Chapitre III. Les étapes de la formation des systèmes locaux d'innovation à travers l'exemple de Grenoble et Toulouse
p. 117-142
Texte intégral
1Ce qui a été dit plus haut de l’état du système scientifique français avant 1870 conduit à prendre cette date comme point de départ de l’examen des relations locales entre institutions scientifiques et industrie. Nous avons vu qu’avant les réformes de 1876-1896, en dehors de quelques exceptions, dans la plupart des sites de province, les facultés des sciences sont trop dépourvues de ressources et d’autonomie pour que se constituent des associations durables avec une industrie elle-même encore en émergence. Un premier effet des milieux industriels locaux sur les institutions scientifiques se produit toutefois durant la période du Second Empire lorsque, dans quelques villes (Lyon, Lille, Besançon), l’industrialisation se combine avec une orientation ouvertement appliquée des facultés des sciences. H.W. Paul (1981) décrit comment le passage de Pasteur à Lille (il est doyen de la faculté des sciences de 1854 à 1857) contribue à ouvrir la faculté sur l’industrie locale. Le célèbre savant mène des recherches intéressant les industriels, donne des cours de chimie organique appliquée aux industries du Nord (production d’alcool et de sucre à partir des betteraves) et organise des visites d’usines pour les étudiants. Il semble que les industriels locaux prennent alors l’habitude de consulter régulièrement la faculté avant de mettre en place des innovations techniques, les professeurs orientant leurs travaux vers la résolution de problèmes industriels. H.W. Paul mentionne le cas du successeur de Pasteur dans la fonction de doyen, Mahistre, qui effectue des études sur les machines à vapeur, la résistance des matériaux ou en hydraulique et celui du professeur de physique, Lamy, qui travaille pour l’industrie sur la combustion, organisant ses cours autour de ces questions. Enfin les exemples abondent en ce qui concerne la chimie, notamment les travaux de Violette qui recevra une médaille d’or de la part de la Société centrale d’agriculture de France pour ses travaux sur le sucre de betterave. Au-delà de ces quelques exemples, il est bien évidemment difficile d’évaluer l’impact de l’action des universitaires sur l’essor de l’industrie du Nord, voire sur son organisation spatiale. L’influence de ces relations sur les institutions scientifiques est par contre clairement perceptible. L’étroite collaboration entre universitaires, industriels et collectivités locales s’est traduite entre autres par la création de l’Institut industriel du Nord et de deux instituts de faculté (voir chapitre 1). Il n’est pas inutile de signaler aussi l’ouverture d’un cours de chimie industrielle par Kuhlmann en 1819, ce qui préfigure les développements ultérieurs.
2De la même façon, il serait nécessaire de revenir sur le cas de Lyon avec la création de l’« École centrale de commerce et d’industrie » en 1857 et les concomitances entre l’essor de l’industrie chimique et la précocité de l'institut de chimie, ou sur celui de Besançon où l’industrie horlogère a entretenu des relations régulières avec la faculté. Une histoire de la territorialisation de l’industrie française pourrait mettre en évidence les effets de la présence ou de l’absence d’institutions scientifiques dans l'évolution des grands pôles industriels du pays, mais elle reste largement à écrire de ce point de vue.
3Les fondations de l’École centrale de Lyon et de l’Institut industriel du Nord à Lille52 peuvent être considérées comme une expression du premier rapprochement entre les milieux industriels locaux et le monde scientifique. Le cadre légal ne permet pas à ce moment de développer significativement des enseignements techniques au sein des facultés, ce qui explique la création d’écoles autonomes qui forment aujourd’hui les éléments du groupe de l’École centrale.
4Toutefois, c’est surtout dans la période 1870-1939 que les transformations du système scientifique français ont permis aux besoins industriels de s’exprimer et de trouver le plus souvent une réponse au sein des facultés des sciences. Il reste à analyser quelle place tient la création d’enseignements et de laboratoires appliqués dans le développement des pôles industriels eux-mêmes. Les cas de Grenoble et Toulouse nous permettent, sinon d’évaluer rigoureusement cette place, du moins de vérifier l’intrication complexe du développement des institutions de science appliquées et de l’industrie locale.
1. 1870-1939 : SYMBIOSE À GRENOBLE, IGNORANCE RÉCIPROQUE A TOULOUSE
5Nous avons vu que les facultés des sciences des deux villes ont choisi des orientations similaires au début du siècle avec la création d’instituts d’électrotechniques particulièrement importants. Quelle était la situation de l’industrie locale ? En quoi les facultés et leurs instituts ont-elles contribué à la renforcer ?
Grenoble : l'hydroélectricité moteur du développement économique et scientifique
6Grenoble est une ville d’industrie. Les premières activités industrielles y remontent au xviie siècle avec la ganterie qui restera longtemps une des spécialités locales, atteignant son apogée durant le Second Empire et déclinant lentement par la suite. Au xixe siècle c’est le développement des cimenteries (Vicat), puis les constructions hydrauliques et électriques. Un patronat local important s’est constitué au cours du xixe siècle et, même s’il tend à se reproduire en circuit fermé, il constitue une force importante au tournant du siècle. Une des caractéristiques de Grenoble sur le plan industriel à cette époque, est la variété des domaines d’activité. Ce n’est pas une région de mono-industrie liée à un type de matière première, c’est une région d’entrepreneurs (issus souvent de l’exode rural de la seconde moitié du xixe siècle comme le souligne P. Frappat, 1979), disposant d’une source proche d’énergie, la « houille blanche ».
7L’épopée de l’hydroélectricité commence dans les années 1860 et trouve sa première concrétisation avec l’équipement de la première haute chute à Lancey, près de Grenoble, en 1869 par un industriel du papier venu de l’Ariège, Aristide Bergès. L’activité liée à l’équipement hydroélectrique donne une impulsion supplémentaire à l’industrie du ciment et suscite surtout l’émergence d’une industrie spécialisée constituée en système. Pour les conduites forcées, il faut du matériel adapté, que fourniront des sociétés comme Bouchayer-Viallet. Les centrales placées au bout des conduites exigent quant à elles du matériel électrique qui sera produit par des sociétés telles que Merlin-Gérin ou Neyret-Beylier. Enfin des industriels de l’aluminium ou de la chimie utilisent l’énergie hydroélectrique pour leurs usines. Ainsi se structure progressivement, entre 1870 et 1920 un système industriel localisé (J.J. Chanaron et J.C. Monateri, 1992).
