Chapitre V. Vers une métaphysique de la nation (1814-1846)
p. 267-329
Texte intégral
1On a dévoilé la diversité des parcours individuels et collectifs des auteurs norvégiens, ainsi que certaines de leurs traditions, modèles et ambitions. En privilégiant une approche prosopographique, on a voulu éviter l’écueil habituel de l’histoire littéraire classique, et on s’en est généralement tenu à des indications sommaires sur la production des auteurs considérés. Désormais, l’objet des présents chapitres est de cibler autant que possible la manière dont s’articulent les appartenances sociales et la diffusion des idées et pratiques qui caractérisent leur production, afin de décrire précisément les événements et les réalités qui correspondent à un transfert de sacralité.
2Reprenons la périodisation sur laquelle on s’est jusqu’à présent appuyé. La Norvège a vu s’achever l’âge d’or des patriciens dans le fracas des guerres napoléoniennes, mais elle s’est aussi habilement émancipée de la tutelle danoise. Comme ailleurs en Europe, les années 1814-1846 sont marquées par le sentiment de disparition du monde ancien et par la nécessité de penser l’avenir immédiat : entre angoisses existentielles ou espérances prométhéennes, les nouvelles générations de penseurs hésitent. Leur incertitude se manifeste par un renouveau de la vie intellectuelle religieuse à l’université et dans la progressive prise de distance des pasteurs et des piétistes avec la théologie rationaliste et naturelle : sous l’autorité d’Hersleb, Stenersen et Wexels, un héritage théologien national permet à l’Église de Norvège de se distancer des traditions copenhagoises, mais cette prise de distance n’est poussée dans sa logique extrême qu’à partir des années 1840, lorsque Johnson s’allie aux haugéens pour encourager les missions religieuses et renouveler la vocation sociale de ses élèves, dont le nombre tend par ailleurs à décliner.
3Avant ces années 1840-1850, les théologiens de Christiania sont relativement ouverts au loisir profane autant qu’à la vie scientifique, tandis que la production littéraire globale compte une forte proportion de littérature d’édification religieuse et morale. Ce paradoxe montre, s’il en est, que le haut clergé noue des liens entre sa fonction sociale (encadrement des comportements collectifs par des normes morales) et sa curiosité à l’égard de la culture littéraire ou scientifique, qu’il partage avec le reste de la bourgeoisie académique. Dans ce contexte, il faut se demander comment les contemporains conçoivent l’esthétique dans l’arène sociale. L’université apparaît ici comme le lieu idéal de cette investigation : d’abord, parce que gravite autour d’elle la majeure partie du public cultivé de la capitale (en moyenne plus de 60 % des auteurs de cette période en sont issus) ; ensuite, parce qu’elle forme l’essentiel des serviteurs de l’État, et la totalité des pasteurs, demeurant en cela une institution religieuse ; enfin, parce qu’elle est aussi une institution séculière, et les conditions particulières de sa fondation, examinées plus haut, donnent à voir les rapports mouvants entre l’art, la science, la religion et la nation.
La littérature norvégienne en quête identitaire
4L’analyse de la partie précédente s’est appuyée sur une source qui définit la littérature comme l’ensemble de la production écrite et imprimée. À elle seule, cette approche témoigne de la manière dont les hommes du xixe siècle perçoivent la littérature : primordialement, il s’agit d’un espace de production, de diffusion, d’échange et de confrontation entre diverses formes d’expériences intellectuelles. Par conséquent, la difficulté de l’enquête a souvent été de ne pas pouvoir tracer clairement des frontières incontestables entre ces expériences, ce qui a conduit à inclure dans la catégorie « belles-lettres » des textes et des auteurs auxquels il est toujours possible de contester ce statut. Où commencent les belles-lettres ? Où s’arrête la littérature d’édification morale ? Quelle est la différence entre un psaume et un poème qui recourt à des motifs religieux ? Est-ce la fiction qui définit la littérature esthétique, ou est-ce simplement le divertissement, voire une forme la contemplation ? Complexe, le problème a au moins le mérite de mettre en relief la malléabilité de l’art littéraire. Les belles-lettres sont une affaire morale, sociale et savante. Comment évolue la place des théologiens dans la vie littéraire ? Est-ce que l’évolution sociologique du champ littéraire permet d’expliquer le ressourcement de l’inspiration poétique au contact de disciplines comme la philologie (qui combine l’histoire et la linguistique) ou la philosophie (qui se préoccupe de métaphysique, de psychologie, d’éthique et d’esthétique) ?
Littérature nationale et sécularisation
5On a, à maintes reprises, évoqué la position des théologiens dans la vie scientifique et littéraire entre le siècle des Lumières et la première moitié du xixe siècle. Cela étant, l’enquête de la partie précédente a permis de mettre en évidence une déchristianisation irrégulière de la vie intellectuelle. En 1814-1824, 30 % des auteurs sont des pasteurs, 28 % sont fils de pasteurs. Si les fonctionnaires civils et militaires ont une position plus solide dans la vie littéraire globale, les pasteurs-écrivains, au nombre de neuf, sont les plus nombreux et les plus productifs dans la vie esthétique. Parmi eux, nombreux sont ceux qui participent, dès 1772, aux discussions, déclamations et réjouissances d’un club littéraire patriotique, la Société norvégienne, dont les membres se rencontrent au Café de Madame Juel pour discuter de poésie, d’art et, dans une moindre mesure, de politique : ces hommes de lettres jouent un rôle certain et éminent dans le mouvement national naissant, et leurs textes mobilisent volontiers des motifs inspirés par la nature norvégienne. Johan Herman Wessel devient la figure tutélaire de ce groupe composé d’étudiants (souvent théologiens) inégalement assidus, mais héritiers d’une tradition classique. Dans ces années-là, le loisir littéraire devient naturellement le vecteur d’un éveil nationaliste, qui se poursuit au xixe siècle dans le cadre de la sociabilité académique. La déchristianisation commence pour les auteurs publiant pour la première fois à partir de 1825-1835, et dont beaucoup sont actifs jusque vers les années 1860. Dans ce groupe, seuls 16 % sont désormais fils de pasteurs (39 % fils de fonctionnaires civils ou militaires), 13 % sont pasteurs (46 % de fonctionnaires civils ou militaires), et deux pasteurs s’adonnent aux belles-lettres, parmi lesquels un dissident religieux. En 1836-1846, ces proportions son comparables, sauf en ce qui concerne le nombre de pasteurs. On compte 14,5 % de fils de pasteurs parmi les auteurs de cette décennie, contre 41 % qui sont fils de fonctionnaires civils ou militaires. Les auteurs sont soit des serviteurs de l’État (44 %), soit des dignitaires de l’Église d’État (20 %). On compte alors cinq individus que l’on peut qualifier de pasteurs-écrivains.
6Au cours de ces trois décennies, on constate ainsi un flux et un reflux de la position générale des pasteurs dans l’espace littéraire. Pour commenter ce mouvement, il faut en premier lieu rappeler la distorsion qui caractérise la période 1814-1824, parce que celle-ci est la seule à inclure tous les auteurs ayant publié entre 1814 et 1824 (y compris des auteurs déjà actifs à la fin du xviiie siècle) tandis que les autres décennies ne regroupent que des auteurs ayant eu leur première publication au cours de la période considérée. Parallèlement à la diminution des effectifs généraux, la décennie 1825-1835 compte relativement moins de pasteurs, qui sont le troisième groupe le plus important, derrière les fonctionnaires civils et militaires, mais aussi derrière les métiers intellectuels (enseignement, commerce du livre, imprimerie). Elle traduit un léger mouvement de diversification sociale, le frémissement d’une génération d’auteurs qui ne sont pas originaires du sérail académique, et qui recourent naturellement à de nouvelles pratiques littéraires, comme l’éveil populaire : femmes, enseignants, publicistes.
7Cette évolution est aussi le résultat d’une implication plus importante des fonctionnaires dans une sphère littéraire dominée par des considérations techniques (statistiques, topographie…) ou juridiques, alors que s’imposent les impératifs concrets de la construction de l’administration publique. Cette sécularisation peut aussi être la conséquence d’une consolidation scientifique, qui caractérise l’université après 1825, dans de nombreuses branches académiques (mathématiques, histoire, économie, géologie). En ce qui concerne la vie esthétique profane, les fonctionnaires civils ou militaires représentent le principal groupe d’écrivains : cela étant, il faut noter que parmi eux, plusieurs ont en réalité reçu une formation de théologie, et les écrivains ayant reçu une éducation religieuse ne sont pas nécessairement un groupe moins important par rapport aux périodes précédentes. Autrement dit, on constate une certaine permanence de la position des théologiens dans la vie esthétique, avec toutes les nuances des conditions individuelles : en guise d’exemple, et malgré les similitudes de leurs parcours, les différences sont réelles entre Wergeland, qui choisit la théologie par sacerdoce religieux et littéraire, et Welhaven, pour qui la théologie est avant tout une tradition familiale et une étude de convenance.
8Ce recensement montre que la sécularisation de la vie littéraire est déjà entamée tôt dans le siècle. La plupart de ces acteurs de la vie esthétique sont nés entre les années 1780 (Hans Thøger Winther, Hanna Winsnes…) et les années 1800 (Gustave Lammers, Johan Sebastian Welhaven, Henrik Wergeland, Anthon Bang, Sylvester Sivertsson…). Beaucoup ont donc été familiarisés avec les idéaux éducatifs de la fin du xviiie siècle, tous ont été témoins du bouleversement révolutionnaire, la plupart sont actifs dans la vie publique au moins jusque dans les années 1850, voire les années 1860. Cette génération est véritablement constituée de pionniers, c’est-à-dire d’individus qui, quelle que soit leur notoriété, veulent s’émanciper des pesanteurs sociales, religieuses et culturelles pour redéfinir, à travers leurs pratiques respectives, une conception neuve de la littérature dans la vie sociale : éveil populaire, éveil national, éveil religieux et éveil politique sont chez eux des thèmes récurrents.
9La décennie 1836-1846 voit un reflux de la sécularisation : les pasteurs constituent à nouveau le deuxième groupe d’auteurs le plus important, quasiment à égalité avec les métiers intellectuels. Ils sont aussi le deuxième groupe le plus important parmi les écrivains les plus productifs dans le domaine des belles-lettres, tandis que les auteurs et écrivains, souvent professeurs ou publicistes, sont encore nombreux à avoir reçu une éducation théologienne sans pour autant occuper de charge religieuse (Peter Rasmussen Andresen, Johan Diderik Behrens, Ludvig Mathias Lindeman, Johan Koren Christie…). Ce reflux est aussi à mettre en relation avec les recrutements universitaires : pendant cette période, on sait que la faculté de théologie demeure la deuxième faculté la plus importante en nombre d’étudiants et de diplômés, derrière la faculté de droit. On a également souligné le fait que la construction de l’État impose la création de nouvelles paroisses, c’est-à-dire de nouvelles charges publiques qui stimulent le recrutement de pasteurs, et qui contribuent au plus important renouvellement générationnel de l’Église de Norvège depuis la Réforme. Dans ce contexte, la sécularisation de la décennie précédente, importante, peut davantage traduire une ouverture sociale de la sphère littéraire vers de nouveaux groupes sociaux, sans pour autant changer fondamentalement le fait que les théologiens demeurent au centre de la vie littéraire norvégienne.
10Ces derniers sont même nombreux à investir les nouveaux espaces de la vie intellectuelle, et s’impliquent activement dans cette « percée nationale » qui marque la vie artistique à partir des années 1840. Les théologiens participent également à la vie de la communauté académique, grâce à un cursus commun avec l’ensemble des étudiants (anneneksamen), à travers une sociabilité reposant sur le jeu littéraire (Société des étudiants), mais aussi de par la nature même de leur activité, à la croisée de l’art et la littérature (psaumes, pratiques liturgiques), de l’herméneutique (interprétation des évangiles) et de la philosophie (dogmatique, autorité morale). L’engagement des théologiens dans plusieurs champs du savoir est une permanence du siècle précédent, et manifeste le prestige encore important de cette discipline malgré l’émergence de discours et pratiques utilitaristes depuis la fin du xviiie siècle : à la même époque, seuls les juristes peuvent se targuer d’une position plus influente, mais qui se constate surtout dans le domaine politique. Autrement dit, les années 1814-1846 sont marquées par un phénomène ambigu, conjuguant un mouvement d’ouverture sociale de la vie littéraire au détriment des pasteurs vers 1825-1835, et un investissement important des théologiens dans les activités intellectuelles emblématiques de la « percée nationale », tant dans la vie académique que dans la vie esthétique, notamment parce que ce groupe conserve une position de passerelle entre différents lieux du savoir, et une influence sociale que d’autres intellectuels sans formation universitaire (publicistes, enseignants…) commencent à peine à construire dans les années 1830 (nouvelles institutions, premiers séminaires de formation des instituteurs ou essor des entreprises de presse).
Histoire et mythologie nationale
11L’influence théologienne dans la vie intellectuelle ne se limite pas, loin s’en faut, à la production de discours religieux : tous les théologiens ne deviennent pas des pasteurs, et l’étroitesse du milieu intellectuel à Christiania favorise les échanges comme elle permet la genèse de textes, d’objets ou de discours qui épousent les préoccupations contemporaines. Or, à cette époque, la grande affaire est la construction nationale : problème éminemment politique, juridique, administratif, économique, mais aussi problème culturel, renvoyant à une interrogation métaphysique, une quête identitaire pour lequel les théologiens ne sont pas les moins bien armés intellectuellement : parler de nationalité, c’est tenter, au premier chef, de reconstituer le récit des origines d’une communauté humaine, et c’est précisément à cette tâche que s’attelle celui que l’historiographie nationale regarde comme le fondateur de l’école historique norvégienne. Rudolf Keyser n’est évidemment pas le premier historien norvégien, mais il est communément regardé comme un pionnier, et la chaire d’histoire lui est immédiatement attribuée à sa fondation en 1827. En 1825, il s’est rendu en Islande pour y étudier la langue norroise : l’étude philologique de cette langue doit permettre de résoudre l’énigme de l’origine historique du peuple norvégien. La philologie, qui combine histoire et linguistique, est, dans un premier temps, le principal support scientifique de cette quête. Quels en sont les postulats ?
12Ils sont conditionnés par le climat politique d’un pays où certains éprouvent encore une animosité tenace à l’égard du Danemark. Héritiers des Lumières et témoins distants des bouleversements qui inaugurent le siècle, certains lettrés norvégiens fulminent contre les « crimes politiques danois contre la Norvège », comme le résume le titre d’un essai aux accents accusateurs publié par Nicolaï Wergeland en 1816. Dans la même veine, le juriste Jens Christian Berg (1775-1852) est connu pour ses attaques contre les violations juridiques du Danemark, qui a cyniquement utilisé la Norvège pour satisfaire ses ambitions dans sa lutte multiséculaire contre la Suède, empêchant par là même le pays d’apporter sa contribution à la civilisation mondiale. Berg estime que l’Union de Kalmar marque le début de la longue nuit norvégienne. Il déplore le fait que les Danois aient détourné cette union à leur seul profit, alors qu’il s’agissait originellement de protéger le Nord contre l’influence de la Hanse1. Mais au sein du milieu académique norvégien, nombreux sont ceux qui sont embarrassés par le propos parfois brutal de Berg, qui se trouve quelque peu esseulé.
13Bien que reprenant la plupart de ses postures peu amènes à l’égard des Danois, le propos de Keyser n’est pas un pamphlet : il porte une ambition scientifique. Davantage que dans les textes de droit, c’est dans la langue et dans l’histoire ecclésiastique que Keyser tente de retrouver la chair de l’âme norvégienne. Sa première publication importante (De l’origine et de la généalogie des Norvégiens, 1839) reprend les thèses de ses cours, dans lesquels il ne distingue pas entre la langue médiévale norroise et la langue norvégienne. Keyser approfondit le constat juridico-politique de Berg, en y ajoutant une dimension historique, et en empruntant à l’historien Gerhard Schøning une hypothèse de peuplement de la péninsule scandinave, esquissée à la fin du xviiie siècle, qui vise à démontrer la spécificité ethnique du peuple norvégien.
Environ 400 ans avant J.-C., en tous les cas pas plus tard, se produisit la grande migration qui conduisit les races germaniques, slaves (Sarmates) et finno-ougriennes et à leur emplacement actuel en Europe. Mais si l’on considère le récit d’Hérodote, on peut estimer que dès auparavant, l’expédition scythe du roi perse Darius à la fin du vie siècle avant J.-C. provoqua un mouvement significatif des peuples dans les terres intérieures de l’actuelle Russie2.
14Les recherches de Keyser se concentrent sur la période antique et médiévale, bien avant l’Union avec le Danemark. À partir de ces événements, Keyser décrit la longue migration de différentes tribus de Russie, qui aurait amené les ancêtres norrois à pénétrer en Scandinavie par le Nord, et à peupler la péninsule vers le Sud. C’est la théorie de l’immigration. Ce texte est basé sur un corpus de sources plus ou moins directes. Parmi elles, on peut citer les enquêtes des Anciens (Hérodote, Ptolémée, Pline, Tacite), les sagas islandaises (récits hagiographiques en prose qui relatent, entre autres, les faits et gestes des rois scandinaves), la toponymie, la linguistique ainsi que certaines découvertes archéologiques. L’auteur affirme clairement vouloir faire œuvre d’historien, et non de mythographe :
La plupart des peuples ont mis en scène un récit mythique sur leur origine et leur ascendance ; sans évoquer le fait que ces récits soient le plus souvent ouvertement faux, ils sont dans tous les cas très difficiles à vérifier historiquement, et doivent absolument être traités avec un esprit des plus critiques3.
15Toutefois, les sources dont il dispose restent éparses, parcellaires, et si elles tendent à conforter une hypothèse de recherche, elles ne suffisent pas à en confirmer le statut de vérité historique : le texte ne suffit pas à lever les incertitudes nombreuses quant à la possibilité de prouver la réalité d’une migration fois massive et ancienne sur une zone géographique très vaste. Cela étant, cette ultime incertitude ne réduit pas l’importance empirique des travaux effectués, notamment dans le domaine de l’identification des sources de l’histoire nationale. En la matière, Keyser n’est pas le seul à tenter de recenser, cataloguer et exhumer ces sources. Il réagit par exemple très positivement à l’initiative du professeur de technologie et d’économie, Gregers Fougner Lundh (1786-1836), de fonder une société scientifique dédiée à l’étude historique nationale en 1831 : la Société d’histoire de la langue et du peuple de Norvège (Samfundet for det Norske Folks og Sprogs Historie) rassemble plusieurs personnalités de premier plan et édite dès 1833 une série, la Collection d’études de la langue et de l’histoire du peuple norvégien (Samlinger til det Norske Folks Sprog og Historie), dont le premier volume est largement consacré à la reproduction de sources4.
