Octobre
p. 441-450
Texte intégral
11er-2 octobre. Comme d’habitude, j’ai rédigé un document, inséré dans le dossier des entretiens, qui est le compte rendu officiel de mes contacts avec Hitler et les autres personnalités du Reich.
2Je rapporte ici quelques impressions. J’ai trouvé Hitler très serein, presque détendu. À Salzbourg, la fatigue de cet homme apparaissait clairement, décidé à l’action mais pas encore sûr de ses moyens et de ses calculs. Maintenant, il semble absolument sûr de lui. L’épreuve surmontée l’a renforcé pour les épreuves futures. Comme à son habitude, il était vêtu d’un pantalon noir et de la veste vert-de-gris. Le visage portait les traces des fatigues récentes mais cela ne se répercutait pas sur la vivacité de l’esprit. Hitler a parlé pendant presque deux heures et a cité chiffre sur chiffre sans se référer à des notes1. À propos des relations avec l’Italie, il m’est apparu qu’il n’avait pas changé. Le passé est le passé : désormais, il regarde l’avenir et cherche à nous avoir avec lui2. Mais je dois dire que toute allusion à une collaboration militaire a été faite avec une absolue discrétion3. Ce qui m’a le plus impressionné est sa certitude en la victoire. Ou il est fou ou – vraiment – c’est un génie. Il trace des plans d’action et précise les dates avec une certitude qui n’admet pas de contradiction. Aura-t-il raison ? À mon avis, la partie ne sera pas aussi simple qu’il le croit : la France et l’Angleterre ont encore beaucoup à dire. Si c’est la guerre, ce sera une guerre impitoyable. Les yeux d’Hitler ont des lueurs sinistres lorsqu’il fait allusion à ses moyens et à ses méthodes de lutte. Je reviens d’Allemagne, renforcé dans ma conviction que les premiers mois permettront aux Allemands de croire en la victoire mais que plus le temps passera, plus ce sera dur.
3Ribbentrop ne dit rien de nouveau, ni rien de personnel. Il est l’écho amplifié des paroles et de la pensée d’Hitler. Maintenant, il est possédé par la russophilie. Il s’exprime avec tant d’impudence grossière en faveur des communistes qu’il laisse perplexe celui qui l’écoute4.
4Le peuple allemand est résigné et résolu. Il fera la guerre et la fera bien, mais il aspire à la paix. Les applaudissements dont j’ai été l’objet révèlent clairement cet état d’esprit.
5Tous les Italiens vivant en Allemagne haïssent les Allemands de tout cœur. Mais ils sont, sans exception, convaincus qu’Hitler remportera la guerre.
6Goering n’est pas apparu : la tragi-comédie du Collier de l’Annonciade manqué continue5. Nous risquons, en 1939, d’avoir une seconde affaire du collier6.
73 octobre. Je remets au Duce mon rapport et je lui rapporte verbalement tous les détails. Il ne partage pas la sûreté d’Hitler en la victoire : les Français et les Anglais tiendront. Il se base sur les informations que lui donnent nos militaires, et puis – pourquoi le cacher – il y a en lui une pointe d’aigreur pour la rapide ascension d’Hitler. Un coup d’arrêt lui plairait beaucoup et, en l’espérant, il le pronostique. Quoi qu’il en soit, rien ne peut venir changer, pour plusieurs mois, notre position de neutralité et de préparation.
84 octobre. Mussolini me parle pour la première fois, depuis six ans, de liquider Starace. Je l’encourage sur cette bonne voie et le nom de Muti est évoqué pour la succession. Muti est un homme valeureux et fidèle, encore inexpérimenté de la chose publique mais plein d’un talent naturel et volontaire. Il pourrait bien faire s’il est nommé. En tout cas, le successeur de Starace aura un grand succès initial par le seul fait qu’il est le successeur de Starace, tant détesté et méprisé par les Italiens.
9Entretien avec les ambassadeurs de France et d’Angleterre. Je donne quelques informations sur mes entretiens de Berlin. En accord avec Mussolini, je fais comprendre que les conditions sont dures, peut-être acceptables, mais dures. Au fond, le Duce préfère que les géants européens se battent entre eux, et quoique l’on dise de notre bonne volonté de paix, il préfère que je jette, avec mesure et prudence, un peu d’huile sur le feu.