8Les caractéristiques du milieu industriel grenoblois et ses liens avec l’université se saisissent à travers un cas exemplaire, celui de la société Merlin-Gérin. Paul Louis Merlin est un ingénieur des Arts et Métiers qui fonde en 1919, après des débuts d’ingénieur dans une entreprise lyonnaise, une société de construction d’équipements électriques avec un collègue de travail, G. Gérin. P.L. Merlin obtient de la famille Bouchayer le soutien financier nécessaire au démarrage de l’entreprise : mise à disposition d’un local, aide financière, accès aux premiers marchés (Frappat, 1979). Merlin-Gérin croît extrêmement vite entre les deux guerres, grâce au développement de l’hydroélectricité. Elle devient rapidement la plus importante entreprise de Grenoble, caractérisée par un bureau d’études relativement imposant et des salaires élevés. Après la guerre, P.L. Merlin s’investit dans la vie locale, créant, en 1947, l’association des « amis de l’université », une des premières en France à rassembler des industriels d’une région et une université. P.L. Merlin et son association joueront un rôle important dans les mouvements de réforme de l’enseignement supérieur lancés après la seconde guerre mondiale : le second colloque de l’« association pour le développement de la recherche » se tiendra à Grenoble en 1957 sous l’égide de P.L. Merlin (Picart, 1989). À la fin des années 70, Merlin-Gérin compte environ 8 000 employés dont une proportion importante d’ingénieurs, techniciens et cadres, en grande partie rassemblés dans le département « études, recherches et contrôle » qui représente 16 % de l’effectif (Frappat, 1979). La société a été intégrée progressivement depuis 1976 au groupe Schneider. Merlin-Gérin apparaît à la fois comme un produit et un élément clé du système industriel local lié à l’hydroélectricité. L’importance des ses activités de R&D et ses rapports avec les institutions scientifiques locales (qui fournissent la majorité de ses cadres) est typique du système local d’innovation qui s’est construit à Grenoble.
9Depuis le début de l’industrie liée à l’hydroélectricité, les industriels investissent fortement dans les institutions scientifiques. A. Bergès est en partie à l’origine du laboratoire d’électricité industrielle fondé par P. Janet en 1892 et base du futur institut d’électrotechnique. C. Brenier, le président de la chambre de commerce qui s’est montré si actif dans la fondation de cet institut en 1900 est un petit industriel de la mécanique inséré dans le système des activités liées à l’hydroélectricité. D’une certaine façon, on peut voir dans les efforts de Bergès et de Brenier l’expression d’une demande industrielle pour la constitution de ressources scientifiques adaptées aux besoins de l’industrie locale. L’institut forme les techniciens et ingénieurs dont les industriels ont besoin mais il comprend aussi des laboratoires répondant parfaitement à leurs attentes. Le laboratoire d’électricité industrielle effectue dès le départ des essais pour les industriels. Le laboratoire d’essais d’hydrauliques créé en 1906 s’ouvre en 1923 aux industriels et associations d’ingénieurs, devenant au passage le Laboratoire dauphinois d’hydraulique. En 1919 est fondé le Laboratoire des essais mécanique et physique des métaux, chaux et ciments (LEMP). Comme la plupart des autres laboratoires de l’Institut polytechnique de Grenoble, le LEMP est en partie au service de l’industrie locale (réalisation d’études, d’essais, de mesures, etc.). Les industriels interviennent directement dans la vie de l’université par le biais d’une association, la « Société pour le développement de l’enseignement technique près de l’université de Grenoble » fondée en 1900. En 1929 est créée une « Société des amis du LEMP », comportant de nombreux industriels locaux, qui financera une chaire de métallurgie physique, un poste d’assistant et de nombreux équipements (Pestre, 1990).
10Il y a donc une symbiose entre le milieu industriel grenoblois, notamment sa partie la plus techniquement avancée, qui se concentre essentiellement dans les constructions électriques, l’institut polytechnique et la faculté des sciences. Toutefois, s’il est clair que ces institutions scientifiques doivent une bonne partie de leur développement à l’effort des industriels, l’impact de leur présence sur le fonctionnement des entreprises est difficile à évaluer. Le seul argument que l’on peut avancer dans le sens d’un effet de cette présence est que si les industriels investissent à ce point dans leurs institutions scientifiques, c’est qu’ils en ont d’une certaine façon besoin, mais il ne s’agit que d’un argument indirect.
11Par ailleurs, le cas de Toulouse montre qu’un système scientifique très comparable peut se développer quasiment sans liens avec l’industrie.
Toulouse : l'aéronautique décolle toute seule
12Toulouse n’est pas une ville industrielle en 1870 et n’a guère progressé sur ce plan en 1914. Deux raisons essentielles : éloignement des centres commerciaux européens ; manque de matières premières et d’énergie. Seules quelques industries d’État se développent (tabac, poudrerie). La ville de Toulouse elle-même est d’une certaine façon une commune rurale puisqu’à la fin du siècle elle est encore théoriquement capable d’alimenter ses 150 000 habitants à partir des cultures faites sur son propre territoire.
L'électricité pour les chemins de fer plus que pour l'industrie
13Les seules entités économiques qui semblent jouer un certain rôle dans la réorganisation du système scientifique local sont les producteurs d’électricité et la Compagnie des chemins de fer du Midi. La compagnie occupe durant la première moitié du siècle une situation de quasi-monopole régional sur les chemins de fer, la production et le transport de l’énergie électrique.
14En effet, même si l’usage de la force hydraulique y est une tradition ancienne, les Pyrénées sont largement devancées par les Alpes dans l’utilisation industrielle de l’énergie hydroélectrique. Plusieurs explications de ce retard peuvent être avancées. D’abord, il n’existait guère dans la région d’industrie susceptible d’utiliser rapidement cette énergie et éventuellement d’en financer la production. Ensuite, le principal centre urbain et industriel, Toulouse, est beaucoup plus éloigné des Pyrénées que Grenoble ne l’est des Alpes : les problèmes de transports du courant produit sont donc considérables. Enfin, et cette dernière explication peut se lire en partie comme une conséquence des deux premières, Aristide Bergès le pionnier bien connu de l’hydroélectricité a beau être un industriel ariégeois, c’est dans les Alpes qu’il choisit de mettre en œuvre ses conceptions avec l’équipement de Lancey (1869 pour l’hydraulique), puis des lacs de Belledonne, Crozet et Blanc (à partir de 1882), jetant ainsi les bases d’une industrie importante. Au début du siècle, il n’existe donc guère d’équipement hydroélectrique dans les Pyrénées. Le problème du transport commence à peine à être résolu lorsque Joachim Estrade, petit industriel de l’électricité réussit à alimenter Carcassonne et Narbonne à partir d’une usine hydroélectrique (construite en 1901) située à Saint-Georges, dans l’Aude, distante de plus de cent kilomètres (Babonneau, 1942). Sur cette base, d’autres systèmes comparables sont mis en place (alimentation de Perpignan par une usine située sur la Têt par exemple).
15C’est à cette période que la Compagnie des chemins de fer du Midi entre en jeu. Le transport ferroviaire pyrénéen devait faire face à deux problèmes : l’éloignement des combustibles utilisés dans les machines à vapeur et l’existence de rampes à fort pourcentage qui demandaient une puissance très importante. L’électrification commence à apparaître comme une solution intéressante vers 1900 et en 1902, une expérience est menée sur la ligne Villefranche de Conflent-Bourg-Madame, en Cerdagne. La ligne sera achevée en 1911, mais dès 1907 la compagnie s’engage dans l’électrification d’autres lignes (Oloron-Canfranc, Ax-les-Thermes-Puigcerda). Il est donc aisé de comprendre pourquoi dès 1910, la compagnie sollicite les enseignants de l’institut d’électrotechnique pour l’aider à résoudre des problèmes liées à la production de l’hydroélectricité, en particulier les « coups de bélier » dans les conduites, un phénomène de résonance accroissant fortement la pression et menaçant les installations. Le responsable de l’IET, Camichel se spécialisera d’ailleurs dans ce domaine, fondant durablement l’orientation très « hydraulicienne » de l’institut.
