Exil des cerveaux, déracinement et xénophobie : le cas des étudiants étrangers de l’université toulousaine (xixe s.-1940)
p. 213-224
Texte intégral
1À l’échelle nationale, l’accueil des étudiants d’ailleurs a comme objectif principal le rayonnement de la France à l’étranger, la propagation de son modèle par l’exportation d’un capital intellectuel et technique, dans le cadre d’une politique de soft power. Si cette propagation peut se faire par le biais d’étudiants réfugiés qui repartent dans leur pays, une fois la crise passée, ce n’est pas toujours le cas et l’accueil d’étudiants réfugiés peut avoir pour conséquence l’exil définitif des cerveaux. Il s’agit alors d’un échec pour les pays émetteurs qui perdent leurs élites, mais aussi pour les étudiants qui, à défaut de s’intégrer chez eux, choisissent de servir un autre pays. Ce processus est complexe puisqu’il s’agit de jeunes gens en train de se construire et chez qui s’opposent l’espoir d’un retour et l’attrait de la vie dans un pays moderne. Ce dilemme est encore compliqué par des contradictions françaises : d’un côté un accueil très large dans ses universités, conformément à la politique internationale de l’hexagone en termes de promotion de son offre de formation, et de l’autre la xénophobie ou l’antisémitisme qui prospèrent, en réponse à l’afflux des étudiants étrangers.
2Pour étudier ce phénomène, nous nous sommes particulièrement appuyée sur les dossiers de naturalisation, aboutissement de cet exil des cerveaux. Extrêmement riches, leur utilisation pose cependant à l’historien quelques problèmes. Le plus important d’entre eux consiste à extraire des centaines de milliers de dossiers, ceux qui concernent les personnes ayant fait leurs études en France. Si pour la période allant de 1814 à 1853, nous disposons d’une base de données nationale précieuse, pour les années postérieures, il faut extraire manuellement les dossiers intéressants puisque les actes de naturalisation ou la mention de la naturalisation dans le Journal officiel ne permettent pas d’identifier systématiquement les personnes ayant fréquenté une université, même si chaque décret indique la profession du naturalisé. C’est un travail difficile à l’échelle nationale mais réalisable à celle d’un département, avec la limite évidente que tous les étudiants ne se font pas naturaliser là où ils ont fait leurs études. Le département de la Haute-Garonne, scruté du début du xixe siècle à 1940, hôte de la deuxième ville universitaire de France et haut lieu de l’accueil des étudiants étrangers1, nous a semblé intéressant pour amorcer la réflexion sur le devenir des cerveaux en exil.
3Notre propos sera ici de réfléchir aux moments où la fuite des cerveaux devient définitive. Cette question concerne les étudiants, ou les anciens étudiants, et l’époque de leur exil où ils décident de se faire naturaliser. Elle concerne aussi la France et l’éventuel dispositif qu’elle met en place pour contraindre indirectement les cerveaux à faire cette démarche. Ce point amène donc à s’interroger sur la thématique de la récupération des élites en exil. Nous observerons particulièrement la façon dont les autorités françaises gèrent les tensions internes qui naissent de l’afflux des étudiants étrangers sur son sol, en nous demandant s’il y a concordance entre le discours officiel, y compris dans sa traduction juridique, qui commence dès la fin du xixe siècle à suivre l’opinion, et la réalité, c’est-à-dire la façon dont sont traités les dossiers de naturalisation.