105 octobre. Hitler nous fait savoir que, demain matin, il nous fera parvenir le texte du discours qui sera prononcé à 12 heures. Selon Attolico, il semble que l’on ait voulu sauver quelque peu les formes au sujet de la Pologne. Il est certain que demain est une journée cruciale : la paix ou la guerre. Je ne serai pas surpris par une plus grande souplesse de la part d’Hitler. Tout en étant décidé à faire face aux événements, ce qui reste en lui de socialiste le fait hésiter devant le grand massacre. Pas Ribbentrop : c’est un aristocrate, ou pire encore, un parvenu7. Le sang du peuple ne le préoccupe pas. Mais Hitler est différent : c’est un ouvrier. Il ressent encore une certaine répugnance à verser le sang. Il préfère les victoires sans effusion de sang, et c’est pour cela que je pense qu’il existe encore une lueur d’espoir.
116 octobre. J’accompagne von Mackensen chez le Duce pour la remise de la copie du discours d’Hitler. Le Duce parle sur un ton très cordial et dit à l’ambassadeur d’Allemagne que la préparation militaire italienne se déroule à un rythme rapide et sûr. Au printemps, il sera en mesure – si la guerre continue – d’apporter de l’aide et non de la demander8.
12Restés seul, le Duce lit le discours d’Hitler et le commente très favorablement : il le juge habile et émotif au point de pouvoir vraiment déterminer un changement de la situation internationale9. Il s’en persuade de plus en plus, au point qu’il me téléphone en soirée pour me dire que, selon lui, la guerre est désormais terminée.
13Je ne partage pas cet optimisme. Il ne fait aucun doute que le discours jettera un trouble dans les esprits du camp adverse qui est déjà divisé et traversé par des courants pacifistes. Mais que donne Hitler si ce n’est de bonnes paroles ? Et que valent-elles ? J’ai encore assez d’estime pour la France et l’Angleterre pour ne pas croire qu’elles puissent tomber dans le piège. La guerre ne se termine pas aujourd’hui : elle commencera d’ici peu.
147 octobre. Les premières réactions au discours d’Hitler arrivent. Quoique défavorables, je ne leur trouve pas cette violence qui serait justifiée par le fond très négatif du discours. Même l’ambassadeur de Pologne, ce matin, tout en confirmant du bout des lèvres sa vieille intransigeance, ne semble pas repousser à priori la discussion sur les propositions allemandes.
15Mussolini voudrait faire quelque chose pour entrer dans le jeu. Il se sent exclu et il en souffre. Le moment viendra mais, actuellement, il convient de ne pas prendre d’initiatives qui auraient trop peu de chance de succès.
16J’ai donné au Duce le curriculum vitae de Muti : il en a été impressionné. Il est digne d’un guerrier du haut Moyen Âge.
178 octobre. Rien de neuf si ce n’est un raidissement toujours plus fort dans les réactions franco-britanniques. Seules deux voix se sont élevées en Angleterre en faveur de la conférence proposée par Hitler : celle de Lloyd George et celle de Bernard Shaw10. Ceci prouve par l’absurde que les propositions d’Hitler sont jugées absolument inacceptables par les Anglais.
189 octobre. Ce matin, le Duce était déprimé comme je ne l’avais jamais vu. Il se rend compte désormais que la poursuite de la guerre est inévitable et ressent tout le malaise de devoir en rester au-dehors. Chose exceptionnelle chez lui, il s’est confié à moi : « Les Italiens, a-t-il dit, après avoir entendu pendant 18 ans ma propagande guerrière, ne peuvent comprendre comment je peux, alors que l’Europe est en flammes, devenir le héraut de la paix. Il ne peut y avoir d’autre explication que l’impréparation militaire du pays dont ils me rendent également responsable, moi qui ai toujours proclamé la puissance de nos forces armées. » Il s’en est pris à Hitler qui l’a mis dans une situation telle « qu’elle briserait beaucoup d’hommes et qui pourrait faire fléchir même un homme comme le Duce ». Il a raison. Il n’y a rien à objecter. Dans le pays, on murmure contre tout et tous, lui compris. Mais il a toujours été de bonne foi : il a été trompé par quatre ou cinq individus qu’il a eu tort de placer trop haut et qu’il n’a pas encore durement sanctionnés.