16Construisant des usines hydroélectriques et un réseau de transport d’électricité pour ses voies ferrées, la compagnie devient aussi un fournisseur et un transporteur d’électricité. Fédérant autour d’elle une dizaine de petites sociétés productrices (Société des forces motrices de la vallée d’Aspe, Société minière et métallurgique de Peñarroya, etc.), elle parviendra en 1923 à constituer l’Union des producteurs d’électricité des Pyrénées occidentales (UPEPO), principal réseau de production et de transport d’électricité fournissant différents distributeurs53.
17Ce contexte est bien sûr favorable à la création et à l’essor de l’institut d’électrotechnique dont nous avons vu toutefois qu’il ne lui doit en rien son existence. L’ambition des socialistes dans cette opération va bien au delà de la satisfaction des besoins de la seule Compagnie du Midi qui en est encore en 1907 à équiper sa toute première ligne. Il y a bien l’espoir de voir se développer une industrie puissante sur la base de la source d’énergie procurée par l’équipement hydroélectrique des Pyrénées, l’exemple de Grenoble et du Dauphiné étant sans cesse cité. Cet espoir ne se concrétisera pas : les industriels grenoblois occupent déjà le marché54 de l’équipement électrique et, hormis quelques installations d’usines d’aluminium (dont certaines existent toujours), on ne verra pas se développer la grande industrie espérée. Par contre, de très nombreux diplômés de l’institut d’électrotechnique iront grossir les rang de la Compagnie du Midi.
18Les enseignants de l’institut d’électrotechnique prennent de leur côté une part importante à la construction du réseau hydroélectrique français, surtout sur le plan de l’hydraulique, dont ils se font une spécialité. Camichel, directeur de l’institut jusqu’en 1941, puis Escande accumulent des travaux reconnus dans ce domaine (Grossetti, 1994). Ces travaux vaudront à Camichel d’être nommé à l’institut et à Escande de devenir une sommité mondiale de l’hydraulique, membre de l’institut et de l’académie des sciences (où il est admis en 1955). Ainsi se maintient une tradition de science appliquée sans liens particuliers avec une industrie locale, mais par la participation à de grands programmes d’équipement collectif.
19Une grande industrie locale va pourtant se développer, mais dans un tout autre domaine. La guerre de 1914-1918 a produit un début de croissance industrielle à cause de la nécessité d’éloigner du front un certain nombre d’activités. La confection et la chaussure sont deux secteurs traditionnels qui prennent de l’ampleur avec les commandes de l’armée (respectivement 2 000 et 12 000 ouvriers en 1918). La poudrerie passe, elle de 700 ouvriers en 1913 à 30 000 en 1918. Mais surtout, la guerre est l’occasion que saisit un industriel local, Pierre-Georges Latécoère pour se lancer dans la construction d’avions.
Latécoère et les débuts de l'aéronautique
20P.G. Latécoère55 est né à Bagnères de Bigorre. Son père (adjoint municipal républicain de 1892 à 1901) est un important industriel local (menuiserie et immobilier pour les hôtels des stations thermales des Pyrénées). Après des études à l’École centrale (il en sort ingénieur civil en 1906), qu’il complétera plus tard par une licence de Droit, le jeune Latécoère prend la direction des entreprises familiales à la mort de son père (1905). Afin de pallier les fortes fluctuations saisonnières du secteur du bâtiment, P.G. Latécoère décide de diversifier les activités de la société. Il obtient en 1911 son premier véritable grand contrat : une commande de 1 500 wagons pour la Compagnie du Midi, du travail pour dix ans. Il en profite pour changer de site. Bagnères étant trop isolée : « Il est trop ardu de faire venir des cadres de qualité ». Il fait bâtir en 1912 sa première usine toulousaine : cent ouvriers. Elle figure alors parmi les plus grandes usines de la ville. Durant la guerre, aidé par P. Noguès, député radical de Bagnères, qui connaissait son père, il obtient des commandes militaires (fabrication d’obus), tout en poursuivant la fabrication de wagons pour la Compagnie du Midi. En 1917, le ministère de l’Armement lui confie la fabrication de mille avions de reconnaissance biplaces Salmson. Comme la société Latécoère est novice dans la construction aéronautique, l’administration lui affecte M. Moine, ingénieur Art et Métiers (chef du bureau dessin), E. Dewoitine, technicien issu de l’école Bréguet comme adjoint de M. Moine, M. Piat, (chef de fabrication) et R. Fould (administration). C’est là le début de l’industrie aéronautique à Toulouse.
21Après la guerre, l’avion apparaît de plus en plus comme un moyen de transport d’avenir. Latécoère décide alors de développer des lignes aériennes. C’est la compagnie Espagne, Maroc, Algérie, créée le 11 novembre 1918 (date significative s’il en est de la reconversion du militaire vers le civil !). Le 25 décembre 1918, le premier Salmson décolle de Montaudran en direction de Barcelone. Le 9 mars 1919, il rejoint Rabat : ce sera par la suite l’épopée de l’aéropostale. Latécoère continuera la production d’appareils, en particulier des hydravions. La Société industrielle d’aviation toulousaine a survécu à son fondateur mort en 1943. Quant aux lignes aéropostales, elles seront vendues dès 1933 à Air-France.
22Le premier chef de fabrication de Latécoère, E. Dewoitine est à l’origine de la seconde expérience aéronautique de Toulouse. Il quitte Latécoère en 1920 pour créer son propre bureau d’études puis une première usine dès 1921 à Francazal : les constructions aéronautiques Dewoitine. L’État nationalise en 1937 l’industrie aéronautique, sauvant au passage la société Dewoitine de la faillite. E. Dewoitine devient alors directeur de la Société nationale de construction aéronautique du Midi, qui s’intégrera à Sud-Aviation en 1957, puis à la SNIAS en 1970 et enfin à l’Aérospatiale. La production française d'avions civils est donc restée à Toulouse.
23À travers ce récit succinct se perçoivent les caractéristiques qui resteront longtemps celles des industries aéronautiques à Toulouse : dépendance vis-à-vis de l’État, industrie isolée dans un contexte local pauvre en entreprises d’envergure, et surtout, ce qui nous intéresse ici, absence de relations avec les milieux scientifiques locaux. Les constructeurs d’avions n’ont pas besoin des spécialistes de l’électricité ou de la chimie pour dessiner leurs machines56. La mécanique des fluides qui est l’un des points forts des scientifiques locaux ne les intéressera que plus tard. L’École nationale supérieure d’aéronautique qui forme les cadres dont cette industrie a besoin (en petit nombre pendant longtemps) est, elle, à Paris.
