant généralement à quatre pattes devant l'État. Alors que ceux qui sont au cœur de l'État, se permettent certaines privautés avec l’État-père ou l’État-mère. »
41La période 1975-1985 se distingue dans les discours par son caractère pathétique. Il s'agit, pour la pensée, d'un moment de crise, de désillusion, d'hibernation, et de traversées du désert, dont les germes de renouvellement écloront plus tard. Commentant sévèrement le feu de paille du marxisme urbain dont fut victime toute une génération de sociologues, pourtant si prometteuse, le même témoin s'exclame :
« La solution que vous, sociologues des années soixante-dix, vous avez proposée était une solution faussement brillante. Un coup de rupture, très bien ! Mais une impasse ! Et ça a été vraiment une impasse, et c'est tout à fait intéressant de voir l’écroulement dans ce domaine. Et je peux dire que le début des années quatre-vingt a été une période de glaciation et de néo-stalinisme ambiant ; des gens qui allaient à la soupe, ce qui revient un peu au même, en tout cas d'une réorganisation de la recherche sociologique qui n’était pas très loin d'un contrôle totalitaire. Donc au milieu des années quatre-vingt, tout d'un coup, la France ayant complètement changé de politique en l’espace de quelques mois, on s’est retrouvé dans une société où tout ça n'existait plus ; et tout d'un coup on a vu ré-apparaître des problèmes sociaux : la ville, la nationalité, les immigrés car les immigrés, personne ne les étudiait, les Anglais oui depuis vingt-cinq ans, les Français rien ! sauf Georges Mauco avant la guerre, enfin disons les démographes ultra-estimables, mais enfin il n’y avait rien. »
42Une série de dates dramatiques jalonne cette mutation sujette aux contre-chocs économiques, politiques, idéologiques et psychiques. Notons le schisme entre études et recherches dans les grands bureaux d'études para-publics d'aménagement (CERAU-BETURE, etc.) qui livre au licenciement le peloton de chercheurs hors-statut (années 1975-1978) ; le fameux conflit de l'intégration au CNRS (1976-1980) ; le revers des croyances en un socialisme démocratique et autogestionnaire moderne (effets Goulag et Boat People ; échecs de la Révolution des Œillets au Portugal et du Programme commun de la gauche en France, etc.) dont l'année 1978 semble tourner la page (d’où la faible mention accordée au dernier grand colloque de Montpellier en 1978) ; enfin quelques dates qui, pour isolées qu'elles fussent, sont lourdes de symbole, telles celles des suicides (ou quasi-suicides) d'intellectuels influents : Nicos Poulantzas (1979), puis Louis Althusser, Roland Barthes, etc. Endiguant les effets délétères du Chant du cygne structuraliste (F. Dosse, 1992), quelques faits annonciateurs de recomposition, sinon de relève, sont à noter également.
43La traduction des travaux fondateurs de l'École de Chicago, au succès retentissant au cours de la décennie quatre-vingt (près de 5 000 exemplaires au fil des éditions successives), en est probablement l'un des plus significatifs. L'origine et les conditions de cette initiative sont ici évoquées, à travers le duo verbal reconstitué de leurs auteurs.
44Enquêteur – Comment est venu ce projet de traduction ?
45Y. Grafmeyer :
« Moi j'y suis venu à partir du moment où m'intéressant donc d'une manière ou d'une autre à la sociologie urbaine au sens le plus large – ça c'était au début des années soixante-dix – j'avais en tête d'un côté les textes déjà anciens et que je considérais intéressants, de français comme Halbwachs ou Chombart de Lauwe, et puis de l'autre ce qui était quand même la littérature dominante et qui était la socio-économie marxiste, mais en même temps marquée par le courant structuraliste. Bon, moi j'étais un peu pris entre les deux parce que, à la fois par mes études d'économie et par peut-être un certain goût du concret, j'étais attiré par la façon dont Halbwachs avait travaillé sur les expropriations foncières, par ce que faisait Chombart, même s'il y avait des limites dans la façon dont il parlait des besoins, mais en même temps je trouvais et continue à trouver, quand même, Paris et l'agglomération parisienne un grand bouquin. Je me trouvais donc entre ces deux centres d'intérêt, et je n'étais pas réellement tenté par ce courant structuralo-marxiste en pleine vitalité à l'époque. J'avais d'autres lectures en tête qui fonctionnaient autrement.
J'ai parlé de Chombart, d'Halbwachs pour rappeler quelques grands ancêtres mais enfin, au début des années soixante-dix, c'était aussi le moment où on pouvait lire Henri Coing, l'article de Chamboredon et Lemaire, archi connu, dans la Revue française de sociologie. C'était plutôt ça que j’avais envie de faire. Et à travers les références croisées que les uns et les autres donnaient sur cette École (Castells dans la Question urbaine, Chombart, Halbwachs qui avait fait un article en 1932, de retour de Chicago) dont j'ignorais tout mais dont par ailleurs quelques collègues comme Lautman et Roncayolo m'avaient dit que c'était important, j'ai lu ces textes pas très accessibles en France. Et il nous a paru utile de les faire connaître et de les commenter. Un commentaire qui, c'est vrai, avait un souci sinon polémique du moins de se démarquer de la lecture qui en avait auparavant été faite notamment par Castells. J'ai en tête son chapitre sur la théorie de l’espace où il rend d'ailleurs hommage à Park ; l'autre chapitre sur le “mythe de la culture urbaine”.