19J’ai le cœur serré : Maria va mal. Elle était frêle dans son lit et aussi blanche que de l’ivoire. Que Dieu la sauve. Je l’aime beaucoup : elle est le dernier lien avec ma jeunesse qui s’éloigne désormais.
2010 octobre. J’écoute le discours de Daladier à la radio. Il me semble fermement intransigeant, même si la forme est mesurée et correcte11. Mussolini n’est pas de cet avis. Il téléphone sur un ton plutôt satisfait que « les Français se préparent à faiblir ». Franchement, je ne suis pas de cet avis. Nous verrons.
2111 octobre. Les commentaires sur le discours de Daladier confirment ma première impression d’intransigeance. Mussolini lui-même n’en parle plus. François-Poncet est lui aussi d’avis que désormais la guerre ne sera plus suspendue et que les opérations auront, d’ici peu, une ampleur beaucoup plus grande. Il ne cache pas la difficulté de l’entreprise mais il a foi dans la victoire de la France. C’est une foi sincère. Je sens bien un accent de conviction dans ses paroles12.
22L’Allemagne crée encore mille difficultés pour l’évacuation des Allemands du Haut-Adige. Chaque jour, leur requêtes et leurs prétextes augmentent : ils demandent – sérieusement – d’emporter jusqu’aux serrures et aux poignées de porte. En attendant, la situation est localement un peu plus inquiétante : les personnes qui savent qu’elles doivent partir commencent à se considérer quelque peu hors-la-loi. Quelques incidents ont déjà eu lieu13. J’appelle Mackensen et lui demande de traiter la question sur un plan politique. Il est nécessaire de faire vite : les Italiens suivent avec beaucoup d’intérêt ce problème et ne trouvent pas tous ces retards justifiables, d’autant plus que dans les États baltes, les Allemands – sous la pression russe – ont évacué 80 000 hommes en quelques heures.
2312 octobre. Bombelles envoie un rapport intéressant sur la situation en Croatie. L’agitation est forte et l’argent que nous avons donné l’a intensifiée, au point que des incidents ont éclaté entre recrues croates et officiers serbes. Il juge la situation mûre à brève échéance pour notre intervention. J’en parle avec le Duce. Je pense aussi que le coup en Croatie doit être fait mais en accord, ou du moins sans heurt, avec la France et l’Angleterre. On doit faire comprendre à ces gens que c’est dans leur intérêt que nous barrons la route aux Allemands et que nous sauvons la Hongrie de la double pression germano-russe. Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire de se hâter. Cette opération réussira mais doit être conduite comme l’opération albanaise.
24Chamberlain parle : il ne me semble pas que son discours contienne des éléments nouveaux par rapport à celui de Daladier. La première impression est même d’une intransigeance encore plus accentuée14.
2513 octobre. Le discours de Chamberlain fait même s’évanouir les espérances des pacifistes les plus obstinés. On reconnaît, dans la voix du vieil homme d’État, le traditionnel esprit de décision britannique. Même le Duce, après avoir lu le texte originel, conclut que toute possibilité d’entente est désormais évanouie. Il se préparait à faire quelques déclarations mais les suspend pour le moment. Il fait bien : c’est le moment de se taire.
26En Allemagne, le discours a été accueilli avec indignation et fureur. Attolico télégraphie que celui-ci a résonné comme un cri de guerre15 et c’est dans des termes analogues que s’est exprimé von Mackensen qui est venu demander, au nom de Ribbentrop, l’appui de notre presse à propos de quelques points particuliers de la polémique. Mackensen est plutôt déprimé et, outre tous les efforts qu’il accomplit, il ne réussit pas à cacher totalement sa profonde antipathie pour Ribbentrop qu’il juge être le grand responsable de la guerre.
2714-15 octobre. Rien de nouveau.
2816 octobre. Dans l’après-midi, le Duce s’épanche longuement sur la situation des forces armées : tout se paie à la fin et la situation connue de tous ne peut plus être occultée, même à lui. Il a finalement dit qu’il veut renvoyer Pariani et Valle. Il serait temps ! Il a également dit qu’il n’y aura aucune possibilité d’entrer en guerre avant la fin de juin ou de juillet et que, même à cette période, nous n’aurons au maximum que trois mois de réserves. Dans de telles conditions, c’est une folie de penser au conflit. Il faut savoir attendre et je suis sûr que le Duce, même s’il souffre la mort dans sa position actuelle, saura attendre tant que l’intérêt du pays le lui conseillera.
