Introduction
p. 9-35
Texte intégral
1Cet ouvrage est une synthèse de diverses recherches sur les relations locales entre la science et l’industrie. Cet objet un peu étrange, peu traité en tant que tel par les sciences sociales, présente l’intérêt de se situer à la rencontre de deux évolutions importantes du monde actuel. La première est la participation de plus en plus massive de la recherche scientifique aux activités économiques. Ce phénomène tend à constituer de plus en plus la science, y compris publique, en enjeu économique essentiel. Or, le rapprochement entre la science et l’industrie est aussi un rapprochement géographique, débouchant dans certains sites sur le voisinage concret de certains établissements industriels avec des laboratoires ou des instituts de formation. Les organisations scientifiques et productives ainsi rassemblées dans des espaces de taille limitée (au moins infra-régionale) établissent entre elles des collaborations qui se conjuguent à des échanges nationaux ou internationaux. On retrouve alors la seconde grande évolution des sociétés industrielles, qui prend la forme des jeux croisés de la mondialisation et de la territorialisation de l’économie. Sur ce point, le sujet traité ici a des rapports étroits avec la question des conditions locales de l’innovation, thème de nombreux travaux d’économistes, puisque l’on considère le plus souvent que la proximité entre institutions scientifiques et entreprises favorise les collaborations et donc l’émergence d’innovations techniques.
2Ce livre ne traite pas de l’innovation et n’évoque les entreprises que dans la mesure où elles sont en relation avec des institutions scientifiques sous une forme ou une autre. Il s’inscrit toutefois au moins partiellement dans les débats autour des systèmes locaux d’innovation, parce qu’il traite des effets de la proximité sur les liens entre organisations, parce que les relations science-industrie sont une source, parmi d’autres, d’innovations techniques et enfin parce que, tout en se situant sur un autre registre, les recherches présentées ici se sont en partie nourries de ces débats. Il est donc nécessaire de revenir sur ce champ de recherche pour expliquer comment l’objet de ce livre s’y articule, le dépasse, voire le met en question.
LE LOCAL ET LA QUESTION DE L'INNOVATION
3Les premières expériences françaises d’aménagement de parcs spécifiquement destinés à l’accueil d’activités de haute technologie datent du début des années 70 avec la création du parc de Sophia-Antipolis près de Nice et de la zone d’innovation et de recherche scientifique et technique (ZIRST) de Meylan dans l’agglomération grenobloise. C’est seulement dans les années 80 que les media et les chercheurs en sciences sociales ont commencé à s’intéresser à ce phénomène1. Parallèlement, à la suite de la décentralisation de 1982, l’idée que des actions d’aménagement et d’animation peuvent favoriser la constitution de pôles technologiques et donc le développement économique des villes ou des régions s’est répandue chez les élus locaux, fortement encouragés en cela par les sociétés spécialisées dans l’aménagement des parcs d’activités. C’est ainsi qu’en quelques années ont fleuri un peu partout en France des zones d’activités technologiques, des pépinières d’entreprises et autres dispositifs d’aide au développement local, en même temps que passait dans le langage courant le vocable « technopole », dont le succès doit autant au flou de sa définition qu’à ses connotations modernistes. Entre le colloque organisé à Toulouse en 19872 et ceux qui se sont tenus à Nancy en 19913 et Rennes en 19944, le développement technologique est devenu un enjeu important des politiques locales avec l’inévitable question de la crédibilité et de l’efficacité des multiples actions engagées.
4Face aux interrogations des responsables politiques ou des aménageurs, les chercheurs en sciences humaines qui se sont intéressés à la question s’accordent sur le fait que les sites pouvant se prévaloir d’un développement significatif sont actuellement relativement peu nombreux (Grenoble, Sophia-Antipolis, Nancy, Toulouse...). Il est aussi admis que le niveau territorial à prendre en compte pour l’analyse doit être défini sur la base du déploiement concret des relations locales (infra-régionales) entre les organisations impliquées et non à partir des délimitations administratives des actions d’aménagement ou d’animation. Par ailleurs, de même qu’un site peut naître en dehors de toute action d’aménagement, l’existence de telles actions ne garantit en rien l’émergence d’un véritable système local d’innovation, c’est-à-dire d’un ensemble d’organisations (entreprises, centres de recherche, universités, etc.) et d’individus produisant de l’innovation technologique sur la base d’activités régulières de recherche et développement au sein d’une aire déterminée5.
5En ce qui concerne l’analyse des relations entre territoire et développement technologique, les choses sont moins claires et il est bien difficile de proposer des méthodes ou des critères permettant d’évaluer les chances de réussite des différentes expériences. Pour esquisser une typologie sommaire des approches mises en œuvre par les chercheurs, on peut distinguer celles qui sont centrées sur le territoire de celles dont l’objet est d’abord l’activité industrielle.
6Dans la première catégorie prennent place notamment les analyses de sites effectuées par des géographes comme celle de Montpellier (Brunet, Grasland et al, 1988). La problématique est là avant tout spatiale, centrée sur les rapports entre la métropole et sa région ainsi que sur les politiques publiques d’aménagement et de transfert de technologie. Le développement technologique n’est pas questionné, il s’agit juste de recenser les entreprises dites innovantes (en fait celles qui sont supposées comporter une part importante de recherche et développement) et d’étudier les échanges intra et inter-régionaux. D'une certaine façon, les travaux de M. de Bernardy et P. Boisgontier sur Grenoble et la ZIRST (1988) apparaissent aussi comme centrés sur le territoire avec une description fine du développement des petites sociétés de la ZIRST, des institutions locales de recherche et la tentative de définir la notion de « territoire endogène innovant »6. Les équipes toulousaines ont aussi travaillé dans cette direction (Jalabert et Dreulle ; 1987, Grégoris, 1991), tout en tentant une approche pluri-disciplinaire du phénomène technopole (Lucas, Gilly et al., 1987) dont la réflexion présentée ici est en partie l’héritière. La plupart de ces travaux sont avant tout descriptifs, même si certains présentent des tentatives de théorisation qui restent assez globales et n’entrent pas totalement dans le problème des effets spécifiques du local sur le processus d’innovation technologique. Ces effets sont plus ou moins postulés comme résultant des caractéristiques générales du « territoire » étudié, pris dans sa globalité.
7De son côté, l’économie industrielle a produit un grand nombre d’analyses tentant de cerner les effets de la proximité spatiale ou des milieux locaux sur l’activité des firmes et l’innovation, en intégrant la dimension géographique à des cadres théoriques issus de travaux plus généraux sur l’innovation. En France, les premiers travaux sur les aspects territoriaux de l’innovation technologique sont probablement ceux qui ont été conduits dans le cadre du groupe de recherche européen sur les milieux innovants (GREMI) autour de P. Aydalot, les milieux innovants étant considérés comme des « “pouponnières” d’innovations et d’entreprises innovantes » (P. Aydalot, 1986, p. 10). Par la suite, parallèlement aux quelques travaux empiriques cités plus haut, de très nombreuses tentatives de théorisation ont été produites.