Bon, alors cette œuvre commune qui a été réalisée en l’espace d'une année de lecture, d'écriture, de mise en forme et de publication, a été possible dans un contexte qui était agréable dans la mesure où ça rencontrait des préoccupations d'Isaac qui pour lui étaient un peu différentes parce qu'il avait un autre itinéraire antérieur ; il commençait à s'intéresser d'assez près à Goffman, à la micro-sociologie des interactions, à Simmel, à des réflexions sur la citadinité, la distance en milieu urbain, la distance pas seulement physique ni proprement sociale, mais en un sens je dirais plus anthropologique et fondamentale, cette forme de distance qui s'insinue au fond dans notre relation humaine dans la vie citadine. Et voilà donc, ça explique un petit peu notre souci commun d'aller regarder ces textes, dont il est bien vrai qu'ils ont eu aux États-Unis des postérités nombreuses aussi bien du côté d'une socio-géographie très positive, ou ce qui est encore différent, d'une sociologie de la ville, de la déviance, etc. Et par ailleurs, la tradition de Chicago, c’est à la fois un ensemble de techniques d'observation directe et de micro-sociologie et d’une certaine manière par relais interposés, l'interactionnisme symbolique contemporain en est issu, voilà. »
46I. Joseph :
« À l'époque, aucun texte de Simmel n’avait été traduit en français à l’exception des Mélanges de philosophie relativiste publiés en 1912. Et donc moi j'avais découvert Simmel dans la version anglaise, et entre Simmel, Goffman, les textes de Chicago, etc. je découvre la ville un peu comme l'espace qui ne se laisse pas traiter comme une institution ou lieu de la reproduction, de la proximité, de l'enfermement, de la famille ou de l'hôpital, bon. Et donc là, je retrouvais des fils aussi bien chez Goffman que chez Ariès lui-même qui après l'Enfant et la famille, avait pris langue avec des gens comme Sennett. À l'époque, dans les gens proches, comme ceux du cerfi, Murard, Zylberman, la ville est présente, mais c’est surtout la ville-usine, elle-même comme dispositif de normalisation. Et bien entendu ce n'est pas cette ville qui m'intéresse, mais c’est plutôt cette métropole dont parle Simmel comme forme de sociabilités.
Et donc pendant deux, trois ans, c'est un petit peu l'enjeu, le débat sur lequel je travaille. Alors autre événement capital, lamentablement romantique, en 1978 je vais aux États-Unis pour la première fois ; et c'est vrai que la ville américaine explose. Son trafic, sa circulation, ses improbables frontières, etc. Et donc au cours de ce voyage je fais une razzia de bouquins, Sennett, Park, etc. Et je reviens ici excité comme une puce en essayant de proposer à différents éditeurs la traduction de certains de ces ouvrages...
Et c'est là que Grafmeyer qui était arrivé à Lyon après moi, et qui connaissait bien certains textes de Chicago, me propose qu'on en fasse la traduction ensemble. On a fait ça très vite entre 1978 et 1979, traduction, présentation, etc. en bénéficiant de l'opportunité de publication offerte par la recherche urbaine, par l’intermédiaire d'Isabelle Billiard. »
47Outre l'effet de désenclavement continental, sinon hexagonal, qu'a représenté cet événement, on retiendra de sa micro-genèse le jeu de triangulation entre filiations intellectuelles (phénoménologie allemande, sociologie française, philosophie analytique américaine) qu’il engage. Si cette initiative cadre opportunément avec le découpage décennal, ses origines ou ses raisons relèvent donc de traditions de pensée aux temporalités pour le moins variables.
48S'éloignant des périodes et événements en trompe-l'œil, on s'est penché sur deux séries d'opinions documentaires : celle qui traite plutôt des spécificités et des transformations institutionnelles, et celle qui rend compte de la dissémination et de la recomposition des connaissances depuis plus d'une dizaine d’années.
Sur le coup de la recherche d'État
49Sous l'égide du « Plan libéral et de l'État entreprenant » (F. Fourquet, 1980), les premiers dispositifs d'incitation à la recherche urbaine traduisent un certain paradoxe entre une ambition générale (connaître la ville c'est appréhender toute la société) et une corporation particulière (les ingénieurs de l'Équipement).
« Ce que je retire de la recherche urbaine c'est d'abord l’ambiguïté et les glissements sur l'objet de l'urbain. La période glorieuse très marquée par Michel Conan c’est vraiment une tentative, à propos de l'urbain, de renouveler la programmation des sciences humaines et sociales ; donc, au motif que toute la société est urbaine. C'est donc une période incroyablement ambitieuse. Tout étant dans la ville, on avait là une propension à absorber toutes les sciences humaines. Dans une certaine mesure, au cours de cette première période, ce programme de recherche urbaine est venu concurrencer celui du cordes, avec les mêmes caractéristiques d'unanimisme en quelque sorte : mobilisation des milieux des sciences humaines sur l'ensemble des problèmes de société... Depuis l'origine donc, il y a une tendance inexorable à une programmation dans un certain isolement politico-administratif, très référé au corps des Ponts ; mais avec une tendance intellectuelle à tout bouffer » (8).
50L'action de M. Conan emblématisé l'exceptionnel coup de la recherche urbaine d'État à la fin des années soixante.