24Si l’on compare Merlin à Latécoère, on saisit tout ce qui distingue les deux systèmes économiques et sociaux. Merlin est d’origine plus modeste que Latécoère : il est fils de coiffeur. Il partage toutefois avec celui-ci la caractéristique d’être extérieur aux grandes familles locales. Dans le cas de Latécoère, c’est à cause de l’éloignement de Bagnères de Bigorre, dans celui de Merlin c’est plus simplement à cause de ses origines. Comme Latécoère, Merlin est titulaire d’un diplôme d’ingénieur (Arts et Métiers) : ils constituent donc tous deux des exemples d’entrepreneurs « techniciens ». Mais contrairement à Latécoère, il n’est pas isolé. Il bénéficie de la présence d’un puissant milieu industriel : la famille Bouchayer, élément important du système industriel de l’hydroélectricité, aide le jeune entrepreneur à financer son projet. Merlin-Gérin recrute de nombreux diplômés de l’institut polytechnique et Merlin lui-même s’investit dans les relations avec l’université. Rien de tout cela du côté de Latécoère, industriel finalement peu innovant sur le plan technologique, ni d’ailleurs de Dewoitine qui continue jusqu’à la guerre à dessiner lui-même ses appareils à l’aide de techniciens et de quelques ingénieurs de type Arts et Métiers.
25L’intégration très forte du système scientifique et du système industriel local à Grenoble fait contraste avec la quasi indépendance des deux sphères à Toulouse. Il est évidemment impossible de déterminer les effets de l’absence de relations science-industrie sur l’économie régionale dans le second cas. Par contre, cette absence n’a nullement inhibé le développement des institutions scientifiques et la conservation ou même l’accroissement de leur caractère appliqué. Après la seconde guerre mondiale, les deux systèmes scientifiques suivront à nouveau des voies très parallèles, même si leur environnement économique continue à différer sensiblement.
2. 1945-1990 : GRENOBLE INNOVE ET TOULOUSE HÉRITE
26La situation des deux sites ne se modifie guère durant la première partie de cette période : Grenoble reste un lieu propice aux relations science-industrie alors que Toulouse se caractérise par un développement indépendant des deux sphères. Les deux systèmes scientifiques se développent de façon similaire. Le jeu des décentralisations, qui renforce les deux pôles, débloque la situation à Toulouse en créant les conditions d’une mise en relation.
Grenoble
27La relation entre les milieux industriels grenoblois et l’université est évidente à travers la croissance des contrats industriels de l’université et l’existence de transferts de technologie tentés et réussis dès 1945. D. Pestre (1990) note que le chiffre d’affaire de la Société des amis du laboratoire des essais mécaniques passe de 29 400 F en 1945 à 458 000 F en 1957 (en francs constants de 1938). Les contrats sont liés d’abord à de grands programmes étatiques d’équipement électrique puis de plus en plus à des demandes industrielles, notamment locales. Devenue « Association pour le développement de la recherche » en 1954, la société qui gère les contrats connaît un développement encore plus exceptionnel jusqu’en 1968 (Pestre, 1990). Il y a donc une activité régulière et croissante d’études pour l’industrie au sein de l’université et de l’institut polytechnique. Dès 1945, on voit de surcroît des cas de création d’entreprises sur la base de résultats de recherche.
28La création de la SAMES est un cas intéressant parce qu’elle illustre idéalement divers aspects des transferts de technologie : rôle des milieux industriels locaux, problèmes du passage du monde scientifique au monde industriel. Elle se situe en 1945 et montre à quel point la relation recherche-industrie est une affaire ancienne à Grenoble. Au départ on trouve Noël Félici, élève de Louis de Broglie qui rejoint Louis Néel à Grenoble durant la guerre et qui enseigne à l’institut d’électrotechnique. À partir de 1942, N. Félici mène au sein du laboratoire de L. Néel des travaux en électrostatique qui débouchent assez vite sur des brevets.
29L. Néel l’encourage alors à fonder une entreprise pour tirer parti de ces brevets, suivant en cela l’exemple de ce qui se passait aux États-Unis :
« Il y avait “High Voltage Corporation", qui s’occupait de générateurs électrostatiques aussi et d’accélérateurs sous une autre forme, que j’ai connue très personnellement. [...] il y avait John J. Trump, qui était professeur au MIT [...] Cela a été une des motivations de Néel pour penser qu’il y avait quelque chose à faire. » (N. Félici)
30N. Félici convainc un ancien élève de l’institut d’électrotechnique, G. Lorrain, de fonder en 1946 la société SAMES dont lui-même devient conseiller scientifique. G. Lorrain avait été très actif dans la résistance et avait occupé des fonctions importantes à la préfecture de l’Isère :
« Il s’était occupé des affaires économiques du département et de la distribution des autorisations pour les matériaux, pour les matières, etc. Cette activité l’avait mis en relation avec toutes les industries du pays. [...] Et il s’est donc acquis toutes sortes de relations dans les chefs d’entreprises de la région, qui avaient affaire à lui pour avoir de l’acier, du charbon, etc. » (N. Félici)
31Une série d’industriels locaux investissent dans la SAMES : Neyrpic, Perrot, de Mariave, etc. Créée pour développer des diffuseurs électrostatiques portables pour les traitements agricoles (en association avec la société Truffaux de Paris), elle s’oriente rapidement vers la peinture électrostatique avec un succès important, atteignant rapidement un effectif de cent puis deux cent cinquante personnes. La SAMES se dote d’un important bureau d’études qui recrute essentiellement des diplômés locaux :
« Pendant longtemps, ils ont recruté des ingénieurs qui avaient fait des travaux dans mon laboratoire [...] ça a duré près de 30 ans. » (N. Félici)
32La SAMES connaîtra diverses péripéties : un dépôt de bilan dû à un procès perdu au sujet d’un brevet, la reprise par le groupe Air industrie, puis par d’autres sociétés.
33La création de la SAMES illustre la parfaite complémentarité qui existe à l’époque à Grenoble entre un potentiel scientifique important, des universitaires ouverts aux applications, des industriels locaux capables d’investir dans une entreprise débutante (comme cela avait déjà été le cas avec Merlin-Gérin), des entrepreneurs dynamiques et un vivier d’ingénieurs et de chercheurs formés localement et aptes à nourrir le développement d’une telle entreprise.
34L’histoire de Télémécanique illustre un autre cas de figure dans les collaborations entre l’université et les entreprises puisqu’il s’agit là de firmes existantes qui développent des produits nouveaux en collaboration avec un laboratoire.