8Certains auteurs tentent de circonscrire le phénomène de l’innovation à l’intérieur des frontières de l’économie industrielle, en centrant toute l’explication sur les firmes et leurs stratégies. J.L. Gaffard par exemple associe la stratégie des firmes relativement à leur environnement et le type de développement technologique dans lequel elles sont engagées. Les firmes impliquées dans un processus de création de technologie (dans lequel la technologie n’est pas un élément exogène qu’elles ne feraient que développer selon une trajectoire prévisible) sont supposées « concevoir l’environnement comme un ensemble d’éléments qu’elles peuvent et qu’elles doivent structurer » (Gaffard, 1990, p. 434) et cherchent alors à constituer des réseaux de relations de proximité « pour répondre aux nécessités du développement technologique » (id). Le territoire devient alors un « moyen d’action stratégique » dans lequel les relations immatérielles sont essentielles. Une zone d’activité structurée par des établissements de ce type mérite l’appellation de technopole. Cette approche pose un certain nombre de problèmes liés au centrage sur la stratégie des entreprises. Par exemple, dans les analyses de terrain conduites sur cette base (Gaffard et ai, 1987), le caractère innovant des entreprises est déduit de leur comportement vis-à-vis du local : est réputée innovante (créatrice de technologie dans le vocabulaire des auteurs) une entreprise qui se comporte comme la théorie le prévoit dans ce cas, c’est-à-dire qui présente des signes d’ouverture sur l’environnement local. On conviendra que ce raisonnement ne laisse guère aux données l’occasion de contredire la théorie ! Par ailleurs, dans ces travaux, le local est doté d’un caractère à la fois flou et passif qui en fait un simple environnement, supposé attendre que les entreprises veuillent bien le « structurer ». En fait, le système explicatif adopté par Gaffard se contente de transposer au local une notion d’environnement définie de façon beaucoup plus générale (et qui peut ne pas être géographique du tout). La seule spécificité accordée au local est l’existence de relations immatérielles, supposées naître plus facilement dans des environnements géographiquement restreints. Cette approche, qui a le mérite de tenter une véritable théorisation là où beaucoup en restent à de simples descriptions, montre bien la difficulté de penser un phénomène aussi complexe avec les seuls outils de l’économie industrielle.
9D’autres chercheurs, s’inspirant entre autres des travaux de Marshall (1920) utilisent la notion de « district technologique » en référence au district industriel marshallien que Beccatini (1992) définit comme « une entité socio-territoriale caractérisée par la présence active d’une communauté de personnes et d’une population d’entreprises dans un espace géographique et historique donné ». Le district technologique est alors conçu comme un district industriel au sein duquel les processus d’innovation technologique deviennent déterminants (Courlet et Pecqueur, 1991). Tous insistent d’une façon ou d’une autre sur le fait que la proximité spatiale favorise les relations entre organisations dans un contexte d’information limitée (Rallet, 1993). Certains, reprenant l’idée d’« atmosphère industrielle » présente chez Marshall évoquent l’existence de cultures locales renvoyant en quelque sorte la balle aux sociologues pour l’analyse des constituants non économiques des systèmes locaux d’innovation et posent ouvertement le problème de l’historicité, tant au niveau des firmes qu’à celui des territoires (Colletis et Pecqueur, 1993). Le local est doté d’une dimension culturelle, historiquement construite, expliquant les aptitudes différentielles à l'innovation. Ces efforts théoriques, plus ouverts que les précédents aux apports des autres disciplines, offrent certainement des voies pour des travaux pluri-disciplinaires, mais ne résolvent pas forcément de façon satisfaisante pour un sociologue la question centrale de toutes les études sur les conditions locales de l’innovation, celle qui concerne les effets spécifiques de la proximité7.
LE PROBLÈME DE LA PROXIMITÉ
10Les efforts de théorisation des systèmes d’innovation permettent de dégager trois principaux registres explicatifs des effets locaux dans le processus d’innovation technologique : la nécessité des relations de face à face pour échanger des informations peu formalisées (Bès et Leboulch, 1991 ; Bès, 1993) ; la plus grande lisibilité des collaborations possibles au sein d’un espace restreint (Rallet, 1993) ; le local comme matrice de relations « informelles » ou « immatérielles » débouchant sur l’accès à de l’information stratégique et sur des collaborations (Gaffard et al., 1987 ; Colletis et Pecqueur, 1993, etc.). Ces explications des effets de la proximité entre organisations peuvent fonctionner dans l’autre sens comme causes de la concentration des entreprises ou institutions scientifiques dans un site : il suffit de faire de la recherche de ces effets une stratégie des organisations, voire une contrainte. Il faut se garder toutefois de réduire les causes de la concentration à ces trois registres : quels que soient les effets de la proximité, ses causes peuvent relever de logiques complètement différentes.
11Tels qu’ils se présentent, ces différents registres explicatifs des effets locaux impliquent tous d’une manière ou d’une autre des logiques sociales et sont justifiables de ce point de vue d’une interrogation sociologique.
- La nécessité des relations de face à face pour échanger des informations peu formalisées ramène les effets locaux au statut de simple contrainte technique. Cette contrainte existe certainement : on sait que dans les activités de haute technologie comme dans les secteurs plus traditionnels, certains donneurs d’ordres imposent à leurs sous-traitants de s’installer à proximité de leurs établissements en invoquant cette raison. Toutefois, elle ne peut expliquer la totalité du phénomène de territorialisation des relations et plus spécifiquement des relations science-industrie. Par exemple, nous verrons que les logiques qui ont amené des institutions scientifiques et des entreprises complémentaires coexistant dans une même aire à collaborer sont très loin de se réduire à cette contrainte. On peut ainsi trouver maints exemples dans lesquels la connaissance du partenaire prime largement sur le contenu des informations échangées dans la construction d’une collaboration. Il reste que cette dimension, souvent négligée au profit de systèmes explicatifs plus complexes, est un élément à prendre en compte, même si elle justifierait un élargissement : la nécessité de proximité peut ne pas se réduire au problème de la transmission de l’information, mais impliquer une dimension de contrôle, qui relève d’une contrainte organisationnelle plus que communicationnelle. Quoi qu’il en soit, cette explication ne rend aucunement compte de ce qui rend la relation possible (complémentarité des partenaires, intérêt à travailler ensemble, connaissance mutuelle, etc.), mais elle montre en quoi les relations locales peuvent être, dans certains cas, plus efficaces que les relations à distance.