LA SITUATION JUSQU’À LA FIN DU XIXE SIÈCLE
La France et ses réfugiés intellectuels
4Avant de pouvoir garder les cerveaux en exil, il faut les accueillir et il apparaît clairement que des dispositifs d’accueil sont mis en place, en sus de ceux qui valent pour tous les étudiants étrangers. C’est le cas par exemple pour les étudiants polonais à partir des années 1830. Ils bénéficient de subventions du gouvernement français et sont accueillis dans les facultés qui sont généralement très arrangeantes avec eux. C’est également le cas pour les étudiants russes fuyant le régime bolchevique. Vient ensuite la question de la législation. Les étudiants qui le souhaitent ont la possibilité, jusqu’en 1889, de demander une simple admission à domicile pour fixer leur résidence en France. Cette procédure, différente de la naturalisation, et instituée par l’article 13 du Code civil, est très attractive. Elle permet de sélectionner les étrangers installés en France et d’accueillir des hommes « vertueux et utiles ». Elle confère aux étrangers les droits civils, sans les soumettre à l’obligation militaire et les protège de leur pays d’origine si celui-ci les déclare déchus de leurs droits en raison de leur installation en France2. La naturalisation étant difficile à acquérir, ce statut reste très attractif, d’autant plus qu’il s’obtient sans délais et que ses effets sont immédiats.
5Si les étudiants étrangers veulent acquérir la nationalité française, ils doivent, depuis la Constitution de l’an VIII, avoir résidé dix ans en France et avoir fait la demande d’admission à domicile. Avant 1849, une simple déclaration de fixation de domicile, librement déposée auprès du maire, suffit pour faire courir le délai de dix ans. Après 1849, l’admission à domicile doit avoir été obtenue du gouvernement. Cela rend l’accès à la naturalisation plus difficile, puisqu’il faut une double autorisation, après enquête de l’État, et payer deux fois les droits de sceau. Il est également nécessaire que le Conseil d’État donne un avis conforme3. En 1867, le délai entre la demande d’admission à domicile et la naturalisation passe de dix à trois ans, mais les naturalisations restent difficiles à obtenir.
6Concernant l’exercice des professions, les diplômés étrangers peuvent théoriquement exercer une profession libérale, en vertu de la loi du 2 mars 1791. Pour les fonctions publiques, il faut avoir la nationalité française puisqu’il y a délégation partielle de la puissance publique.
Les étudiants polonais
7Alors qu’à l’échelle nationale, les étudiants naturalisés ou admis à domicile sont surtout issus des zones conquises par Napoléon Ier, à Toulouse ce sont les étudiants polonais réfugiés qui constituent les premiers naturalisés. Ces étudiants ont fui en 1830 puis en 1863 les répressions tsaristes qui suivent les révoltes polonaises. Ils choisissent généralement de retourner dès que possible en Pologne, comme le montre la base NAT : à l’échelle nationale, seulement 6 des 98 étudiants naturalisés entre 1814 et 1853 étaient Polonais. Sur les milliers d’exilés polonais, 1 114 se font finalement admettre à domicile ou naturaliser, dont 15 à 20 % de « cerveaux ».
8Les étudiants de Haute-Garonne ne sont pas pressés d’être naturalisés et ne se placent pas dans une démarche d’assimilation immédiate et planifiée. Ils suivent rarement la procédure prévue par la loi et ne pensent pas à demander l’admission à domicile. Ils se trouvent donc ennuyés au moment où ils prennent la décision de se faire naturaliser. C’est le cas du Polonais Hyppolite Smolenski, qui obtient un doctorat en droit en 1838. En 1842, il demande à être naturalisé quand il veut concourir pour la chaire de droit de la faculté d’Aix4. Cela fait alors dix ans qu’il habite en France mais n’a jamais fait la demande d’admission à domicile, préalable à la demande de naturalisation. Pour contourner cet oubli, ses soutiens avancent que les étrangers de talent peuvent être naturalisés après seulement un an de séjour. La procédure existe mais elle demeure exceptionnelle. Les étudiants polonais du xixe siècle, alors même qu’ils sont tous réfugiés en France et reçoivent des subsides du gouvernement français, n’éprouvent que très tardivement le besoin de se mettre en règle avec la législation en vigueur, certainement parce que leur retour leur semble imminent. Les autorités françaises qui leur versent des subsides pendant des années laissent faire. Mais au moment de la naturalisation, il est difficile de brûler les étapes. À part les réfugiés polonais, les naturalisations qui se font en Haute-Garonne à la fin du xixe siècle ne concernent pas les étudiants en exil.