35En 1961, René Perret, qui vient de fonder le Laboratoire d’automatique de Grenoble (LAG), commence une collaboration avec la société Mors (spécialisée dans l’électroménager) pour réaliser des calculateurs adaptés à la commande de procédés. La collaboration est grandement facilitée par la présence à un poste important de cette société d’un ancien élève de l’institut polytechnique que connaît R. Perret :
« J’avais des gars qui étaient très gonflés comme thésards, et puis j’avais aussi un gars qui avait fait des études avec moi en même temps en électrotechnique et qui était brillant en électricité, qui était dans une boîte qui s’appelait Mors à l’époque. C’était une boîte qui faisait surtout des machines à laver, mais ils avaient des problèmes intéressants. Il avait un poste qui permettait d’avoir de l’argent, et on a commencé à faire des thèses. Une thèse sur les structures d’ordinateur... » (R. Perret).
36Le premier résultat est la constitution d’un système destiné à remplacer les éléments logiques à relais. Mors installe d’abord un atelier dans les locaux de l’Institut d’électrotechnique puis construit une petite unité de production à Grenoble (Perret, 1988). La collaboration se poursuit avec pour objectif la construction d’un calculateur industriel adapté à la commande de procédés, le MAT01, qui voit le jour en 1966. La machine est testée sur des sites industriels grâce à une aide de la délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST). Mais Mors ne peut faire face aux coûts de développement du nouvel ordinateur et cède l’activité à Télémécanique, société spécialisée dans les électromécanismes, qui poursuit la collaboration avec le LAG et installe une usine à Crolles dans les environs de Grenoble. Le MAT01 se vend bien et l’usine atteint rapidement un effectif de 300 personnes. À la fin des années 60, Télémécanique dispose à Grenoble d’un bureau d’études efficace comprenant plusieurs dizaines d’ingénieurs (issus pour une bonne part de l’institut polytechnique) qui assurent le contact avec le LAG : de nouveaux ordinateurs dérivés du MAT01, sont construits, le T1600 et T2000. En 1971 Télémécanique ouvre une seconde usine à Echirolles dans la banlieue grenobloise, y employant 800 personnes (Perret, 1988). En 1975 naît le SOLAR, qui connaît rapidement un grand succès.
37Le développement des activités grenobloises de Télémécanique est très rapide et la société, craignant de ne pouvoir le maîtriser, cède en 1976 cette activité à la SEMS qui fait partie du groupe Thomson. C’est l’époque du partage des restes du plan Calcul et Thomson négocie avec CII-Honeywell Bull pour rationaliser la production nationale. Le SOLAR n’est pas retenu comme priorité et Thomson décide de rapatrier à Paris toutes les activités de recherche et développement de la SEMS. La plupart des ingénieurs choisissent alors de quitter la SEMS pour fonder des petites sociétés (Options, CERCI, MC2, IF, OMNIS, CYBERSIS, etc.) qui s’installent sur la ZIRST de Meylan :
« En fin de compte, au fond de nous-mêmes, nous ne voulions à aucun prix aller à Paris. Nous avons donc tenté l’aventure, non pas celle de faire une entreprise pour gagner plein de sous ; mais d’une part afin de rester à Grenoble avec un travail correct, et, d’autre part, afin de développer nos idées d’une pratique différente de l’informatique » (fondatrice de l’une des PME créées à ce moment là, citée par de Bernardy et Boisgontier, 1988).
38Une autre source de création de petites sociétés d’électronique est constituée par le LETI, le laboratoire d’informatique du CENG, qui a donné naissance à des sociétés telles que EFCIS, CRISMATEC ou EDEL (Dunford, 1991). En définitive, une grande partie des petites sociétés grenobloises d’électronique est issue des institutions scientifiques publiques.
39Si l’on ajoute à cela le dynamisme du secteur privé, de la SEA de F.H. Raymond au Cap Gémini de S. Kampf, on perçoit à quel point le système grenoblois s’est révélé fertile pour l’innovation.
Toulouse
40Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Toulouse va poursuivre dans les voies de développement tracées avant guerre : l’aéronautique au niveau de l’industrie avec la confirmation de l’importance de l’activité de conception et de fabrication d’appareils civils et les sciences de l’ingénieur au niveau du système scientifique. Les responsables locaux (préfecture, municipalité), toujours à la recherche d’une source de croissance pour une économie locale considérée comme encore en retard, vont prendre progressivement conscience de la ressource que constituent les institutions scientifiques et travailler, à partir de 1956, au rapprochement entre l’industrie aéronautique et le système local d’enseignement supérieur et de recherche. L’opération de décentralisation décidée en 1963 (voir chapitre 1) permet enfin de jeter un pont entre les deux sphères et l’on verra se développer un système local d’innovation au cours des années 80 sur la base de l’industrie spatiale, de l’informatique et de l’électronique. Il y a donc deux périodes bien distinctes pour Toulouse. Entre 1945 et 1975, les relations science-industrie ne fonctionnent pas : les tentatives de transferts échouent et l’implantation d’établissements industriels classiques ne résout rien. Après 1975, l’articulation science-industrie se construit.
1945-1975 : des tentatives sans grand effet
41Entre 1945 et 1975, les difficultés des relations entre science et industrie se vérifient à travers une tentative manquée de transfert de technologie et le faible impact produit par l’installation d’établissements industriels.
42Si Grenoble bénéficie de la présence de Néel, Toulouse compte alors quelques personnalités de la physique française, notamment dans le domaine de l’optique électronique. L’histoire d’une tentative manquée de transfert de technologie dans ce domaine est à comparer à des cas grenoblois contemporains comme la SAMES. La physique toulousaine est dominée à cette époque par la figure de Gaston Dupouy, pionnier de l’optique électronique. Le laboratoire d’optique électronique à été très tôt un laboratoire propre et Dupouy a été directeur du CNRS de 1950 à 1957. À un moment donné, Dupouy et ses collègues Fert et Castaing sont considérés comme les plus compétents au monde en microscopie électronique. Des tentatives de valorisation industrielle sont tentées avec une entreprise de Levallois (optique de précision de Levallois). Il s’agit de réaliser un microscope utilisant les principes mis au point dans le laboratoire d’optique électronique. Mais l’appareil se révèle peu fiable, mal réalisé (notamment mal isolé) : c’est un échec. Il est significatif que G. Dupouy et ses collaborateurs se soient adressés à une société parisienne (pourtant peu efficace) : aucune solution locale n’existait.
43Au cours des années 60, l’État aussi bien que les élus et scientifiques locaux essaient de développer à Toulouse des industries à base technologique. Deux usines importantes vont s’installer mais cela n’aura guère d’effet sur la relation science-industrie.
44La Compagnie internationale pour l’informatique (CII), créée par fusion de la SEA (intégrée à ce moment là au groupe Shneider) et de la CAE (CSF et CGE), est un des éléments du plan Calcul qui doit permettre à la France de rattraper le retard accumulé en matière de construction d’ordinateurs. L’usine ouvre ses portes en 1969. Les emplois créés sont surtout des emplois d’ouvriers :
« Pour le recrutement on n’exige aucune connaissance particulière : la formation a été très vite spécialisée dans le wrapping, soit dans la soudure, soit dans le crochetage ; elle s’acquiert en moins d’un mois » (J. Redon, « les emplois dans l’électronique », échelon régional de l’emploi, Toulouse, ronéotypé, cité par P. Mazataud, 1988).