- L’explication par les effets de lisibilité présente des caractéristiques proches de la précédente : l’existence de ces effets est certaine mais ne saurait expliquer l’ensemble des effets locaux. Il n’est pas contestable qu’un accès facilité à l’information sur les partenaires possibles explique la genèse de certaines relations entre organisations. Cela rend compte aussi de certains fonctionnements du marché du travail comme la plus grande facilité, à niveau d’offre équivalent, à trouver un emploi à proximité de là où l’on vit, entre autres parce que les possibilités locales d’embauche sont mieux connues. Dans l’autre sens, la tendance des entreprises à proposer des stages ou des emplois aux diplômés des instituts locaux de formation peut s’expliquer par la bonne connaissance qu’elles en ont. Toutefois, cette explication est ambiguë. D’où vient cette lisibilité ? De la simple proximité des organisations ou de l’inscription des individus dans une système d’action (Berthelot, 1993) structuré par des relations récurrentes entre organisations complémentaires ? Connaît-on mieux les partenaires simplement parce qu’ils sont là ou parce qu’ils sont d’un même « monde » professionnel ?
- Les effets du local dans la genèse des relations immatérielles, qui sont postulés par divers auteurs, sont évidemment à préciser. Que sont ces relations « informelles » ou « immatérielles » entre organisations qui permettent à celles-ci d’obtenir de l’information stratégique, d’établir des relations de confiance et de mettre en place des échanges plus formels ? On peut montrer (Gilly et Grossetti, 1993, voir aussi la troisième partie du présent ouvrage) que ces relations se jouent d'abord au niveau des individus et posent le problème de l’articulation entre les réseaux interpersonnels et les relations entre organisations, lesquelles ne peuvent le plus souvent être qualifiées d’« informelles » que d’un point de vue métaphorique. Quel est l’impact spécifique des relations de face à face dans les échanges sociaux ? Comment se construisent les réseaux interpersonnels dans le milieu des ingénieurs et cadres d’une agglomération ? Comment ces réseaux sont-ils connectés à des réseaux plus vastes liés ou non aux domaines techniques ? Aucune de ces questions n’est abordée dans les travaux cités. Cette boîte noire, qui constitue une solution pour l’économiste dans la mesure où elle vient combler un vide théorique, est plutôt un problème pour un sociologue qui a du mal à se contenter d’affirmations aussi générales.
RÉINTRODUIRE LES ACTEURS INDIVIDUELS
12Les efforts des économistes pour comprendre les systèmes locaux d’innovation viennent donc tous buter sur le problème des effets de la proximité sur la mise en relation des organisations. Ce problème dépasse largement la question de l’innovation et concerne l’ensemble des nouveaux paradigmes de l’économie spatiale et de l’économie industrielle (Rallet et Torre, 1995, Storper, 1995). Le point de vue défendu ici est qu’on ne peut résoudre ce problème tant qu’on fait de l’entreprise la seule unité d’action pertinente, comme c’est le cas dans beaucoup des analyses citées, qui tendent à oublier que les entreprises sont des organisations complexes au sein desquelles les jeux individuels sont multiples et parfois contradictoires. Les traiter systématiquement comme des acteurs conduit à leur prêter des attributs spécifiquement humains (confiance par exemple), ce qui peut être au mieux une métaphore et au pire une absurdité. Concernant les relations « informelles » entre organisations, soit on admet qu’on a constitué une boîte noire qui permet de faire fonctionner un modèle mais ne résout rien sur le fond, soit on pose vraiment le problème, ce qui implique à la fois de revenir aux acteurs individuels et de problématiser clairement l’articulation entre leur niveau et celui des organisations.
13Cette problématisation peut s’opérer de différentes manières. Ainsi, ceux qui, parmi les économistes, posent la question des acteurs individuels et de leurs relations tendent à privilégier un déterminisme structurel en forme de normes ou de valeurs auxquelles les comportements individuels sont supposés se conformer : les relations sociales locales sont considérées comme résultant de l’existence de traits culturels spécifiques. C’est le cas par exemple des économistes italiens qui ont remis au goût du jour le concept de district : pour Beccatini par exemple, le trait le plus marquant de la communauté sociale d’un district est « son système de valeurs et de pensée relativement homogène, expression d’une certaine éthique du travail et de l’activité, de la famille, de la réciprocité, du changement, qui conditionne en quelque sorte les principaux aspects de la vie » (Beccatini, 1992). On trouve la même tendance chez ceux qui se réfèrent aux théories institutionnalistes américaines et baptisent « institutions informelles » ce qui permet l'établissement de relations hors marché entre les entreprises (Kirat, 1993). On pourrait faire la même remarque à propos de certaines tendances de la théorie des conventions qui postulent l’existence de normes spécifiques régissant les échanges (et non plus les comportements comme dans les théories holistes habituelles).
14Ces conceptions, qui ont le grand mérite d’ouvrir le problème des acteurs individuels, ont tendance à verser dans les défauts de ce qu’un sociologue spécialiste des réseaux sociaux comme Mark Granovetter (1985) désigne comme une vision « sur-socialisée » de l’économie et la société, où les individus sont le jouet de déterminations surplombantes rigides. Granovetter oppose cette vision à une vision « sous-socialisée », celle des conceptions néo-classiques de l’homo economicus. À ces deux orientations, il oppose une approche par les relations concrètes des acteurs individuels et l’« imbrication » entre ces relations et celles des entreprises. Comme le soulignent A. Degenne et M. Forsé (1994), Granovetter définit ainsi une position sociologique autant sinon plus qu’un problème concernant les rapports entre sociologie et économie, puisque l’on retrouve finalement le débat classique entre holisme et individualisme, bien connu des sociologues. La critique qu’il adresse aux conceptions d’une économie et d’une société « sur-socialisées » sont du même ordre que celles qui sont habituellement faites aux théories fonctionnalistes en sociologie (ou à la théorie de l’habitus chez Pierre Bourdieu par exemple) : désigner des normes culturelles comme explication du comportement des acteurs rend difficile les analyses empiriques dans la mesure où ces normes sont rarement mesurables ou appréhendables empiriquement. Coupées de la possibilité d’une opérationnalisation, ces explications ne peuvent fonctionner que comme des boîtes noires du type « vertus dormitives de l’opium » (« Pourquoi l’opium fait-il dormir ? » « Parce qu’il a des vertus dormitives ! »).
15Autrement dit, les théories économiques qui ouvrent la question des acteurs sociaux peuvent être associées à des conceptions sociologiques variables autour de la question des effets de la proximité, et plus largement de l’inscription dans des entités spatiales déterminées, sur les acteurs individuels, leurs comportement et leurs relations. Le fait que, dans la gamme des solutions offertes par la sociologie, les économistes aient surtout fait appel8 aux théories holistes et en particulier structuro-fonctionalistes provient probablement de la capacité de ces théories à offrir une solution toute faite (les acteurs coopèrent parce qu’il y a un système de valeurs communes qui les pousse à le faire ou au moins le leur permet) qui permet d’éviter un travail de terrain spécifiquement sociologique.
16Le point de vue défendu ici, proche de celui de Granovetter sans forcément s’y réduire, est que si rien n’exclut a priori qu’il existe des systèmes locaux de références ou de valeurs communes, ils ne sont pas pour autant nécessaires à l’existence d’effets de proximité. En tout cas, il faut éviter de les postuler comme solution toute faite au problème. Replacer les individus au centre de l’analyse conduit à interroger concrètement les logiques sociales à l’œuvre au sein des territoires. De la question des relations informelles entre organisations, on passe alors aux problèmes plus généraux de la construction des relations sociales en milieu urbain et de l’imbrication de ces relations dans le fonctionnement des organisations.