16Il est en revanche le premier à s’aventurer vers un authentique récit des origines et à l’introduire dans le débat de l’époque.
S’il y a justement des raisons de supposer que la grande migration ayant mené la race germanique dans son ensemble, de la Russie intérieure et orientale jusque vers les régions septentrionales et occidentales a commencé autour de l’année 400 avant J.-C. ; et si les Cimbres celtiques étaient encore au Danemark vers la fin du ive siècle, tandis que les Goths allemands s’installaient au Nord de la mer Baltique, on peut estimer qu’il est peu probable que l’extension des Goths ait pris plutôt la direction de l’ouest […] avant qu’ils n’aient été capables de refouler un peuple belliqueux comme les Cimbres des îles danoises et du Jutland ; il est aussi peu probable qu’ils aient pu exercer leur influence dans ces régions tout en s’étendant vers le nord de manière significative. Ainsi, avant la naissance du Christ, nous devons donc admettre, au vu de ce qui a été présenté ci-dessus, que la tribu norroise s’est étendue tout au long de la Norvège jusqu’à la frontière la plus méridionale du pays. Près de la rivière du Götaland [Suède] et la succession de grands lacs et de bois épais […] qui formaient un mur infranchissable entre le Götaland et les régions septentrionales, où toutes les traces de nom gothique disparaissent. C’est pourquoi on a toutes les raisons de croire que nous avons là la frontière réelle de l’extension des tribus allemandes vers le nord […] une frontière que dans le meilleur des cas, une poignée d’individus ont peut-être pu traverser pour s’installer le long de la côte de la mer du Nord, de laquelle ils auront été cependant très vite chassés par l’expansion du peuplement norrois5.
17Naturellement, ce récit rejoint les préoccupations identitaires du siècle, comme il favorise l’objectif scientifique de l’institution historienne nationale : favoriser une recherche et une écriture historienne indépendante susceptible d’éclairer différemment l’histoire scandinave. La théorie de peuplement est la pièce centrale de ce système, car elle permet à l’historien de se focaliser sur le destin de la tribu norroise, que Keyser s’emploie à différencier des autres tribus scandinaves. Cette tribu s’en distinguerait par une forme de pureté originelle : elle aurait été la plus septentrionale, et elle se serait développée dans une zone de faiblement peuplement humain. En revanche, le Danemark aurait été dominé par de farouches tribus celtes, tandis que les Goths, qui sont aussi des Germains, se seraient d’abord appropriés l’aire baltique, sans pouvoir parvenir à pénétrer les régions septentrionales et occidentales de la péninsule scandinave, qui correspondent au territoire norvégien. La Suède et le Danemark sont donc des nations germaniques, mais elles ne sont pas norroises.
18En décrivant le « mur infranchissable » de rivières, lacs et forêts qui séparent la Norvège et la Suède au niveau de l’actuelle frontière, il cherche à ériger une frontière naturelle entre la Norvège et les autres pays scandinaves, pour mieux souligner l’altérité originelle des hommes du Nord, tandis que les Suédois et les autres peuples germaniques seraient majoritairement descendants des Goths. Ce faisant, Keyser attribue aux seuls Norvégiens l’héritage norrois, tandis que les Islandais sont considérés comme majoritairement descendants des Norvégiens. Or, cet héritage médiéval est, à l’époque, perçu comme la manifestation d’un génie nordique, héritage commun de toute la Scandinavie. En soutenant l’idée selon laquelle les Suédois et Danois sont descendants de tribus germaniques méridionales, Keyser estime que l’Edda et les sagas norroises, ces joyaux de la littérature médiévale, sont l’héritage légitime de la seule Norvège. Keyser est ainsi à l’origine d’une polémique entre l’école historique norvégienne et les historiens danois et suédois, et dans laquelle son disciple Peder Andreas Munch joue, du reste, un rôle de premier plan6.
19Si on a souligné l’importance des théologiens dans la vie intellectuelle de la première moitié du xixe siècle, il faut à nouveau insister sur le fait qu’étudier la théologie est un choix qui ne reflète pas nécessairement une vocation religieuse profonde : c’est très souvent un choix motivé par des raisons familiales ou la garantie d’une position respectable au sein d’une administration d’État. Ce rapport à la religion est également relevé par le biographe de Keyser, Per Sveaas Andersen, qui évoque, au sujet de l’historien-théologien, son antipathie profonde à l’égard de l’Église romaine catholique, décrite comme avide de pouvoir et désavouée pour ses prétentions à exercer une forme de dominance supranationale. En revanche, Keyser professe un respect profond pour la mythologie norroise, cette « foi des Ases » qui porterait en elle l’essence du caractère national7. Enfin, en tant que médiéviste, Keyser porte longuement son attention sur l’histoire ecclésiastique, et notamment sur le rôle politique de l’Église : l’histoire, telle que racontée par Keyser, est aussi une histoire du fait religieux.
20La formation de Keyser, en partie basée, comme celle de tous les théologiens, sur la philologie et la maîtrise des langues anciennes, lui a permis de faire œuvre d’historien dans les années 1820 pour tenter d’exhumer les fondements de l’âme nationale norvégienne et retracer l’origine d’un peuple nouvellement maître de ses destinées. Il ouvre ainsi la voie à la diffusion de ce premier récit national dans la vie culturelle, littéraire et artistique, diffusion amplement assurée par son élève, P. A. Munch, qui publie en 1838-1839 trois manuels scolaires sur l’histoire norvégienne et nordique, devenant le principal propagandiste de l’école norvégienne. L’évocation de l’histoire de la Norvège avant l’Union de Kalmar est, pour ainsi dire, la même que celle de Keyser : les Norvégiens seraient les dépositaires les plus authentiques de la race germanique, porteurs des restes d’un ancien âge d’or asiatique. La théorie de l’immigration de Keyser est défendue et approfondie par son disciple dans L’Histoire du peuple norvégien, ouvrage monumental de huit volumes, publié entre 1851 et 1863, et qui couvre la période antique et médiévale, reflétant une profonde érudition, basé sur une étude critique, minutieuse et systématique de sources primaires : la théorie de peuplement acquiert essentiellement sa caution scientifique à travers les travaux de Munch, qui se jette ardemment dans l’étude des runes, de la mythologie ou encore des ballades populaires, autant de reflets admirés du génie national. Ses travaux sont relayés dans ses cours à l’université, dans les manuels scolaires et dans la littérature philologique ou d’éveil populaire, alors que les ouvrages historiques représentent plus de 15 % des quelque 2812 titres publiés en Norvège entre 1814 et 1847 : après la littérature religieuse et la littérature esthétique, ils sont la troisième catégorie la plus importante dans le marché du livre norvégien8. Par ailleurs, Munch publie des ouvrages de vulgarisation sur la mythologie nordique et la littérature norroise à partir de 1847 (Norrøne gude-og helte-sagn). Munch et Keyser sont les deux professeurs qui, après la réforme de 1845, introduisent l’étude de la langue norroise comme alternative à l’hébreu dans l’examen d’État de philologie. Enfin, ils sont tous deux engagés dans une transaction délicate concernant le rapatriement de plusieurs collections de diplômes médiévaux, dispersées entre Copenhague et Munich9.
21Si la philologie classique est centrale dans l’éducation des théologiens, on voit qu’un renouveau de sa pratique favorise la résurgence de récits mythiques qui légitiment les fondements culturels des peuples du Nord en général, et du peuple norvégien en particulier. Cette résurgence a lieu alors que le désir d’émancipation culturelle rejoint une volonté farouche de préserver l’indépendance politique. L’histoire, en tant que discipline académique, est la première discipline nationale norvégienne. Pour autant, si le nationalisme constitue une stimulation idéologique puissante à l’ensemble des travaux historiens, ce n’est pas au détriment de l’éthique scientifique. Munch, en particulier, est un érudit minutieux dans ses recherches, attachant une grande importance à la collaboration universitaire inter-scandinave. Au demeurant, il voyage beaucoup à l’étranger (il meurt en mission à Rome), et consacre moins de temps à l’enseignement et aux activités académiques conventionnelles. Patriote, il se pose en gardien d’un héritage culturel, s’oppose au scandinavisme politique, mais dénonce la vanité nationaliste comme une entrave à la quête de vérité, pilier d’une éthique de la recherche qu’il est l’un des premiers à mettre en œuvre dans le domaine de l’histoire et de la philologie.
Quelles sont, aujourd’hui, les particularités de la nouvelle école historique norvégienne ? Elles consistent en ce que cette école a osé se libérer de l’ancienne culture historique, que j’appellerai ici, hâtivement, l’enseignement de l’école suhmienne. Elle a pris le parti d’abandonner une théorie, qui était uniquement construite sur les combinaisons islandaises savantes d’une époque d’ignorance ; en revanche, elle est retournée vers les sources elles-mêmes, vers les dires et les affirmations des auteurs anciens. Les combinaisons réellement osées sont justement les combinaisons suhmiennes, alors que les nôtres, au contraire, s’en tiennent à des sources authentiques avec un réel souci de précision […]. Qu’est ce qui peut être plus grossier que la procédure suhmienne ? Lorsque un auteur islandais du xiie ou xiiie siècle, qui en vient à associer le nom des Ases à celui d’Asie, celui de Thor […] à Hector, qui fait du dieu Odin le roi des Turcs et de sa femme Frija leur reine, celle-ci ayant donné son nom à la Phrygie […]. Lorsque Snorre dit que les Ases n’étaient pas des dieux, mais simplement un peuple, et Odin leur seigneur, alors que l’ancienne Edda et d’autres écrits antiques désignent clairement les Ases et Odin comme des dieux, ce qui est confirmé par les anciens auteurs gothiques et anglo-saxons, alors, nous répondons que nous avons un respect immense pour l’autorité de Snorre et de ses récits sur Sigurd Jorsalafare et Magnus Erlingssøn, mais que celle-ci = 0 lorsqu’il s’agit d’évoquer la situation ethnographique du Nord deux siècles avant qu’il n’ait lui-même vécu, et surtout, lorsque ses dires à ce sujet sont en contradiction flagrante avec les autorités les plus reconnues10.
22Munch démontre ici la capacité de l’école historique à renouveler les savoirs traditionnels sur l’histoire médiévale nordique. Grâce à une érudition profonde, une étude fouillée et critique des textes littéraires et juridiques anciens, il conteste les conceptions traditionnelles, parfois naïves, qui faisaient des dieux de la mythologie nordique des personnages réels. La Jeune Edda de Snorre Sturluson est à l’origine de cette historicisation de la mythologie nordique, selon laquelle les dieux nordiques auraient été des roitelets ou des guerriers vénérés, et dont le culte aurait produit des figures mythologiques. Or, comme le rappelle Munch, l’Edda de Sturluson a été écrite tardivement, et ne peut pas être regardée comme une source historique, au contraire des Sagas des rois de Norvège, écrites par le même auteur. Il s’agit là d’un argument de poids, qui renforce la crédibilité scientifique des historiens norvégiens, qui ne se contentent pas de proposer un récit des origines, mais qui déconstruisent des interprétations mythographiques fallacieuses.
23En revanche, chez Keyser, le récit des origines est peut-être plus abruptement conditionné par un présupposé idéologique :
C’est une vérité notoire de reconnaître que la naissance et les conditions de filiation ont fréquemment une influence décisive sur l’évolution du caractère et sur la tournure de l’activité vitale […]. C’est aussi le cas des races […] du caractère des peuples, de leur développement culturel plus ou moins rapide, et par leur prise sur les événements de la marche du monde qui est conditionné dans une très large mesure par leur ascendance et par leur filiation11.
24Keyser développe une notion de personnalité collective, qui correspond à celle de génie national définie par l’Allemand Johann Gottfried von Herder (1744-1803) en 1774. C’est un phénomène courant au xixe siècle dans les jeunes nations d’Europe. Par exemple, dans des ouvrages postérieurs à 1839, Keyser développe sa théorie de la genèse du génie national norvégien, en essayant de montrer en quoi les grandes migrations entre Asie et Europe sont, pour partie, la manifestation de la force physique de ce génie et du développement d’un esprit guerrier prétendument typique de la race germanique. Il mentionne aussi l’importance de la structure patriarcale dans la genèse de l’esprit national. Sa perspective lie le développement du génie national (esprit guerrier et amour de la liberté) à un ensemble de déterminismes endogènes (force physique, structure patriarcale) et exogènes (circonstances poussant aux migrations). À partir de ce postulat, le but de l’école historique nationale romantique est de construire l’idée de Norvège non plus dans le passé, mais dans le présent et l’avenir12.
25Les historiens du xixe siècle tirent leur légitimité de leur capacité revendiquée à reproduire le véritable récit des origines nationales, et ce récit se construit sur la base d’une investigation faite au nom de la science. Ce n’est pas en tant que théologien que Keyser s’intéresse à l’histoire norvégienne, mais en tant que philologue : son autorité est construite sur les résultats empiriques de ses investigations, quand bien même la motivation de son propos est imprégnée par les considérations idéologiques de son temps. En ce sens, on ne peut donc pas voir en ces autorités des producteurs de mythes. La théorie de l’immigration est parfaitement révélatrice de cette ambiguïté épistémologique : à l’époque, elle se présente comme une conclusion scientifique, soutenue par des évidences empiriques. La contestation des historiens danois et suédois montre cependant qu’il s’agit en réalité d’une hypothèse de recherche davantage que d’une vérité éprouvée. Mais la raison pour laquelle elle résonne puissamment dans le débat public est précisément sa capacité à faire fonction de mythe originel, faisant écho aux problèmes politiques et culturels contemporains. Cette ambivalence reflète elle-même l’influence versatile du mouvement national sur les usages scientifiques et intellectuels : une influence à la fois stimulante dans le domaine empirique et parfois contraignante sur le plan herméneutique.
26Le mythe est un récit qui résulte de l’impossibilité ontologique de reconstruire le passé intégralement. Découlant d’un besoin de mise en ordre symbolique du monde, porteur de sens collectif, il s’appuie sur l’évocation d’un passé composé d’éléments allégoriques et fantasmatiques. Pourtant, il n’est pas rare de voir certains philologues de l’époque moderne s’employer activement à en expurger le symbolisme pour y retrouver une trame essentielle, soi-disant dissimulée derrière la légende. Un autre facteur confère un caractère messianique aux récits romantiques produits en Norvège dans la première moitié du xixe siècle : leur vision téléologique, qui permet à la collectivité de s’emparer d’une temporalité construite autour d’une destinée particulière, le génie national. Aussi bien le scandinavisme que le romantisme national, à travers leurs récits et leurs images, sont des vecteurs de prise de conscience de cette individualité historique. Leur caractère moderne n’est pas incompatible avec une dimension mythologique ; au contraire, dans ce cas, le mythe est outil de l’idéologie.
27Dans le moment où l’on passe de la recherche philologique à la diffusion de récits mythologiques dans une vie publique en plein essor, la littérature joue ainsi un rôle lorsqu’elle s’empare de ces récits et contribue, pour reprendre l’expression d’Hobsbawm, à « l’invention d’une tradition » : les sagas islandaises, l’Edda poétique, les contes et les légendes exhumés du passé doivent satisfaire un besoin psychologique primordial, et permettre de lier la Norvège à la vérité universelle de sa propre existence. « La mythologie d’une nation est le masque intelligible de cette énigme que l’on qualifie de caractère national13. » Les récits mythologiques permettent aux individus et aux communautés de mettre en ordre leur expérience quotidienne du monde afin de permettre leur survie14. Exhumés par des philologues, ces récits sont mis en circulation à Christiania : dans un milieu intellectuel restreint, où les barrières entre théologie, philosophie, philologie, histoire et littérature sont perméables, il devient commode pour les écrivains de s’approprier les travaux d’historiens pour chanter la gloire d’un passé riche et grandiose ou en extraire la quintessence dramatique : certes, cette historicisation des motifs esthétiques intervient essentiellement dans les années 1840, c’est-à-dire à la fin de notre période. Cela étant, la base des récits qui forment la trame de cette « percée nationale » dans la vie esthétique est posée dans l’agora académique de la capitale à partir des années 1830, où dominent juristes et théologiens, qui ont encore en commun une éducation néo-classique où la philologie et l’histoire tiennent une place importante. Mais cet événement ne se traduit pas seulement par la nécessité de retrouver le grand récit fondateur de la nation norvégienne. De manière plus essentielle, il s’agit d’une affaire linguistique.
Éveil populaire, littérature et identité linguistique
28L’utilisation de motifs patriotiques n’est pas nouvelle chez les écrivains norvégiens : elle ne surgit pas dans le sillage de la « Bataille des Nations » et d’un mouvement des nationalités qui serait né dans les dernières années de l’aventure napoléonienne. Il faut néanmoins rappeler que ce phénomène est bel et bien transnational : les impulsions initiales de la création sont générées au travers d’un échange intellectuel, socialement limité aux couches supérieures éduquées, et qui fait fi des frontières. « La véritable naissance d’une nation, c’est le moment où une poignée d’individus déclare qu’elle existe et entreprend de le prouver15.» L’invention des nations s’ouvre avec une intense création de genres littéraires, artistiques, et des formes d’expression nouvelles où le retour aux origines fait paradoxalement œuvre d’avant-garde et permet l’identification des ancêtres16. Ce phénomène commence par une remise en cause de l’hégémonie culturelle française dans les cours européennes dès la seconde moitié du xviiie siècle : il est d’autant plus intéressant qu’il se manifeste par une redécouverte de la mythologie et des cultures d’Europe du Nord à l’échelle du continent, substituant aux modèles esthétiques classiques (franco-gréco-romains) le goût des poésies celtes, germaniques et scandinaves. Le Genevois Paul-Henri Mallet (1730-1807), professeur à Copenhague, publie en 1755-1756 des ouvrages sur l’Histoire du Danemark, les Monuments de la mythologie et de la poésie des Celtes, et particulièrement des anciens Scandinaves, travaux qui parviennent à toucher un public beaucoup plus vaste que les œuvres érudites antérieures portant sur ces sujets17. Enfin, le théologien, linguiste et pasteur prussien Johann Gottfried von Herder pose le premier jalon philosophique de cette révolution culturelle, incarnée par son œuvre la plus ample, les Idées sur la philosophie de l’histoire de l’humanité, achevée en 1791 après plusieurs années de travail. Dans son sillage se développent des pratiques littéraires moins élitistes, comme l’apologie de la langue nationale ou la collecte des chants populaires.