29Dans le monde, un lourd silence annonce de mauvaises nouvelles. Quand les Allemands s’enferment dans un recueillement farouche, ils préparent leur coup. Je crois que d’ici peu, le canon tonnera véritablement. Le Duce a été impressionné par quelques documents sur la Russie et veut faire une campagne de presse pour expliquer aux Italiens que le bolchevisme est mort et qu’il a fait place à une espèce de fascisme slave. Je cherche à l’en dissuader. L’amitié russe est une potion que les Italiens n’avaleront pas facilement, surtout si on la leur sert dans un flacon allemand, comme ce serait le cas.
3017 octobre. La santé de Maria s’est aggravée au point que les médecins désespèrent désormais de la sauver. Que la Madone accomplisse un miracle ! Rien n’est plus triste que de voir s’éteindre lentement une jeunesse qui était seulement pureté et bonté. Le Destin, cette année, m’a durement éprouvé.
3118 octobre. La nuit a été tragique. La fin de Maria semblait imminente et inévitable. Puis elle s’est remise et l’amélioration s’est maintenant accentuée. C’est un fil tenu d’espérance mais il est inutile de le couper encore. La Grâce de la Vierge est peut-être descendue sur une créature qui la mérite pleinement.
32Hitler a envoyé l’ambassadeur porter ses vœux pour la santé de Maria et Ribbentrop a télégraphié.
33Avec Clodius, j’ai défini les ultimes clauses de l’accord pour le Haut-Adige qui sera signé d’ici demain. J’ai encore cherché à contenter quelques-unes de ses requêtes de nature économique et pour faciliter le transfert. Je suis d’avis qu’il convient de faire tout ce qui est possible en faveur des Allemands afin d’éviter de devoir leur prêter une assistance militaire16.
34Le Duce confirme son intention de procéder à un changement de garde à la tête du Parti, en remplaçant Starace par l’excellent Muti. Mieux vaut tard que jamais.
3519 octobre. La santé de Maria continue de s’améliorer avec régularité et ceci nous permet d’avoir bon espoir.
36La France et l’Angleterre ont signé l’accord avec la Turquie. La chose ne me déplaît pas car l’Allemagne perd un point. Poncet téléphone pour me dire – au nom de Paris – que l’accord n’a aucun caractère anti-italien mais qu’il a pour seul but de maintenir le statu quo en Méditerranée orientale17. Je ne sais pas ce que vaut cette assurance, mais il est bien qu’elle ait été faite.
37Le grand changement de garde au Gouvernement est imminent. Le Duce se prépare à faire ministre tous mes amis : Muti, Pavolini, Riccardi18, Ricci. Il renvoie Alfieri, ce qui me déplaît car il a été un bon camarade. Je chercherai à le maintenir à flot et si je ne réussis pas à le faire nommer comme président de la Chambre, je voudrais le nommer ambassadeur près le Saint-Siège. Starace – peut-être – passerait à mon service comme gouverneur de l’Égée mais ceci me plaît moins. Pariani et Valle s’en vont également19.
3820 octobre. Maria va de plus en plus mal. J’estime désormais que le malheur est proche et inévitable. L’angoisse me serre le cœur pour moi et pour la douleur profonde et silencieuse qui a maintenant vaincu l’âme de ma mère.
3921 octobre. L’état de santé de Maria s’aggrave inexorablement. Quelques améliorations fugaces rendent plus évidente la triste réalité comme l’éclair révèle, pendant une seconde, la violence de la tempête. Rien n’est plus triste que d’assister à cette lente agonie et de devoir y assister en souriant car Maria, très lucide, ignore le destin qui l’attend. Jusqu’à maintenant, elle ne s’est jamais rendue compte que la mort est prête à l’emporter. Ceci prouve que la Providence divine est vraiment infinie.
4022 octobre. À minuit et six minutes, à la même heure où mon père entrait dans l’Au-delà, Maria a expiré. Après une longue et douloureuse agonie, elle a sereinement rendu le dernier souffle en recevant la bénédiction de la Foi. Mais, depuis plus d’une demi-heure, elle avait perdu connaissance.