17Enfin, si l’on considère que ces relations s’inscrivent dans des entités sociales complexes intégrant les diverses dimensions de la vie sociale (qu’on les baptise milieux innovateurs, technopoles, districts ou systèmes locaux d’innovation), il est nécessaire de saisir les logiques proprement sociales qui construisent ces entités. Ces logiques se déploient au niveau des acteurs individuels, de leurs trajectoires, de leurs stratégies, de leurs attentes et de leurs projets, mais aussi au niveau des relations qui les unissent, des réseaux qu’ils construisent ou dans lesquels ils s’insèrent, et enfin des organisations et de leur fonctionnement.
18Le centrage sur les entreprises qui caractérise les travaux des économistes a une autre conséquence qui limite considérablement les analyses présentées : on y oublie presque systématiquement les institutions scientifiques.
LA SCIENCE OUBLIÉE
19Les institutions scientifiques sont les grandes absentes des travaux sur les systèmes locaux d’innovation. Si la complémentarité des organisations coexistant sur un site est présente dans les travaux sur les districts ou dans les textes définissant les formes de « proximité organisationnelle » (similarité/complémentarité), elle n’a jamais été appliquée aux organisations scientifiques. Alors que l’essaimage à partir des instituts de recherche publique est considéré par la plupart des auteurs comme un des plus sûrs indices d’un processus localisé de développement technologique, les orientations des laboratoires ou des centres de formation, leurs logiques, leur insertion locale ne font l’objet d’aucune analyse. Pourtant, dans de nombreux cas, les institutions scientifiques sont associées à la genèse des zones technologiques. Silicon Valley s’est développée autour du Stanford Research Park, créé au début des années 50 à l’initiative de F'. Terman, responsable du département de génie électrique de l’université de Stanford, après que plusieurs de ses élèves (dont les célèbres Hewlett et Packard) aient fondé des entreprises. La Route 128 est peuplée d’entreprises créées par des transfuges de Harvard ou du Massachusetts Intitute of Technology (MIT), les deux grandes universités scientifiques de Boston. Dans le Research Triangle Park, créé en 1958, les sommets du triangle sont trois universités (Duke University, University of North Carolina et North Carolina State University). On pourrait ainsi multiplier les exemples où des universités sont au cœur du développement de telles zones : Cambridge, les zones soutenues par le programme Technopolis au Japon, etc. Dans le cas américain, des chercheurs se sont demandés pourquoi toutes les universités n’avaient pas suscité l’émergence de zones de haute technologie. Leur conclusion est que les plus favorables au développement d’activités industrielles innovantes sont celles qui font une part déterminante aux sciences appliquées, ce qui est le cas du MIT ou de Stanford (Rogers, 1986). Ces universités comportent toutes deux d’importants départements d’engineering, où se sont développées principalement des disciplines appliquées qui sont au fondement des hautes technologies : électronique, informatique, automatique, génie chimique, etc., soit plus ou moins ce que l’on nomme en France les « sciences pour l’ingénieur » (SPI). Les caractéristiques des institutions scientifiques peuvent donc avoir un effet important sur le développement des zones d’innovation.
20Il est donc nécessaire de sortir de la focalisation sur l’entreprise, en considérant celle-ci comme une entité organisationnelle parmi d’autres, qui interagit avec des organisations d’un autre type telles que les institutions scientifiques, et avec les acteurs individuels. Mais il ne suffit pas de redéfinir les unités d’action pour s’extirper du discours ambiant sur les systèmes locaux d’innovation. Il faut encore sortir du piège que constitue la problématique de l’innovation elle-même.
LE PIÈGE DE L'INNOVATION
21Si elle est très puissante sur le plan théorique, et dotée à ce titre d’une forte légitimité depuis Schumpeter, l’innovation n’est pas une notion facile à opérationnaliser empiriquement. Elle ne se réduit pas à la création technique ou à l’invention, elle n’existe que si elle est sanctionnée par le marché. Mais comment décider dans une situation concrète qu’on a affaire à une véritable innovation ? Selon quels critères peut-on décider qu’une firme est innovante ? Comment saisir l’innovation en train de se faire ? Si l’on peut probablement arriver à répondre à ces questions a posteriori, dans le cas d’une analyse historique, il est bien difficile de le faire pour des activités en cours. Cette difficulté se retrouve lorsqu’il s’agit de sélectionner dans un site des firmes « innovantes ». La solution adoptée par les économistes dans les enquêtes de terrain est soit de se fonder sur l’importance des activités de recherche et développement, selon le principe qui veut que plus on cherche et plus on trouve, soit d’utiliser des critères liés aux stratégies des entreprises (voir plus haut l’exemple des travaux de Gaffard et al, 1987) qui veulent que plus on est ouvert à l’environnement, plus on est créateur de technologie. Il s’agit dans les deux cas de critères indirects qui ne disent rien sur les contenus techniques et la réalité des innovations.
22En choisissant de travailler sur les relations locales entre institutions scientifiques et entreprises, on sort de ce piège pour se centrer sur un objet clairement assignable, qui permet d’éclairer sous un autre jour la question des conditions locales de l’innovation. Bien sûr, ces relations ne constituent que l’une des sources de l’innovation technique, pas forcément la plus importante d’ailleurs. Elles présentent toutefois l’intérêt de se situer au cœur d’un phénomène que l’on peut considérer comme un processus d’institutionnalisation de l’innovation technique c’est-à-dire le fait que tend à s’organiser une sorte de production continue de techniques nouvelles. L’innovation technique devient ainsi moins aléatoire et s’intègre de plus en plus au processus productif comme un élément ordinaire. Ce phénomène est lié au rapprochement entre science et industrie : le renforcement dans les entreprises de la recherche industrielle et plus généralement des activités de recherche et développement ainsi que l’établissement de relations régulières avec la recherche publique sont des moyens d’intégrer la création scientifique et technique à la production. Le rapprochement entre la science et l’industrie se fait de plus en plus par le renforcement des relations entre entreprises et recherche publique. Il est donc probable que ces relations soient appelées à constituer une source majeure de l’innovation dans les décennies à venir.
UN PROBLÈME RECONSTRUIT
23Ainsi, la réflexion proposée ici, en prenant pour objet central les relations locales avec l’industrie de la science dans ses diverses composantes - institutions (laboratoires, instituts de formation) et individus (chercheurs, enseignants, diplômés) - invite à une sorte de renversement de perspective par rapport aux travaux centrés sur les entreprises et l’innovation. Ce renversement s’opère en plaçant les institutions scientifiques, considérées comme des organisations produisant et transmettant des savoirs formalisés, au cœur de la réflexion.