29Herder devient la référence commune de tous les lettrés européens soucieux de restaurer le génie oublié de leur nation respective, en particulier en Scandinavie. Au Danemark, Oehlenschläger, Grundtvig, ainsi que l’Allemand d’origine norvégienne Henrik Steffens (1773-1845) sont ses épigones et des passeurs d’influence qui renouvellent les motifs et les thèmes de la poésie classique. Qu’on lise les poèmes déclamés pendant les rencontres à Copenhague de la Société norvégienne dans les années 1770-1790, ou qu’on se rappelle l’épisode de la querelle de l’université des années 1770-1811. Au xviiie siècle, le nationalisme littéraire originel est souvent admiration de la nature norvégienne, de la même manière que le nationalisme universitaire est alors volonté de promouvoir éveil national et éveil scientifique par l’observation des traits remarquables la nature norvégienne. Comme dans la vie scientifique, les théologiens et pasteurs ne sont pas les moins entreprenants en tant que promoteurs de l’éveil national, quand bien même celui-ci demeure un jeu ou une solennité de la sociabilité littéraire.
30Le poète et théologien bergensois Claus Fasting (1746-1791) est peut-être le premier Norvégien à réfléchir sur le rôle social de la critique littéraire et, plus généralement, le premier à faire l’éloge de la sociabilité littéraire à la française dans la découverte de nouveaux génies artistiques18. En la matière, sa plus importante contribution paraît dans le premier volume des Collections poétiques (Poetiske Samlinger) édité par la Société norvégienne en 1775. En outre, à Copenhague, Fasting contribue régulièrement aux revues Kritisk Journal et Kritisk Tilskuer. Il s’y caractérise par sa volonté de perpétuer la tradition classique, incarnée au Danemark par Holberg, tout en manifestant de la curiosité à l’égard des nouvelles tendances préromantiques, l’essentiel étant pour lui de permettre la naissance d’une littérature nationale dans tous les genres : « On ne peut pas suffisamment louer les ambitions de cette société : étendre les belles-sciences, c’est répandre la gloire nationale et mériter la reconnaissance de tous les patriotes. Ce sont de telles sociétés qui, en d’autres nations, ont donné des génies que l’Europe admire… »19. Car les membres de la Société norvégienne, s’ils sont rarement de grands aèdes, estiment eux-mêmes être les mandataires d’une tradition littéraire nationale. C’est là certainement l’une des spécificités de ce club où domine un ethos à la fois classique et patriotique dans les années 1770.
31Par la suite, un autre théologien domine le jugement esthétique, essentiellement dans la presse danoise : Claus Pavels, tenant conservateur d’un classicisme imitant les normes de l’institution littéraire copenhagoise, et qui se défie des élans préromantiques. Mais dès 1807, la fin de la communauté politique dano-norvégienne modifie sensiblement les conditions d’exercice de la littérature norvégienne. On sait que le pays ne compte alors que quatre imprimeries, portées à bout de bras par la SNV. Après 1815, l’espace public se développe en dépit de l’instabilité chronique des entreprises de presse, ouvrant la voie à l’émergence d’une critique littéraire. À Christiania, un journal, en particulier, illustre cette tendance : la Feuille nationale norvégienne (Det Norske Nationalblad, 1815-1821). La même année, l’évêque Frederik Julius Bech, l’un des fondateurs de la SNV, propose la création d’une revue norvégienne sur les questions religieuses, morales, historiques, revue qui serait accompagnée d’un supplément recensant la production littéraire nationale20.
32En 1819, Niels Wulfsberg réalise en partie ce projet lorsqu’il choisit de consacrer le numéro dominical de son quotidien (Morgenbladet) à la création poétique contemporaine nationale. Dirigée par Maurits Hansen (qui est ainsi le premier critique littéraire norvégien régulièrement rémunéré), la publication de ce numéro offre un organe de presse aux littérateurs les plus en vue, (Bjerregaard, Schwach, Hansen, Pavels), alors que les publications poétiques ou dramatiques ne sont pas vraiment pléthore : jusque vers 1820, ce sont les chants, les ballades populaires et les récits d’édification qui dominent une production esthétique éparse. Avant la diffusion de ce numéro de Morgenbladet, les critiques littéraires sont avant tout des publicistes, commentateurs du fait littéraire global, comme le montrent les notices de Fasting qui, outre la poésie, sont consacrées aux ouvrages d’histoire naturelle de Gunnerus autant qu’à des ouvrages d’histoire religieuse, des récits bibliques pour enfants, ou encore à des méditations sur les faits politiques contemporains. À ce stade, la critique littéraire est critique de la littérature au sens large du terme : il n’y a pas d’institution littéraire dans un champ spécifiquement dédié à l’esthétique.
33Dans les années 1820, la croissance de l’espace public conforte cependant des tentatives d’institutionnalisation plus ambitieuses. Ainsi, l’ouverture en 1827 du Théâtre de Christiania par Strömberg motive la rédaction d’une feuille (Christianias Aftenblad) dont le jugement esthétique est le principal thème, et qui est dirigée par des écrivains chevronnés comme Bjerregaard. Mais cette critique se focalise sur la prestation des acteurs et sur la qualité de ses mises en scène. De plus, l’instabilité économique de ces lieux ne favorise pas l’émancipation de la littérature nationale : du reste, on sait que le nouveau théâtre privilégie le répertoire et les acteurs danois. En revanche, la culture de salon, cantonnée dans la sphère privée aux milieux les plus aisés, fleurit dans les familles de bonne condition : les déclamations de poèmes et de chants, des représentations musicales ou théâtrales y sont fréquentes. Les fonctionnaires et les familles gravitant autour de la bourgeoisie académique, bien implantée dans la capitale, dominent la création des années 1800-1830, et ce sont leurs aspirations qui font le bon goût littéraire.
34La pratique spécifique de la littérature dans ces milieux ne parvient pas à se départir de ses usages élitistes. Dès lors, comment devient-elle l’instrument d’un éveil national en dehors de ces milieux ? Si l’on suit l’enquête effectuée dans la partie précédente, l’essor du mouvement d’éveil populaire, dès l’âge des Lumières, apparaît comme un support de mobilisation idéologique, autant qu’elle est l’occasion d’une redéfinition des usages sociaux de la littérature. Il s’agit d’une invention de l’âge des Lumières, largement portée par des lettrés, et où les pasteurs jouent alors un rôle majeur. Dans la pratique, l’éveil populaire renvoie à plusieurs phénomènes, d’importance inégale selon la période considérée : la réforme de l’enseignement (pratiques pédagogiques privilégiant la formation du caractère, meilleure prise en compte des savoirs empiriques, fondation d’une université nationale…), l’essor de nouvelles formes de religiosité en dehors de l’institution cléricale (piétisme haugéen, Fraternité d’Herrnutt…), l’émergence de nouvelles pratiques culturelles avec l’essor de la sphère publique et l’élargissement du lectorat, qui ouvrent de nouvelles voies de circulation du savoir entre des mondes sociaux autrefois cloisonnés, favorisant la vulgarisation scientifique autant que le débat intellectuel.
35Dans les années 1810, certains pasteurs ou enseignants commencent à conjuguer leur goût pour le jeu esthétique et leur familiarité personnelle avec le monde paysan, au sein duquel ils jouissent d’une autorité morale, pour faire une littérature plus authentiquement nationale que celle promue par les beaux esprits policés de l’élite. Hans Allum, Simon Olaus Wolff ou Hans Hanson puisent abondamment dans le folklore régional et peuvent être regardés justement comme des pionniers, aujourd’hui méconnus, du nationalisme littéraire. Ils sont peu complaisants à l’égard de la culture académique qui, en dépit de son patriotisme géographique, proclame un monopole du bon goût fondé sur le partage d’une langue commune avec les cercles cultivés copenhagois. Les sources d’inspiration de ces éveilleurs permettent la redécouverte et la propagation de formes textuelles et dialectales spécifiques (chansons-à-boire, fables, ballades, récits paysans…), en rupture avec le dilettantisme littéraire classique porté par les poètes-pasteurs de la Société norvégienne ou leurs héritiers à l’université de Christiania. Mais ces écrivains sont peu influents de leur vivant et leur démarche est mésestimée par la bourgeoisie académique. Ce n’est qu’à partir des années 1830 que leurs textes sont remarqués par Wergeland et les patriotes, puis les « Hollandais » dans les années 1850. Pour diverses raisons (politiques, sociales ou personnelles), ceux-ci doivent attendre plusieurs années avant d’acquérir une position sociale et institutionnelle solide : par conséquent, l’éveil populaire devient fréquemment le moteur de leur vocation littéraire.
36La question linguistique, qui marque tout le xixe siècle, surgit précisément dans ce contexte, comme un conflit entre deux mondes socio-littéraires en désaccord sur la manière de retrouver dans la langue et les belles-lettres, l’essence charnelle du génie national norvégien. La spécificité de la Norvège est celle d’un pays amplement acculturé par le Danemark, mais où la diversité dialectale et l’illégitimité présumée de l’influence danoise posent un problème complexe et jamais vraiment résolu aux élites chargées de la construction nationale. Cette question fondamentale marque aussi la volonté de définir une norme du signe littéraire distincte de celle en usage au Danemark. Pour cette raison, les écrivains folkloristes des premières décennies du xixe siècle, s’ils n’ont aucune postérité littéraire significative, posent les premiers une question centrale sur le rôle de la langue comme support de l’éveil national, question qui, à l’université, concerne au premier chef les philologues et les historiens. En effet, on sait que les travaux de l’école historique se caractérisent par un effort important de critique des sources de la littérature norroise : la définition de l’identité linguistique est à la fois une question philologique et historienne, et la chaire que Keyser occupe de 1828 à 1845 est formellement une chaire de linguistique, d’histoire et de littérature norroise. Le débat est relancé dès 1832, par Henrik Wergeland, opposant notoire au Cercle de l’intelligence : en utilisant des expressions idiomatiques dans ses écrits, il s’attire les foudres de Peter Andreas Munch, pour qui la langue n’est pas le principal marqueur identitaire. P. A. Munch rappelle que la seule langue écrite de la Norvège est le danois, et il fustige les extravagances du poète nationaliste. Il est en effet soucieux de permettre la compréhension de l’histoire et de l’identité norvégienne, mais sans que cela n’affecte les liens culturels privilégiés qui unissent son pays à l’ancienne métropole danoise21. Du haut de son incontestable autorité de philologue, il veut faire barrage au messianisme identitaire du jeune poète. Le paradoxe de la question linguistique est d’être finalement le fruit d’une investigation scientifique, quoique formellement extra-académique, que l’éminent historien encourage.
37On a vu qu’Ivar Aasen est considéré par les målmenn comme le fondateur du mouvement linguistique néo-norvégien. Les målmenn, « hommes de la langue », sont les partisans d’une réforme linguistique radicale de la langue écrite norvégienne. Ils s’imposent dans le débat politique et à l’université dans les années 1880, participant de cette manière au mouvement global de contestation qui caractérise « la percée des modernes ». Son parcours personnel peut sembler, à lui seul, être le résultat d’une entreprise d’éveil populaire : Aasen est originaire d’une famille de paysans, et si les lectures familiales sont surtout celles des livres de dévotion, le jeune élève est influencé par le pasteur et naturaliste Hans Strøm, qui officie dans la même région. Aasen est repéré par l’évêque de Bergen, Jacob Neumann, pour ses dispositions intellectuelles en langues et en botanique. Par ce biais, il est mis en contact avec Frederik Moltke Bugge, philologue, réformateur scolaire, recteur de l’école épiscopale de Trondheim et président de la Société scientifique locale, qui assure un patronage financier à ses recherches linguistiques. Plus tard, Aasen fréquente Munch, et ses travaux s’appuient en grande partie sur les recherches historiennes de ce dernier, qui lui rend d’ailleurs un hommage appuyé. « Cet ouvrage, dont nous faisons simplement un compte rendu, est non seulement un bijou de notre littérature, mais c’est aussi un chef-d’œuvre national dont tout le peuple peut être fier », dit Munch au sujet de la Grammaire d’Aasen22. Les deux hommes ont toutefois une perception différente de la recherche linguistique. Pour Aasen, l’entreprise scientifique a une finalité sociale démocratique : améliorer l’enseignement des paysans pour leur permettre de mieux participer à la vie publique de la nation. Pour Munch, l’intérêt de ce projet est d’abord scientifique : retrouver les racines norroises du norvégien afin de révéler la langue médiévale, sans pour autant en faire une langue d’usage, et bien que sa propre démarche s’inscrive aussi dans le cadre du processus de construction identitaire.
38De la même manière que Munch ou Keyser dans le domaine historique, Aasen cherche à retrouver le souffle du génie national norvégien dans les formes les plus archaïques des langues dialectales, réputées moins influencées par le danois. Le linguiste cherche aussi à clarifier les rapports entre « norvégianité » et haute culture ; bref, il rejette l’opposition traditionnelle entre ces deux notions… opposition soulignée à l’envi par ceux qui sont les plus sceptiques à l’égard de ces reconstructions linguistiques. Aasen développe une conception historiciste de la culture, qu’il considère comme la stimulation et le développement d’un héritage. C’est pourquoi il cherche à légitimer le landsmål comme langue de culture. Non sans raisons, il rappelle le double sens du mot « culture », qui renvoie au travail de la terre aussi bien qu’au développement de l’individu, « étant donné que la culture n’est pas simplement coutumes ou mode, mais au contraire, un état intérieur, une transformation, un achèvement des capacités de l’âme, comme il a été dit plus haut, alors les mœurs nationales ne sont pas un obstacle à ce processus23 ».
39Aasen intervient également dans le long débat opposant les patriotes aux danomanes, au bénéfice des premiers, dans un texte à l’intonation romantique et nationaliste :
Nier les similitudes avec nos ancêtres pour, d’une certaine manière, amener le monde à penser que nous sommes descendants d’un peuple meilleur [les Danois], ne serait rien d’autre que de trahir la mémoire de nos pères et peut-être nous-mêmes. Détruire tous les monuments, pervertir le langage de nos aïeux et ridiculiser toutes nos vieilles coutumes : cela pourrait ressembler aux actions de troupes étrangères qui chercheraient à gouverner le pays pour eux-mêmes et à réduire son peuple en esclavage […]. Cela n’est pas un comportement digne des vrais enfants de ce pays24.
40Chez Aasen, la langue est perçue comme le principe central de la « norvégianité », car elle est le support de l’expression des coutumes ancestrales. Son article vise à court-circuiter l’opposition, qu’il juge factice, entre haute culture et identité norvégienne, notamment au moyen d’un travail d’éveil populaire où la poésie tient une place significative. Dans les années 1840, la différence de perception entre le linguiste autodidacte Aasen et le professeur Munch, autorité institutionnelle prestigieuse, reflète une différence de vue et de condition sur les rapports entre culture et nation, qui renvoie elle-même à une ligne de fracture politique entre la paysannerie et l’élite. Au demeurant, d’autres projets romantiques de reconstitution d’une langue nationale se développent dans les années 1850, plus ou moins radicaux. Citons le projet de l’étudiant Jan Prahl, qui publie, en 1858, Ny Hungrvekja, un ouvrage qui utilise une nouvelle langue norvégienne sur la base du norrois, et qui est qualifié de chef-d’œuvre par l’écrivain « norvégianisant » Aasmund Olavsson Vinje. Autre projet, plus significatif celui-là, de réforme orthographique : le travail du réformiste scolaire Knud Knudsen sur la langue écrite, « norvégianisée » par ses soins entre 1845 et 1887.
41Par conséquent, la question linguistique est d’abord une affaire intellectuelle et littéraire : les termes en sont posés au début du siècle, lorsque historiens et écrivains remettent à l’honneur la culture populaire paysanne, et créent une représentation stéréotypée de la nation norvégienne. Impérative, cette représentation constitue une étape essentielle dans le processus d’identification collective de la jeune nation, ce que les artistes des années 1850 comprennent parfaitement. Mais dans la seconde moitié du xixe siècle, l’attention ethnographique accordée à la mythologie norroise, à l’histoire et à la culture paysanne, amène inévitablement la question linguistique aux premières loges d’un débat où historiens, philologues, linguistes et poètes s’engagent avec constance : elle ouvre alors la voie à une mobilisation politique large. La première arène de cette politisation du fait littéraire est, comme on le sait, la DNS, espace mi-privé, mi-public de la médiatisation littéraire. Parce qu’elle voit se croiser en permanence des théologiens, des juristes, des philologues, des amateurs de science, d’art ou de poésie, l’association étudiante devient un lieu où se dévoilent, à partir des années 1830, les ambitions culturelles d’une nouvelle génération d’étudiants et de poètes qui veulent conjuguer désir esthétique et éveil populaire.
Les frères Grimm et la Norvège
42Dans la première moitié du xixe siècle, le mouvement global de redécouverte des génies nationaux doit beaucoup aux travaux des frères Grimm, témoignage exceptionnel de la vigueur de ces échanges culturels, qui mettent puissamment en évidence les contours d’un fonds européen commun. Comme le souligne Anne-Marie Thiesse, ces travaux ne se distinguent pas seulement par leur gigantisme, ils consistent en une vaste entreprise d’exhumation de monuments des cultures nationales européennes, et deviennent la grande référence internationale du xixe siècle pour la discipline philologique : les frères Grimm offrent non seulement un savoir, mais encore une méthode de collecte et d’analyse, ainsi que des principes pédagogiques généraux ; de ce fait, leur magistère intellectuel est sans comparaison à l’échelle de l’Europe et leur reconnaissance est un gage de dignité intellectuelle25. C’est particulièrement vrai en Norvège, où cette influence se fait sentir dans deux domaines : la redécouverte de la mythologie nordique et la collecte des contes et ballades populaires.
43Dans une biographie de P. A. Munch datant de 1910, on peut lire une anecdote de l’historien Ernst Sars, qui rapporte une rencontre de hasard avec un illustre philologue allemand de l’université d’Édimbourg : pendant leur conversation, celui-ci n’aurait pas hésité à mettre sur un pied d’égalité Munch et Jacob Grimm. Anecdotique, la remarque peut à juste titre permettre de relativiser l’idée que la vie intellectuelle norvégienne soit complètement dépendante de la vie des idées sur le continent. Certains historiens, y compris danois, considèrent même Munch comme l’historien scandinave le plus important26. Cela étant, il faut sans doute se garder de la tentation de nationaliser trop strictement l’activité intellectuelle, et de se complaire dans ces représentations idéales des grands héros nationaux de l’identité norvégienne. Alors qu’il est encore étudiant, le jeune Munch est profondément curieux de la vie des idées, et il s’initie aux débats philologiques les plus modernes, domaine dans lequel il compte laisser sa marque dès les années 1830, comme on le voit dans la polémique qu’il mène contre Wergeland sur la question linguistique en 1832 dans la revue Vidar. Quelques numéros plus tard, Munch montre qu’il a connaissance des travaux des frères Grimm, et partage avec eux le fait d’avoir commencé à étudier le droit à l’université, bien qu’il s’intéresse davantage à l’étude de la linguistique et de l’histoire. En tant que mythographe, Munch est extrêmement influencé par les critères de scientificité tels qu’ils ont été établis par Jacob Grimm en 1835, et qui sont largement basés sur l’étude comparative des sources linguistiques. De la même manière, il adopte le postulat de Grimm, comme d’ailleurs la plupart des historiens européens, qui insiste sur la communauté ethnique originelle des peuples germaniques, ainsi que sur la ramification du tronc commun en plusieurs branches aux caractères nationaux et religieux distincts. Pareillement à Grimm, Munch évite la facilité intellectuelle consistant à interpréter les sagesses paysannes et populaires comme des reliquats d’anciens mythes.