« Michel Conan arrivait des États-Unis où il avait étudié au mit les modèles de planification. Il avait été gagné par l'articulation entre la recherche et les Fondations, grandes administrations d'État. Il y avait là une expérience d'objectifs partagés entre l'Administration et la recherche. C'était une idée formidable. Deux éléments l’ont beaucoup aidé : le fait qu’il ait été ingénieur des Ponts mais civil, ce qui est toute l'ambiguïté. En tant que “civil”, il lui fallait donc réhabiliter une image contre les X-Ponts. C'est parce qu'il était donc civil qu'il a lancé ce truc. Agent de l'État par les Ponts, mais avec sa partie manquante à combler par la recherche. » (5)
51La figure « complexe et divisée » de M. Conan symbolise ainsi ce moment exceptionnel où les sciences sociales, bien que critiques à l’égard du pouvoir, servent d’intermédiaire réflexif entre l'État et la société civile. Retenons ici la fascination pour le modèle américain à laquelle succède rapidement la dénonciation de sa fonction d’asservissement. Les jugements portés sur cette aventure intellectuelle inédite demeurent contrastés, mais partagent cependant le sentiment d'une rotation accélérée de paradigmes aux vogues passagères (marxiste, néo-foucaldien, psychanalytique) obérant la cumulation des connaissances (il est ainsi fait mention de « toquades », de « danseuses » ou d'« enfants chéris » successifs). M. Amiot a déjà montré comment les divers essais de reformulation du discours planificateur, à l'œuvre dans cette entreprise, ne peuvent se réduire à ces opinions hâtives. Celles-ci nous intéressent cependant car, au-delà du simple ressentiment, elles traduisent le symptôme chronique des tensions entre l'intelligence du monde et le gouvernement des choses.
52À l'improbabilité de la ville comme objet légitime de connaissance s'ajoute ici l'incertitude des organisations supposées la gouverner (la décentralisation est alors en marche). Il n'est donc pas étonnant qu'à la différence de la recherche appliquée à des fonctions aussi techniques et tutélaires que celle des transports, la recherche sur les villes se caractérise par la course-poursuite avec ses improbables lieux institutionnels7. La dissolution des fins dans les moyens (chapitre I) se retrouve dans les récits.
« J'ai assisté à la dgrst à la fin d'un univers, d’un dispositif d’administration de mission dans lequel les objectifs déterminaient les moyens. Ça se dégradait déjà depuis un certain temps, et le point d'orgue a été en 1981, le ministère de la Recherche. Pas question de l'oublier désormais – car lorsque j'ai présidé le Comité des Sages (de la recherche nationale), j'ai connu un moment où on nous avait oublié à l'occasion d'un changement d'équipe gouvernementale, on nous avait raccroché au ministère du Commerce et de l'Artisanat ! – Donc, saut qualitatif important avec Chevènement, en légitimité et en crédits, mais aussi l'émergence de la bureaucratisation dans ce qu’elle a de plus évident. La prise de pouvoir des directions de moyens s'est développée depuis sur la politique de recherche. » (8)
53L'inflation instrumentale et institutionnelle se nourrit dès lors de l'atomisation des missions de l'État relayées par les collectivités locales, les associations et les entreprises. L’imbroglio institutionnel de la politique des banlieues aiguise les appétits bureaucratiques. En l'occurrence, le ministère de l'Équipement en pointe au début des années soixante-dix sur les problèmes urbains, est devenu sous-ministère dans les années quatre-vingt, car les vrais enjeux de la recherche sur les villes sont passés dans d’autres mains : aux affaires sociales notamment mais aussi à l'emploi, à l'éducation, à la police, à la justice, etc. Si l'on ne compte plus les partenariats et autres coordinations de programmes qui submergent les institutions de recherche, on peut s'interroger sur les effets en retour de la décentralisation des politiques urbaines. Peu d'informations transparaissent de notre enquête, sinon quelque témoignage sur la crainte des débordements politiques de la recherche dans les appareils locaux ; réserve qui n'en contraste pas moins avec le désir de connaissance de ses agents isolés. Écart aussi remarquable que lourd de signification.
« Je trouve dans la formation permanente une demande qui peut émaner aussi bien des cadres de l’Équipement que des fonctionnaires territoriaux, dans les instances type cnfpt ou cifp8, donc une demande de recul par rapport au quotidien et de sens par rapport aux finalités de l'action. Je saisis moins cette exigence parmi les partenaires de la recherche. L'inquiétude, l’insécurité poussent les acteurs locaux à faire en sorte que la recherche ne leur dise pas que le roi est nu. Quand on envoie des étudiants à l’agence d'urbanisme, il faut de plus en plus montrer patte blanche, car on craint que les étudiants tirent des conclusions abusives de la documentation. J'avais pu penser à une époque que les collectivités territoriales pourraient justement s'ouvrir davantage à la recherche. On est donc en face de forteresses bien gardées. La peur de la recherche là a bien le dessus sur la quête de sens. Mais les agents de ces organismes peuvent aussi étouffer et donc justifier dans la formation une nouvelle exigence de sens ; aussi bien du côté de l'État que de celui des collectivités locales. » (6)
Dissémination
54Nuance du moment, l'expression « recherche sur les villes » semble préférée à celle de recherche urbaine pour qualifier un nouvel état des connaissances moins contraint par la définition de son objet. Le terme de « dissémination » revient souvent pour désigner ce nouveau cours. Il a autant le sens négatif de dispersion stérilisante que celui, positif, de diffusion séminale. Si pour A. Touraine, la recherche urbaine fut une « tragédie épistémologique dont une génération de sociologues ne se remet pas », d'autres opinions évoquent une mutation générale des savoirs défavorable aux sciences sociales. Ces dernières seraient durablement discréditées par la remise en cause des grands récits d'explication du monde et par le regain libéral. D'où le « déplacement de la pensée de la ville » vers d'autres formes conceptuelles plus proches du sensible, comme l'architecture naturellement, mais aussi la littérature et le cinéma9.