24Cela permet aussi de réintroduire les acteurs individuels, puisque les institutions scientifiques sont aussi des lieux de formation des hommes, et par là même la question du local. En effet, entrer dans le concret des relations locales conduit naturellement à poser le problème de la définition des espaces locaux dont il est question. Là encore les travaux sur les conditions locales de l’innovation restent le plus souvent dans le flou, hésitant entre une conception d’aménagement centrée sur des zones administrativement délimitées (ZIRST, Sophia-Antipolis) et des entités plus vastes, infra-régionales ou régionales. Sans chercher à trancher forcément la question d’une manière définitive, le point de vue adopté ici postule que le local intervient à travers les relations sociales et se définit donc à partir d’elles.
25On sait que la plupart des relations d’un même individu se déploient dans des espaces accessibles en une heure de trajet à partir du lieu de travail ou d’habitation (Fisher, 1982). Considérons comme local toute entité spatiale contiguë au sein de laquelle les rencontres récurrentes sont possibles. Cela revient à désigner des espaces dépassant rarement la taille d’une agglomération et à exclure, au moins provisoirement, les espaces de circulation (Tarrius, 1992), qui constituent aussi des lieux d'échanges récurrents mais ne voient pas se développer des collaborations entre organisations qui y déploieraient leurs activités. Un espace local peut donner lieu à des constructions sociales très variables, allant de la simple coexistence à la constitution d’entités collectives complexes intégrant des référents identitaires, entités que l’on peut appeler territoires. Il n’est pas postulé ici que les sites étudiés relèvent d’une forme sociale ou d’une autre, mais simplement que ces formes influent sur l’établissement des relations science-industrie. La question de la nature du local induit la prise en compte de la dimension du temps, à la fois comme histoire et comme mémoire, dans la mesure où plus les entités spatiales analysées donnent lieu à des constructions sociales complexes, plus la genèse de ces constructions s’inscrit dans des temporalités longues.
26Or, les temporalités longues sont aussi celles des institutions scientifiques. Un laboratoire peut toujours se créer autour d’une personnalité forte et se développer très rapidement grâce à l’obtention de résultats importants (comme ce fut le cas pour le laboratoire de Louis Leprince-Ringuet à l’École polytechnique après la guerre, cf. Pestre, 1994). Des centres de recherche issus de longues traditions peuvent s’effondrer aussi très vite dans certaines situations. Il semble toutefois que l’inertie de ces institutions soit importante : on ne crée pas si rapidement une université ou même une école d’ingénieur et la plupart des grands pôles actuels se sont construits sur la durée. Sous les fluctuations plus ou moins rapides des unités de recherche se cache un processus de différenciation inscrit dans ce que l’on pourrait appeler le temps semi-long et qui fait intervenir à certaines époques les effets de la demande industrielle locale.
27On pourra trouver que les entreprises jouent un rôle trop mineur dans cet ouvrage. Il y a deux raisons à cela. La première est que, précisément parce qu’elles sont au centre des travaux des économistes, on dispose déjà de beaucoup d’éléments sur leur comportement relatif au territoire ou à l’innovation9. Il serait certainement nécessaire de les interroger sur la question des relations locales avec les institutions scientifiques, mais, et c’est la seconde raison, on ne dispose guère d’éléments permettant de le faire. Par exemple, des travaux sur l’histoire de la territorialisation des entreprises en France seraient fort utiles mais sont encore peu développés à ma connaissance. Quant à la situation actuelle des liens qu’elles entretiennent avec les laboratoires ou les instituts de formation, elle est bien difficile à évaluer avec les données dont on dispose, sinon précisément en partant des institutions scientifiques, ce qui est fait au chapitre 4.
28Centrer l’analyse sur les institutions scientifiques permet aussi d’interroger un mouvement de fond des sociétés industrielles qui est le rapprochement progressif entre la science et l’économie.
SCIENCE, TECHNIQUES, INDUSTRIE : UN LENT RAPPROCHEMENT
29L’idée selon laquelle la science devient une composante de plus en plus indispensable de l’activité économique n’est pas nouvelle, elle tend même à devenir une sorte de lieu commun dont on peut penser qu’il entretient la confusion entre des phénomènes bien différents.
30L’une des sources de confusion tient à l’ambiguïté du terme de science qui désigne au départ un corpus de connaissances acquises, mais aussi de plus en plus le processus organisé de production et de transmission de ces connaissances. Cela signifie que la science dans son acception la plus générale présente au moins trois aspects différents : les savoirs eux-mêmes ; la recherche ; l’enseignement10. Ces différents aspects ne se recouvrent que partiellement. Par exemple, on peut enseigner des savoirs « scientifiques » acquis, éloignés de ceux que produit la recherche en cours. Si l’ambition de l’École polytechnique a toujours été de former des esprits scientifiques, il n’était pas question pour les enseignants comme pour les élèves de faire de la recherche jusqu’à une période relativement récente (Dahan, 1994 ; Pestre, 1994). La recherche peut aussi se développer dans certains domaines sans donner lieu à un enseignement organisé des connaissances produites : ce fut le cas de la chimie en France durant la presque totalité du siècle dernier.
31L’impact de la science sur l’économie passe très certainement entre autres par la dimension des techniques, ce qui constitue une autre source de confusion. En effet, si, dès le début du xixe siècle, l’innovation technique s’appuie à la fois sur des savoirs scientifiques existants et sur l’existence d’un corps d’ingénieurs et de techniciens issus de formations spécifiques11, ses rapports avec la recherche en train de se faire sont nettement plus récents. Lorsque J. Habermas écrit que « depuis le dernier quart du xixe siècle, on assiste [...] dans les pays les plus avancés à [...] une interdépendance croissante de la recherche et de la technique qui fait que les sciences représentent maintenant la force productive la plus importante » (1967), il a sans doute raison sur le fond, mais simplifie considérablement un processus de rapprochement beaucoup plus chaotique et incertain qu’on ne le croit en général. Les historiens sont pour la plupart d’accord pour affirmer la relative indépendance des sciences et des techniques au moins jusqu’au siècle dernier : si l’évolution des techniques influe sur la recherche à travers l’instrumentation, la science académique ne détermine nullement l’apparition de nouvelles techniques qui naissent plutôt dans l’activité pratique par un processus empirique d’ajustement progressif (prenant éventuellement pour base des savoirs scientifiques acquis de longue date et largement diffusés). Ce n’est qu’avec la révolution industrielle anglaise que, dans certains secteurs seulement, les techniques deviennent dépendantes des avancées scientifiques : c’est le cas en particulier de la chimie ou de l’électricité (F. Russo, 1977).