44En effet, la quête des bases conceptuelles de la cosmogonie nordique ancienne est l’entreprise-phare des mythographes et des philologues de l’Europe anglo-germanique dès le début du xixe siècle. Les difficultés sont toutefois nombreuses, car l’essentiel de la connaissance provient alors de deux corpus écrits : la vieille Edda (ou Edda poétique) et l’Edda de Snorri Sturluson (1179-1241), ou Edda en prose. La première est un ensemble de fragments poétiques compilés dans un manuscrit islandais gardé à Copenhague, le Codex Regius (seconde moitié du xiiie siècle). L’inconsistance et les lacunes de cet ensemble sont encore renforcées par le fait que ces récits ont été apposés par écrit à une époque où ils ont déjà cessé de faire partie d’un système religieux. La seconde est écrite entre 1220 et 1230 par un hobereau et poète islandais, chrétien mais fin connaisseur de la culture orale de sa terre natale. La troisième source majeure de connaissance de la mythologie nordique est la poésie scaldique, qui fleurit entre le ixe siècle et la fin du Moyen Âge. À travers la mythologie nordique, les érudits des pays d’Europe du Nord s’emparent d’un héritage qu’ils estiment avoir en commun, afin de faire pièce à l’hégémonie classique française. Il n’est pas surprenant qu’il s’agisse là d’un effort collectif et transnational : la redécouverte de ce patrimoine commun devient l’affaire des philologues allemands, britanniques et scandinaves : Jacob et Wilhelm Grimm en Allemagne, Grundtvig et Finnur Magnusson (1781-1847) à Copenhague, Keyser et Munch à Christiania. Chaque philologue a sa propre interprétation sur l’origine de ces textes.
45Les frères Grimm sont les fondateurs de la philologie allemande moderne, et outre leurs contes, on doit à Jacob Grimm une Grammaire allemande (1819-1840), une Histoire de la langue allemande (1848) et surtout un travail sur la Mythologie germanique (1835). Le runologue dano-islandais Finnur Magnusson est pour sa part celui qui a travaillé de la manière la plus exclusive sur la religion ancienne des Scandinaves. Ses interprétations sont certes souvent contestées par Grimm, Grundtvig et Munch (ce dernier rejoignant aisément Grimm avec lequel il entretient une relation épistolaire suivie) à partir de 1845. Magnusson contribue à faire de Copenhague un lieu important de recherches sur la littérature scandinave ancienne : il y enseigne d’ailleurs la mythologie nordique dès 1819, et la fondation de la Société des écrits nordiques anciens (Oldskriftselskab) en 1825 contribue à propager les savoirs et à éveiller l’intérêt public, sous la forme de publications annuelles en norrois, danois et latin ou de recueils consacrés aux antiquités septentrionales.
46Cette société devient un espace important pour tous les hommes intéressés à la redécouverte du patrimoine littéraire, mythologique et historique scandinave. Magnusson en est le vice-président, assisté du secrétaire Carl Christian Rafn (1795-1864), archéologue qui est le premier à soutenir la théorie d’une Amérique découverte par les Vikings (et avec qui Munch correspond régulièrement). Magnusson est notamment l’auteur d’un dictionnaire mythologique et traduit l’Edda poétique en danois. En 1824, il propose aussi une interprétation originale de l’Edda (L’enseignement de l’Edda et son origine), où il utilise la philologie comparative pour retrouver le sens originel de la mythologie nordique : il offre une interprétation astronomique de cette mythologie, cherchant également des parallèles dans les calendriers égyptiens, grecs et asiatiques. Ses textes sont accompagnés de diverses représentations du monde tel que vu par les Vikings (l’arbre Yggdrasil portant les neuf mondes…) : on demeure dans un univers intellectuel à mi-chemin entre l’ésotérisme et la science, ce qui n’a pas empêché ces illustrations d’être réutilisées dans la troisième édition des Northern Antiquities de Thomas Percy (1847), qui demeure au xixe siècle l’ouvrage le plus populaire du monde anglo-saxon sur la mythologie nordique.
47Dans l’espace nordique, le scandinavisme et le traditionnel tropisme danois de l’université de Christiania favorisent la collaboration internationale sur ces questions : en 1845, la Commission norvégienne des Antiquités (Den norske Oldskriftcommité) est établie comme subdivision de la plus ancienne des sociétés d’antiquités nordiques, sise à Copenhague. Pour sa part, P. A. Munch exprime davantage de déférence pour la scientificité de son collègue allemand Jacob Grimm. Il se méfie des interprétations astronomiques de Magnusson, et il est sceptique à l’égard du romantisme outrageusement ésotérique de Grundtvig lorsque celui-ci considère la mythologie nordique comme étant habitée fondamentalement par l’intuition du christianisme et la dépositaire d’un génie scandinave ainsi renaissant dans le temps présent. S’il n’est pas toujours d’accord avec Grundtvig ou Magnusson, il s’inspire aussi de leurs travaux pour écrire ses ouvrages de vulgarisation sur la mythologie, parmi lesquels les Légendes des héros et des dieux anciens du Nord (1840), puis les Légendes des dieux et des héros norvégiens (1854), textes présentés de manière particulièrement minutieuse, alors même qu’ils comptent parmi ses écrits les plus romantiques et les plus imaginatifs.
48C’est en 1845 que commence l’amitié épistolaire entre Grimm et Munch, et il s’instaure entre les deux hommes une relation de maître à élève. L’Allemand assure à son collègue norvégien une place de membre correspondant à l’Académie des Sciences de Berlin, un honneur qui permet à l’historien d’y publier plusieurs contributions significatives et d’y faire connaître sa théorie de l’immigration, alors attaquée par les historiens danois et suédois. Munch tient par ailleurs Grimm au courant des expéditions des historiens norvégiens à la recherche des documents à rapatrier dans les archives de Copenhague, Lund et Stockholm. C’est en ces années que mûrit le pangermanisme de Munch, qui s’enthousiasme des progrès de la recherche philologique sur les langues germaniques, progrès qu’il considère à l’aune des développements de la politique unitaire en Allemagne. Les deux hommes ont des échanges détaillés concernant la paléographie ou la mythographie, ils se relisent mutuellement, échangent des ouvrages… parmi lesquels les Contes populaires norvégiens d’Asbjørnsen et Moe : par ce biais, les deux folkloristes norvégiens parviennent aussi à attirer l’attention des milieux scientifiques européens sur leurs travaux.
49Peut-être davantage que la mythographie, c’est dans le domaine des études folkloriques que se mesure l’influence de la philologie moderne d’inspiration allemande. Les frères Jacob et Wilhelm Grimm ont en effet été les grands modèles d’Asbjørnsen et Moe, et il semblerait même que les deux amis de jeunesse soient allés jusqu’à reproduire une répartition des rôles similaire à celle des deux frères allemands : comme Jacob, Jørgen Moe s’interroge beaucoup sur l’art du conte et les chemins sur lesquels peuvent mener les contes populaires dans la vie spirituelle de la nation. Des deux amis, c’est lui qui paraît avoir la plus belle plume. Quant à Asbjørnsen, il est plus minutieux dans les contenus psychologiques, géographiques et descriptifs de ses textes, ce qui est clairement le signe d’une sensibilité plus scientifique et naturaliste. Cela ne l’empêche pas de devenir le folkloriste norvégien le plus populaire, surtout après que son comparse devient pasteur. Il a d’ailleurs collaboré aussi avec celui qui est le premier folkloriste norvégien important, Andreas Faye, et il publie seul, en deux volumes, les Contes de la Huldre et légendes populaires norvégiennes (1845-1848), réplique du recueil traduit par les frères Grimm, Les fées irlandaises (Irische Elfenmärchen, 1826).
50Comme tant d’autres, Asbjørnsen et Moe profitent de l’intérêt croissant que suscite cette littérature populaire, et ils reprennent à leur compte le programme des frères allemands : rassembler tout, tel que cela fut, et raconter comme le peuple. Pour retrouver le souffle du génie national, il faut faire état du génie du peuple, de cette âme nationale dissimulée dans les profondeurs des traditions orales paysannes, dont il faut respecter le langage et la forme générale. C’est donc toute une réflexion sur le langage littéraire qui se poursuit avec ces folkloristes, bien que cette réflexion ait été entamée par les poètes norvégiens des générations précédentes, au premier rang desquels Welhaven et Wergeland. Cela étant, la nouveauté proposée par les folkloristes est celle de remettre au goût du jour un genre littéraire très spécifique, enraciné dans les cultures locales, mais qui se définit et s’affine grâce à la caution internationale de philologues renommés.
51Car c’est en partie grâce à l’aura scientifique des frères Grimm qu’Asbjørnsen et Moe parviennent à remettre en cause les conventions littéraires dominées par une bourgeoisie académique habituellement soucieuse de marquer ses distances avec la paysannerie, et qui représente encore l’essentiel du lectorat. Camilla Collett et son pygmalion, Peter Collett, tous deux grands amateurs de littérature dans cette bourgeoisie académique, s’expriment sur cette question et auraient conseillé à Moe, sans succès, d’introduire un modèle de conte plus conventionnel, basé sur la causerie, c’est-à-dire un modèle plus raffiné et élitiste27. Les lettres de Jørgen Moe aux frères Grimm ont été publiées en 1915, et elles sont un témoignage précieux de l’influence décisive jouée par les philologues allemands, soulignant à l’envi que les entreprises d’émancipation nationale sont curieusement le résultat d’échanges culturels internationaux. L’idée qu’il faille rendre compte de tout, dans une manière la plus fidèle possible aux traditions populaires, constitue indiscutablement une nouvelle convention, un horizon de travail pour la littérature folklorique.
52Pourtant, Moe comprend rapidement qu’en la matière, il existe une différence entre la norme proclamée, dérivée de la philosophie herdérienne, et le travail concret de collecte des récits et des chants, ainsi que l’écriture elle-même, c’est-à-dire le passage de la tradition orale à la forme écrite : il confie ainsi à son comparse ses incertitudes sur les difficultés de la tâche dans une lettre du 18 avril 183828. La méthode choisie par les deux Norvégiens leur permet cependant d’assurer dans leurs récits une grande proximité avec les récits originaux : ceux-ci doivent être racontés en contexte, puis refondus pour leur conférer un style plus arrondi. On ajoutera que la publication commune est accompagnée d’une liste de néologismes ou d’expressions dialectales atypiques, afin de conserver la tonalité populaire du récit sans pour autant déconcerter le lecteur bourgeois : c’est là un véritable appareil scientifique qui est fourni, en particulier dans les rééditions. Alors qu’il travaille seul, Asbjørnsen prolonge cet effort, notamment en élaborant un récit-cadre, à la fois réaliste et crédible (à défaut d’être réel) de la vie paysanne norvégienne, et il intervient lui-même dans la narration, sous la forme d’impressions de voyage. À la manière de ce que l’on peut voir dans les Mille et une nuits, les légendes sont enchâssées dans le récit-cadre.
53Au final, on peut dégager deux stades dans la genèse de la démarche d’Asbjørnsen : le stade personnel et social immédiat ; le stade académique et international. Fils d’un artisan de province, proche de la paysannerie, Asbjørnsen éprouve un goût certain pour la vie naturelle, et il manifeste de l’intérêt pour les ouvrages d’Andreas Faye et les premiers romantiques, qui utilisent la matière populaire pour faire œuvre poétique. À partir des années 1830, il prend connaissance de l’œuvre des frères Grimm, ce qui donne une caution scientifique à ses réflexions de folkloriste, caution dont ses prédécesseurs n’ont pas bénéficié. Ce faisant, Asbjørnsen comme Moe profitent aussi de l’entremise de P. A. Munch, qui les met en contact avec Jacob Grimm. Notons qu’à l’issue de ce stade, la démarche initiale (créer de la poésie avec la matière paysanne) est renversée, puisqu’en se ralliant au postulat philosophique consistant à « raconter comme le peuple », Asbjørnsen et Moe tendent à considérer le récit oral comme source première de la poésie nationale. Dernière remarque : le soutien des frères Grimm est évidemment un argument de poids lorsqu’il s’agit d’obtenir de la part du collège académique des aides financières pour des voyages d’étude servant à la collecte des récits populaires. En 1848-1849, c’est sur cette base que Moe candidate à l’octroi d’une bourse de voyage, évoquant notamment la publication récente du Dictionnaire de mythologie germanique, et demande directement à Jacob Grimm d’appuyer formellement sa demande auprès du collège académique29.
Controverses politiques, morales et linguistiques des années 1830
54On a déjà mentionné à plusieurs occasions ces esclandres qui caractérisent la vie étudiante dans les années 1824-1830 : les deux principaux littérateurs de l’époque, alors jeunes étudiants, incarnent une relève intellectuelle qui honore religieusement la littérature. Mais ce culte esthétique repose sur des normes différentes. Il est d’usage d’assimiler Henrik Wergeland au héraut de la jeunesse romantique, qui adule les poètes aux sympathies révolutionnaires comme Lord Byron ou Victor Hugo, ainsi que les idéaux de la démocratie libérale, incitant la paysannerie à parfaire sa conscience politique. A contrario, Johan Sebastian Welhaven est éduqué à l’école du Bergensois Lyder Sagen et fier de ses liens familiaux avec le poète et publiciste danois Johan Ludvig Heiberg : il est le zélote d’une conception plus classique et élitiste de la littérature. Pour cette raison, l’historiographie insiste traditionnellement sur le caractère irréconciliable des deux coteries et sur la dureté des affrontements idéologiques de cette décennie, car les patriotes et les danomanes, comme l’indiquent ces sobriquets, défendent deux approches distinctes de la culture littéraire norvégienne : les patriotes et Wergeland veulent promouvoir une langue proche de la langue populaire jusque dans les cercles académiques. En revanche, pour les danomanes, la langue norvégienne de l’élite, pont entre le danois et le suédois, doit permettre à la Norvège de garder un accès à des cultures littéraires brillantes : elle garantit l’ancrage de la nation dans la civilisation européenne et la préserve des affres d’une dégénérescence culturelle.
55Dans les années 1830, cette divergence reflète autant une controverse entre deux rivaux qu’un conflit entre deux mondes politico-littéraires. Car la dureté verbale de l’affrontement ne doit pas occulter un fait essentiel : ces deux partis appartiennent de fait au même milieu social, celui de la bourgeoisie éduquée à l’université. Les deux factions soutiennent in fine un même projet, influencé par le romantisme national : la construction d’une culture nationale norvégienne. La politisation de leurs vues respectives intervient progressivement dans la seconde moitié du xixe siècle. On a d’ailleurs eu l’occasion de relever l’étonnant parallélisme entre les parcours des deux poètes : sans doute leur vision respective de la fonction sociale de la littérature est-elle moins conflictuelle qu’il n’y paraît au premier abord. L’inimitié qui les oppose n’en est pas moins fondatrice dans l’histoire de l’institution littéraire norvégienne, notamment en ce qu’elle divulgue des questionnements existentiels sur les liens entre la littérature, le sacré et l’identité linguistique. Trois épisodes émaillent l’histoire de cette joute : en 1830-1833, la « querelle des petites pièces » (Stumpefeiden) oppose frontalement les deux factions ; en 1834, la publication par Welhaven de l’Aube norvégienne (Norges Dæmring) ouvre un nouvel épisode d’hostilités ; en 1838, la joute se conclue par une ultime charge, connue sous le nom de Bataille des Campbell (Campbellerslaget), du nom d’une pièce de Wergeland représentée au nouveau Théâtre de Christiania, et copieusement sifflée par les partisans de Welhaven.
56Le premier épisode de la controverse est certainement le plus révélateur des enjeux relatifs à la structuration du champ littéraire national. Il s’agit d’une cabale qui émerge en écho aux soulèvements qui éclatent en Europe en 1830. Deux aspects particuliers doivent ici retenir notre attention : le rôle de cette dispute dans l’émergence et l’affirmation d’une institution littéraire, ainsi que les motifs religieux qui sous-tendent éventuellement ce processus. En effet, le prélude de cette querelle commence avec la publication par Wergeland d’une œuvre aux accents mystiques : en juillet 1830, il publie La Création, l’Homme et le Messie30, un volumineux poème cosmologique, audacieuse célébration du christianisme et de son universelle puissance de libération.
57Le texte est composé de scènes dramatiques, de dialogues, de monologues, de chœurs à la métrique changeante. Le contenu est épique et religieux, en ce qu’il s’appuie sur la Bible et l’histoire de l’humanité, de la Genèse jusqu’au jour de la Rédemption. Mais ces symboles chrétiens sont utilisés et interprétés librement, mâtinés d’éléments de la mythologie persique, du panthéisme de Spinoza, du rousseauisme, de la théologie rationaliste des Lumières, de l’historiographie romantique et surtout du libéralisme : Jésus, le « Platon des Platon », y est fréquemment identifié à un héros du combat pour la liberté contre l’autoritarisme monarchique et l’obséquiosité des prêtres. Sans doute est-ce la raison pour laquelle cette œuvre est taxée de « bible des républicains »31. Le contexte contemporain de l’écriture laisse peu de place à l’ambiguïté : la vision métaphysique de Wergeland est puissamment marquée par les rancœurs engendrées par les méfaits de la Sainte-Alliance contre les peuples d’Europe. Le poème se termine ainsi par une prophétie allégorique, prédisant la fin de toutes les oppressions spirituelles et séculières lors du retour de Jésus parmi les hommes. Au-delà de ses aspects métaphysiques, cette vision est en parfaite correspondance avec celles des oppositions libérales et nationales qui fleurissent dans de nombreux pays vers 1820-183032.
58Un mois plus tard, dans le journal Morgenbladet, Welhaven publie un pamphlet virulent contre le lyrisme débridé et l’exaltation d’une œuvre extravagante, chaotique, qui ébranlerait selon lui la tradition classique du bon goût, dont il est lui-même un parangon : À l’adresse d’Henrik Wergeland ! Combien de temps encore vas-tu t’acharner contre la Raison ? est le titre d’un poème critique publié le 15 août 1830. À la suite de cette publication, la querelle se poursuit exclusivement dans la Gazette de la DNS, notamment lorsque paraît en 1831 Opium, un nouveau poème dramatique de Wergeland. Un admirateur de Welhaven envoie alors une critique reprochant à Wergeland un manque évident de « connaissances esthétiques » et une « imagination douteuse »33. L’écrivain réplique en dénonçant le ridicule d’une référence à une « connaissance de l’esthétique », estimant que l’art ne relève pas du domaine de l’académisme.