9Il faut dire que la naturalisation pose un problème diplomatique. Même si on peut penser que l’État émetteur n’est pas mécontent de se « débarrasser » d’éléments gênants, la tension est nette avec l’Empire russe, comme en témoigne cette note du ministère des Affaires étrangères de 1911 à destination des préfets, rappelant que les sujets russes qui se font naturaliser sans la permission du Tsar, alors qu’ils ont plus de quinze ans et qu’ils n’ont pas satisfait à leurs obligations militaires, sont passibles des articles 325, 326 et 327 du Code pénal russe, qu’ils peuvent être poursuivis pour violation du serment de sujétion et passibles de la privation des droits civiques et du bannissement perpétuel. Si l’ancien sujet revient en Russie, il est arrêté et déporté et ses biens placés sous séquestre. Le gouvernement français ne peut alors rien faire, le gouvernement russe ne reconnaissant pas ces naturalisations. On l’aura remarqué, c’est le futur militaire qui est surtout concerné, plutôt que le cerveau.
Les modifications de la fin du XIXe siècle
10La législation évolue surtout avec la loi de 1889 qui instaure un droit du sol. Dès lors, « le droit républicain fonde la nationalité sur la socialisation plus que sur un acte volontaire et contractuel ; sur l’acquisition des codes sociaux, plus que sur l’origine ou le lieu de naissance5 ». C’est une évolution majeure pour les étudiants, qui fournira par la suite à leurs demandes un argument essentiel, celui du passage dans les établissements supérieurs français, qui garantit un haut degré d’intégration. La formule suivante : « il doit être considéré comme complètement assimilé, ayant fréquenté nos écoles » va se multiplier dans les rapports préalables à la naturalisation. À partir de cette date, l’étranger qui choisit de ne pas être naturalisé voit son statut abaissé par rapport à la situation antérieure. L’admission à domicile perd son caractère perpétuel (elle ne cessait avant qu’avec un décret du gouvernement) et est désormais limitée à cinq ans. « Dorénavant, elle n’est plus admise que comme premier acte de la procédure de naturalisation, pour l’accélérer puisque l’admis à domicile peut la demander trois ans après avoir obtenu son statut. Si après cinq ans, il n’a pas été naturalisé, il perd son statut et redevient simple résident étranger6 ». Si le candidat à la naturalisation n’est pas passé par ce statut, il doit avoir vécu en France pendant dix ans. Les « cerveaux en exil », comme les étrangers en général, sont donc incités à choisir plus rapidement si leur exil va devenir définitif ou non. En attendant, comme tous les étrangers, ils sont de plus en plus contrôlés.
11Parallèlement, les mesures de protection du travail national se développent, notamment avec la loi de 1893, qui oblige tout étranger (dont les artistes, les professeurs, les industriels) non admis à domicile pour y exercer une profession, un commerce ou une industrie, à remplir une déclaration. À Toulouse, bien que les naturalisations soient encore rares au xixe siècle, les tensions contre les étudiants commencent à se faire sentir, à l’instar de ce qui se passe à l’échelle nationale. Les étudiants en médecine, qui craignent la concurrence de leurs camarades étrangers, obtiennent le vote de la loi du 30 novembre 1892 qui impose la possession d’un diplôme français pour être médecin, chirurgien, dentiste ou sage femme7. Les restrictions portent sur le diplôme, soit sur le diplôme étranger, comme dans le cas des médecins, soit sur la nature du diplôme, avec en 1897 la création des diplômes d’Université. Ces DU ont pour objectif d’adapter l’offre de formation française au marché international de la formation, en réduisant la durée et la difficulté des études. Le but est bien là de favoriser la propagation du modèle français à l’étranger. Mais il s’agit aussi de protéger les titulaires d’un diplôme français (essentiellement les Français) puisque ces DU n’ont pas la même valeur que les diplômes nationaux. Remarquons cependant que ces mesures s’attaquent au diplôme, pas aux personnes, et qu’en aucun cas les étudiants étrangers ne sont exclus des diplômes nationaux. À la faculté de droit de Toulouse par exemple, les étudiants étrangers s’inscrivent encore pour 45 % des primo-entrants en baccalauréat en droit (diplôme d’État) pour 36 % en première année de licence d’Université.