45L’usine comprend peu de cadres, et la plupart viennent de Paris. Le directeur de l’usine déclarait à Sciences & Vie en 1971 :
« Nous nous sommes implantés dans une région déshéritée où il n’y avait aucune industrie comme la nôtre. Il n’était donc pas question de trouver le personnel d’encadrement hautement spécialisé et d’expérience sur place » (cité par P. Mazataud).
46Il s’agit là de cadres de production. Le bureau d’études, qui aurait pu profiter du potentiel local de recherche, est resté à Paris. L’usine perdra de l’importance avec la disparition de la CII. Elle est actuellement intégrée à Thomson pour la fabrication de divers éléments électroniques (écrans, etc.).
47Toujours en 1967, le groupe américain Motorola (composants électroniques) décide d’implanter une usine en Europe. Toulouse est en balance avec Genève et Lyon. Les responsables locaux déploient beaucoup d’efforts pour obtenir cette installation. Comme pour les décentralisations de 1963, la municipalité fournit des terrains et les scientifiques locaux sont mobilisés. Francis Cambou (professeur de physique nucléaire, directeur du Centre d’études spatiale des rayonnements), qui a l’occasion de se rendre aux États-Unis pour un colloque en profite pour aller défendre le cas de Toulouse auprès de la direction de Motorola :
« [Bazerque] a fait travailler son équipe nuit et jour pour rédiger un livre blanc sur Toulouse et je suis parti avec ce livre le lendemain à Phoenix » (F. Cambou).
48Des opérations de séduction sont organisées :
« Je me souviens très bien de la femme de Bazerque, ma femme, etc., qui avaient emmené les femmes des patrons de Motorola un peu partout, à Albi, à Cordes etc. » (J. Farran, directeur de l’INSA).
49Une fois Toulouse choisi, il reste à désigner un directeur, et là encore les scientifiques sont sollicités :
« Et puis ils avaient un problème de direction. Ils nous ont posé carrément la question : « Il nous faut un français, est-ce que vous avez un français de qualité ? ». On leur a envoyé Cassignol57 [...], qui a été directeur pendant douze ans » (J. Farran).
50Mais il s’agit là aussi d’une usine de fabrication. Le centre de recherche et développement est aux États-Unis. Des emplois sont créés mais la connexion avec le pôle scientifique pourtant en pleine expansion ne s’effectue pas. Le LAAS par exemple aura longtemps des rapports importants avec les centres d’études de Motorola aux États-Unis mais guère avec l’établissement local. Par contre, il existe des relations individuelles entre responsables scientifiques et cadres de ces usines (notamment bien sûr Cassignol, le premier directeur). Ces réseaux vont pouvoir être activés efficacement lorsque le groupe Motorola changera de stratégie et développera des activités plus conceptuelles à Toulouse, dans les années 80.
Depuis 1975 : Un système d'innovation fragile
51L. Sfez concluait en 1976 au semi-échec de l’opération de décentralisation du CNES et des écoles liées à l’aéronautique. Il constatait alors l’absence de décollage industriel lié à la présence du CNES. En fait, ce décollage s’est effectivement produit plus tard, dans les années 80, à partir du moment où l’industrie spatiale française s’est elle-même développée réellement, c’est-à-dire avec Ariane (démarrage du programme en 1974, premier tir en 1979). L’arrivée de grands centres d’études de Matra (1979) et d’Alcatel (1982) concentre à Toulouse une part déterminante de la production européenne de satellites. Mais surtout, le lien avec le pôle scientifique local va enfin s’effectuer au travers de l’informatique en pleine expansion. Matra-Espace s’implante en 1979 sur la zone de Montaudran, à proximité du CNES. Alcatel-Espace arrive en 1982 dans une autre partie de l’agglomération (route d’Espagne). L’Aérospatiale est bien sûr déjà sur place pour la production des avions mais l’établissement local va peu à peu se mettre en relation avec le pôle spatial, auquel il s’intègre pour différents programmes. Ce sont là les principaux maîtres d’ouvrage des programmes spatiaux : Télécom, SPOT, TDF, Hypparkos, etc. Les grandes SSII arrivent très tôt : Informatique Internationale (créée à Paris en 1972, rebaptisée Cisi Ingénierie en 1987) s’installe en 1974, à peu près en même temps que Cap Gémini. Stéria suivra en 1979, et Séma-Métra plus récemment, en 1987. Ces sociétés assurent le développement courant des logiciels embarqués ou au sol ainsi que diverses prestations classiques des SSII (informatique de gestion, informatique industrielle, détachement de personnel en régie).
52Enfin se créent ou s’implantent diverses sociétés spécialisées dans des secteurs nouveaux (génie logiciel, intelligence artificielle) qui se développent grâce aux marchés générés par l’activité spatiale. La combinaison de l’essor de l’industrie des satellites et de la croissance générale de l’informatique partout en France se traduit à Toulouse par une floraison de sociétés d’informatique. Selon l’INSEE, le nombre des entreprises du secteur informatique dans la région était de cent vingt en 1982, deux cent quatre-vingt-cinq en 1985, six cents en 1987 et plus de huit cents en 1989 (dont plus de cinq cents à Toulouse). À cela s’ajoute pour la même période le développement des sections R&D des grands établissements du secteur aéronautique et spatial (Matra, Alcatel, Aérospatiale, CNES). Le recrutement des ingénieurs et chercheurs de ces établissements comporte une part importante de diplômés locaux (Grossetti, 1990).
53La sphère d’enseignement supérieur et de recherche qui était restée jusque là relativement peu ouverte sur l’industrie locale connaît durant les années 80, une évolution radicale. D’une façon générale, c’est l’époque de la réhabilitation de l’entreprise dans les milieux de la recherche (« Assises de la recherche et de la technologie » de 1981-1982). Les années 80 sont aussi le moment de la création ou du renforcement des organismes publics d’aide au financement des entreprises débutantes : ANVAR, IRDI. L’évolution des mentalités et des cadres institutionnels, l’émergence des marchés suscités par l’activité spatiale débouche au cours de la décennie 80 sur de nombreuses expériences de transfert de technologie. À partir du LAAS, de l’université, de l’INSA se créent des entreprises fondées par des chercheurs : IGL, Verilog, Logiqual, Bio-Europe, CAO-MIP, MidiRobots, etc. (pour plus de détails cf. Grégoris, 1991). En 1990, le LAAS recense vingt-huit entreprises créées par des anciens chercheurs, ingénieurs ou thésards. Parmi ces PME, beaucoup ont pu démarrer grâce à des contrats de recherche et développement du secteur spatial, générant par la suite des produits destinés à des marchés plus larges.