59En septembre 1831, Wergeland poursuit les hostilités : une lettre envoyée à ses comparses étudiants encourage ces derniers à prendre part à la joute, afin de « cultiver l’art de la satire ». Sous le pseudonyme rocambolesque de Siful Siffada, il écrit les sept premières pièces publiées dans le numéro 18 (1er octobre 1831) de la Gazette. Ce numéro et les suivants, qui publient ces pièces, sont endommagés, mais en 1832 paraissent deux recueils qui en assurent la publicité. Ainsi commence la « querelle des petites pièces ». Ces « morceaux » littéraires (stumper) sont des poèmes satiriques et des épigrammes de quatre à cinq vers : certains morceaux sont retranscrits dans la Gazette, mais ils sont surtout déclamés lors des punchs de la confrérie étudiante. Que révèle cette controverse ? On sait que cette cabale n’est pas un conflit purement idéologique, car on en a étudié plus haut les aspects disciplinaires, moraux et politiques. Elle est indissociable des enjeux de la sociabilité étudiante dans les années 1820-1830, de la même manière qu’elle est incompréhensible si l’on n’évoque pas les personnalités respectives des deux principaux protagonistes, car dans le milieu humain resserré de Christiania, les rugosités individuelles jouent un rôle dans la genèse et le dénouement des polémiques. Les attaques auxquelles les deux coteries s’adonnent, par « morceaux » interposées, montrent que le développement du débat littéraire se greffe aussi sur un antagonisme viscéral.
60Wergeland est une individualité prolixe dès 1827 ; extraverti, il s’implique de toutes les manières dans la vie étudiante, en publiant quelques farces dès 1825. Sans se limiter au domaine littéraire, Wergeland est un romantique dans tous les sens du terme : jeune homme impétueux, imaginatif, mais aussi hâbleur et exubérant, il laisse libre cours à ses passions de jeunesse34. Tant dans sa personnalité que dans sa création littéraire, il est plus archétypal du romantisme fougueux des années 1830 que ne l’est son rival. Welhaven est en effet plus introverti. Son père est décédé depuis 1828, et le jeune étudiant en théologie vit alors des années incertaines. Le manque constant de moyens financiers est un obstacle difficile à franchir ; ainsi, l’arrogance, dont l’accusent ses détracteurs, serait un masque visant à dissimuler sa honte sociale. Pour les mêmes raisons, sa vocation littéraire tarde à s’affirmer35. À la lecture des stumper, la nature très personnelle de la rivalité ne fait aucun doute, car l’identification entre la personnalité des auteurs, les formes et les contenus de leurs pièces satiriques est permanente ; dès lors, et étant donné l’impossibilité de recourir à la mise en scène d’un duel d’honneur, l’algarade littéraire apparaît comme un moyen de résoudre un conflit entre des ligues rivales.
61L’élément psychologique, de même que le contexte de la sociabilité étudiante, sont autant de facteurs qui donnent à voir les conditions dans lesquelles se cristallise la concurrence entre les patriotes et les danomanes. Cela dit, rappelons que Wergeland et Welhaven ont des parcours étonnamment similaires. Tous les deux sont étudiants en théologie, à la fois pour des raisons familiales et de convenance quoique, dans le cas de Wergeland, on peut aussi y relever une sensibilité religieuse authentique. Tous les deux ont à peu près le même âge, entrent à l’université la même année et appartiennent à la bourgeoisie académique. Ils bénéficient par ailleurs d’un capital culturel relativement élevé dans la Norvège des années 1830 : Wergeland, en tant que fils du pasteur ayant participé à la « querelle de l’université » ; Welhaven, en tant que neveu par sa mère du littérateur danois Heiberg. Leur position sociale respective est cependant incertaine : l’un pour des raisons familiales ; l’autre, pour des raisons plus politiques. Autrement dit, le rapport de force entre les deux jeunes littérateurs est relativement équilibré. Il est d’autant plus difficile à trancher que le champ littéraire norvégien est morcelé entre diverses institutions locales, généralement semi-privées, et qu’il n’existe pas encore d’autorité littéraire norvégienne incontestable, même à l’université, si l’on excepte le philosophe Georg Sverdrup à partir de 1831, davantage un amateur de langues classiques qu’un théoricien de l’esthétique.
62Pour l’un comme pour l’autre, la « querelle des petites pièces » est l’occasion de favoriser la création ou la redistribution d’un capital culturel grâce à une pratique horizontale de la littérature, alors même que celle-ci voit sa valeur sociale valoriser en tant que support identitaire. Sur ce processus se greffent des déterminismes psychologiques et politiques qui interagissent avec la controverse, et qui sont autant de sources potentielles de légitimation ou de contestation de ce capital36. La structure horizontale de l’échange au sein de la DNS favorise assurément les dérives langagières des participants. Telle qu’elle est proposée par Wergeland, la « querelle des petites pièces », se développe comme un jeu qui met en scène le plaisir littéraire comme un socle de la sociabilité académique. Cette exposition ludique de la joute doit idéalement départager les duellistes et déterminer finalement le parti le plus légitime pour détenir l’autorité littéraire. En outre, l’étude sommaire de la forme du débat permet de cerner les dispositions respectives des deux camps. Les stumper des années 1830-1832 sont des imitations qui exposent un antagonisme où se mêlent frustrations individuelles, désaccords esthétiques, mais aussi des masculinités antagonistes et des orientations philosophiques différentes à propos de l’avenir culturel de la Norvège. Sous la plume des patriotes, Welhaven est accusé de n’être qu’un « micro Don Quichotte, un Arlequin », une marionnette, un génie infantile et inaccompli. Les amis de Wergeland moquent aussi la production littéraire modeste du jeune étudiant en théologie, qui fait d’abord ses armes littéraires en tant que critique, et non en tant que poète.
Il fit une rime pour Noël
Et déjà il se prend pour le cousin d’Apollon ;
Tel un poisson volant croyant être un oiseau
Lorsqu’il jaillit des eaux37.
63Enfin, Welhaven est accusé d’être un imposteur. Son écriture classique est réputée prétentieuse, et son intérêt pour la littérature danoise ne serait que le masque d’un insidieux plagiat : « […] ton idéal de grandeur n’est rien d’autre que le vaudeville d’Heiberg […] »38. Cela dit, les propos des détracteurs de Wergeland sont tout aussi corrosifs.
Henrik Wergeland s’élève vers les sommets
Drapé des habits de sa sagesse
Et en effet, comme tous les nains
Sur des échasses, il ne peut que s’élever39.
64Dans la préface introduisant son Supplément aux pièces de Siful Siffada, Welhaven ajoute : « Monsieur Siful Siffada a généreusement honoré notre société d’une quantité de “boissons fortes” que lui-même appelle très spécifiquement des morceaux [stumper], et dont la plus grande partie est épicée d’ingrédients proprement écœurants afin d’en dissimuler le manque de sel40.» Il prend à témoin l’ensemble de la DNS et introduit un ensemble de 12 épigrammes qui moquent « Monsieur Siful », redoublant contre lui d’ingéniosité rhétorique :
Je ne suis pas surpris de trouver mon nom dans la liste de Monsieur Siful, car j’ai eu bien des exemples frappants de la haine par laquelle il cherche à venger son égoïsme blessé. Il n’a même pas voulu accuser franchement ses opposants de jalousie, et pendant qu’on cherche vainement à déterminer ses qualités, on a des difficultés à comprendre ce qui le rend plus pathétique : son arrogance ou sa puérilité […] L’animal a perdu ses dents41.
65La réponse de Wergeland est tout aussi condescendante : « […] Dans tous les cas tu es le plus mauvais démon, et il n’est pas surprenant que tu perdes quotidiennement du crédit42 ». D’un point de vue formel, l’épisode se caractérise par l’utilisation massive d’un genre particulier : la poésie d’occasion (leilighetsdigtning). En 1876, Marcus Jacob Monrad énonce celle-ci comme un genre littéraire parmi les mieux placés dans la hiérarchie idéale des typologies littéraires43. La spécificité de cette forme réside dans la contextualité très explicite de son objet. Elle repose sur la mise en scène poétisée d’une situation donnée où les protagonistes, auteurs et destinataires du texte, se côtoient en permanence. Dès lors, cette poésie a des échos dithyrambiques lorsqu’elle veut mettre en évidence le caractère harmonieux de la relation entre l’auteur et son destinataire. Ainsi en est-il des publications jubilaires, des hommages royaux ou des célébrations scandinavistes dans les années 1840-1850. Au contraire, lorsque le contexte d’écriture est marqué par une opposition, l’éloge se transforme en satire, le ton devient volontiers impertinent, voire insultant. Lorsqu’il s’apparente à l’hommage, ce genre littéraire a quelque chose d’une pratique d’Ancien Régime, dans la mesure où cet ordre se nourrit d’un idéal d’harmonie sociale. Mais le glissement de tonalité de l’éloge vers la satire aboutit à une véritable altération moderne de ce genre discursif, qui devient, sous des figures diverses (libelles, pamphlets…), emblématique du xixe siècle littéraire.
66À l’exhortation de Wergeland, la bataille est lancée pour dénouer le différend enclenché par La Création en 1830. La critique littéraire au xixe siècle ne se caractérise absolument pas par une forme professionnalisée, cette prose analytique et académique qu’on lui connaît généralement. L’utilisation de la forme versifiée imprègne le discours critique lui-même ; autrement dit, les deux cliques utilisent les mêmes codes littéraires et les mêmes mécanismes de reconnaissance sociale. En cultivant l’art de la satire, les auteurs veulent en outre donner au public des lecteurs (ici, essentiellement la confrérie étudiante) la possibilité d’arbitrer ces altercations par la vertu de l’exemple. Il est certain que les deux partis défendent le principe de l’autonomie littéraire. Mais pour les patriotes, cette autonomie repose sur une indépendance inconditionnelle du créateur ; elle n’est idéalement soumise à aucune norme et elle est construite sur une légitimité de nature presque sacerdotale, où l’artiste est un prophète habité par un génie. Le recours à des motifs religieux est donc un expédient rhétorique qui met en scène le génie poétique comme un génie métaphysique. En revanche, pour Welhaven et ses amis du Cercle de l’intelligence, l’art profane est avant tout une institution sociale, dont l’autonomie doit permettre l’ennoblissement collectif des individus en société.
67Bien que les deux clans s’appuient sur des pièces versifiées satiriques, le romantisme chamarré des patriotes s’oppose pourtant au classicisme délicat et racé des amis de Welhaven. Ces différences formelles traduisent une dissemblance politique sur le rôle de l’art dans la construction nationale, que la DNS est invitée à trancher. Welhaven, on le sait, est ami de Schweigaard et partie prenante du Cercle de l’intelligence. À l’instar de celui-ci, il considère que la Norvège ne peut pas se couper de son ancienne métropole danoise, au risque d’un appauvrissement culturel irrémédiable. Wergeland est, quant à lui, un zélateur de la Norvège rurale et populaire, et il voit dans la culture paysanne la source évidente de l’identité nationale, loin de l’affectation danisante des amis de Welhaven. Le Stumpefeide reflète, en filigrane, une opposition entre deux personnalités de l’élite culturelle norvégienne, cherchant chacune à promouvoir des projets distincts de construction nationale.
68D’où l’imbrication étroite des questions plastiques et politiques : « La conception d’Henrik Wergeland conduit tout droit à la barbarie la plus sauvage et, de là, à un dévergondage qui menace de bouleverser l’ordre social44 », estime Welhaven en 1832. À l’origine de la querelle, il y a donc une interrogation profonde sur le rôle de l’art dans la société. Le Stumpefeide peut être aussi analysé comme une critique sur la légitimité du jugement littéraire. Aux antipodes de ce qu’il appelle la « littérature de sofa », Henrik Wergeland se fait le héraut d’une littérature engagée et messianique45. Dès lors, le fait de revendiquer une liberté artistique absolue conduit logiquement à dénoncer la pratique du jugement littéraire, telle que formulée par Welhaven. Peut-être est-ce là une autre raison pour laquelle Wergeland choisit de se défendre en privilégiant des poèmes satiriques, au détriment de l’essai philosophique, genre enchâssé dans une écriture rigide qui contrevient à la vision que le poète a de son propre sacerdoce.
69Welhaven défend une autre idée de la littérature. Bien qu’ami de Schweigaard, il tend à réprouver la philosophie utilitariste de ce dernier46. Il rejoint Wergeland sur l’importance sociale et politique de la littérature. Mais la ressemblance s’arrête là. L’art a pour vocation essentielle de promouvoir une société harmonieuse en favorisant, par la quête du Sublime, l’ennoblissement individuel : l’harmonie classique est condition de l’harmonie sociale. L’artiste a le devoir de traduire cet impératif, qui permet de légitimer, a posteriori, la fonction sociale du jugement littéraire : le critique n’est pas simplement un médiateur entre une œuvre et un public ; il devient l’un des gardiens de l’ordre social47. Au nom de ce principe, Welhaven décide de publier sa critique de l’œuvre cosmologique de Wergeland dans le journal Morgenbladet en 1830. Wergeland devient, sous la plume acerbe de Welhaven, un traître à la cause de l’Art et du Goût. En revanche, pour Wergeland, le débat n’a aucun intérêt littéraire, et manifeste simplement la jalousie, le goût de vengeance et l’hypocrisie de son principal détracteur.
70Comment l’affaire se dénoue-t-elle ? En réalité, la structure sociopolitique horizontale de la DNS empêche tout arbitrage efficace et oblige, in fine, à des interventions extérieures. La première a lieu en 1832, mais elle est en réalité accidentelle et creuse davantage encore la tension entre les deux coteries. Un ami de Welhaven, le juriste Bernhard Dunker, emprunte une copie des vers de Welhaven. À l’insu de son auteur, ceux-ci sont publiés par Conrad Nicolai Schwach à Trondheim, lorsque ce dernier entre en possession du manuscrit grâce à un ami indiscret du père de Dunker48. Sous le titre ironique de Trois douzaines de compliments à Henrik Wergeland, le livret provoque l’ire des patriotes : en guise de représailles, ceux-ci publient leurs propres pièces sous un titre non moins facétieux, à la suite de la scission des étudiants moralistes de la DNS, qui ont déjà fondé leur propre confrérie en juin : « Sifulinades » en l’honneur de Jahn Welhaven accompagnées de bagatelles esthétiques et poétiques. Ce qui n’était, jusqu’à présent, qu’une querelle confinée dans le milieu étudiant prend véritablement la forme d’une polémique publique que Wergeland et Welhaven ne désirent pas nécessairement, étant donné sa tonalité parfois outrancière.
71Welhaven prend alors l’initiative d’une seconde intervention, afin de recentrer le débat sur ses aspects littéraires et de conforter sa propre stratégie. Toujours en 1832, il publie un essai, point d’orgue de cette joute balzacienne qui semble s’acheminer vers une conclusion conventionnelle : L’art poétique et polémique d’Henrik Wergeland. Ouvrage analytique qui se distance du style outrancier des petites pièces versifiées, il est décrit comme suit en préface :
L’attaque publique d’Henrik Wergeland avec une arme qui, par chance pour l’humanité, est une rareté dans les guerres littéraires, ne m’a pas laissé longtemps dans le doute quant à la manière par laquelle je devais répondre à ce type d’agression. Un combat spirituel avec Henrik Wergeland dans la fange ne peut aucunement me réussir, et ma cause ne pourrait qu’en souffrir auprès du public, que je tiens pour compétent et capable d’attribuer à quelqu’un une reconnaissance méritée. En revanche je pouvais, au moyen d’un exposé de l’activité littéraire de mon opposant, bonifier mon propos sur celle-ci, et par là même me purifier des accusations inouïes concernant de soi-disant desseins moins avouables, tout en prenant l’initiative d’un débat sur les prestations d’Henrik Wergeland, que le moment, autant que les machinations nerveuses de cet auteur, rendent tout autant nécessaires49.
72Cette dernière publication consacre la publicité de la querelle et montre que Welhaven a la prétention d’interroger la vertu sociale de la littérature dans un moment de renaissance nationale. L’idée d’un jugement littéraire basé sur l’éthique classique est d’ailleurs formulée par l’oncle danois de Welhaven, Johan Ludvig Heiberg, qui propose un programme moderne de critique littéraire, rejetant les attaques personnelles et les pamphlets inutiles ou insultants. Le jeune Norvégien reprend largement ce programme à son compte et publie un ouvrage qui a même le mérite d’atteindre les esprits avertis de Copenhague et Stockholm50. Des « petites pièces » et autres sifulinades à l’essai critique de Welhaven, l’évolution formelle atteste d’une volonté de s’éloigner d’un modus operandi ludique afin de professionnaliser la critique esthétique. Certes, Welhaven n’est pas avare en formules incisives, mais il cherche à mettre davantage en cause l’écriture wergelandienne que Wergeland lui-même, assénant tout de même que ce dernier est « coupable de tous les pêchés capitaux de la poésie51 ».
73En donnant à son essai une forme didactique, et non poétisée, Welhaven cherche aussi à favoriser l’émancipation épistémologique du jugement littéraire, qui devient, au nom de la quête du Beau, un discours normatif à part entière, et non plus seulement un propos illustratif et périphérique de l’activité littéraire, comme peut le laisser croire le caractère inachevé ou emporté des « petites pièces ». Cette évolution des formes du débat est publiquement confirmée par la publication en 1833 d’une Juste évaluation de la poésie et du caractère de Wergeland (Retfærdig Bedømmelse af Henrik Wergelands Poesie og Karakteer) qui, à l’initiative de Nicolaï Wergeland, propose une contre-théorie en réplique à Welhaven. Provisoirement, elle clôt la polémique littéraire, sans toutefois vraiment départager les concurrents : une association étudiante rivale (Det norske studenterforbund : DNF) est fondée par les amis de Welhaven dès 1832, matérialisant la rupture idéologique entre les patriotes et les danomanes, et donnant corps au fameux Cercle de l’intelligence, même si c’est en réalité une affaire de mœurs qui est à l’origine de cette scission, et non une querelle littéraire52. Leur revue Vidar (1832-1834) tente de pallier aux carences de la jeune critique nationale, et ambitionne de faire de la littérature une « activité libre et indépendante »53, sur le modèle des nations voisines. Elle évite le piège des polémiques trop directes, tout en essayant de nourrir une réflexion visant à décrédibiliser les principes idéologiques des patriotes54. Le Cercle de l’intelligence cherche à promouvoir des pratiques littéraires qui rompent aussi bien avec l’académisme infécond des années 1820, qu’avec le dilettantisme discourtois des années 1830-1832. Mais à l’image de la DNF, la durée de vie de la revue est éphémère, et les contributeurs ne peuvent guère vivre de leur plume. Quoi qu’il en soit, la « querelle des petites pièces » est la bien traduction d’un paradoxe : le renforcement de la valeur sociale de la littérature dans les représentations de la bourgeoisie cultivée, qui contraste avec l’absence d’une institution littéraire incontestable.