« La sociologie urbaine est restée muette devant l'effondrement du Mur de Berlin. Et pourtant c'est aussi une affaire urbaine. Les transformations de la ville, occidentale à tout le moins, ne sont plus vraiment théorisées comme du temps d'Henri Lefebvre, malgré les éclairs ici et là d'un Virilio. Elles sont pourtant considérables et la littérature l'a toujours saisi. Les passagers du Roissy-Express de Maspero, par exemple, c'est pas de la sociologie mais c'est là que ça se passe, comme chez les cinéastes, Wenders, Carax, etc. » (24)
55Dans ce contexte, une certaine régression affecterait les points de vue sociologiques éparpillés dans et (plus rarement) sur la ville. Les penchants empiristes seraient ré-activés sous l'effet d'un regain d'écart entre la carrière disciplinaire et le service rendu aux multiples commandes locales.
« D'une certaine manière, la période actuelle est très en porte-à-faux, avec une critique implicite de la sociologie institutionnelle. Parce qu'il y a beaucoup de pressions pour que les chercheurs CNRS s'attellent aux problèmes du jour sans qu'ils aient à leur disposition un arsenal utile de cadres conceptuels. À un niveau supérieur, on retourne peu à peu à la période des années cinquante. Avec la prime au descriptif, contre l'explicatif. » (8)
56Le déficit d'explication procéderait d'une sorte de mouvement de balancier des connaissances. Mouvement aux facettes multiples : l'envahissement phénoménologique des « figures compréhensives » ; le brassage utilitariste du continuum sciences-techniques ; « l'accompagnement discursif » et diffus de l'état permanent de crise urbaine ; la « réponse journalistique » aux excès théoricistes antérieurs, etc. À l’instar de tout récit mythique, une certaine dramatisation narrative orchestre ces opinions. Naguère si vive, la sociologie urbaine ne relèverait plus les défis théoriques, méthodologiques, internationaux et politiques du présent. Les thèmes de la citoyenneté, de l'intégration ou du racisme accusent le doublement de la discipline par d'autres traditions savantes (science politique, histoire).
« Depuis la fin des années soixante-dix, j'ai vu nombre de sociologues déserter l'urbain ce qui a fait aussi perdre de vue les phénomènes de ségrégation spatiale et sociale alimentant le populisme et l'intégrisme, ce qui est devenu aujourd'hui la question des banlieues. Il est frappant de noter que sur l'islam comme sur le racisme, ce soient des politologues qui aient les premiers rendu compte de ces mouvements (Perrineau, Kepel, Taguieff, et d'autres...). Mais peut-être depuis 1985 rentrons nous dans un nouveau cycle d'investissement de la question urbaine par les sociologues, avec un paysage intellectuel transformé, notamment par l'interactionnisme, l'approche ethnologique, ou l'ethnométhodologie » (40).
57Autre jugement sévère, d’un point de vue international :
« Sur les questions de pouvoir local qui ont déclenché naguère de fameuses controverses sociologiques (articles des années soixante-dix dans la Revue française de sociologie) la vacance théorique a conduit nombre de chercheurs à se replier sur la tradition de science politique ou à sauter d'un paradigme à l'autre (...) Mais si le débat s'est émietté en France, il n'en est pas de même sur la scène internationale où les questions par exemple de la périodisation du capitalisme (post-fordisme, etc.) du Dual State ou de Class and Race, etc., structurent la communauté scientifique. Mais la crise française des banlieues semble faire évoluer les choses. » (33)
58La double acception, négative et positive, du thème de la dissémination du savoir qui s'exprime ici par un schéma processuel (1975-1985 : décomposition ; 1986 et suiv. : recomposition), traverse la plupart des discours. L'ambivalence et la circularité des opinions qui en résultent ne sont sans doute par étrangères à la (trop ?) grande proximité historique entre l'objet et le sujet du jugement. S’inscrivant dans les fameux retours du local, du sujet, ou du proche, la diversité des formes de connaissance n’a d’égale que celle des objets et des points de vue. La démultiplication des formules de recherche (séminaires interdisciplinaires en remplacement des grands appels d’offres d'hier) initie de nouvelles combinaisons.
« Sur des questions qui frisent le problème sans solution comme celles que pose la nébuleuse intégration-insertioncrise-des-banlieues-relations-inter-ethniques ; eh bien, ce n'est pas en se prévalant de l'éthique de spécialiste de la ville qu'on est forcément le mieux armé pour y répondre. Les approches latérales mais assez pointues, par exemple quelqu’un qui a un bon acquis en sociologie de l'éducation et qui s'évade d’une approche cloisonnée des relations scolaires pour s'intéresser aux rapports entre école et dynamique locale, peut aider à la connaissance urbaine. » (18)
59Le bonheur de l'abattement des cloisons se fait alors parfois communicatif.