12Comme le souligne Patrick Weil, à la fin du xixe siècle, c’est bien « une nouvelle hiérarchie (qui) est établie entre Français et étrangers, qui est censée réévaluer la nationalité française et inciter l’étranger à la solliciter. Parmi les requérants, on sélectionnera ceux que l’on en juge dignes »8.
LES BOULEVERSEMENTS DE L’APRÈS PREMIÈRE GUERRE MONDIALE
La porte ouverte aux étrangers titulaires d’un diplôme français
13L’hémorragie démographique de la guerre de 1914-18 va tout changer. La loi de 19279, qui vise 100 000 naturalisations par an, permet d’être naturalisé après une résidence ininterrompue de trois ans en France. Son article 6 § 2 dispense les étrangers titulaires d’une licence, d’un doctorat ou d’un diplôme de pharmacien10, délivré par une faculté française, de deux ans de résidence. Même sans cet article, la loi favorise déjà la naturalisation des étudiants qui effectuent les trois années requises en suivant la licence. La loi valorise la socialisation effectuée par les facultés de la République, gage important d’intégration.
14Ces facilités faites aux étudiants accélèrent leur insertion professionnelle partout où la nationalité française est incontournable. Concernant la profession d’avocat par exemple, la loi de 1920 exige formellement la qualité de Français pour exercer la profession d’avocat (Les étrangers titulaires des diplômes français peuvent passer l’étape de l’admission à la profession et donc prêter serment mais ils ne peuvent faire leur stage ou exercer).
Les étudiants étrangers naturalisés en Haute-Garonne (1918-1930)
15Qui sont ces étudiants ou anciens étudiants qui obtiennent la naturalisation en Haute-Garonne ? Il s’agit pratiquement toujours d’hommes, généralement naturalisés à la première demande. À 63 % ils sont juifs, originaires essentiellement de Pologne, mais également de Roumanie ou de Lituanie. On note aussi la présence d’étudiants russes réfugiés en France.
16Peut-on dire que la violence du déracinement favorise un changement de nationalité plus rapide ? Il semble que non. Dans le cas des Polonais non juifs du xixe siècle, dont la fuite a été longue et pénible, ou dans celui des Russes pendant l’entre-deux-guerres, on ne remarque pas une accélération du processus. La violence du départ n’entame pas l’espoir que la crise est passagère et que le retour est possible, alors que l’existence d’un système pérenne de discrimination rend l’espoir plus difficile. Et même si le voyage se fait plus tranquillement en train ou en bateau, l’étudiant discriminé qui part, sait davantage que son voyage risque d’être sans retour.
17La naturalisation peut donc concerner des jeunes gens qui ont combattu et fui dans des conditions terribles, des enfants devenus grands qui sont partis en exil avec leurs parents, ou des personnes qui mettent plus de temps à prendre leur décision. C’est le cas de Léa Rosenstein, dont la famille est dispersée en Europe : après des études à Paris et à Toulouse, elle retourne en Russie de 1915 à 1922. À cette date, après avoir connu les débuts du régime bolchevique, elle revient à Toulouse où elle exerce comme chirurgien-dentiste et est naturalisée en 1928, avec le soutien du Pr Ducoing. Elle n’est pas seule dans ce cas et les allers et retours sont fréquents, le temps d’évaluer si l’exil s’impose ou pas. Bien qu’encore jeunes, ces étudiants en exil ne suivent pas forcément leurs parents, comme Max Cwik, étudiant en médecine à Toulouse puis à Paris, naturalisé quatre ans après son arrivée en France, alors que ses parents, Ovchi et Rebecca, se sont installés aux États-Unis.
18Tous ces étudiants sont très largement issus des rangs des instituts de la faculté des sciences. Ce sont d’abord des ingénieurs (65 %) ou des médecins (15 %) qui sont naturalisés et qui trouvent à s’employer dans l’industrie toulousaine ou les centres médicaux. À 50 %, ils sont titulaires de leur diplôme de fin d’études.