La littérature dans la hiérarchie universitaire de 1811 à 1840
74Au sein de la jeune université norvégienne, les études littéraires sont en premier lieu des études de philologie classique qui, dans l’air du temps néo-humaniste, prétendent renouveler le contact avec les nobles savoirs antiques, afin de favoriser le raffinement du caractère individuel. On sait que la commission universitaire de 1812, chargée de mettre en œuvre la décision royale de fonder une université nationale, préconise originellement la fondation de huit facultés, afin d’accorder une dignité institutionnelle égale aux études philosophiques et scientifiques qui, aux xviie et xviiie siècles, se sont souvent développées à la marge des universités, dans des académies royales ou des sociétés savantes. Comme principal argument de cette organisation, la commission souligne que les enseignements professés au sein de la faculté de philosophie sont épistémologiquement trop différents les uns des autres. Elle propose donc de la diviser en cinq facultés : philosophie, mathématiques, sciences naturelles, philologie et histoire, sciences camérales. Selon ce plan, l’enseignement de la chose littéraire est liée à deux facultés : la faculté de philosophie, où il est prévu un cours d’esthétique ; la faculté de philologie et histoire, à travers trois enseignements spécifiques (philologie gréco-romaine, langue nationale et Beaux-savoirs, histoire littéraire). Avec ses quatre professeurs, cette faculté compterait aussi le corps enseignant le plus important55. À cette époque, l’esthétique n’est donc pas perçue comme une discipline scientifique autonome, mais plutôt comme une branche commune de la philosophie, discipline reine, et de la philologie, domaine de l’étude des langues classiques.
75Ce plan n’est toutefois jamais mis en œuvre, si bien que la chaire de philologie est alors l’apanage d’un seul professeur, Georg Sverdrup, qui enseigne le grec, le latin et la philosophie, approfondissant des enseignements avec lesquels tous les étudiants se sont familiarisés avant même leur entrée à l’université, dans les écoles savantes. Le contenu de ces leçons est alors limité à la littérature classique, mais il ne s’agit pas d’un enseignement purement linguistique et grammatical : l’interprétation des grands textes de la littérature classique (Homère, Sophocle, Aristote, Cicéron…) revêt une dimension centrale, de même que l’histoire culturelle et littéraire des Grecs56. À l’université de Copenhague, une chaire consacrée à l’esthétique a déjà été fondée en 1790. Là, c’est un ami de Georg Sverdrup, le poète romantique Adam Oehlenschläger, qui a obtenu le professorat à partir de 1809, et favorise l’irruption de la littérature nationale contemporaine dans l’arène académique57. À Christiania, rien de tel avant 1840, mais il existe bel et bien un questionnement sur la nécessité de fonder une chaire dédiée à cette discipline.
76Au sortir des duels emportés qui l’opposent au parti de Wergeland, tant à la suite de la « querelle des petites pièces » qu’après la controverse de l’Aube norvégienne en 1834, Welhaven poursuit tant bien que mal sa carrière de publiciste, mais les conditions générales de la vie littéraire ne lui permettent pas d’assurer sa subsistance de manière satisfaisante. Lassé par des études qui ne le passionnent guère58, préoccupé par une vocation littéraire qui tarde à se concrétiser, Welhaven déplore l’endormissement culturel de Christiania. Jusque vers les années 1860, le marché littéraire norvégien constitue rarement une base suffisante pour permettre l’existence d’écrivains. Pour les mieux vus d’entre eux, l’ambition d’une position universitaire est donc une stratégie naturelle, mais hasardeuse. Afin de consolider ses chances, le jeune Bergensois publie en 1837 dans le journal Le Constitutionnel une invitation publique pour une série de conférences consacrées à l’histoire des belles-lettres nationales, moyennant la somme de 5Spd, payable chez son ami, le libraire Johan Dahl : pour le jeune publiciste, il s’agit aussi de faire oublier sa réputation douteuse d’écrivain antinational. Le cycle débute le 16 mai, dans la grande salle de l’Hôtel du Nord, se poursuit jusqu’en été, avant de reprendre à nouveau à l’automne. Le succès public est au rendez-vous, et il assure à Welhaven une notoriété qui lui est fort utile lorsque, deux ans plus tard, il candidate au poste de professeur de philosophie et d’esthétique59.
77Mais pour la faculté et le collège académique, la pratique publique de la poésie ou de l’histoire littéraire ne saurait faire, à elle seule, le professeur. La procédure de recrutement est certes loin d’être standardisée et il existe plusieurs méthodes potentielles d’évaluation : la prise en compte des qualifications académiques formelles ; la mise en concurrence publique des candidats, notamment par l’organisation de cours visant à tester les talents pédagogiques des postulants ; la cooptation et les soutiens personnels dont ils peuvent bénéficier au sein de l’institution universitaire. Dans une lettre à son ami le vice-chancelier Wedel-Jarlsberg, Welhaven souligne ainsi que « les précédents lektorer, Dahl, Hjelm et Paul Møller n’étaient pas des philosophes ex professo et ils ont été embauchés sur la seule foi de témoignages d’autorités…60 ». Welhaven a été un étudiant plutôt médiocre : ses qualifications sont faibles, certes compensées par des aptitudes acquises en dehors de l’arène universitaire avec la publication d’essais littéraires. La question est donc de savoir si ces aptitudes peuvent suffire à octroyer une chaire fort prestigieuse, la philosophie étant alors considérée comme la reine des savoirs littéraires.
78L’affaire est cependant parasitée par des considérations sur l’image publique de Welhaven : les patriotes, qui tentent à la même époque de s’assurer divers postes au sein de l’État, ont déjà perdu en 1837 la possibilité d’obtenir la chaire d’histoire : celle-ci échoit à Peder Andreas Munch, ami de Welhaven, au détriment de Ludvig Kristensen Daa, ami de Wergeland. Ils remettent donc en cause les compétences réelles du poète, à défaut de pouvoir lui contester son talent. À l’opposé, ses soutiens (Munch, Schweigaard, Hansteen, Wedel-Jarlsberg), parmi lesquels nombreux sont ceux qui ont assisté à ses conférences, mettent en avant une définition de la philosophie non-spéculative, basée sur l’exercice de la raison critique, opposant au philosophe scolaire le philosophe de la vie, pétri de conscience historique et d’éthique61. Las, le collège académique, les journalistes de la mouvance nationaliste ainsi que la majeure partie de la communauté universitaire se positionnent contre ce recrutement, réactivant une cabale contre celui qui est dépeint par ses détracteurs (notamment Hans Ørn Blom) comme un dilettante obséquieux, favori du comte Wedel-Jarlsberg, l’influent vice-chancelier de l’université62. Pris en étau, le gouvernement choisit finalement un compromis étrange, arbitré à Stockholm par le roi Charles-Jean : le professorat demeure officiellement vacant jusqu’à la découverte d’un postulant excellemment qualifié ; entre temps, Welhaven est provisoirement embauché par le corps universitaire en tant que lektor pour une période d’essai de deux ans. La conséquence la plus directe de cette embauche, à l’origine de plusieurs outrances publiques, est la démission en 1841 du vieux professeur Sverdrup, qui juge Welhaven totalement incompétent pour prétendre au poste obtenu. Toujours est-il que celui-ci y est confirmé en 1843, avant de finalement devenir professeur en 1846.
79L’épisode illustre clairement la position de soumission persistante des belles-lettres à des logiques académiques conservatrices. Pour le collège académique ou pour Sverdrup, la philosophie seule peut donner à la littérature un brevet de conformité académique : le profil esthétisant de Welhaven ne s’appuie pas sur des qualifications philosophiques globales. Au contraire, pour le jeune candidat, la poésie est une activité intellectuelle suffisamment noble pour faire de lui un prétendant sérieux à une profession universitaire de premier ordre, à l’image d’Oehlenschläger à Copenhague63. Dans une longue lettre à son principal soutien, il souligne que « ni l’Université ni l’État n’ont jusqu’à présent fait le moindre geste pour élever ou encourager les études supérieures impécunieuses dont il est ici question. Chez nous, une compétence complète dans ce domaine ne peut donc être décelable que chez quelque dilettante érudit et indépendant… », tout en rappelant avec insistance l’importance de ses travaux en théorie esthétique et sur la littérature :
Un exposé critique des tournants littéraires de notre siècle, tel que j’ai eu l’occasion de l’offrir à une assemblée nombreuse et distinguée, ne se déclame pas sans une conscience bonifiée de l’évolution générale et des ruptures de l’histoire philosophique. Si l’on souhaite d’ailleurs que les études philosophiques au sein de notre université deviennent enfin quelque chose de plus solide et de plus fructueux que le squelette doctrinaire qui y est aujourd’hui enseigné, et sur lequel on juge qu’il est tout à fait approprié de s’attarder, il est alors peu souhaitable de ne s’assurer des connaissances positives du candidat que sur un matériau […] qui ne forme qu’un agrégat de thèses et de catégories64.
80En effet, la nouvelle chaire de philosophie ne devait pas seulement servir à soulager Georg Sverdrup d’une lourde charge de travail, l’auguste professeur étant responsable des cours de philosophie pour tous les étudiants dans le cadre de l’examen secondaire. Elle devait aussi servir à diversifier des leçons dédiés à la logique, la psychologie, la métaphysique et l’éthique. Sur recommandation du vice-chancelier, il fallait donc saisir cette opportunité pour renforcer les enseignements de philosophie appliquée : éthique, philosophie naturelle, droit naturel, théologie naturelle et esthétique65. Victime de cabales ayant peu de rapports avec une évaluation purement disciplinaire, Welhaven est parvenu à s’établir dans l’espace universitaire au prix d’un long débat où il a dû faire jouer ses soutiens les plus en vue. Pourtant, son magistère littéraire s’impose avec évidence au cours des années 1840, et il n’est plus sérieusement discuté : le fait d’accorder à un esthète la principale chaire de la faculté de philosophie constitue clairement une étape importante de l’institutionnalisation de la littérature.
81Est-ce que cette spécialisation impacte le rapport des théologiens à la vie esthétique ? Elle les dépossède un peu plus, en tout cas, d’une partie de leur magistère moral : avec la reconnaissance de l’esthétique, les aspirants poètes peuvent désormais négliger d’étudier la théologie s’ils le désirent, contrairement à leurs aînés. Théologiens et pasteurs étaient incontournables dans la vie culturelle profane, aussi bien en tant que créateurs que comme amateurs du loisir littéraire, mais aussi en tant que soutiens des entreprises d’éveil populaire national. Après les années 1830, la consolidation institutionnelle des diverses branches du savoir, que les théologiens ont amplement appuyée depuis le xviiie siècle, commence à faire sentir ses effets à travers la baisse relative de leurs effectifs universitaires, et plus largement, dans la vie sociale, alors que la modernisation des infrastructures, les nécessités du commerce, et la croissance technocratique de l’État demandent davantage d’expertise technique dans tous les domaines. C’est sans doute là l’une des explications à la première vague de sécularisation de l’espace littéraire à partir des années 1825-1835.
Le sacré et le profane dans les usages littéraires de 1814 à 1846
82Portés par l’air du temps romantique des années 1830, nombreux sont les poètes européens qui privilégient avec fougue l’évocation d’une universalité traditionnellement assumée par les prélats. Ces écrivains produisent délibérément une vision et une pratique du sacre de l’écrivain, en empruntant aux thèmes de la phénoménologie de l’expérience religieuse. Dans la République des Lettres, le poète devient le prêtre des temps modernes et le véritable prophète de la foi romantique66. Ce faisant, la frontière entre le sacré et le profane devient imprécise, car cette époque semble essentiellement caractérisée par une diversification et une confusion des visions et des pratiques religieuses autant qu’esthétiques : la marginalisation de la littérature religieuse dans la genèse des canons littéraires nationaux, qui comportent surtout des œuvres profanes, ne doit pas occulter son poids marchand considérable, son importance liturgique et sociale dans la vie des communautés locales, ainsi que ses influences textuelles directes dans l’échange esthétique, à plus forte raison si les poètes sont aussi des pasteurs.
83Dans la multiplicité des pièces artistiques, qu’il s’agisse de psaumes, de chants religieux, de certains poèmes d’occasion, de récits d’édification religieuse, prêches ou fictions tirées de la Bible, on a vu qu’il est difficile de déterminer à quelle catégorie, profane ou sacrée, certaines œuvres appartiennent, notamment parce que les contemporains, quand ils opèrent occasionnellement cette distinction, ne le font pas selon des critères strictement textuels : la relation entre le profane et le sacré est rarement décelable par la confrontation avec une simple liste des ouvrages d’un auteur. Elle est seulement compréhensible par une intervention minutieuse dans les détails d’une œuvre dans sa globalité textuelle et contextuelle. Il est donc nécessaire de proposer une esquisse des visions et pratiques développées par certains écrivains et théologiens norvégiens. Indépendamment de leur position, ces auteurs présentent un point commun : ils réfléchissent, à travers leurs textes ou leurs discours, aux rapports entre esthétique et religion, contribuant à élaborer certaines des normes qui gouvernent le jugement de l’institution littéraire. À la croisée de leurs trajectoires respectives, on peut mettre en évidence la variété des paradigmes et des images qui façonnent ces normes, et évaluer ainsi la notion de transfert de sacralité dans la vie littéraire.
Wergeland ou le radicalisme du prophète
84De tous les poètes canonisés par la tradition littéraire norvégienne, Wergeland est certainement celui qui peut être à bon escient qualifié de poète religieux, non pas tant du fait de son allégeance sincère mais tolérante au dogme orthodoxe, que parce que l’ensemble de son œuvre est placée sous le signe d’une transcendance, d’un mysticisme et d’une métaphysique de l’appel, érigeant la vocation littéraire en sacerdoce. Sa notoriété littéraire commence avec la publication d’un poème cosmologique de plus de 700 pages, sans équivalents dans la littérature scandinave (La Création, l’Homme, le Messie, 1830) et qui déclenche les hostilités avec Welhaven. Mais la personnalité de Wergeland a surtout fait l’objet d’une canonisation à partir des années 1860, alors même que sa poésie est relativement peu lue par ses contemporains. Son activité s’inscrit dans un contexte de construction de l’institution littéraire et dans un contexte matériel globalement difficile pour tous les Norvégiens prétendant vivre de leur plume. Elle pâtit également du duel qui l’oppose au Cercle de l’intelligence et qui, au fil des années, concourt à un relatif isolement intellectuel, certes atténuée par son ardeur à promouvoir l’éveil populaire, ainsi que par le mécénat tardif du roi Charles-Jean. Enfin, l’essor du scandinavisme littéraire dans l’enceinte universitaire favorise jusque dans les années 1860 une indifférence à l’égard d’une œuvre hardie, mais inégale, qui plus est discréditée par l’autorité académique de Welhaven.
85Paradoxalement, le premier commentateur de Wergeland est un publiciste conservateur, juriste et proche du Cercle de l’intelligence : Hartvig Lassen. Alors que l’histoire littéraire contemporaine en est encore à ses balbutiements, celui-ci propose une analyse improbable de l’œuvre d’un poète dont il est un admirateur sincère, et en qui il voit un authentique épigone du xviiie siècle dans Henrik Wergeland et son temps (Henrik Wergeland og hans samtid, 1865). L’analyse de Lassen passe sous silence une large partie de l’œuvre de jeunesse, dénigre La Création en la qualifiant de « monstre avorté de la Muse », mais elle vise précisément à construire une image compatible avec l’ethos idéaliste de la bonne société bourgeoisie, qui se rappelle justement Wergeland comme d’un agitateur aux tendances républicaines et d’un dangereux libre-penseur, quand bien même celui-ci aurait affiché son loyalisme monarchique à la fin de sa vie67. L’essai n’est guère concluant, et ce sont ensuite des intellectuels de gauche, au premier rang desquels Erik Vullum, Bjørnstjerne Bjørnson ou encore Ernst Sars et Halvdan Koht, qui font de Wergeland un pionnier de la gauche nationaliste et un visionnaire saint-simonien et républicain68.
86Cette conception politisée de Wergeland s’impose finalement lors du discours de Bjørnson le 17 mai 1881, à l’occasion de l’inauguration d’une statue en l’honneur du poète défunt. C’est précisément cet événement qui marque l’entrée symbolique de Wergeland dans le panthéon norvégien, par l’entremise des poétocrates des années 1870-1880 et dans un contexte de radicalisation politique contre le règne finissant des fonctionnaires et contre la Suède. En effet, le discours de Bjørnson ne cherche pas seulement à honorer la mémoire du défunt poète, il obéit à des préoccupations très contemporaines : au cœur de la conservatrice Christiania, si Bjørnson évoque « le libre penseur, le républicain, l’évolutionniste, le fils d’Eidsvoll, l’apôtre infatigable de la liberté69 », c’est pour terminer son discours par un vibrant appel au combat démocratique et nationaliste. Bjørnson déclame les louanges du héros byronien et du champion de la liberté religieuse en faveur des juifs, mais l’inauguration du monument de Wergeland donne surtout lieu à une récupération politique par la gauche libérale et nationaliste.
87C’est peut-être la raison pour laquelle la dimension religieuse de son œuvre a rarement donné lieu à une étude approfondie, alors qu’elle est indissociable de la forme d’engagement dont semblent se réclamer Bjørnson et les poétocrates. Henrik Wergeland est ainsi l’un des critiques religieux les plus productifs de la première moitié du xixe siècle tout en étant un théologien sincèrement croyant : le paradoxe détermine puissamment sa création littéraire. De plus, la publication de La Création en 1830 se situe à l’aube d’un renouvellement significatif des ministres du clergé norvégien, et ce changement de génération impacte largement le débat intellectuel religieux : en 1828, lorsque le vieux rationaliste Treschow écrit son Esprit du christianisme, il publie là un véritable chant du cygne de la théologie rationaliste et libérale en Norvège70. La réplique du jeune grundtvigien Wexels montre que l’initiative appartient alors à une génération romantique, diversement influencée par la mouvance piétiste, mais en tous les cas soucieuse d’un renouveau de la foi sur des prémisses autres que ceux définis par l’ethos des Lumières. Niels Treschow meurt en 1833, et personne ne semble pouvoir combler le vide de son autorité intellectuelle. C’est précisément dans ces années que s’affirme la notoriété littéraire d’un jeune étudiant en théologie, fils d’un pasteur qui s’est lui-même illustré au service de la nation entre 1811 et 1814.