« Il y a vingt ans, le milieu était plus cloisonné qu'aujourd'hui ; les tribus maniaient encore le fusil à pompe avant d'ailleurs qu'on réduise le nombre de cartouches pour raison de sécurité. Il y avait d'un côté les économistes urbains, de l’autre le cartel de science politique puis la génération des sociologues critiques, et tout le monde ignorait tout le monde. La grande évolution c'est un peu de tolérance, des lectures croisées et le début de l'interpénétration entre les champs. Ce nouveau brassage a ses produits visibles, par exemple les milieux autour de nouvelles revues comme Hérodote, Réseaux, Flux, Politix, Genèses, etc. » (26)
60Dans cette effervescence, l'indexation spatiale des problématiques peut être un signe de reconnaissance, sinon d'appartenance, d'une communauté savante à géométrie variable, mais dont l'ancrage territorial s'approfondit. Mais la renaissance éventuelle de la sociologie urbaine passe, pour certains, par une inflexion du regard, des lieux aux populations, en une sorte de ressourcement négocié auprès de l'histoire, de la démographie et de l'ethnologie. Il en va de l'élucidation des liens entre territoire, mobilité et identité. Telle profession de foi, parmi d’autres, montre la voie.
« Mettre le projecteur au sein de ces constellations de populations qui prises toutes ensembles forment une société urbaine. Populations spécifiques définies de façon suffisamment explicite pour qu'on puisse les prendre comme objets approchés selon diverses méthodes (statistique, enquête par questionnaire et entretiens, observation directe, etc.) ; donc en croisant les perspectives essayer de se faire une idée de ce qui se passe, non pas à partir de lieux précis, mais de groupes humains, en entendant par là une collection d'individus ayant des éléments communs d'appartenance mais qui sont aussi traversés par des formes de relations fugitives ou durables, potentielles ou effectives, fortes ou faibles, etc. Relations analysables sous la forme plus ou moins structurée de réseaux, d'associations ou de manière plus éphémère, à partir des conditions de coopération, par exemple professionnelle, de conflit, d'évitement ou de simple co-présence dans un quartier. » (18)
61Ce double mouvement des connaissances, extensif en ce qu'il multiplie les passerelles entre disciplines et intensif en ce qu'il recompose de nouveaux objets autour d’une tradition savante (la morphologie sociale), est souvent présenté comme signe de maturité professionnelle et donc de moindre allégeance à l’air du temps et à la pluralité des commandes publiques.
« Devenant avec le temps des spécialistes de l'analyse sociale, les chercheurs ont acquis des comportements plus professionnels, c'est-à-dire encore plus de lecture d'autrui, la controverse raisonnée et l'élaboration d'une pensée plus cumulative. Bref, autre chose que l'exposé pro domo du militant d'hier. » (26)
62La morphologie générationnelle est sans doute l'élément moteur de cette maturation, mais le contraste entre ces opinions positives et les récits de décomposition nous incite à considérer que les tensions traditionnelles ou circonstancielles, entre obédiences disciplinaire, entre formules de recherche, académique ou pragmatique, sont ici euphémisées. On en prendra ultérieurement toute la mesure lors de l'analyse des énoncés conflictuels. Malgré les virtualités récentes, la nostalgie des moments marquants de la recherche urbaine hante la mémoire, et les leçons sévères de l'histoire intellectuelle pèsent sur les consciences. Pourquoi, par exemple, l'étude des mécanismes capitalistes de production des villes a-t-elle si longtemps ignoré les services urbains ? Pourquoi celle des incertains mouvements sociaux urbains a-t-elle manqué celle des processus de marginalisation sociale de certaines cités de banlieue ou pourquoi encore l'échelon départemental et communal a-t-il résisté aux réformes pourtant éclairées par la recherche (régionalisation, intercommunalité) ?
3. VARIATIONS SUR LES USAGES
63La question de l’usage social de la recherche, saturée par le discours de l'évaluation publique, par la chronique journalistique des bienfaits ou scandales de la science, ou par les dissertations académiques sur l'éthique du savoir, mériterait une étude en soi. À défaut, son introduction au sein de notre enquête répond à l'objectif d'appréhender la vision immédiate que nos chercheurs donnent de l'usage social de leurs travaux. La littérature générale sur ce thème tourne autour de trois conceptions typiques : « ingénieuriale » (utilité positive des connaissances dans une chaîne linéaire où le savoir informe l'action), « critique » (conflit d'interprétations qui saisit et déplace des positions antagoniques) et « pragmatique » (construction circonstancielle de référents symboliques communs entre protagonistes). On illustrerait volontiers cette triade en faisant un emprunt aux Économies de la grandeur10 : la première conception se référerait ainsi à la « cité industrielle » (fondements saint-simoniens de l'étude urbaine), la seconde à la « cité civique » (rencontre de l'État et de la société civile) et la troisième à la « cité marchande » (où les moyens remplacent les fins de la recherche). Mais, pour filer la métaphore de cet emprunt, il se pourrait bien que notre enquête nous oriente vers d'autres cités – au moins celles de « l'inspiration » et du « renom » (pour réserver la « domestique » à d'autres thèmes) – que le chercheur habite et qui rappellent l'usage élémentaire trop souvent dénié de la recherche urbaine : la métamorphose durable ou éphémère du chercheur en auteur.