41Voici un nouveau coup qui m’étourdit. Maria était une bonne sœur pour moi, toujours proche en esprit mais également discrète et mesurée. Elle représentait un grand lien avec mon passé. Notre prime jeunesse a été d’une absolue intimité, comme le voulait la modeste vie bourgeoise d’une famille d’officiers. Nous avons longtemps dormi dans la même chambre, mangé l’un à côté de l’autre avec la spontanéité de deux poulains qui se nourrissent à la même mangeoire. Et, même si la vie nous a physiquement séparés, elle n’a jamais pu nous éloigner. Maria était fière, loyale, honnête, droite comme une épée. La maladie qui la minait depuis tant de temps avait peut-être influencé son caractère mais n’avait que peu touché les caractéristiques profondes de son tempérament. Quiconque l’approchait en restait profondément impressionné. Son regret est universel et profond. La mélancolie domine en moi et le vide qui s’est fait dans mon cœur à la suite de sa disparition ne pourra être comblé ni par le temps, ni par les événements. Je t’embrasse, Maria. Que Dieu t’accueille en son sein comme tu le mérites. Adieu.
4223 octobre. À Livourne, pour les funérailles de Maria. Encore une fois, brisé par la douleur, j’ai parcouru la ville de mon enfance entre deux haies de personnes qui partageaient ma souffrance. Maria a été inhumée au cimetière de la Purificazione, dans un tombeau sous celui où repose Papa. Lorsque, un peu plus tard – seul –, je suis revenu au cimetière pour saluer mes proches dans l’intimité, il m’est apparu moins dur d’abandonner ma sœur dans ce triste lieu car elle avait été accueillie par notre grand et inoubliable père. Il la veillera comme il veillait sur nous enfants.
4324 octobre. La vie reprend son cours : ministère, audience chez le Duce – qui s’est montré encore une fois paternel –, visites, entretiens, presse, télégrammes… Mais, après une chute, lorsque l’on recommence à marcher, la montée semble plus dure et l’on sent que le fardeau qui pèse sur nos épaules est plus lourd.
4425 octobre. Le Duce se propose d’écrire une lettre à Hitler pour lui dire que, dans la situation actuelle, l’Italie représente pour l’Allemagne une réserve économique et morale mais que, par la suite, elle pourra également jouer un rôle militaire. Je ne vois pas la nécessité de ce document mais le Duce est un peu inquiet et veut faire quelque chose. Il parle également d’un prochain Grand Conseil qui aura pour objet d’informer exactement sur les événements et insiste sur l’opportunité que je fasse un grand discours public pour faire le point vis-à-vis du pays. Si je dois dire la vérité, il sera difficile de faire que j’aboutisse aux conclusions que le Duce propose et m’impose, à savoir que l’Axe et l’alliance existent toujours et sont pleinement efficaces.
4526 octobre. Le discours que Ribbentrop a prononcé à Dantzig a eu un mauvais accueil : ce n’était qu’une médiocre répétition du discours d’Hitler. Loraine a dit que Ribbentrop est un homme de second ordre avec des idées de seconde main. Je suis d’accord avec lui.
46Mussolini parle encore du discours que je devrai faire le 16 décembre. En faisant la liste des arguments que j’utiliserai pour expliquer les raisons de notre attitude, le Duce – qui veut maintenir une ligne germanophile – prononce le plus dur réquisitoire contre les Allemands. Ce sera un devoir difficile mais, profitant de son état d’esprit, je chercherai à faire un discours qui aura une grande répercussion. Sauver les formes autant qu’il est possible mais dire la vérité : cela suffira pour creuser un fossé définitif entre nous et l’Allemagne.
47Ce matin, le Duce a dit qu’Hitler prenait des risques importants car, par la force des choses, il a confié tout le pouvoir aux militaires. Les armes au peuple et le commandement aux officiers sont des conditions défavorables pour les dictatures. Le Duce s’en est aperçu en septembre quand l’antifascisme trouvait, au sein même des casernes, une ambiance plus adaptée pour se développer et prospérer. En temps de guerre, l’influence du Parti devient beaucoup plus faible et les Chemises noires elles-mêmes sont tenues en quarantaine par les officiers d’active. Nous en avons eu de nombreuses preuves en peu de temps.