19Quand le diplôme n’est pas acquis, le doyen est sollicité pour garantir le sérieux du postulant. Le passage dans les facultés comme l’avis des autorités universitaires ou des professeurs sont essentiels, même si les autorités s’intéressent aussi à la moralité des postulants, à leurs opinions politiques, à leur capacité à accomplir leur service militaire et à la perte de l’espoir de retour dans le pays d’origine. Dès lors, ce qui pourrait s’opposer à l’aboutissement de la demande trouve généralement une solution, notamment la question du paiement des droits de sceau. Même les réserves de la police peuvent être écartées.
20Cette loi de 1927 qui favorise les diplômés a cependant ses détracteurs, comme Jean-Paulin Niboyet, qui trouve que la France est déjà trop riche en cerveaux et que les universités sont déjà trop surpeuplées. Il pense également que les professions libérales exercent en France une influence considérable et qu’il convient donc de les réserver aux nationaux d’origine ou aux naturalisés de vieille date11. D’autres disent le contraire et le débat n’est pas clos.
LA CRISE DES ANNÉES TRENTE ET LA REMISE EN CAUSE DES NATURALISATIONS
Les mouvements étudiants et le changement de la loi
21Avec la crise économique du début des années Trente, il rebondit. La politique de l’immigration qui se durcit à partir de 1932 est très désordonnée selon les secteurs et les mesures sont diversement appliquées. Il est remarquable que dans ce contexte la différence soit toujours faite entre le réfugié et l’immigré12, et la fermeture de l’immigration décidée en 1934 ne s’applique pas à eux, alors même que le flot s’accélère à partir de 1933. Le 2 mai 1938, un décret-loi leur garantit d’ailleurs une protection particulière. Pourtant, cet accueil est impopulaire, d’autant plus que la plupart de ces réfugiés sont juifs. René Martial considère par exemple qu’ils sont difficilement assimilables parce qu’ils ont une psychologie de métis, anxieux et instables13. Georges Mauco quant à lui, prône la différenciation entre l’immigration choisie et celle subie, qui est celle des réfugiés.
22Grâce à une enquête diligentée en 193214 par le maire de Toulouse, pour faire le point sur les naturalisations accordées aux diplômés des facultés toulousaines15, on peut mesurer l’évolution de l’opinion dans les facultés de la ville sur les étudiants étrangers. On leur reproche de parler imparfaitement le français, de ne pas s’intégrer à la collectivité nationale, de nourrir généralement des sentiments hostiles envers la France. On déplore leur « désinvolture, leur manque de tact, leur attitude personnelle dépourvue d’élégance ». À la faculté de médecine, on estime que les mesures qui régissent la transformation du DU en diplôme d’État protègent suffisamment le médecin français et qu’il peut y « avoir intérêt à naturaliser les éléments de valeur reconnue, susceptibles de faire honneur à la science française, et ceux-là seulement ». À l’Institut électrotechnique, on trouve que seuls les éléments moyens ou médiocres restent en France et qu’il faut envisager des mesures pour protéger les ingénieurs français contre les étrangers qui acceptent des salaires inférieurs. L’Institut craint qu’en cas de mobilisation, il s’avère dangereux de confier des installations électriques à des naturalisés dont on ne serait pas sûrs. Le président des anciens de l’Institut de chimie place lui le débat sur le terrain racial et tient des propos antisémites.
23Partout en France, les étudiants se mobilisent contre leurs camarades étrangers. Face à l’arrivée des réfugiés d’Europe de l’Est déjà diplômés qui obtiennent des diplômes français par le jeu des équivalences, les étudiants en médecine se mobilisent à nouveau sous des slogans tels que « La médecine aux Français » ou « À bas les métèques », et ils obtiennent le vote de la loi du 21 avril 1933 (dite loi Armbruster) qui écarte complètement les étrangers de l’exercice de la médecine en France. Une étape supplémentaire est franchie quand les étudiants en droit, jusque-là moins virulents envers leurs camarades étrangers (puisqu’il faut être Français pour devenir notaire, avoué ou magistrat), s’en prennent aux naturalisés, par peur de l’afflux des diplômés allemands. Ils se mobilisent et obtiennent en juillet 1934 une loi qui déclare l’étranger naturalisé incapable, pendant dix ans à compter du décret de naturalisation, d’être nommé à des fonctions publiques rétribuées par l’État, par une personne morale de droit public (commune, département, colonie, établissement public), inscrit à un barreau ou nommé titulaire d’un office ministériel. Les étudiants en médecine obtiennent la même chose le 26 juillet 1935 pour les professions médicales16 après une forte mobilisation à laquelle les étudiants toulousains se sont associés, en faisant grève.