Situations
64Le récit de situations fixées dans la mémoire collective introduit à nouveau la réflexion. Évoquons seulement trois moments :
651. Au cœur des années pionnières (avec P.H. Chombart de Lauwe) :
« Nous arrivons à la deuxième étape, avec le cstb d'un côté et les administrateurs du ministère (de la Construction) de l'autre. On vient me trouver en me disant : “Voilà, vous avez fait quelque chose d'intéressant sur Paris, est-ce que vous pourriez le faire ailleurs ?” (référence à l’ouvrage d'enquête Paris et l'agglomération parisienne). Alors une réunion se tint au ministère avec tous les urbanistes en chef de France auxquels nous avons présenté ce que nous avions fait sur Paris. Immédiatement après, le président me dit : “C'est bien joli votre étude, mais on ne peut pas attendre dix ans de travail pour faire cela”. – “Il n'en est pas question, d'abord la recherche a été faite en deux ans et ensuite si l'un d'entre vous le demande, nous nous engageons à faire en un an une étude sur n'importe quelle ville de France”. Alors l'urbaniste en chef de Bordeaux s'est levé et a dit : “Je suis candidat, le ministère est prêt à m’aider et je m'engage pour un an de travail avec votre équipe sur Bordeaux”. Les urbanistes utilisèrent nos travaux au fur et à mesure pour leurs projets, mais au moment où il s'est agi de rendre compte de l'ensemble de nos études un an après, la situation est devenue très épineuse, parce que le maire de Bordeaux qui avait été très partisan de l’étude, et d’autres élus, n'ont pas voulu suivre notre proposition de création d’un nouveau pont dans la ville qui aurait permis aux ouvriers de gagner beaucoup de temps pour aller au travail. Nous avons alors rompu les ponts, si j'ose dire, considérant que notre rôle était de défendre la population devant les pouvoirs. J'ai oublié de dire tout à l'heure sur Paris que le Ministère avait demandé des réponses sur 95 points. Nous avions signalé que sur ces 95 points, il y en avait peut-être une dizaine d'intéressants seulement, mais que nous acceptions quand même d’y répondre pour faire preuve de bonne volonté, mais que nous nous réservions de faire d'autres choses à côté. Au moment du rendu, on a commencé par présenter les cartes de répartition, etc., et les urbanistes nous ont alors dit : “Mais ce n'est pas intéressant !”. Nous leur avons répondu : “Mais c’est ce que vous aviez demandé !” Puis quand ils ont été intéressés par ce qu’ils n'avaient pas demandé, ils se sont rendu compte qu'il valait mieux ne pas définir le travail du sociologue. »
662. Au centre des années critiques (avec Ch. Topalov) :
« La tâche d'expert pour le PC et d'expert commandité par l'administration marchait de pair. Il y a un épisode assez cocasse à cet égard au moment de la préparation de la Loi Galley (réforme de l'urbanisme et de la politique foncière, 1975) : il y avait d'un côté Mayet qui me demandait des notes justificatives et vaguement prospectives, et de l'autre il y avait Canacos alors maire de Sarcelles et responsable au Parlement des questions urbaines pour le PC, qui me demandait de rédiger le contre-projet de la même loi. C'était très fort. Plus généralement, le parallélisme entre les colloques (du ministère de l'Équipement et du Parti communiste) est frappant. La forme, la thématique, et les équipes rassemblées étaient strictement analogues : de même que cette volonté de mettre la recherche en interface avec les maires, les architectes, les agences d'urbanisme, etc., et pour répondre au même type de question : que faire ? »
673. Sur la scène des années médiatiques (avec D. Lorrain, spectateur d'une émission télévisée sur le racisme élaborée à partir d'un contrat de recherche financé par le Plan urbain) :
« L'autre soir, Christine Ockrent avait organisé un débat sur le racisme. Sur le plateau, il y avait le cardinal de Courtray qui battait sa coulpe d'un air compatissant, Theodore Zeldin, intéressant mais toujours aussi sarcastique, Julia Kristeva la psy de service, Olivier Duhamel le politologue médiatique, et enfin notre ami Michel Wieviorka. Ockrent indiqua que l'émission n'aurait pu se faire sans la recherche de Wieviorka, mais si on avait mesuré les temps de parole, eh bien, on aurait vu que notre pauvre Michel, parce qu'il fréquente moins les studios que les autres, a été complètement étouffé par les Duhamel et compagnie. On voit bien le paradoxe : d'un côté un type qui, avec des concepts, une équipe, des terrains, dispose d’un vrai savoir, lourd, etc., et de l'autre un type qui te commente brillamment le dernier sondage d'opinion. Et donc la production d'un savoir pèse peu par rapport à ce que dit toujours la même personne partout dans les médias, du matin jusqu'au soir, et dont le fonds de commerce est le déjeuner en ville, plus le sondage commandé. »
68Réaction de l'acteur en question (M. Wieviorka) :
« Mon travail a pu donner des idées pour organiser l'émission : par exemple, montrer les sources sociales du racisme, c’était l'objet du petit reportage à Roubaix avec des habitants que j'avais pratiqués (je leur avais donc donné les adresses) et montrer aussi que le racisme n'est pas seulement lié aux problèmes sociaux mais relève de menaces imaginaires sur l'identité nationale ; et donc, alors, il faut aller plutôt là où il n'y a pas d'immigrés ou de cas sociaux, mais où plane la menace de l'Europe, l'internationalisation du capital, etc. Christine Ockrent a bâti son émission sur ce canevas ; puis à partir de là, eh bien, il se passe ce qui se passe sur tout plateau, où chacun a sa marchandise à livrer sans grand souci du contenu. Mais c'était je crois une émission qui donnait quand même deux ou trois choses à voir intéressantes. Mais dans certaine presse écrite ou certains reportages télévisés, il y a parfois bien plus à voir et à comprendre, et ça alors, ça met en cause le travail du sociologue. C'est pourquoi je souhaite que les sociologues durcissent un peu leur pensée, leurs catégories ; qu'ils puissent entrer dans les débats de cette société. Dit autrement, je ne comprends pas que la sociologie urbaine n’ait pas plus d'influence sur ces questions de politique, d'ethnicité, etc. Les philosophes ou les architectes sont à la limite plus présents. C'est ça qui me frappe. Il me semble que ça se reconstruit, mais beaucoup reste à faire. Y a-t-il même des séminaires de sociologie urbaine ? Je n'en vois pas. Et pourtant, si j'en crois la publication récente de mon bouquin sur la France raciste (qui n’est pas à proprement parler un ouvrage de sociologie urbaine parce qu'il est écrit pour un large public), il a été tiré en 7 000 exemplaires : c'est dire qu'il y a une demande sur ces questions. Donc les sociologues devraient être plus conscients de cette demande. »
69Ces trois épisodes nous semblent parler d'eux-mêmes. Si chacun répond en écho aux trois modèles précédents, leur analyse plus approfondie montrerait sans doute un certain mélange des genres. Ainsi dans le premier cas, le référent critique-civique s'introduit dans le processus ingénieurial-industriel et inversement dans le second ; dans le troisième cas, le référent marchand se lie à celui du renom dans le processus pragmatique de publication. Nombre de réponses nous incitent à rendre compte plus précisément des représentations du travail symbolique qui s'opère autour des pratiques de recherche.