88Henrik Wergeland ne semble pourtant pas porté outre mesure sur la chose religieuse pendant son enfance. Ce sont trois expériences de jeunesse qui, dans les années 1820, auraient participé à son éveil : une première et malheureuse rencontre amoureuse à l’âge 18 ans, la contemplation des mystères de la nature, l’idéal de liberté porté par son père de 1811 à 1814, en écho lointain de la Révolution française71. Déchiré entre la puissance animale de sa fougue et l’intime besoin d’accomplissement moral, le jeune étudiant se lance dans une quête métaphysique seule force capable de réconcilier en lui « le chérubin et l’animal72 ». C’est de cet élan que serait surgie La Création, entre 1827 et 183073. Le texte est divisé en trois parties distinctes. Dans la première partie, le recours au récit de la Genèse sert de base à l’expression des visions poétiques de l’auteur : cette matière est traitée indépendamment de l’histoire et de la théologie, en accord avec des expériences mystiques personnelles74. Le conciliabule de deux esprits, Phun-Abiriel et Ohebiel, introduit cette réinterprétation du récit biblique : Phun-Abiriel incarne la quête de savoir d’un Wergeland insatisfait de devoir croire sans pouvoir connaître, tandis qu’Ohebiel est une métaphore de la sagesse rationnelle qui enjoint l’impatient Phun-Abiriel à se résigner à la méconnaissance de Dieu. Ce dialogue inaugural, reflétant l’expérience intime de Wergeland, peut aussi être considéré comme la manifestation de la crise spirituelle qui accompagne la transition entre l’âge rationaliste des Lumières et l’âge romantique du xixe siècle : dans le domaine religieux, il met symboliquement en scène la rupture croissante entre l’école de théologie rationaliste et les mouvements de renouveau religieux (biblicisme, piétisme haugéen et grundtvigianisme). L’autre paradoxe wergelandien est celui d’un poète-philosophe qui utilise un appareil conceptuel rationaliste, tout en ayant recours à l’imaginaire romantique et au mysticisme.
89Dans la seconde partie, Wergeland s’impose de comprendre la raison pour laquelle la semence divine, bien spirituel commun de l’ensemble de l’humanité, a finalement été évacuée de la mémoire universelle75. L’Homme débute par le monologue de Phun-Abiriel sur une couple assoupi. L’esprit cède finalement à l’appel du monde terrestre, pour s’incarner dans le corps d’Adam, et renoncer à cet état de conscience supérieure qui est le sien. Dans cet emploi pittoresque de la Bible, la chute de Phun-Abiriel devient métaphore du péché originel76. Horrifié, Ohebiel suit Phun-Abiriel par amour et s’incarne dans le corps féminin77. Il s’agit de l’événement déclencheur de l’histoire humaine. L’expérience terrestre des deux esprits renouvelle leur proximité avec Dieu. Mais au fur et à mesure que passe le temps et que croît la descendance du couple fondateur, l’humanité oublie son origine spirituelle et rompt l’équilibre subtil entre la chair et l’esprit, voie vers la rédemption : la matière prend le dessus sur la conscience, et les églises exploitent cyniquement la religion naturelle des peuples pour asseoir leur domination ainsi que celle des princes. Ce postulat résume largement une vision simpliste où, dans le sillage du mouvement révolutionnaire, la lutte contre la tyrannie des monarques et des prêtres devient le moteur de l’histoire, telle qu’elle est vue par les libéraux78. Cet âge sombre de l’humanité doit s’achever par la venue du messie, thème de la dernière partie.
90Ici, Wergeland s’inspire largement des écrits du dernier représentant significatif de la théologie rationaliste en Norvège, Niels Treschow, pour qui les vérités fondamentales peuvent être extraites de l’usage même de la raison, sans révélation préalable : « Crois, le Monde est le temple de Dieu ; cette Terre est un pilier nouvellement érigé, la porte de l’éternité79.» Cette théologie naturelle ambitionne un rapprochement avec la divinité à partir de la seule expérience du monde, et se prête particulièrement à une pratique moins dogmatique de la religion, en accord avec l’expérience individuelle de Wergeland.
91Dans la troisième partie, le messie est donc dépeint comme un homme accompli, le premier homme véritable, équilibre entre corps et esprit, venu au monde pour rappeler à ses coreligionnaires leur filiation divine et pour rompre l’emprise funeste de la matière. Si la structure de ce texte suit très grossièrement celle du Nouveau Testament, la figure de Jésus s’en éloigne clairement, et se réfère à Platon, Socrate et même Confucius. Dans cet acte final de dévotion, Wergeland dépeint Dieu comme une figure d’amour, de vérité et de liberté, plus charnelle que dans les parties précédentes. Parmi les autres sources d’inspiration, on trouve aussi le théologien Stenersen qui, enseignant l’histoire religieuse à l’université, a familiarisé le jeune Wergeland avec les gnosticismes et les mouvements ésotériques orientaux, selon lesquels les hommes seraient des esprits divins emprisonnés dans des corps par une divinité imparfaite, appelée le démiurge, et que l’on retrouve aussi dans la philosophie platonicienne. L’inspiration orientale est aussi apparente dans le choix des noms inventés, qui ont une consonance hébraïque. Le théologien danois Henrik Nicolai Clausen, rationaliste et platonicien, est cité comme une autre source d’inspiration, aux côtés de Byron. Enfin, ce poème est aussi dédié à l’écrivain allemand d’origine norvégienne, Heinrich Steffens80.
92Comme on le sait, La Création, l’Homme et le Messie, dès sa parution, prête le flanc à la polémique. La critique de Welhaven inaugure en cela une longue chaîne de réactions perplexes ou enthousiastes face à un objet littéraire non identifié. Les visions poétiques de Wergeland sont mises en ordre dans une image de l’univers largement influencée par le christianisme, résultant en un « mélange terrible de poésie et de théologie, notamment dans les parties consacrées à l’Homme et au Messie dans son œuvre principale. On a ici le sentiment absolu que son talent poétique ne suffit pas, et qu’un essai philosophique eut été la forme la plus appropriée pour porter un tel contenu81 ». D’autres préfèrent voir l’œuvre comme un objet audacieux, unique et injustement méconnu82. Historiquement, celle-ci est une quête existentielle, dans une période historique dominée par l’incertitude de la jeune génération littéraire européenne face au monde nouveau qui n’en finit pas d’émerger depuis la fin du xviiie siècle. À l’instar de nombre de ses contemporains, l’auteur utilise la littérature comme biais de résolution du questionnement métaphysique, grâce à une appropriation personnelle du matériau fourni par la Genèse. Or, cette démarche est grandement déterminée par l’éducation néoclassique du jeune étudiant, et par la volonté d’en concilier les enseignements avec la cosmologie chrétienne. Ce faisant, Wergeland contribue à redéfinir la fonction sociale du poète-philosophe-théologien dans la Norvège des années 1820-1830.
93De 1819 à 1825, Wergeland est élève de l’école épiscopale de Christiania, où les études de philologie occupent une place dominante : s’il n’est pas particulièrement doué pour les mathématiques, le norvégien et l’hébreu, le jeune poète développe de solides dispositions et un vif intérêt pour le grec et le latin. À partir de 1825, alors qu’il prépare le second examen universitaire, il se familiarise avec des textes de Platon, philosophe dont les Dialogues connaissent alors de nombreuses rééditions en Europe, et qui est largement abordé dans le programme de Georg Sverdrup83. Cette influence de la philosophie platonicienne, et plus particulièrement de la théorie des formes intelligibles, n’est certes pas une spécificité de l’âge romantique : elle est pourtant invoquée comme l’une des solutions au dilemme du tiraillement entre la chair et l’âme, mais aussi comme un moyen d’interprétation générale de la théologie. Le rationaliste danois Henrik Nicolai Clausen est une autre figure contemporaine de cette harmonisation entre le récit biblique et la philosophie platonicienne, tandis que Stenersen, dans son manuel d’histoire de l’Église (Den Christne Kirkes Historie Udtog, 1823), retrace l’influence du platonisme depuis les premiers siècles du christianisme84. Dans le corps même du récit wergelandien, la principale nouveauté réside dans l’incarnation de deux esprits androgynes, véritables idées platoniciennes, dans les corps d’Adam et Ève : Phun-Abiriel est le symbole du désir de connaissance tandis qu’Ohebiel est le symbole du sacrifice amoureux85. L’Homme est né en deux moments, d’abord en tant que forme intelligible, puis en tant que reflet sensible de cette forme originelle.
94Au vu de sa complexité, de sa longueur, et étant donné les libertés prises avec l’histoire biblique, il n’est pas surprenant que le public ait réservé un accueil mitigé à ce texte, vu comme une dangereuse « bible du républicanisme », où Jésus est le premier des philosophes et le premier des révolutionnaires, celui-là même qui doit mener les hommes sur le chemin de leur liberté et de leur unité spirituelle. Mais avant d’être républicaine, l’œuvre est plus justement l’expression d’une conviction personnelle sur l’engagement en société : il s’agit de contribuer au progrès spirituel de l’humanité et de la révéler à elle-même, en prenant Jésus et les grands philosophes, prophètes ou éveilleurs populaires pour exemple. Convaincu que la transformation collective s’opère d’abord par la transformation individuelle, Wergeland commence, la même année, son travail d’éveilleur populaire dans la revue For Allmuen. De cette démarche, qui n’est pas sans rappeler l’action entreprise par le mouvement haugéen et plus tard, le mouvement grundtvigien, il expose le programme dans un écrit de 182986. Or, cet engagement est pour lui inséparable de la vocation de poète : son usage prophétique de la littérature s’oppose à la tradition classique, assimilée à une littérature de salon dédiée au seul amusement des élites. Wergeland refuse la dictature de cette « littérature de sofa » et voit au contraire dans la poésie une force de refondation de la société, l’attribut sacré d’un génie démiurgique et surtout un sacerdoce véritablement religieux : le poète ne se compromet pas dans de vaines batailles esthétiques et dans des coteries de salon.
Des poètes politiques, ce n’est pas le mot exact, pas plus que des poètes moraux ou des poètes philosophiques. Nous voulons des poètes poétiques ou, sans décrire l’indescriptible, des poètes qui ne vivent pas au Parnasse pour mieux cracher sur la Terre, qui dominent leurs idéaux, qui vivent, mais ne meurent pas de leurs sentiments et ne souffrent pas davantage que d’autres en meurent, dont les œuvres ne s’évanouissent pas, ceux qui ne s’enivrent pas de la noirceur barbare du passé ou qui battent des ailes de l’imagination dans la poussière pour farder le présent du vernis de la vertu, ceux qui comprennent leur époque et acceptent son exigence, ceux qui nous éveillent à ce sujet et hâtent la marche du monde, ceux qui enfin idéalisent pour mieux réaliser, ou voir, ou espérer la réalisation. Un tel effort est bien trop noble et conquérant pour être perverti en un fanatisme et pour être confisqué par la rage partisane, car les vrais poètes n’ont qu’un seul parti auquel ils font allégeance, aussi longtemps qu’ils ne veulent pas pêcher contre leur propre nature, en l’abandonnant plus ou moins consciemment aux forces ennemies qui sommeillent en leur âme. Ainsi de Grundtvig. Ce parti est le parti du Ciel et de la Terre à améliorer. Le plus grand égoïsme, la tyrannie même, ont été combattus par eux avec la même force que celle des masses qu’ils ont soulevés, des prophètes babyloniens à Schiller, Byron et aujourd’hui Delavigne à Paris87.
95Les vrais poètes sont ceux qui comprennent les enjeux historiques de leur temps et les exposent sous une forme idéalisée, non pas pour nourrir une quête platonicienne et désincarnée de l’Art, mais dans l’espoir d’accoucher de prophéties susceptibles de se réaliser. Pour le jeune diplômé en théologie, qui tente obstinément d’obtenir une charge religieuse après 1830, mais qui se heurte à la méfiance tenace du clergé, le poète et le pasteur ont le même rôle. En invoquant le prophétisme du poète, Wergeland cherche à régénérer le sacerdoce religieux du clergé, qui aurait dû jouer un rôle central dans la vaste et indispensable entreprise d’édification populaire, mais qui aurait trahi cette vocation au bénéfice d’obscurs rituels et de querelles théologiennes inutiles. Apôtre de la liberté, le poète doit rappeler à l’ordre le pasteur afin de déterrer les « diamants brillants de la religion88 ». Dès lors, l’inimitié à l’encontre de Welhaven, qui défend une conception plus académique de la littérature comme institution séculière et autonome, visant à ennoblir le goût, n’est guère surprenante, car elle est aussi construite sur une incompréhension réciproque concernant la valeur sociale de la littérature et ses rapports avec le fait religieux. Il est en revanche certain que la confusion des genres, entretenue par la posture poético-religieuse de Wergeland, démontre non seulement que la littérature devient l’objet d’une fascination collective grâce à un pouvoir présumé et revendiqué de renouvellement du monde, mais aussi qu’elle ouvre la voie à des formes radicales d’engagement qui imprègnent la vie publique des années à venir.
La littérature psalmique entre jugement esthétique et assentiment dogmatique
96Le statut de la littérature psalmique est très certainement le problème qui permet de mieux mettre à jour les ambivalences de la relation entre le sacré et le profane dans l’espace littéraire au xixe siècle, et son étude ouvre un angle d’approche fructueux dans l’exploration des phénomènes de sécularisation de la vie intellectuelle. Les psaumes et chants religieux sont des objets littéraires hybrides, pris entre des contingences esthétiques et des considérations liturgiques, exposés aux mutations du champ littéraire autant qu’aux exigences changeantes des autorités ecclésiales. L’Église luthérienne étant Église d’État, le pouvoir politique exerce normalement un arbitrage décisif, en accord avec les instances théologiennes, lorsqu’il s’agit de définir les rites qui gouvernent les usages des fidèles. Il ne s’agit pas là d’un pouvoir anodin, puisque les chants constituent, dans le monde protestant, une part essentielle de la liturgie. Par ailleurs, la libéralisation de la vie religieuse dans les années 1840, qui renforce la position des laïcs au sein de l’Église nationale, impose à cette dernière de promouvoir une pratique plus sentimentale de la foi, moins marquée par la dogmatique naturaliste de l’Aufklärung : cette évolution entraîne un renouveau liturgique où la musique occupe une place centrale.
97Ce sont trois collections de psaumes autorisés auxquels les pasteurs ont normalement recours dans la première moitié du xixe siècle : le psautier de Kingo (1699), le psautier de Harboe-Guldberg (1778) et le psautier évangélique-chrétien (1798). Les psautiers sont des compilations de textes anciens et nouveaux, écrits par des auteurs différents. Thomas Kingo (1634-1703) est un poète et évêque danois, auteur d’un recueil de 136 psaumes, pour la plupart réutilisés dans le spicilège que lui commande le roi en 1683. Ce psautier est le pilier de la liturgie luthérienne dano-norvégienne89. Le psautier de Harboe-Guldberg porte simultanément le nom de Ludvig Harboe (1709-1783), théologien, inspecteur religieux et évêque dano-norvégien, ainsi que le nom d’Ove Høegh Guldberg (1731-1808), homme politique, théologien et historien danois. Il intègre un certain nombre de chants de la mouvance piétiste. Le psautier évangélique-chrétien se caractérise quant à lui par son apprêt plus rationaliste90. Outre Kingo, d’autres poètes religieux de premier ordre sont Erik Pontopiddan (1698-1764), l’évêque piétiste Hans Adolph Brorson (1694-1764) ou encore la poétesse Birgitte Cathrine Boye (1742-1824), dont les chants sont largement repris dans le psautier de Harboe-Guldberg. Enfin, les trois psautiers auxquels il est fait ici référence sont ceux en usage dans la plupart des paroisses de Norvège : en 1855, 342 paroisses comptant 426 994 habitants usent du psautier de Kingo ; 260 paroisses de 491957 habitants ont recours au psautier de Harboe-Guldberg ; 260 paroisses (470 773 habitants) utilisent le psautier évangélique-chrétien. Le psautier de Kingo est populaire dans les diocèses de Bergen et Trondheim, ainsi que dans les paroisses rurales. Les deux autres compilations ont les bonnes grâces des pasteurs du diocèse de Christiania91.
98C’est dans ce contexte que Welhaven, pris en pleine polémique sur son embauche à l’université, décide de publier des Suggestions à propos d’un psautier amélioré pour l’Église de Norvège (1840). L’opuscule débute par une brève histoire de la littérature psalmique depuis la Réforme. Welhaven prend soin de rappeler que les reproches faits à ce corpus légué par l’Église danoise ne reflèteraient pas uniquement un avis personnel : le poète prétend se faire l’écho de nombreux pasteurs, qui déplorent un matériau inapproprié pour les besoins de la liturgie92. Ensuite, il souligne le problème des influences étrangères (allemandes), voire hétérodoxes (catholiques et juives) dans un substrat littéraire élaboré aux premiers temps de la Réforme, et qui est essentiellement le reflet des religiosités d’un autre temps93. Bien que peu passionné par les questions de dogmatique religieuse, Welhaven propose donc une réflexion sur les rapports entre le fond spirituel et la valeur des trois psautiers principalement en usage.
On a souvent vu certains défendre cette opinion selon laquelle les vieux chants d’église devraient être conservés en l’état et usés dans cette façon désuète qui est la leur, mais une telle affirmation ne résiste pas à l’argumentaire le plus insignifiant. C’est une piété mal comprise que défendent ceux à qui il est fait référence dans cette expression ancienne (ils invoquent plus volontiers leur tradition et les poèmes de leurs ancêtres, que la parole divine elle-même, seule véritable). La plupart des voix s’exprimant sur le sujet sont d’accord en ce qu’elles estiment que des modifications doivent être entreprises, ajoutant avec détermination que celles-ci ne doivent concerner que la forme […]. Cependant, la tâche n’a rien de facile. Elle requiert un esprit poétique, capable de se plonger dans l’atmosphère et l’esprit des chants anciens, ainsi qu’une résignation, tenant la subjectivité sous la contrainte et soumettant le désir d’élévation individuelle au caractère poétique et à l’esprit des textes originaux ; mais avec tout cela, il convient d’avoir un regard clair et indépendant, qui ne se laisse pas obscurcir par des approximations ou des faits accessoires94.
99La poésie psalmique est le fruit d’un compromis délicat entre dogmatique et esthétique, en un temps où la poétique de l’appel continue d’imprégner l’ethos littéraire (chez Wergeland ou Grundtvig). Le changement proposé par Welhaven n’est donc pas si radical : il s’agit essentiellement d’une rénovation linguistique prudente, et qui ne veut surtout pas porter atteinte à l’essence de textes consacrés à l’édification religieuse. C’est en particulier le cas des chants de Thomas Kingo, qui recèle de véritables joyaux. Mais quoi qu’il en soit, Welhaven estime que la tâche doit être confiée à un littérateur moderne et expérimenté : il présente d’ailleurs 22 psaumes revisités et corrigés par ses soins pour illustrer son propos.
