Conclusion
p. 235-239
Texte intégral
1Ce sont bien des jalons qu’ont posés les participants à cet ouvrage, car il est clair aujourd’hui que l'étude de la violence, celle du pouvoir politique et de leurs rapports constitue la substance même de l’histoire – l'un et l'autre étant comme imbriqués puisque tantôt les violences sécrètent un changement dans l’ordre des pouvoirs, tantôt ce sont ces pouvoirs-là qui constituent la source même, ou l’essence de la violence.
2Le champ, au vrai, est tellement vaste qu’une approche de ces problèmes ne pouvait qu’ouvrir des pistes, poser des jalons.
3Pourtant l’utilisation de ce terme – la violence – dans cette double acception est relativement récente. En France, par exemple, le Littré ne le connaît qu’au travers d’un de ces deux versants : faire violence à la loi. Or, aujourd’hui, la violence est partout – nous parlons ici de l'utilisation du terme-, elle s’est banalisée.
4L’apparition du deuxième sens n’est-elle pas liée à la mise en cause de l’histoire officielle, européo-centrique même, et son extension ne serait-elle pas liée à la contre-histoire élaborée par les peuples colonisés ? Nous nous rappelons fort bien la surprise des Européens d’Algérie – toutes opinions confondues – lorsque les nationalistes, vers 1950, expliquèrent que leurs actes de violence (attaque de la poste d’Oran, attentats divers), n’étaient que la réponse à la violence coloniale, seule réplique possible vu l’omnipotence de l’administration qui ne leur donnait pas même le droit à la parole ; cette « violence » répondait à la terreur d’État ; elle devint bientôt du terrorisme. Le problème était ainsi posé : violence contre les institutions, violence de l’institution.
5En France, ce fut la revue Esprit qui la première popularisa l’utilisation du terme dans ces deux sens. Elle écrivit que « la violence résidait du côté français. [...] Elle n’a été révélée, avouons-le, que par le recours aux armes ».
6Sans doute – et les contributions de cet ouvrage en témoignent – le phénomène existait depuis les commencements de l’histoire, mais pas cette utilisation antagonique du terme, qui se retrouve encore en Amérique latine, la Colombie des années soixante notamment, et dans un contexte voisin ; même si auparavant, lors des deux révolutions française et russe, le discours contestataire a pu utiliser le même terme dans sa double signification.
7Nous voudrions proposer deux couples de rapports que cet ouvrage invite à considérer.
81. Si le rapprochement des termes n’était pas suspect, on reprendrait volontiers le rapport entre instincts et institutions, qui signifie que la création d’une institution répond à un besoin collectif, biologique si l’on peut dire. Sa nécessité apparaît ici dès la Rome antique où on saisit le lien qui s’établit entre l’autodéfense – celle de ses biens essentiellement – et la violence institutionnelle. La création de l’institution est ainsi en rupture avec une situation qui précède : elle procède d’une opération « chirurgicale », alors que jusque-là les aménagements ne faisaient appel qu’à la « médecine blanche ». Autodéfensive, l’institution peut devenir répressive du seul fait de son existence : telle est bien la mafia, qui présente la caractéristique d’être enracinée, à l’origine, sur un territoire, dont elle dit défendre les « droits » (en fait ceux de ses patrons qui les ont acquis par la violence) contre des maîtres et des lois venus de l’extérieur. Ainsi les deux faces sont également violentes, quand la mafia protège ses parrains, quand elle défend les « libertés » d’une communauté ; dès le xixe siècle, elle commence à gangrener une partie du personnel politique hors de la Sicile, la greffe sur la mafia américaine modifiant du tout au tout l’amplitude de son action après 1945.
9En vis-à-vis, la violence ne peut-elle pas sourdre au croisement d’un processus qui met aux prises l’extension des pouvoirs d’un État aux dépens d’instances traditionnelles qui jugent rompues les conditions d’un pacte, comme le prouve, en Comminges, l’histoire des institutions et de leurs arbitrages et conflits avec la monarchie ?
10Qu’il n’y ait aucun pacte, aucune instance intermédiaire efficace, et la violence par en-bas peut se développer, en Russie par exemple, où aux temps de Pougatchev comme de Stenka Razine et d’autres encore, se développe l’usage de la création de tsars imposteurs qui institutionnalisent la violence par en-bas ; celle-ci se déchaîne sans intermédiaire quand le pouvoir par en-haut n’accomplit pas les changements attendus – en 1905 et 1917 par exemple.
11En octobre 1917, le Coq rouge a flambé, les paysans ont remporté la victoire, mais ils en ont perdu le fruit ; la révolution a été confisquée par ses organisateurs qui parlaient au nom du prolétariat, lui-même dessaisi du pouvoir réel au sommet tout en conservant la réalité à la base, au moins les premières années des soviets. La « plébéianisation » du pouvoir pendant ces années-là permet au parti bolchevik de se perpétuer à la tête des affaires, de croiser sa violence avec celle qui émanait des classes populaires : la Tchéka en est le fruit, qui légalise et légitime le ressentiment des uns au bénéfice des dirigeants. La violence populaire est ainsi institutionnalisée aux dépens, bientôt, de ceux qui, par en-bas, avaient participé à sa genèse.