Travail symbolique
70Ainsi que le suggérait implicitement le témoignage précédent de M. Wieviorka, l’usage de la recherche urbaine tient de la fameuse mémoire de l'eau ; ses idées se diffusent discrètement à travers les multiples écrans (pas seulement télévisuels loin s'en faut) du corps social. Elle forme des attitudes dans l'administration des choses et d'aucuns la retrouvent parfois heureusement assimilée dans tel rapport officiel (tel celui du conseiller d'État Jean-Marie Delarue sur la Relégation des banlieues, le plus souvent cité). Le caractère pandémique où se déploient les virtualités du savoir dans l’espace social et selon des temporalités non linéaires (amnésies et reviviscences) offre le meilleur décor aux figures auto-référentielles de la recherche urbaine. Ainsi ce ne serait pas le moindre de ses usages que d'avoir pu, en tant que champ initié par tel département ministériel, façonner un milieu intellectuel moins dépendant des impératifs et divisions académiques. Certains vont jusqu'à considérer que son style spécifique de recherche (ouverture conceptuelle, expérimentation de terrain, traduction publique) a en retour enrichi les cadres institutionnels de la science normale ; tel aurait été le rôle du CSU au sein du CNRS.
71Plus modestement, nombre de réponses recentrent l'usage sur la fabrication ordinaire de référents symboliques, sorte de fétiches livrés fatalement au détournement de sens. Si telle recherche expérimentale sur la reconstruction du lien social par l'écoute institutionnelle (l’exemple de la cité du Petit Séminaire à Marseille, chapitre I) suscite invariablement dix ans plus tard les mêmes fixations d'exemplarité, ses auteurs, quant à eux, rappellent qu’ils ne se sont guère fait d’illusion sur la pérennité de l’expérience. Faire de la recherche urbaine ne se réduit pas cependant à produire quelque connaissance éphémère.
« Ce qui fait que dans certaines configurations institutionnelles, on a finalement joué au chercheur, avec sa rhétorique ambivalente d'engagement et de distance vis-à-vis de la question posée, et surtout d'irrespect convenu à l'égard des pouvoirs ou des hiérarchies. Il s'agit moins d'infléchir par la connaissance telle politique que d'assumer le recours en légitimité qu'apporte le jeu du sociologue, tel un sorcier, à un complexe d'acteurs en conflit intérieur ou de situation. » (29)
72Telle définition des aires culturelles par Ernest W. Burgess en 1925 n'a-t-elle pas d’ailleurs servi, depuis, au relogement prophylactique des migrants expulsés, au corps défendant de la recherche ? etc. Les exemples ne manquent pas, mettant parfois en cause le prisme déformant des intermédiaires du savoir qui se sont multipliés depuis une quinzaine d'années. Mais le sentiment d’opacité croissante du système à cet égard n'en traduit pas moins aussi le désintérêt convenu, dans les carrières les plus affranchies de la commande publique, pour les usages profanes. L'enquête évoquera sur un mode indirect ce conflit tacite d'usage ; on y reviendra à propos de la cité des sociologues dont le seuil sera franchi plus bas. Au préalable, l'appréciation des Annales de la recherche urbaine précédemment analysée (chapitre I) nous a semblé un test intéressant.
Points de vue sur la revue
73Un répondant sur deux a porté un jugement informé sur la nature et l'évolution de cette revue « localement centrale ». Faut-il y voir un signe d'intérêt, de méconnaissance, ou de réserve ? L'examen des caractéristiques respectives de ceux qui se sont exprimés et de ceux qui se sont abstenus n'apporte pas d'information significative d'autant que, dans le cas des seconds, la dynamique même de l'entretien n’a pas toujours permis d'aborder la question. Bien que partagées, les opinions convergent toutes sur l'image d'une double tension qui anime la revue : entre ministère et académie d'une part, et entre pluralisme et particularisme d'autre part. Sa dépendance à l'égard du ministère de l'Équipement lui confère un charme désuet depuis que l'évolution de son contenu tend à l'éloigner des préoccupations techniques de ce dernier, recentré sur ses missions de base (routes, transports, logements). Son rapport à l'académie est équivoque, car bien que se prévalant d'un parrainage universitaire non négligeable, son fonctionnement thématique comme son style (articles courts et expurgés de développements méthodologiques) l'éloignent des règles de la science normale, telle celle des referees11. Son appel croissant à la diversité des obédiences de pensée compenserait ainsi ses contraintes formelles et, selon les jugements les plus acerbes, la « griffe cerfienne de son entreprenante animatrice ».