4827 octobre. Les changements dans le Parti et au gouvernement approchent. Le Duce est décidé pour Muti, mais il a encore des incertitudes pour le successeur de Valle. Il pense au général Pinna20. Je le déconseille car ce dernier est trop lié à l’œuvre de son prédécesseur. Il convient de choisir un homme neuf. Je suggère Pricolo. De même pour la marine, le Duce me demande un nom et avance celui de l’amiral Riccardi. Papa ne l’estimait pas car il s’était embusqué pendant la guerre. Je crois que la meilleure chose serait de conserver Cavagnari qui a fait ses preuves. Le Duce est d’accord. Le mouvement se fera lundi.
49Rien de neuf dans le secteur international. Les bruits d’une prochaine offensive allemande à l’ouest sont de plus en plus nombreux. Mussolini exclut que cela puisse avoir lieu. Pour ma part, j’y crois.
5028 octobre. Rien de neuf. Les célébrations de la marche sur Rome ont eu, cette année, une atmosphère d’usure et de désillusion. Le plus mécontent et inquiet est le Duce lui-même : il sent que les événements ont trahi ses espérances et ses promesses21. Que réserve désormais l’avenir ? Cela dépendra de nous. Je suis tenace sur mes points de vue : si nous savons être calmes, si nous savons attendre et vaincre l’impatience de l’attente, nous pouvons encore profiter d’une situation désavantageuse. Mais le calme et la prudence sont les conditions indispensables pour atteindre ces résultats.
5129 octobre. Rien de neuf.
5230 octobre. Le Duce raconte comment il a annoncé son renvoi à Starace, hier, en voiture, de retour de Pomezia22. Starace a réagi au nom de Muti et a cherché à placer la candidature de quelques fédéraux proches de lui. Mais le Duce n’a pas mordu et a tenu ferme sur le nom de Muti. « Du reste, a-t-il dit, il n’a pu produire aucun argument valable et digne de considération. Ce sont des querelles de province. Au fond, je crois que Starace est jaloux de Muti car celui-ci a plus de médailles que lui. »
53J’ai longuement parlé avec Muti et lui ai tracé les directives. Muti me suivra comme un enfant. Outre mon scepticisme croissant vis-à-vis des hommes, Muti est un des rares que je crois sincère.
54Starace ira à la Milice. Il y fera sans doute du dégât mais certainement moins.
5531 octobre. La bombe du nouveau gouvernement éclate : enthousiasme général pour la chute de Starace, sympathie pour les nouveaux.
56Starace et Muti se rencontrent dans mon bureau et l’entrevue est presque cordiale.
Notes de bas de page
1 Voici un extrait du compte rendu qui illustre ce propos : « Les pertes jusqu’au 26 septembre s’élèvent à 5 200 morts et 22 000 blessés, mais en tenant compte qu’il y a aussi plusieurs centaines de disparus, on peut calculer que les morts allemands se montent à environ 6 000. Ces pertes sont à considérer comme dérisoires eu égard à l’ampleur des opérations accomplies, pour lesquelles on avait prévu 120 000 morts et 250 000 blessés. […] Les forces polonaises battues par l’armée allemande s’élevaient à 35 divisions, 36 régiments de cavalerie, dont l’attitude est qualifiée par Hitler de purement héroïque, 15 divisions de réserve complètement armées et non instruites. Les pertes en matériel de l’armée allemande ont été minimes et, en tout cas, largement compensées par le matériel capturé à l’ennemi. On a dénombré 650 000 prisonniers polonais, tandis que 200 000 à 300 000 sont tombés entre les mains des Russes. » Dans Ciano Galeazzo, Les Archives secrètes du comte Ciano, op. cit., p. 312. Les pertes allemandes s’élèvent en réalité à 10 572 morts, 3 407 disparus et 30 322 blessés. Au 1er septembre 1939, l’armée polonaise comptait 30 divisions d’infanterie d’active, 9 de réserve et 11 brigades de cavalerie, dont le compte rendu allemand de l’entrevue n’évoque pas l’héroïsme mais les « charges tout à fait insensées ». Dans Hillgruber Andreas, Les Entretiens secrets de Hitler. Septembre 1939 – décembre 1941, Fayard, Paris, 1969, p. 38.