Bilan des naturalisations en Haute-Garonne
24Il est incontestable qu’un coup de frein important est donné aux naturalisations des étudiants ou des diplômés des facultés toulousaines à partir de 1931 en Haute-Garonne puisque près de 45 % des demandes présentées sont rejetées et ne sont pas réexaminées favorablement jusqu’en 1940. C’est ce qui arrive à la Lettone Fogel Meerowitch, étudiante en doctorat en droit dont la demande est ajournée en 1934 et 193617, victime de ne pas être apte au service militaire en tant que femme, de la loi de 1934 qui lui enlève l’espoir d’exercer une profession en relation avec son niveau d’étude et du contexte d’abondance de diplômés. Mais, force est de constater aussi que les naturalisations d’étudiants réfugiés n’ont jamais été aussi nombreuses et celles de 1931 à 1940 représentent 71 % de celles accordées aux étudiants depuis le début du xixe siècle. C’est d’ailleurs conforme à ce qui se passe à l’échelle nationale puisque, comme l’a montré Patrick Weil, « le bureau du Sceau continue à naturaliser deux à trois fois plus qu’avant 1927 », même si la majorité des demandes est rejetée18.
25Qui sont ces étudiants naturalisés ? Ils sont majoritairement juifs, à 52 %. Les autres sont soit orthodoxes, soit catholiques, ou n’ont pas de religion repérable. Géographiquement, les naturalisés viennent pour 27,5 % d’entre eux de Roumanie, pour 17,3 % de Pologne, de 13 % de Russie (suite des naturalisations des Russes blancs) et pour 7 % d’Espagne. Ils sont toujours majoritairement issus des instituts techniques de la faculté des sciences (31 % de l’Institut électrotechnique, 11 % de celui de chimie…). Les étudiants de la faculté de droit naturalisés sont toujours au même niveau (9 %). Si on prend le cas des médecins pour lesquels Patrick Weil précise qu’à l’échelle nationale très peu obtiennent la naturalisation19, on relève en Haute-Garonne, pour la seule période de 1930 à 1940, dix-huit naturalisations de médecins ou d’étudiants en médecine, ce qui fixe la part des étudiants ou anciens étudiants de la faculté de médecine à 25 % des naturalisés. L’argument de l’encombrement des professions est loin d’être appliqué systématiquement, comme c’est le cas en 1933 pour le Polonais Chil Wajsbort, étudiant en pharmacie. Le maire se prononce contre la naturalisation en raison du motif habituel de la saturation de la profession, mais le jeune homme est quand même naturalisé.
26Comme lui, beaucoup obtiennent la nationalité française, alors qu’ils sont encore étudiants. C’est le cas du Roumain Eisig Schmerler-Mayer, ancien élève de l’école de commerce de Vienne, qui réside en France à partir de 1929, s’inscrit à la faculté de droit en 1930 et obtient la nationalité française en août 1934, alors qu’il prépare son doctorat. L’étudiant juif, dont les parents, Salomon et Kreize, sont restés en Roumanie, prend vite la décision de ne pas retourner vivre dans son pays d’origine, où la situation de ses coreligionaires est des plus difficiles. C’est le cas aussi de Nurdka Turower. Né en 1910 à Sochaczek en Pologne, il arrive en France en 1928 et s’inscrit à la faculté de droit en 1930. Il obtient sa licence en 1935 puis deux DES en 1937. Il est naturalisé en 1933, alors qu’il n’est encore qu’au tout début de son cursus. Dès 1931, la famille Turower veut s’installer en France et arrive en deux temps. C’est lors d’un deuxième voyage de vacances en Pologne que l’étudiant en droit revient avec sa mère en octobre 1931. Ils sont ensuite rejoints par le père et le petit frère, Samuel qui sera lui naturalisé en 1940 alors qu’il s’apprête à passer le concours d’entrée à l’école polytechnique20.