74On pourrait voir dans l'exposé, ici euphémisé, des « demandes contradictoires que concentre originalement cette revue », une sorte d'homologie structurale entre les jugements contrastés qu'elle suscite, les tensions sémantiques qu'elle contient et le conflit de valeurs que ses protagonistes immédiats intériorisent et incarnent. D'où sa fonction reconnue de caisse de résonance, plus sensible que d'autres supports aux propriétés ambivalentes (autant revendiquées qu'incriminées) d'un domaine et de son milieu12. On n'a pas cependant recueilli d'opinion plus informée sur l'évolution même de cette revue qui, ainsi qu'on l'a précédemment étudié, modifie son orientation à partir de 1985 (élargissement d'un organe de valorisation ministériel à un carrefour d’auteurs relevant des multiples cadres de pensée et d'action sur les villes dans le monde).
75Malgré l’hétérogénéité des points de vue, quelques fragiles régularités sourdent des réponses. Ainsi, ceux que la carrière a rapprochés de l'administration évoquent plutôt les tensions qui sont au principe d’une revue qui condense des attentes divergentes. Inversement, les lecteurs épisodiques qui en sont les plus éloignés, réduisent celle-ci à un appendice ministériel auto-édité et étranger au mouvement de la science (seule concession : tremplin éventuel pour jeunes chercheurs que n'offrent pas d'autres supports). Entre ces deux pôles, la plupart affirment feuilleter régulièrement la revue, en évoquant la résistance d'une « entreprise hybride » aux aléas de la conjoncture.
Notes de bas de page
1 Les numéros entre parenthèses renvoient à la liste des répondants (annexe 2). Plus que le nom, cette liste indique les propriétés minimales (âge, sexe, statut) de l’énonciateur.
2 « L'histoire atteste que les sciences sociales ne peuvent accroître leur indépendance à l'égard des pressions de la demande sociale qui est la condition majeure de leur progrès vers la scientificité qu'en s'appuyant sur l'État : ce faisant, elles courent le risque de perdre leur indépendance à son égard, à moins qu'elles ne soient préparées à user contre l'État de la liberté (relative) que leur assure l’État. » P. Bourdieu, « Esprits d'État, genèse et structure du champ bureaucratique », in Actes de la recherche en sciences sociales, no 96/97, 1993.
3 Trickster désigne dans la mythologie ethnographiée le personnage ambivalent du tricheur sympathique (ex. le Coyote américain ou le Renard européen). On peut retrouver dans le Hustler du ghetto noir de Chicago une version réaliste, contemporaine et urbaine du trickster. Vivant d’expédiants divers, notamment du trafic de drogue, le hustler décrit par L.D.J. Wacquant (1993), se caractérise par sa débrouillardise et un style expressif qui impressionne son entourage – capacités nécessaires à la survie quotidienne dans la jungle des gangs.
4 Selon l’expression de S. Ostrowetsky qui en a fait un programme continu de recherche associant notamment points de vue herméneutiques et sémiotiques ; voir l’ouvrage collectif récent sous sa direction : Sociologues en ville, Paris, L'Harmattan, 1996.
5 Selon l’expression de G. Althabe. Notons l'écart entre l'oral et l'écrit, lorsque le même auteur distinguait (G. Althabe, « L'ethnologie urbaine : ses tendances actuelles », in Terrain, no 3-1984) trois directions de recherche, que résume bien d'ailleurs M. Clavel (1992) : « Une ethnologie dans la ville si elle porte sur les espaces de cohabitation ; une ethnologie de la ville si en continuité avec l'École de Chicago, elle étudie la sociabilité urbaine en contraste avec celle des sociétés rurales et traditionnelles ; une ethnologie de l'imaginaire habitant, posé comme distinct des espaces conçus par les architectes ou les gestionnaires de l’espace ».
6 École pratique de recherche et action en sciences sociales, formation délivrée alors par l’École pratique des hautes études.
7 Ainsi, dans la haute conjoncture de planification étatique des sciences sociales du début des années soixante-dix, l'Institut de recherche sur les transports a vu le jour tandis que son jumeau urbain (Institut de recherche urbaine dont la direction devait être assurée par Jacques Delors) demeure sur la longue liste des projets avortés.
8 cnfpt : Centre national de formation des personnels territoriaux ; cifp : Centres interrégionaux de formation permanente du ministère de l'Équipement.
9 Au cours des années quatre-vingt, les architectes penseurs de la ville ont en effet produit une abondante littérature à caractère historique, philosophique, politique ou poétique. Pour les plus cités dans notre enquête : Oriol Bohigas, Roland Castro, Christian Devillers, Bruno Fortier, Henri Gaudin, Bernard Huet, Aldo Rossi, Italo Rota, etc.
10 L. Boltanski, L. Thévenot, Les Économies de la grandeur (1987).
11 Jugement par le collectif rédactionnel sur l’opportunité de publication, souvent organisé de façon contradictoire. Ce principe démocratique est censé limiter les risques d’arbitraire inhérents à la controverse scientifique.
12 La revue Espaces et sociétés, souvent citée, ne soutient pas la comparaison à cet égard. La plupart des opinions exprimées n'y voient que le support d'une alliance de circonstance entre universitaires qui, à la différence des années soixante-dix fondatrices, s'efforcent dans la décennie suivante de coexister autour d'un vague programme d'anthropologie de l'espace.
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001