2 Dans le compte rendu allemand, il est tout de même fait allusion à des fuites venues de Rome concernant l’attitude italienne qui auraient incité la Grande-Bretagne à signer un traité avec la Pologne : « Le comte Ciano contesta le fait que l’Angleterre ait eu précédemment connaissance de l’attitude de l’Italie mais n’approfondit pas la question. » Par la suite, Ciano cherche à rassurer ses interlocuteurs sur la politique italienne : « L’Italie ne s’est pas préparée à rester neutre si la guerre continue. Elle a, comme le comte Ciano l’a dit, travaillé activement à être prête au maximum. Ses rapports avec l’Angleterre et la France sont du reste juste corrects. Toutes les rumeurs contraires sont pures inventions. Il s’est plus d’une fois entretenu, avant la crise, avec les ambassadeurs français et anglais, puisque l’Italie s’était posée en médiatrice. Les entrevues, depuis, sont devenues beaucoup plus rares ; il ne s’est plus agi que d’affaires administratives courantes. Il n’y absolument pas eu de prise de contacts politiques avec les puissances occidentales. » Ibid., p. 45.
3 Goebbels note dans son Journal le 3 octobre : « Ciano était certes un peu nerveux mais on peut tout de même croire que Rome va désormais travailler intensément à la paix. » Dans Goebbels Joseph, Journal. 1939-1942, Tallandier, coll. « Archives contemporaines », Paris, 2009, p. 38.
4 Le traducteur Paul Schmidt rapporte les propos suivants de Ribbentrop : « À Moscou, chez Staline, dans le milieu des “hommes aux visages durs”, il s’était senti aussi à l’aise que parmi les vieux compagnons du Parti. » Dans Schmidt Paul, Sur la scène internationale, op. cit., p. 234.
5 Goering, très amateur de décorations, a été vexé de voir que le roi Victor-Emmanuel III a accordé le Collier de l’Annonciade à Ribbentrop et pas à lui, au moment de la conclusion du pacte d’Acier. Il estimait y avoir droit pour avoir œuvré au rapprochement italo-allemand dès 1936.
6 En français dans le texte. Allusion à l’affaire du collier de la reine qui, en 1786, impliqua de manière calomnieuse Marie-Antoinette dans une sombre histoire d’achat de bijoux par le cardinal de Rohan.
7 En français dans le texte.
8 L’ambassadeur allemand rapporte l’enthousiasme du Duce vis-à-vis de la préparation italienne : « Parlant de la situation de l’Italie, Mussolini fit observer qu’elle s’était considérablement améliorée depuis le 1er septembre. Chaque période de vingt-quatre heures supplémentaire représente un progrès ; chaque jour, chaque heure même, augmente l’état de préparation de l’Italie. Les fabriques d’armement travaillent à plein bras. » Dans Les Archives secrètes de la Wilhelmstrasse VIII : Les années de guerre. Livre I (4 septembre – 30 décembre 1939), op. cit., doc. no 155, p. 203.
9 Hitler prononce ce discours devant le Reichstag. Il propose une conférence européenne afin de statuer sur la nouvelle situation de l’Europe mais n’envisage aucunement de se retirer de Pologne et affirme la solidité du pacte germano-soviétique. Après avoir fait un tableau très sombre des conséquences d’une poursuite de la guerre (« que des milliers de personnes versent leur sang sans raison et que des milliards de biens soient détruits »), il affirme : « Novembre 1918 ne se répétera jamais dans l’histoire allemande. » Mais pratiquant la politique des deux fers au feu, le Führer signe le même jour sa directive secrète numéro 6, prévoyant une offensive à l’ouest pour le 12 novembre. Celle-ci est repoussée 14 fois jusqu’au 10 mai 1940.
10 Le prix Nobel de littérature 1925 a toujours défendu des positions pacifistes.
11 En réponse au discours d’Hitler, Daladier prend la parole au Sénat : « Nous avons pris les armes contre l’agression et les reposerons que lorsque nous aurons obtenu des garanties certaines de sécurité, d’une sécurité qui ne soit pas mise en question tous les six mois. Notre victoire doit créer une Europe libérée de toutes les menaces d’agression. » Dans Histoire(s) de la dernière guerre, no 1, septembre-octobre 2009, p. 62.
12 Dans la relation à Daladier de son entretien, François-Poncet écrit : « Il [Ciano] m’a demandé s’il subsistait, malgré tout, un espoir d’arrangement ; j’ai répondu qu’aussi longtemps que Hitler verrait dans la paix un moyen de consolider ses conquêtes passées et de préparer des conquêtes futures, il n’y aurait aucun espoir d’arrangement. » Dans Kersaudy André (dir.), Documents diplomatiques français. 1939 (3 septembre – 31 décembre), op. cit., doc. no 217, p. 386.