32La recherche industrielle qui naît à la fin du xixe siècle (G. Bowker, 1989) prend place dans ce processus de rapprochement progressif entre sciences et techniques. Aux États-Unis, les premiers laboratoires de recherche technique ont peu de rapports avec la science académique : Edison est un autodidacte comme la plupart des membres de son équipe, Bell12 est bien enseignant à l’université, mais c’est en phonétique et non en électricité. Le rapprochement s’opère toutefois assez rapidement puisque dès 1920, les physiciens des laboratoires industriels publient dans des revues académiques et intègrent l'American Physical Society (Pestre, 1992). Le développement de l’électronique en particulier s’inscrit dans ce processus avec l’activité à la fois de très haut niveau scientifique et très appliquée du département de génie électrique du MIT. Universitaires et chercheurs de l’industrie tendent à former assez rapidement une même communauté dans ce domaine. Ainsi dans les années 1947/1948, l’équipe des laboratoires Bell qui met au point le transistor est composée de chercheurs issus du MIT (William Shockley), de Harvard (John Bardeen) et de l’université du Minesota (William Brattain). Le fait que le trio obtienne en 1956 le prix Nobel pour cette découverte renforce son inscription dans le monde de la science académique, de même que leurs trajectoires postérieures puisque Shockley se verra décerner un second prix Nobel dans les années 70 pour ses travaux sur la supra-conductivité13 et que Bardeen quittera les laboratoires Bell pour une chaire de physique à l’université de l’Illinois. Le rapprochement entre la recherche industrielle et les institutions scientifiques s’opère aussi par la participation d’équipes universitaires en tant que telles à l’élaboration de dispositifs et de techniques nouvelles. La création de l’ordinateur est un bon exemple de cela : après des tentatives faites dans divers contextes (équipe du chiffre britannique, travail d’un inventeur allemand isolé, etc.), dont ceux qui associaient une équipe de l’université d’Harvard à la firme IBM, la mise au point des premières machines présentant les caractéristiques de ce que nous appelons maintenant un ordinateur naissent de la collaboration entre des universitaires de la Moore School of Electrical Engineering de l’université de Pensylvanie (John Eckert et John P. Mauchly) et l’université de Princeton (John von Neumann). On retrouve cette fusion entre science et technique dans le fait que l’ordinateur a suscité un débat entre ceux qui le considéraient comme une découverte scientifique, donc du domaine public, et ceux qui en faisaient une innovation technique, donc susceptible d’être brevetée (Lévy, 1989).
33Ainsi se poursuit un rapprochement lent, marqué d’accélérations et de stagnations, de ruptures et de phases de stabilité, qui laisse encore actuellement une large place à des progrès techniques sans rapport direct avec la recherche scientifique (la carte à puce par exemple). Toutefois, on ne peut nier la réalité de ce rapprochement, qui s’explique par la complexité croissante des problèmes techniques à résoudre et la nécessité de mobiliser des savoirs toujours plus récents et complexes. L’innovation technique a aujourd’hui besoin de la science en train de se faire, là où elle pouvait se contenter jadis d’un corpus de connaissances stabilisées et largement diffusées.
34Ce phénomène ne va pas sans interroger les économistes, pour qui la question des techniques reste très épineuse. Un certain nombre d’entre eux se sont préoccupés de saisir les voies par lesquelles de nouvelles techniques émergent et se diffusent. Une abondante littérature est consacrée à ces questions autour de différentes approches comme les théories évolutionnistes (Nelson et Winter, 1981), celles des « trajectoires technologiques » (G. Dosi, 1984), ou encore celles qui cherchent à substituer des organisations aux entrepreneurs individuels de Schumpeter (Freeman, 1982). Sans entrer dans le détail de débats longs et complexes, on peut caricaturer la situation en disant que les positions des économistes sur la question de l’innovation technologique se déploient à l’intérieur d’un espace défini par deux pôles, l’un (essentiellement constitué de tenants de la théorie néo-classique) qui fait des savoirs scientifiques et techniques une ressource extérieure toujours disponible, l’autre (rassemblant des héritiers plus ou moins lointains de Schumpeter) qui postule que c’est l’entreprise elle-même qui produit les technologies nouvelles, à travers le processus d’innovation, dans lequel la recherche publique n’est pas nécessairement supposée jouer un rôle quelconque14.
35Nous avons vu que ce débat, qui est au cœur des travaux sur les systèmes locaux d’innovation, est d’une certaine façon biaisé et que la notion même d’innovation pose un certain nombre de problèmes. Nous pouvons tout de même observer que les relations directes et régulières entre les institutions scientifiques publiques et les entreprises ne sont pas nouvelles et vont en se renforçant. On sait que les universités américaines pratiquent depuis longtemps l’articulation entre la recherche fondamentale et une recherche appliquée effectuée largement en liaison avec les entreprises. De même, l’industrie allemande doit une bonne part de son efficacité à la fois à ses efforts propres de recherche et développement et à ses relations avec un système scientifique particulièrement bien adapté à ses besoins. En France, la recherche publique, qui est restée longtemps à l’écart de l’activité productive (sauf dans quelques cas très particuliers comme Grenoble par exemple) a connu durant les vingt dernières années une intensification des liens entre les laboratoires et les entreprises. La dépense de recherche et développement des entreprises a cru de 45 % entre 1970 et 1980, et de 68 % au cours de la décennie suivante15. Progressivement, de plus en plus d’entreprises intègrent la recherche et développement comme une activité régulière16 et/ou font appel à des concours extérieurs pour cela, soit de la part d’autres entreprises (souvent des petites sociétés très spécialisées), soit de la part de la recherche publique, comme le montre la multiplication par 10 du nombre des contrats passés entre les laboratoires du Centre national de recherche scientifique (CNRS) et les entreprises entre 1982 et 1992 (CNRS, 1992). La science publique devient donc un acteur réel, en France aussi, de l’activité économique, ce qui implique qu’il sera de plus en plus difficile d’analyser les processus productifs sans prendre en compte les institutions scientifiques et leurs caractéristiques.
UN RAPPROCHEMENT AUSSI GÉOGRAPHIQUE
36Le rapprochement entre l’activité productive et la science publique, à la fois sous ses aspects de recherche et de formation des compétences, prend concrètement la forme de relations de types variés (création d’entreprises par des chercheurs, ouverture de laboratoires mixtes associant unités de recherche publiques et de recherche industrielle, financement de thèses par les entreprises, recherche contractuelle, stages d’étudiants, recrutement de jeunes diplômés) qui peuvent se déployer dans des espaces divers, depuis la sphère du marché mondial jusqu’au niveau micro-local des parcs d’activités technologiques en passant par le niveau national ou multinational.
37Les relations locales existent et sont importantes : au moins un quart des contrats passés par les unités du CNRS avec les entreprises le sont avec un partenaire de la même région, de la même zone urbaine essentiellement17 (M. Grossetti et G. Colletis, 1994, voir aussi le chapitre 4). Les entreprises créées par des chercheurs le sont prioritairement à proximité des laboratoires d’origine (Mustar, 1995, chapitre 4). Au moins dans les grands pôles de formation, les entreprises recrutent leurs ingénieurs et cadres en grande partie au sein du vivier des diplômés locaux (Grossetti, 1990).