54L’exemple du génie logiciel est typique du mouvement de cette période. Il s’agit d’un domaine technologique né à la fin des années 60 aux États-Unis de la nécessité de rationaliser la production de programmes de plus en plus volumineux et complexes. Des méthodes de spécification, de conception, de test et d’analyse de qualité voient le jour au cours des années 70, et depuis le début des années 80 sont apparus des outils d’aide à la production des logiciels. En France, divers chercheurs se sont intéressés d’abord à la programmation structurée puis aux méthodes de spécification, de conception et de développement, notamment à Toulouse et Grenoble. À Toulouse, démarre en 1974 le projet SURF (« sûreté de fonctionnement »), projet pilote de l’Institut de recherche en informatique et automatique (IRIA) réunissant le LAAS, le CERT et un laboratoire d’informatique de l’université (le laboratoire « langages et systèmes informatiques » LSI). Il s’agissait de réaliser une machine antipanne et antipiratage (prototype Isaure qui ne s’est pas diffusé). Il y avait une composante logiciel organisée autour d’un chercheur du LSI et d’un assistant à l’UPS devenu ingénieur INRIA détaché au LAAS dans le cadre du projet, entre autres.
55Chacun des deux chercheurs va créer une société : IGL fondée par le premier en 1981 et Vérilog par le second en 1984. La société IGL s’installe à Paris et démarre avec peu de moyens, atteint 10 personnes à Paris et se lance, à la demande de ses principaux clients dans la réalisation d’un outil support à pour la méthode SADT58. Les responsables de l’entreprise décident d’ouvrir une agence à Toulouse :
« À Paris, à l’époque il était difficile de trouver des locaux, difficile de trouver des développeurs [...] Moi, j’avais beaucoup de relations avec l’université. Il était plus facile de trouver des locaux à Toulouse et de trouver des gens » (fondateur).
56Le recrutement puise largement dans le vivier des diplômés locaux :
« J'ai recruté des assistants que j’avais, qui sont encore à IGL, des étudiants, [...], DEA, et même thèse de troisième cycle [...], un ENSEEIHT, un X [...] J’ai même recruté des assistants et maître-assistants de la fac » (fondateur).
57En 1985, la société emploie environ quarante personnes à Toulouse et vingt à Paris. Elle connaîtra par la suite des problèmes financiers et sera reprise par le groupe Thomson.
58L’autre principal protagoniste du projet SURF passe à l’ADI (agence de l’informatique, créée au début des années 80) où il fonde l’Observatoire du génie logiciel à partir d’un petit noyau de participants du projet SURF. À la suite de contrats avec l’ADI (qui salarie les personnels), et le CNES pour le satellite Telecom 1, l’OGL devient une société privée, Verilog, qui reste durant un an dans les locaux du CERT. Verilog se développe rapidement, grâce au marché des transports (RATP, SNCF, Aéronautique, etc.), de l’EDF (et du CEA) et au secteur spatial (adoption par l’ESA en 1988 d’une méthode de spécification développée par la société pour tous les projets et équipement de cinquante sites en Europe). Ouverture d’une agence à Paris (Bagneux) et d’une filiale aux USA, et d’établissements à Londres, Grenoble, Aix, Munich. La société emploie environ deux cents personnes en 1990 dont cent cinquante à Toulouse. La société connaît depuis la crise de 1991 des difficultés sérieuses et a été absorbée par le groupe CSEE.
59Une autre société, Logiqual, spécialisée dans l’assurance qualité et la certification des logiciels, sera créée en 1987 par un ingénieur du CNES, qui dirigeait un projet de développement d’un outil d’analyse qualité. Verilog a effectué la conception à partir de laquelle a été créé l’outil de base de Logiqual. Logiqual est une filiale de la société Eurosoft et bénéficie des marchés du CNES. La société comptait environ vingt personnes en 1988, plus de trente en 1990. Le recrutement est essentiellement local. En 1988, treize des dix-neuf ingénieurs étaient issus de l’ENSEEIHT.
60Parallèlement à l’émergence de ces petites sociétés fondées par des chercheurs, les années 80 voient augmenter les activités de recherche et développement dans les grands groupes présents localement. L’usine de Motorola à Toulouse va devenir de plus en plus spécialisée et s’éloigner des activités de fabrication de masse, ces fonctions étant déplacées dans des pays à main d’œuvre bon marché :
« L’usine était une usine de production où il y avait beaucoup de monde aux machines. [...] Elle est devenue extrêmement technique. [...] J’ai mis cette production qui occupait beaucoup de monde, mais dont on sentait que les coûts étaient trop forts, en Extrême-Orient, gardant ici une production adaptée aux produits nouveaux [...] en embauchant fortement des ingénieurs, des techniciens [...] » (directeur de Motorola Europe de 1978 à 1988).
61Les embauches sont essentiellement locales :
« 70 % d’ingénieurs ou techniciens sont originaires de formations toulousaines » (id.).
62Parallèlement une stratégie d’ouverture sur l’environnement local se met en place :
« J’avais remarqué [...] la faible image de marque de Motorola à l’extérieur, qui était subie par les gens en interne comme un point négatif (...) Je me suis dit, “il faut ouvrir ça”. Donc j’ai encouragé les ingénieurs à faire des cours à l’extérieur, je suis allé voir les universitaires, j’ai fait signer des contrats (...) de coopération [...] La recherche : comment s’intégrer là dedans et comment l’intégrer avec nous ? L’éducation : comment les ingénieurs de Motorola pouvaient y participer ? (...) Moi-même, j’ai choisi les institutions [...] En 1980, j’ai pris des responsabilités à la Chambre de commerce » (id.).
63De son côté, l’Aérospatiale se transforme aussi fortement. Le bureau d’études, modeste dans les années 60, atteint deux mille personnes dans les années 80. Une bonne partie des ouvriers sont devenus ou ont cédé la place à des techniciens (Lucas, 1985). La croissance de la part des ingénieurs s’est alimentée dans le vivier local et l’Aérospatiale est devenu un donneur d’ordre important tant pour les PME spécialisées dans les techniques de pointe que pour les centres de recherches.
64La création du Salon international des technologies et énergies du futur en 1981 est l’occasion d’une mise en relation des représentants de l’industrie avec les scientifiques. Les scientifiques du LAAS, et principalement son directeur, sont les premiers avec lesquels des relations s’établissent :
« La Chambre de commerce, avec le SITEF, a joué un rôle tout à fait fondamental. [...] la majorité de l’armée universitaire avait des problèmes de relation avec les industriels, chacun ignorant l’autre. (À l’occasion de la création du SITEF), on a été amené à travailler ensemble, à se connaître et à s’apprécier mutuellement dans le métier que nous faisions les uns et les autres. [...] Maintenant, les grands patrons des entreprises toulousaines et des petites, on se connaît, on se tutoie tous. Un coup de fil suffit pour résoudre un problème » (directeur du LAAS).
65Le réseau créé à cette occasion est au fondement de plusieurs réalisations : Centre d’innovations industrielles de Montaudran, création de laboratoires mixtes régionaux (LAAS-Siemens en particulier) et mise en place de la SEM « technopole de l’agglomération toulousaine ». Le directeur de Motorola est sollicité par D. Baudis (maire depuis 1983), pour prendre la tête de cet organisme, ce qu’il fait en s’appuyant sur ce réseau.