13 Dans son rapport, Mackensen indique que Ciano lui a rapporté l’agression de deux soldats italiens par des Allemands du Haut-Adige, dont l’un est mort des suites de ses blessures. Dans Les Archives secrètes de la Wilhelmstrasse. VIII : Les années de guerre. Livre I (4 septembre – 30 décembre 1939), op. cit., doc. no 183, p. 238.
14 S’exprimant devant les Communes, Chamberlain repousse les offres de paix d’Hitler : « L’expérience a montré qu’on ne pouvait mettre aucune confiance dans les assurances de l’actuel gouvernement allemand. […] Ou bien le gouvernement allemand donne une preuve convaincante de la sincérité de son désir de paix par des actes précis et par des garanties effectives de son intention de remplir ses obligations, ou nous devrons remplir notre devoir jusqu’au bout. » Dans Histoire(s) de la dernière guerre, no 1, septembre-octobre 2009, p. 63.
15 Les journaux allemands définissent les discours de Chamberlain comme « une offense, une provocation, un refus de la main tendue par le Führer en faveur de la paix », note Attolico dans son rapport. Dans I documenti diplomatici italiani, nona serie (1939-1943), vol. I (4 settembre – 24 ottobre 1939), op. cit., doc. no 731, p. 459.
16 L’Italie facilite le transfert des avoirs des Allemands du Haut-Adige en direction du Reich alors que les Allemands d’Estonie, désireux de revenir en Allemagne, ne peuvent prendre avec eux que des valeurs équivalant à 500 couronnes estoniennes. Dans Ibid., doc. no 798, p. 502.
17 Signé en présence du ministre des Affaires étrangères turc, Saradjoglou, et des généraux Weygand et Wavell, commandants en chef des forces françaises et britanniques au Moyen-Orient, l’accord franco-anglo-turc du 19 octobre 1939 prévoit une intervention des trois puissances en cas d’agression d’une autre puissance européenne en Méditerranée orientale. Cependant, la Turquie a demandé que le traité ne l’oblige pas à un engagement vis-à-vis de l’Union soviétique.
18 Commandant de la 1re escadre italienne, l’amiral Riccardi a été chargé du débarquement des troupes lors de l’annexion de l’Albanie.
19 Ce nouveau gouvernement est annoncé le 31 octobre. Le remaniement est important. Ettore Muti remplace Starace au secrétariat du PNF, celui-ci étant nommé chef d’état-major de la Milice. Plusieurs portefeuilles ministériels changent de mains : Alessandro Pavolini succède à Dino Alfieri à la Culture populaire, Alfieri étant nommé ambassadeur près le Saint-Siège, Raffaello Riccardi à Felice Guarnieri aux Changes et Devises, Renato Ricci à Ferruccio Lantini aux Corporations, Giuseppe Tassinari à Edmondo Rossoni à l’Agriculture, Adelchi Serena à Giuseppe Cobolli aux Travaux publics. Mussolini se dessaisit du ministère des Colonies au profit d’Attilio Teruzzi. Les changements concernent également les sous-secrétaires d’État : le général Ubaldo Soddu prend le sous-secrétariat à la Guerre laissé par le général Alberto Pariani, le général Francesco Pricolo fait de même au sous-secrétariat à l’Air au détriment du général Giuseppe Valle. Le maréchal Graziani est nommé chef d’État-Major général de l’armée. Le dernier changement concerne un collaborateur très proche du Duce : Giacomo Medici del Vascello transmet le sous-secrétariat d’État à la présidence du Conseil à Luigi Russo.
20 Le général Pietro Pinna est chef d’une escadrille aérienne.
21 Ces incertitudes sont cachées derrière un discours toujours empreint de certitude : « L’anniversaire toujours plus glorieux de la révolution des Chemises noires nous trouve tous, des Alpes à l’océan Indien, compacts, forts et résolus comme jamais. Aujourd’hui, comme à l’époque de la difficile et sanglante veille de la marche sur Rome, le fascisme ne revendique pour lui qu’un seul privilège : celui de marcher et de construire avec le peuple et pour le peuple. » Dans Mussolini Benito, Opera omnia. XXIX, op. cit., p. 321.
22 Pomezia est une des villes nouvelles fondées par le régime fasciste dans le Latium. Elle est inaugurée le 29 octobre 1939.
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