12Expression, à la fois, du ressentiment et du remords, l’Épuration, à la Libération de la France, fut une sorte d’exorcisme qui eut aussi pour fonction de se réapproprier l’espace public confisqué par l’occupant et par Vichy ; la nation qui a perdu sa virilité transfère sa vengeance sur ces femmes qui ont néanmoins péché. Épurer est aussi le mot qu’employaient les révolutionnaires russes ; il s’agit de « nettoyer », de revenir à une sorte de pureté dans les rapports humains.
132. De fait, si le rapport entre instincts collectifs et institution rend compte de la genèse de la violence, sa légitimation procède d’un autre dispositif dont rendent compte certaines études de cet ouvrage. Il s’agit du rapport entre l’équité et la nécessité.
14Certes, on a volontiers observé que les grandes révolutions suivent un parcours comparable, qu’elles « mangent leurs propres enfants », etc. Mais a-t-on noté qu’elles partaient souvent d’une exigence d’équité – les « cahiers » de 1789, les télégrammes au soviet de Petrograd, etc. – qui, en esprit, émanaient de principes moraux, et que les juristes en étaient volontiers les chantres : de Mirabeau à Kerenski, de Robespierre à Lénine, tous hommes de loi ?
15Ce principe d’équité se retrouve chez les acteurs sociaux qui n’émettent que des revendications mesurées – partage des terres non cultivées en Russie, participation politique réduite de la bourgeoisie en 1789, le « quelque chose » de Sieyès, etc. Or, deuxième étape, au principe d’équité se substitue celui de la nécessité, au vu que des résistances s’opposent à la volonté de changement. La violence de la Tchéka répond à celle du tribunal révolutionnaire, elle s’exerce pour que la société puisse rompre avec le passé, en nettoie les souillures, crée de nouvelles fondations. Il faut exécuter Louis XVI non parce qu’il fut un mauvais monarque – ce qui serait un argument de l’ordre de la moralité – mais parce que l’existence d’un monarque était un obstacle aux progrès de la révolution : la nécessité a ainsi pris la relève de l’équité ; de même, en juin 1917, Lénine demande l’arrestation des capitalistes, non parce qu’ils ont exploité les ouvriers – ce qui serait un argument d’ordre moral – mais pour pouvoir instaurer le contrôle ouvrier et le socialisme, ce qui est ici encore l’argumentaire de la nécessité. Cette fois, celle-ci s’inscrit dans un projet plus large, ce déterminisme qui doit voir le passage du pouvoir de la bourgeoisie au prolétariat – en vérité à son parti.
16La différence entre cette « nécessité » du xixe siècle et celle du xxe siècle est bien que la première émanait d’une vision particulière de la démocratie, de son fonctionnement ; alors que la seconde en conteste les principes : « Nous sommes trop démocrates, pas assez socialistes », disait déjà Boukharine en août 1917. Ce qui signifiait qu’il n’y avait pas à tenir compte de la volonté démocratique – à cette date apparemment anti-bolchevik – et qu’il fallait obéir aux « lois » de l’histoire, c’est-à-dire à ses exigences, en passant de force au socialisme. Dix ans plus tard, Staline obéit à cette argumentaire en collectivisant la terre.
17Genèse, légitimation : la violence de l’État n’est qu’une des figures de la vie politique, sauf qu’elle est la seule qui soit légitimée par une acceptation plus ou moins contrainte de cette monopolisation. Elle se traduit par un rapport de domination que ses agents – telle la police – rendent plus ou moins supportable.
18Or, dans d’autres systèmes, tel l’Islam, la contrainte s’exerce suivant des modèles différents. De même dans le monde de la caste, en Inde, où, à travers un réseau de relations d’extension variable, le statut des personnes importe plus que leurs fonctions dans le cadre d’un territoire défini, le rôle des monarques et des hiérarchies d’État ne se situant pas dans le même rapport qu’en Occident. Il n’y a pas de relations fonctionnelles entre le politique et le social. De sorte que de petites entités territoriales peuvent être enfermées dans le système des castes, le monarque aussi bien que la communauté villageoise.
19Ainsi, les figures de la violence varient selon qu’elles mettent en rapport, ou non, des pouvoirs institués, et selon la nature des relations qui se nouent entre ces pouvoirs et la société, étant admis qu’à l’intérieur de chaque instance le coup d’État, le putsch, le pronunciamento constituent quelques-unes des figures de cette violence.
20Sauf que la tyrannie peut venir d’en bas, comme le montre et l’imagine Stanley Kubrick ; et que ce sont les images qui aujourd’hui prétendent se substituer à l'écrit, pour démontrer, analyser, une entreprise que mène Oliver Stone. La lecture des drames politiques peut ainsi être politique, par exemple lorsque l’objet est une révolution ; mais celle-ci peut se cacher derrière la technologie, dès que ces analyses utilisent les nouveaux medias.
21Il est plus urgent que jamais de demeurer vigilant.
Auteur
École des Hautes Études en Sciences sociales.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001