66Au-delà des appréciations souvent exagérées des acteurs eux-mêmes, il semble bien que l’industrie des satellites a permis de créer enfin une articulation entre la sphère scientifique et le monde industriel. Toutefois, la dépendance du monde toulousain des hautes technologies à l’égard de l’aéronautique et de l’espace reste un problème. La crise de ces deux secteurs à partir de 1991 a déclenché une recomposition de la sous-traitance, en particulier dans le domaine de l’informatique, où de nombreuses PME ont disparu ou ont été absorbées par des groupes. Il semble toutefois que l’évolution produite par les décentralisations soit irréversible en ce qui concerne l’ouverture des laboratoires à l’industrie et la création de milieux industriels locaux actifs dans une région longtemps dominée par les activités commerciales et libérales.
Toulouse dans le mouvement général : l'exemple de Nancy
67La constitution dans les années 1975-1990 d’un système local d’innovation à Toulouse n’est pas un cas isolé. Dans cette période, le rapprochement entre l’industrie et les institutions scientifique s’est accéléré, à cause des évolutions internes des deux sphères. L’industrie confrontée à la crise a eu tendance à augmenter significativement ses activités de recherche et développement (Renault par exemple a fait passer son département recherche de 30 à 300 personnes durant cette période). Les scientifiques de leur côté ont progressivement rompu avec une attitude très anti-utilitariste qui pouvait prévaloir au cours des années 60. Les « Assises de la recherche et de la technologie » de 1981-1982 concrétisent cette évolution et marquent symboliquement le début d’une nouvelle phase des rapports science-industrie.
68Il n’est donc pas surprenant de voir se constituer des systèmes d’innovation dans les grandes villes universitaires du pays. C’est le cas par exemple de Nancy où les industriels étaient intervenus fortement pour la création des instituts, mais où par la suite, si les ingénieurs formés par les différents instituts, en particulier les électrotechniciens, alimentaient en cadres les industries sidérurgiques, les collaborations locales entre industrie et recherche n’ont été que sporadiques.
69Dans les années 60 la situation se modifie peu, même si les mathématiciens appliqués et informaticiens nouent des relations avec l’industrie régionale. C’est ainsi qu’une société spécialisée dans l’acier laminé, la SOLLAC a eu dans les années 60 des contacts suivis avec le laboratoire de calcul (J. Legras, H. Depaix, etc., voir plus haut), surtout pour utiliser les ordinateurs de l’université à une époque où cette société n’en disposait pas :
« La moitié de mes thésards avaient des contrats. Nous n’acceptions des contrats qu’à la condition qu’ils donnent lieu à des sujets de thèse. Il y en a qui étaient déjà ingénieurs, et les autres, en général je tenais à ce qu’ils fassent des stages. Quand ils prenaient une étude pour la SOLLAC par exemple, ils allaient faire un stage et très souvent ils entraient chez SOLLAC, ils étaient payés et considérés comme ingénieurs après » (directeur du laboratoire de calcul).
70Par contre, les automaticiens n’ont guère de contacts avec l’industrie au début :
« Ça n’existait quasiment pas à l’époque [...] Nous avons eu nos premiers contacts véritables avec le milieu industriel par l’intermédiaire de la commande de machines-outils [...] Surtout avec des PMI, qui existent toujours d’ailleurs et avec lesquelles il y a toujours des relations » (l’un des fondateurs du CRAN).
71Quant aux chimistes et spécialistes du génie chimique, s’ils sont nationalement reconnus et travaillent avec divers grands groupes du secteur, il n’ont que peu de rapports avec l’industrie locale.
72La fin des années 70 et les années 80 voient naître enfin de vrais transferts de technologie avec la création de structures de transfert et de petites entreprises. Promotech est une association créée en 1980 par un enseignant de l’École nationale d’ingénieurs des industries chimiques (ENSIC), chercheur du département de génie des systèmes industriels (DGSI) de l’institut national polytechnique de Lorraine, pour aider au portage des projets industriels. Elle fait partie des structures d’animation du parc de Brabois et c’est un des instruments importants de création de PME (une trentaine créées entre 1980 et 1988). Cerilor (Centre d’études et de recherche en informatique de Lorraine) est une émanation commune du Centre de recherche en informatique de Nancy (CRIN) et du Centre de recherche en automatique de Nancy (CRAN). Né en 1982, Cerilor développe des progiciels (gestion de cabinets dentaires, etc.). Des petites entreprises sont créées par des chercheurs : Électronique contrôle mesure (appareils de mesure, créé par des chercheurs de l’École nationale supérieure d’électricité et de mécanique (ENSEM), Separex (séparation de produits de chimie fine) issue de l’ENSIC, Solis (informatique industrielle), de l’ENSALA (École nationale supérieure d’agronomie et des industries alimentaires), etc.
73Ces quelques exemples sont bien sûr insuffisants pour constituer la base d’une analyse historique des relations locales entre l’industrie et la recherche publique. Ils permettent toutefois de montrer à quel point ces relations s’inscrivent dans des processus de plus long terme que ce que l’on pense en général. Le cas de Grenoble est en ce sens à la fois exemplaire par la précocité de la coopération entre les laboratoires universitaires et les entreprises locales et une exception dans un contexte français où la construction de coopérations régulières de ce type est un phénomène plus récent. De fait, depuis 1982, ces relations tendent à s’intensifier fortement, ce qui se saisit à travers tous les indicateurs disponibles (Callon, Larédo, Mustar, 1994). L’utilisation de ces indicateurs nous permet aussi de dresser un état des lieux provisoire des relations locales entre les institutions publiques et les entreprises, région par région, ce qui est l’objet du chapitre suivant.
Notes de bas de page
52 On pourrait probablement associer à ces exemples l’École de mécanique de Nantes, plus tardive mais créée aussi dans un contexte non universitaire.
53 Seule la Société pyrénéenne d’énergie électrique reste en dehors de ce vaste réseau. Fondée en 1907, cette société avait construit l’usine l’Orlu (Ariège) et la ligne Orlu-Toulouse l’une des plus importantes du monde (55 000 volts sur 150 kms !). Plus axée sur l’éclairage urbain que sur la fourniture d’électricité pour les industriels, la SPEE alimentera en 1930, 371 communes (Jorré, 1932).
54 H. Morsel (1991) note que ce seront des industriels grenoblois (Merlin-Gérin, Neyrpic) qui fourniront les éléments nécessaires à l’équipement des Pyrénées.
55 Pour tout ce qui concerne Latécoère, voir E. Chadeau (1989).
56 On note toutefois dans les années 30 quelques collaborations avec les hydrauliciens sur des problèmes de calcul.
57 Professeur à la Facuté des sciences.
58 Structured Analysis Developement Technique. Il s’agit d’une méthode de spécification formelle des fonctions que doit accomplir un logiciel. Elle a été mise au point par un universitaire américain avec lequel le fondateur d’IGL est en contact depuis les années 70.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001