27Mais il est également fréquent que les postulants doivent renouveler leur demande plusieurs fois, très souvent au motif que les études ne sont pas achevées ou qu’il faut posséder tel ou tel diplôme national. C’est le cas pour le Polonais Léon Gelber21, dont la candidature est ajournée en avril 1936, à la demande du doyen de la faculté de médecine, le temps que son DU soit transformé en diplôme d’État et qu’il ait acquis le baccalauréat français, ce qui est chose faite peu de temps après. Le soutien des enseignants est toujours très précieux. Dans le cas d’Efim Sribnai, dont la demande a été ajournée, c’est l’appui du Dr Paul Gilhem, professeur à la faculté, qui amène le préfet à transmettre à nouveau le dossier au ministre et qui permet au jeune homme d’être naturalisé quelques mois plus tard.
28Ceux qui n’essaient pas de se soustraire aux obligations militaires mettent toutes les chances de leur côté. Avec l’approche de la guerre, les dossiers des étudiants sont de plus en plus marqués du tampon « urgent. Service militaire » et la phrase pré-inscrite dans les formulaires évaluant le risque de concurrence sur le marché du travail est de plus en plus barrée pour être remplacée par une formule plus favorable. C’est ce qui permet à Isaac Orekin, né en 1904 à Varsovie, d’être naturalisé en 1939, pour raisons militaires, trois ans après avoir obtenu son diplôme d’ingénieur à l’Institut électrotechnique de Toulouse. Sa famille symbolise parfaitement l’exil de la diaspora juive puisque Isaac, marié avec une compatriote et coreligionnaire, a un frère médecin en France, une sœur à Tel Aviv et deux sœurs à Varsovie. Sa femme a un frère installé en Argentine, un autre en Palestine, et trois sœurs qui sont restées en Pologne.
29À la fin des années Trente, on observe également le raccourcissement des délais entre l’arrivée en France et la naturalisation, comme au temps de la loi de 1927. Cela est dû à la convergence de deux éléments. D’une part la pression qui pèse à l’étranger sur certaines communautés et la peur d’être appelé sous les drapeaux du pays d’origine, font que la prise de décision de l’étudiant est plus rapide. D’autre part, les impératifs militaires français amènent les autorités à naturaliser rapidement dans la perspective du conflit qui s’annonce. L’étudiant roumain Motel Sraer22 en est l’exemple type puisqu’il est naturalisé trois ans seulement après son arrivée en France. L’administration pousse même les individus dispensés de service militaire, pour une raison ou une autre, à demander leur incorporation pour favoriser leur naturalisation.
30Malgré le dispositif juridique mis en place contre les diplômés étrangers, les réfugiés continuent donc d’être naturalisés et cette situation fait toujours l’objet de débats, notamment concernant les juifs étrangers. En 1939 par exemple, la Direction de la Sûreté Nationale et le ministère de l’Intérieur envisagent d’utiliser les qualifications artisanales et industrielles des juifs au service de l’intérêt économique national. G. Mauco, déjà cité, s’y oppose vigoureusement : « La France devient un pays de cadres de qualité. L’immigration étrangère est donc une nécessité pour la France, mais une immigration ouvrière et paysanne, une immigration de complément. Par contre, toute immigration se dirigeant vers les villes, vers les activités de « cadres » : professions libérales, commerciales et même artisanales ne correspond pas à un besoin […] Cette immigration a commencé avec l’arrivée des réfugiés russes et arméniens. Elle s’est grossie dès l’après-guerre vers 1920 des minorités israélites, polonaises, roumaines et hongroises, qui s’est depuis poursuivie sans arrêt. Plus récemment sont venus les réfugiés d’Allemagne, Autriche, Tchécoslovaquie, presque tous non ouvriers et groupés dans les villes […]23 ».