38Les relations locales, bien que présentes dans tous les sites comportant des instituts de recherche, n’ont pas partout la même importance. L’analyse des contrats CNRS-entreprises, des conventions CIFRE (thèses financées partiellement par des entreprises) ou même des marchés locaux du travail montre qu'il y a des écarts considérables entre les grands pôles scientifiques et les autres villes.
LES SCIENCES APPLIQUÉES
39Au sein des grands pôles eux-mêmes, existent des variations importantes, qui sont explicables en grande partie par les orientations spécifiques des institutions scientifiques, les plus aptes à travailler avec les entreprises se concentrant surtout dans certains secteurs de la recherche, comme la chimie ou les sciences pour l’ingénieur (cf. chapitre 4). On pourrait dire que ce sont les institutions scientifiques les plus « appliquées » qui constituent l’enjeu principal des relations science-industrie, à condition de prendre cette notion de science appliquée dans un sens non substantialiste. Cette expression désigne ici les unités de recherche publique qui entretiennent des relations régulières avec une sphère d’activité, c’est-à-dire dans le cas des sciences de la matière, principalement étudiées ici, le monde des entreprises18. Se retrouvent dans ce cas aussi bien des équipes de l’université et du CNRS que des établissements d’organismes de recherche technologique19.
40Si la présence d’institutions scientifiques de type « appliqué » est un élément du processus de structuration spatiale de l’activité économique, il est indispensable de comprendre la spatialisation en France de ces institutions elles-mêmes. Or, on ne dispose sur ce point que de quelques travaux sporadiques plus ou moins centrés sur les grandes disparités, comme l’opposition Paris-province (M. Brocard, 1991).
41Où se fait la recherche appliquée en France ?
42Les logiques de spatialisation des institutions diffèrent selon que l’on considère le CNRS et les universités qui obéissent pour l’essentiel à des logiques de développement « spontanées » et les autres organismes de recherche, nés le plus souvent après la guerre, dont les établissements sont installés ça et là au bon vouloir des gouvernements successifs et de la politique d’aménagement du territoire. Le CNES est le seul de ces organismes à concentrer 80 % de ses effectifs métropolitains dans un site de province (Toulouse). Les autres comprennent généralement un établissement principal dans la région parisienne et un autre important en province : CNET à Lannion (Bretagne) et Grenoble, CEA à Grenoble, INRIA à Sophia-Antipolis... Si la localisation des établissements de ces organismes résulte essentiellement de choix politiques et renvoie donc à des analyses classiques de sociologie de la décision (L. Sfez, 1976), la géographie des universités et du CNRS est plus complexe parce qu’elle fait beaucoup plus de place aux contextes locaux et qu’elle s’inscrit dans un long processus de différenciation de ce que l’on peut appeler les systèmes scientifiques locaux associés aux grands centres universitaires.
SYSTÈMES SCIENTIFIQUES LOCAUX ET TERRITOIRE
43L’organisation territoriale des institutions scientifiques fait en effet apparaître des pôles scientifiques correspondant pour l’essentiel aux grandes villes universitaires. La concentration dans un espace géographique donné de diverses institutions scientifiques (universités, centres de recherche, écoles d’ingénieurs) tend à constituer de véritables systèmes dans la mesure où existent entre les établissements d’une même agglomération, voire d’une même région, des interdépendances inévitables : recrutement des étudiants dans un vivier commun de bacheliers20 ; recours à un potentiel local d’enseignants (sur ce plan, les écoles à recrutement sélectif ne pourraient fonctionner de la même façon sans les universités par exemple) ; organisation de la recherche qui fait coexister dans certains laboratoires des enseignants relevant d’institutions différentes ; présence d’interlocuteurs politiques locaux communs - la ville, le département et plus récemment la région ; concurrence sur le marché des contrats industriels, des stages ou le marché du travail des diplômés. L’ensemble des institutions d’une même agglomération tend à constituer un système scientifique local qui se spécifie à la fois par les éléments qui le constituent, sa structure interne et les rapports qu’il entretient avec l’environnement local ou national.
44Comment se sont constitués les systèmes scientifiques locaux des grandes villes universitaires françaises ? Quels sont leurs orientations scientifiques et technologiques ? Telles sont les questions que traite la première partie en proposant une approche « généalogique » des institutions scientifiques. En remontant le temps on perçoit les contours du processus de différenciation des pôles scientifiques français qui court des facultés napoléoniennes à l’essor récent des sciences appliquées. Ce processus n’est certainement pas irréversible et peut être corrigé par des politiques volontaristes ou même par les effets de la compétition entre collectivités locales induite actuellement par la décentralisation. Il reste, comme on le verra, que le développement scientifique comporte des logiques internes qui tendent spontanément à renforcer les pôles importants. Quelles sont ces logiques ? Comment s’articulent-elles avec les spécificités locales ? L’analyse de la genèse des institutions actuelles permet à la fois de proposer des réponses à ces questions et de saisir ce qui fait l’originalité de chaque système scientifique local.
45De même que les systèmes scientifiques locaux sont le résultat de processus historiques étalés sur au moins deux siècles, les institutions scientifiques n’ont pas attendu les années 80 pour établir des contacts locaux avec l’industrie. La seconde partie commence par une analyse de l’évolution de ces relations, en prenant appui sur l’étude de quelques sites exemplaires (principalement Grenoble et Toulouse). Ensuite, il s’agira de faire le point sur la réalité actuelle de ces relations locales, à partir notamment des données du CNRS sur les contrats entre laboratoires et entreprises, des conventions CIFRE (financement partiel de thèses par des entreprises) et des entreprises créées par des chercheurs.
46La géographie des sciences appliquées et l’analyse des collaborations infra-régionales entre institutions scientifiques et entreprises permettent de définir les rapports science-industrie à un niveau macroscopique, mais ne rendent pas compte des processus concrets de construction de ces rapports et en particulier des effets spécifiques de la proximité. Pour cela, il est nécessaire de se placer au niveau des hommes et des organisations saisis dans des situations concrètes pour comprendre en quoi leurs logiques sont travaillées par le local, ce qui est fait dans la troisième partie.
LES HOMMES AU-DELÀ DES INSTITUTIONS
47Les institutions scientifiques ne sont pas seulement des centres de recherche dont l’expertise et les résultats peuvent intéresser les entreprises (voire en susciter la création), elles sont aussi des lieux de formation des compétences individuelles et de construction du lien social. Le rapport à la mobilité géographique et les stratégies de recherche d’emploi des ingénieurs et cadres, si déterminantes dans le fonctionnement des zones supposées produire de l’innovation, sont fortement liées aux caractéristiques et à la localisation des instituts de formation. On ne peut analyser les marchés locaux du travail de ces catégories sans prendre en compte les écoles ou universités qui les ont formés. Un travail approfondi sur Toulouse et une comparaison avec différents sites (Grenoble, Aix-en-Provence et Sophia-Antipolis) permettent de saisir comment les trajectoires individuelles peuvent s’enraciner dans les systèmes scientifiques locaux et structurer les marchés locaux du travail, constituant à travers les stages en entreprise et les insertions professionnelles locales une multitude de liens entre les instituts de formation et les entreprises locales. Ces liens finissent par tisser une trame plus ou moins visible sur laquelle peuvent se construire des relations plus formalisées.