31En conclusion, on peut donc dire que, bien que la France ait eu pour objectif principal en accueillant des étudiants étrangers de propager son modèle et donc d’accroître son influence, elle a également par ce biais assimilé une part non négligeable des élites étrangères en mobilité étudiante. Or parmi celles-ci, c’est bien évidemment les migrants intellectuels contraints qui étaient le plus susceptibles de rester sur son territoire, une fois l’exil accepté parce qu’incontournable et l’espoir de retour fortement atténué. Peu à peu, la limitation des avantages du statut de l’admission à domicile, les facilités de naturalisation faites aux diplômés, l’organisation du système professionnel français où la possession de la nationalité française était essentielle, ont fait que ceux qui étaient passés par les facultés de l’hexagone devaient faire leur choix plus rapidement et rompre définitivement avec leur pays d’origine. Bien que les discours et la législation se soient durcis avec la crise des années Trente, en réponse aux inquiétudes des diplômés français, il est remarquable que cette situation ait perduré, en dépit d’un ralentissement réel bien que relatif si l’on regarde les chiffres absolus, ralentissement au demeurant vite atténué par la perspective de la guerre.
32Celle-ci terminée, le flot d’étudiants réfugiés reprendra de plus belle, toujours alimenté par les étudiants d’Europe de l’Est fuyant l’avancée des régimes communistes, mais également par tous les conflits de la deuxième moitié du xxe siècle.
Notes de bas de page
1 À la fin des années 1920, ils représentent 27 % des effectifs.
2 Weil (Patrick), Qu’est-ce qu’un Français ? Paris, Grasset, 2002, p. 41.
3 Ibid. p. 66.
4 Arch. dép. Haute-Garonne, 6M621, dossier de naturalisation d’Hippolyte Smolenski (1842-43).
5 Weil (Patrick), op. cit., p. 61.
6 Ibid. p. 59.
7 Slama (Serge), « Statut juridique de l’étudiant étranger en France et protection du travail national, contre la concurrence étrangère (1890-1940) », Colloque Étudiants sans frontières, Château de Coppet, 2003.
8 Ibid., p. 88.
9 Cf. Weil (Patrick), op. cit., p. 94.
10 Waxin (Marie), Statut de l’étudiant étranger dans son développement historique, thèse pour le doctorat, Université de Paris, Amiens, Impr. Yvert & Cie, 1939, p. 259.
11 Niboyet (Jean-Paulin), Traité de droit international privé, Paris, Sirey, 1938, p. 271, 287, cité par Waxin (Marie), op. cit.
12 Weil (Patrick), op. cit., p. 88.
13 Martial (René), Les métis, cité par Weil (Patrick), op. cit., p. 89.
14 Arch. mun. Toulouse, 95W96, lettre du ministre de la Justice au préfet de la Haute-Garonne du 17 novembre 1932.
15 Dans le cadre de la grande enquête de 1932 qui fait le point sur les 350 000 naturalisations accordées depuis 1927.
16 Ibid.
17 Arch. mun. Toulouse, 95W194.
18 Weil (Patrick), op. cit., p. 91.
19 Il y a alors 750 médecins étrangers en France pour 25 000 praticiens, ibid., p. 90.
20 Arch. dép. Haute-Garonne, 6M712.
21 Arch. dép. Haute-Garonne, 6M664.
22 Arch. dép. Haute-Garonne, 6M687.
23 Cité par Weil (Patrick), op. cit., p. 88 (AN, F60/493).
Auteur
Caroline Barrera enseigne l’histoire contemporaine au centre universitaire Champollion d’Albi. Elle travaille sur les étudiants étrangers et les relations entre universités au XIXe siècle.
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L’aménagement de l’espace en Languedoc méditerranéen (xiie - xve siècle)
Jean-Loup Abbé
2006
L’Espagne contemporaine et la question juive
Les fils renoués de la mémoire et de l’histoire
Danielle Rozenberg
2006
Une école sans Dieu ?
1880-1895. L'invention d'une morale laïque sous la IIIe République
Pierre Ognier
2008