48Au-delà du marché du travail, la formation d’un milieu scientifique et technique associant des chercheurs et des ingénieurs a aussi un impact sur le territoire, à travers les modes de vie et les pratiques de cette population spécifique. En particulier, l’accès de cadres scientifiques à des responsabilités locales est corrélé à l’émergence de projets de développement économique fondé sur les technologies, ce qui se vérifie bien dans les cas de Grenoble et Toulouse.
49Les relations science-industrie s’inscrivent dans des jeux complexes entre réseaux individuels et relations entre organisations. Se pose alors la question des rapports entre ces deux niveaux de déploiement des relations sociales, mais aussi du statut de l'informel ou du privé dans la mise en relation des institutions scientifiques et des entreprises, ou plus généralement des organisations. Le dernier chapitre propose une théorisation des effets du territoire sur les relations individuelles et de l’articulation entre niveaux individuel et organisationnel. L’accent est mis sur la double nature des institutions scientifiques, à la fois productrices de savoirs et lieux de formation des hommes, qui fait qu’elles jouent un rôle déterminant dans la construction du lien social et la genèse des réseaux qui parcourent les systèmes locaux d’innovation.
Notes de bas de page
1 Numéro spécial de la revue Autrement en 1985 (n° 74, intitulé Technopolis), travaux comparatifs du GREMI sous la direction de P. Aydalot (1986), travaux sur la ZIRST de Meylan (de Bernardy et Boisgontier, 1987, 1988, Chanaron, Perrin et Ruffieux, 1986), sur Sophia-Antipolis (Gaffard, Perrin et al., 1987), Rennes-Atalante (de Certaines, 1988), Montpellier (Brunet et ai, 1988) et Toulouse (Lucas, Gilly et al, 1988, Grossetti, 1990, Jalabert et Dreulhe, 1987).
2 « Villes et technopoles - Nouvelle urbanisation, nouvelle industrialisation », Jalabert et Thouzelier, 1990.
3 « Colloque de recherche sur les technopoles et autres actions territoriales visant à favoriser les transferts de technologie ».
4 « Symposium européen de recherche sur les technopoles », Rennes, 5, 6 et 7 avril 1994.
5 L'expression « système local d’innovation » s’est progressivement imposée pour désigner de telles entités. Le terme « technopole », un temps adopté par les chercheurs, se révélant trop polysémique et chargé d’enjeux pour être utilisé sereinement. G. Benko (1991) opère une synthèse intéressante des réalisations, projets et discours (tenus par les acteurs comme par les chercheurs) associés au terme de « technopole ».
6 Pour M. de Bernardy et P. Boisgontier, « un territoire endogène innovant est un endroit plein de séduction qui attire le nouveau [...], un endroit plein de ressources propres qui permet à la nouveauté de fructifier via de multiples entrecroisements, et c’est aussi l’endroit d’où elle ressort, à la fois transformée et amplifiée ». Il est évident qu’il s’agit là d’une définition très métaphorique et que le problème est d’identifier ces « ressources » et ces « entrecroisements »...
7 La question de la proximité a fait l’objet d’un numéro spécial de la Revue d’économie régionale et urbaine (n° 3, 1993).
8 Ou adopté sans se référer à la sociologie des explications spontanément « holistes ».
9 Là encore toutefois, le piège de l’innovation fonctionne à plein et les enquêtes sur l’innovation technologique dans l’industrie menées par les services du ministère de l’Industrie donnent des résultats tellement surprenants (voir une exploitation de ces données dans M. Brocard et Y.A. Rocher, 1994, L’innovation dans les régions, Journées d’études « Les politiques technologiques régionales », St Etienne, mai 1994), que je ne les ai pas intégrés dans ce travail, bien que j’aie tenté de mettre en relation les données produites avec les éléments dont je disposais. Sans résultat : il n’y aurait selon ces enquêtes aucun lien entre l’innovation et les relations science-industrie, ce qui est en contradiction avec toutes les autres données dont on dispose. Il semble en fait que le principe même de ces enquêtes, qui consiste à demander aux entreprises si elles ont procédé à des innovations durant les cinq dernières années pose un problème de fiabilité des réponses, malgré tout le soin apporté à l’élaboration du questionnaire.
10 De la même façon, M. Callon, P. Larédo et P. Mustar (1994) distinguent cinq dimensions de la recherche : la production de connaissances certifiées et d’instruments, la formation, la participation au processus d’innovation économique, les actions de vulgarisation et valorisation de la science, la contribution à des actions d’intérêt général (santé, environnement, espace, etc.).
11 Comme par exemple pour la France les écoles des arts et métiers dont sont sortis tant de producteurs d’innovations techniques (Day, 1991).
12 Inventeur du téléphone, fondateur des laboratoires du même nom.
13 Tout en ayant fondé en 1955 une société, la Shockley Transistor Company, à Palo-Alto, contribuant ainsi au développement de ce qui s’apellera plus tard la Silicon Valley.
14 M. Callon et J. Law soulignent à juste titre que les analyses d’économistes, même lorsqu’elles s'efforcent d’entrer dans la « boîte noire » (N. Rosenberg, 1976) de la production des technologies, restent surtout centrés sur les rapports entre technologie et marché et que « l’endogénéïsation de la technologie (...) s’arrête au seuil des laboratoires qui concoctent en leur sein les grandes découvertes dont l’industrie se nourrira plus tard » (Michel Callon et John Law, 1989).
15 Projet de loi de finance pour 1994, état de la recherche et du développement technologique, 1993.
16 Le nombre des entreprises déclarant faire de la recherche a été multiplié par trois au cours des années 80 (OST, 1994).
17 Cette estimation est d’ailleurs certainement sous-évaluée à cause des « effets de siège » qui tendent dans de nombreux cas à localiser le partenaire en région parisienne alors que c’est d’un établissement local qu’est venue l’initiative de l’association.
18 Pour les sciences humaines par exemple, la sphère d’activité à prendre en compte pour repérer les équipes les plus orientées vers l’application est plutôt celle du monde des institutions publiques (ministères, collectivités locales, etc.).
19 Centre national d’études spatiales (CNES), Centre national d’études des télécommunications (CNET), Institut national de recherche agronomique (INRA), Institut national de recherche en informatique et automatique (INRIA), Institut national de recherche et d’études sur les transports et la sécurité (INRETS), etc. Le rôle de ces établissements est variable et souvent mal connu. Le CNES, par exemple, fonctionne plus comme une agence d’objectifs pour l’industrie que comme un centre de recherche alors que l’INRA et l’INRIA adoptent des modes de recrutement et de fonctionnement semblables à ceux du CNRS.
20 Même les grandes écoles recrutant sur concours comportent toujours une part non négligeable de bacheliers locaux (environ 10 % à l’École nationale supérieure de l’aéronautique et de l’espace à Toulouse par exemple).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001