100Publié à une époque où l’écrivain se heurte à une opinion publique soupçonneuse à son endroit, l’essai constitue une pierre apportée à la réflexion sur la place de la littérature psalmique dans la liturgie religieuse et dans la poésie nationale. Du reste, le gouvernement en autorise l’achat pour 1 000 exemplaires, donnant instruction au ministère du Culte d’en distribuer au clergé, dans les séminaires de formation des enseignants et les communes les plus pauvres et les plus éloignées de la capitale95. La réflexion est également bien accueillie dans la presse nationale. Pour autant, la polémique est inévitable sur les questions religieuses, et l’offensive est lancée par le principal théologien grundtvigien, Wexels. Celui-ci reproche en particulier à Welhaven la distinction faite entre Jehova, Dieu « national » des Hébreux, et le Dieu chrétien universel, comme s’il s’agissait de deux entités différentes. De plus, s’il loue la beauté formelle des psaumes retravaillés, il en déplore le classicisme, le manque de chaleur et de simplicité populaire. Wexels refuse de laisser le poète s’arroger une influence insidieuse sur un texte liturgique, au nom d’un prétexte esthétisant : il en profite pour avancer sa propre critique personnelle, soulignant implicitement la valeur relative du jugement littéraire de Welhaven, par opposition à l’absolue primauté du dogme religieux. Habité par son implicite prétention à étendre le champ du jugement esthétique dans le domaine de la poésie psalmique, Welhaven se heurte à l’autorité théologienne de Wexels qui estime que le poète « n’est pas suffisamment chrétien en termes de connaissance ou dans sa manière de penser96 ».
101Soucieux de réaffirmer la légitimité de son intervention, Welhaven réplique, avec son aplomb habituel et cinglant, contre les réprobations de Wexels. Prenant bien soin de souligner son orthodoxie religieuse, rappelant que ses Suggestions ne contiennent pas la moindre critique de la substance fondamentale de la confession d’Augsbourg, il n’hésite pas à qualifier ensuite le grundtvigien Wexels de fanatique, étant donné que ce dernier aurait canonisé l’autorité poétique d’auteurs anciens pour leur octroyer des « gloires apostoliques97 ». Cette controverse, qui oppose deux figures intellectuelles de premier plan (bien que la nomination de Welhaven à l’université soit encore incertaine), est extrêmement instructive sur les rapports entre le sacré et le profane dans le domaine littéraire au cours de la première moitié du xixe siècle. Lorsque Welhaven fustige le fanatisme de Wexels, il ne s’en prend pas, comme d’autres de ses contemporains, au grundtvigianisme de son adversaire, mais voit plutôt en lui le représentant du « parti religieux », celui-là même qui,
à propos des psaumes, refuse d’admettre la supériorité contemporaine dans le jugement purement plastique de la représentation. De ce côté-là, on entend à l’envi l’opinion selon laquelle il serait résolument impossible à l’art poétique de remplacer l’onction et la vigoureuse expressivité des chants religieux anciens, dans les cas où une restauration est au demeurant souhaitable98.
102Les Suggestions de Welhaven sont par conséquent une tentative audacieuse (et sur le long terme, réussie) d’extension du domaine de la critique esthétique en y incluant un objet normalement soumis à des contraintes dogmatiques. Face à cette tentative, les théologiens (au premier rang desquels ceux qui prônent un retour aux sources de la communauté des premiers chrétiens), soupçonnent Welhaven de chercher davantage « la religion dans la poésie que la poésie dans la religion99 ». Clairement, la quête d’autonomie littéraire, à laquelle Welhaven consacre sa vocation de poètephilosophe, est remise en cause par Wexels et le « parti religieux » qui y voient une menace pour la prédominance de la théologie dans la vie morale et intellectuelle de la nation. La possibilité de soumettre les psaumes au jugement esthétique, indépendamment de toute considération doctrinaire, est dénoncée par eux comme une ingérence profanatoire.
103Cette ligne de conflit est apparente sur la question de l’influence juive dans les psaumes inspirés de l’Ancien Testament, à une époque où les israélites sont toujours interdits de résidence en Norvège. Wexels estime qu’il n’y a pas plus de judaïsme dans les chants les plus anciens que dans le dogme chrétien lui-même, et il réaffirme avec véhémence l’unité du Dieu de l’Ancien Testament avec le Père du Christ. Welhaven se défend d’avoir voulu distinguer deux divinités et deux traditions (l’une juive et nationale, l’autre chrétienne et universelle) mais souligne que l’image que les juifs ont de Dieu (un Dieu vengeur, implacable et inaccessible) est différente de celle des chrétiens contemporains : il serait par conséquent indispensable de tenir compte de cette différence de perception pour moderniser ces chants. Dans la tradition classique, Welhaven estime par exemple que la sentimentalité érotique et orientale de certains textes typiques de l’imaginaire juif et de sa phraséologie, doit être abandonnée au profit de métaphores plus fondamentalement chrétiennes100. Pareillement, Welhaven désapprouve le recours à la martyrologie qui aurait mené à des débordements grossiers, aussi peu bibliques qu’esthétiques101.
104Le critique littéraire moque l’argumentaire confus du pasteur grundtvigien, qui admettrait à demi-mots la validité du jugement de son rival tout en récusant sa légitimité. Cette confusion est aisément compréhensible lorsqu’on considère l’ambition du poète. Est-il réellement possible que l’intervention de l’esthète n’affecte pas la substance même du texte ? Peut-elle être simplement assimilée à une inoffensive manipulation formelle ? Cette entremise ne signifie pas que Welhaven fasse preuve de légèreté ou d’hérésie. Orthodoxe et conservateur, il semble au contraire parfaitement conscient de l’enjeu moral de cette besogne, qui requiert selon lui un poète profondément religieux et sérieux. Modestement, il n’hésite pas à se disqualifier lui-même. Mais quoi qu’il en soit, sa revendication de principe sur la validité du jugement esthétique au sujet de la littérature d’édification religieuse (qui constitue une part considérable de l’étroit marché national du livre), revient à battre en brèche le monopole des théologiens dans ce domaine. Étalée sur la place publique, la controverse devient qui plus est une question politique lorsque le gouvernement prend en considération les Suggestions de Welhaven. Elle interroge déjà la place de littérateurs profanes toujours plus nombreux dans la vie intellectuelle du pays, de la même manière qu’elle éclaire la nature potentiellement conflictuelle de leurs rapports avec les théologiens. Mais dans les années 1830, cette conflictualité est encore latente, tempérée par les élans romantiques de la génération scandinaviste.
Réforme universitaire et métaphysique nationaliste
105Le retour aux racines médiévales et la quête du génie national sont une caractéristique du romantisme norvégien, mais ces entreprises scientifiques, artistiques et littéraires ne servent pas uniquement à une exaltation locale de la nation. Elles concourent aussi à un essor de l’idéal panscandinave. Si le phénomène peut sembler paradoxal à nos yeux, c’est que l’on a tendance à considérer le scandinavisme comme une ambition politique et supranationale. En réalité, cette contradiction n’est pas apparente aux yeux des contemporains, qui sont le plus souvent des individus engagés dans diverses formes de collaboration interuniversitaire. À cet égard, le scandinavisme a contribué à ouvrir le monde universitaire de manière décisive. Entre les années 1830 et 1860, ce mouvement est une sympathie idéologique qui n’est pas nécessairement politisée dans le sens où on l’entend aujourd’hui. De nombreux hommes de lettres et fonctionnaires y adhèrent, surtout dans les années 1840 ; ils sont relayés par les étudiants, qui soutiennent, avec enthousiasme, à la fois l’idée d’une fraternité scandinave et d’un renouveau national norvégien. Loin d’être contradictoires, le nationalisme et le scandinavisme sont très souvent perçus comme naturellement complémentaires102, et il est de bon ton, dans les réunions des années 1840-1850, d’adopter une posture réconciliant particularisme national et universalisme scandinaviste : « Nous savons bien que quotidiennement, les nations scandinaves ont chacune leur propre vie, leur propre caractère, mais nous savons aussi que ces spécificités expriment une essence commune, et que les fondations de notre vie la plus intime sont les mêmes103.»
106L’une des raisons, pour laquelle le scandinavisme est d’abord un mouvement universitaire avant d’être une idéologie politique, réside dans le fait qu’il a été largement promu, à partir de 1839, comme un courant de réforme culturelle, par un pasteur et philosophe autant préoccupé de renouveau religieux que d’éducation populaire : en cette année, Grundtvig publie dans la revue Brage og Idun un essai intitulé De l’union culturelle du Nord (Om Nordens videnskabelig Forening, 1839). Alors qu’il sort d’une longue période de maturation intellectuelle à la marge de l’Église danoise, le penseur s’interroge sur les aspirations à l’éveil national, et énonce les principaux postulats de sa philosophie où se mêlent considérations identitaires et pédagogiques. Passionné d’histoire, le théologien est aussi intimement convaincu du lien entre le christianisme et la mythologie nordique. Son texte est un plaidoyer scandinaviste, au nom de l’héritage commun qui fonde ce qu’il appelle le génie nordique :
dans le Nord, le désir d’union est ancré plus profondément dans les cœurs que l’esprit de domination, qu’il y est plus profond qu’en Angleterre, en France ou en Allemagne et […] les projets visant à réaliser cette union n’ont fait faillite que parce qu’ils étaient mal conçus et mal dirigés ; aussi, osons-nous espérer que, lorsque nous comprendrons enfin le sens véritable de nos aspirations, l’union réussira beaucoup mieux chez nous que dans n’importe lequel de ces pays dont les habitants ont des origines bien plus diverses et bien plus incertaines que ceux du Nord104.
107Dans les multiples rivalités qui ont émaillé l’histoire des pays scandinaves, de l’Union de Kalmar aux guerres nordiques (1655-1721), Grundtvig décèle un désir d’union, qui ne peut toutefois se réaliser dans la politique, mais seulement à travers la culture. Mais qu’est-ce que la culture ? Celle-ci n’est en tout cas pas réductible à cette compilation de savoirs accumulés depuis l’Antiquité. Grundtvig juge qu’il n’y a pas besoin d’avoir recours à une institution pour assurer la transmission des savoirs classiques, qui ont été l’objet d’écrits innombrables dans des langues multiples. Il fustige par ailleurs la vénération dont cette culture est encore l’objet dans la plupart des universités européennes, y compris scandinaves. La culture classique est assimilée à une anti-culture figée et inutile, qui sert seulement à justifier l’existence d’institutions anachroniques et oppressives. Le philosophe danois n’a pas de mots assez durs pour qualifier « l’insondable abîme romain105 ». Une critique sévère de l’université traditionnelle sert donc de point de départ à sa démonstration. « Ce n’est ni une union religieuse ni une union politique que je voudrais proposer, mais une véritable union culturelle106 », étant entendu que la véritable culture doit être vue à travers le prisme du renouveau romantique et national : « une œuvre de Lumières qui ne se trouve pas seulement sur le papier, mais qui rend vivante notre manière de considérer la condition humaine et d’agir sur elle107…».
108Le scandinavisme grundtvigien n’est pas non plus porteur d’un projet politique : la sécession pacifique norvégienne de 1814 montrerait, s’il en est, « l’aversion des royaumes nordiques pour l’union politique108 ». Parallèlement, Grundtvig prône une alliance diplomatique, défensive et douanière. Mais ces revendications sont accessoires, et ne sont susceptibles d’être réalisées qu’à travers une étape primordiale, l’union culturelle, basée sur l’acceptation des particularismes linguistiques, qu’il dénomme « vertus nationales ». L’absence de sentiment patriotique chez un individu est en effet perçue comme un vice affectif. L’union culturelle n’est pas non plus assimilable à la très élitiste République des Lettres européennes. Elle consiste en fait à la fondation d’une « grande université nordique, remplaçant les quatre universités latines dont nous sommes affligés à présent109 ». L’université idéale doit dispenser une formation nationale, « se servant exclusivement de la langue maternelle », et ayant « pour objet principal la patrie, ses données naturelles et sa constitution politique110 ». Le pasteur danois prône la fondation de quatre grandes écoles nationales (høgskoler) pour remplacer les universités de Copenhague, Christiania, Lund et Uppsala, et qui, pour atteindre leur but, n’auraient recours « qu’à la langue maternelle, tandis que la plume ne travaillera que pour la bouche ; alors le danger de mort sera écarté, et nous pourrons respirer tranquillement et examiner quelles mesures vivantes feront naître les lumières supérieures et universelles111 ».
109La refondation universitaire nordique autour de l’éveil national appelle un renouveau des pratiques pédagogiques, où l’oralité doit occuper une dimension centrale. On sait d’où vient ce désir d’oralité : une volonté de ressourcer le cœur du chrétien en lui ouvrant les voies d’une expérience directe de la grâce divine. C’est pourquoi l’écrit doit être assujetti à la parole ; la pensée, pour s’exprimer, est tributaire du souffle, qui est lui-même signe de vie. Profondément liée à la théologie grundtvigienne, l’idée du Verbe vivant donne à l’œuvre de Grundtvig une teneur spirituelle, qui justifie son projet pédagogique. Comparé au pont suspendu (arc-en ciel) de l’Edda, qui lie le monde des dieux (Asgaard) ou monde de l’esprit, à celui des géants (Jotunheim), monde de la matière, le Verbe vivant est toujours décrit comme un lien : entre le corps et l’esprit, mais aussi entre le monde sensible et le monde spirituel, entre les individus, entre les générations, entre Dieu et les hommes.
110La culture moderne nationale comprend un corpus de savoirs utilitaires, comme les mathématiques et les sciences naturelles, mais elle doit exclure la culture universitaire scolastique : les « latineries » seraient précisément à l’origine de l’aliénation morale et intellectuelle des peuples scandinaves. Grundtvig devise sur la marginalité internationale des universités nordiques, rappelant que si le Nord a attiré l’attention du monde intellectuel européen, il ne l’a pas fait grâce à ses universités, mais grâce à des œuvres nationales, islandaises ou danoises. Admiratif du paganisme norrois, Grundtvig fustige au contraire l’impiété supposée qui découle de la culture classique, imposant explicitement un horizon religieux à sa philosophie pédagogique, qui doit assurer la communion des hommes dans la vérité divine : autrement dit, le culte du génie national scandinave est considéré comme étant un moyen de renouveau de la foi véritable. Le penseur danois prie les universitaires de retrouver le souffle du génie scandinave, première étape d’un dessein plus vaste, qui doit se concrétiser par la fondation d’une Høgskole scandinave, non pas dévolue à la formation de fonctionnaires, mais davantage à la promotion d’une culture universelle, incarnation du génie national nordique : donner aux peuples du Nord l’occasion historique de contribuer à la civilisation mondiale. Le dessein grundtvigien s’inscrit dans une conception téléologique et romantique de l’histoire. Celle-ci est à la fois une expérience individuelle et collective, seule capable d’éclairer les hommes sur leur identité et sur l’énigme de leur propre existence :
Je contemple l’histoire comme un drame qui évolue, qui ne s’anime que lorsque l’étincelle créatrice lui donne vie dans l’âme de l’homme et qui devient ainsi poésie sacrée, un drame dans lequel les dieux et les mondes avancent à pas de géant et proclament les aspirations de l’époque et son but112.
111De ce fait, son plaidoyer est conditionné par plusieurs présupposés : le fait religieux et le fait historique sont des éléments constitutifs de sa philosophie. Les allégories et allusions à la mythologie nordique sont récurrentes : afin de permettre aux peuples du Nord de retrouver le chemin de leur source et de leur vocation spirituelle dans la civilisation mondiale, il faut, en premier lieu, évacuer des influences étrangères pernicieuses, notamment latines.
112Tout au long de ce texte, l’université française apparaît comme l’héritière la plus évidente de la culture romaine et de ses schèmes quasi-militaires : les étudiants seraient consignés sous surveillance, et l’apprentissage de la culture se résumerait à la lecture, à l’érudition et à l’art livresque. Son enseignement négligerait l’oralité et contribuerait à l’aliénation des étudiants, au prétexte de vouloir en faire des savants. En revanche, dans le cas anglais, cette structure désuète n’existe qu’à plus petite échelle, le propre de l’Angleterre étant plutôt d’avoir bâti, en guise d’université, une authentique institution culturelle et de promotion des Lumières113. De ce fait, il est clair que la fondation d’une université nordique doit prendre exemple sur les meilleures caractéristiques de l’université anglaise :
Les royaumes du Nord auront alors à mon avis le plus grand avantage à ne pas disperser leurs forces et leurs moyens, et à les unir pour fonder une grande université nordique où 300 hommes au moins pourront vivre au service des sciences et, par des échanges vivants bien plus encore que par la fabrication des livres, les feront progresser pour l’honneur, le profit et la joie de tout le genre humain114.
113Grundtvig approfondit son projet en présentant une hypothèse d’organisation de cet ensemble insolite. Il rappelle la nécessité d’assurer une absolue indépendance des universitaires, et de garantir leur liberté intellectuelle. C’est pourquoi il propose que le siège de l’université bénéficie du statut de « ville libre », pour être à même de constituer une véritable République des Lumières115. Cette République universitaire scandinave est-elle un État ? Elle a, en tous les cas, des attributs spécifiques qui assurent son indépendance, autant qu’elle a une fonction politique, dans la mesure où elle est facteur de paix entre les peuples. À cet égard, le texte de Grundtvig s’inscrit dans la généalogie des ouvrages qui, depuis la Renaissance, cherchent à promouvoir la paix entre les peuples d’Europe, comme l’essai de Kant Sur la paix perpétuelle (1795). Le théologien propose une autre idée novatrice : sa réforme universitaire s’accompagnerait d’une réforme linguistique, visant à mettre en place, « tout en laissant intactes les langues écrites particulières, une langue écrite commune qui pourrait servir dans le monde savant116 ». La Høgskole nordique est ouverte à tous les individus, et elle implique de surcroît une redéfinition de la fonction de professeur et partant, une redéfinition de l’idée de Science, qui rejoint la conception empirique de la science basée sur la recherche. Elle a pour conséquence de promouvoir un système universitaire harmonisé dans les trois pays scandinaves, portant une conception vivante, profonde et joyeuse de l’érudition scientifique, où les pasteurs, « porte-parole du Verbe vivant » jouent le rôle d’intercesseurs qui est traditionnellement le leur :
tantôt un savant, arrivé à l’âge mûr, éprouvera le désir d’exercer la fonction de pasteur, plus active et plus efficace ; et tantôt un pasteur, sur le seuil de la vieillesse, voudra acquérir dans la société des savants une plus claire conscience de la vie afin de rendre ensuite son expérience profitable et pour l’école et pour les générations à venir117.
114L’ambition universitaire de Grundtvig résonne d’accents qui rappellent ceux de certains socialistes utopiques de la première moitié du xixe siècle, tels Charles Fourrier, qui voyaient dans la création ex-nihilo de microsociétés un moyen de transformation sociale.
Si toutefois le lecteur peut me faire le plaisir de se représenter deux à trois cent hommes dignes de ce nom, à la fleur de l’âge, donc au moins au-dessus de la trentaine, qui se soucient plus d’accroître chaque jour leur savoir et d’approfondir leur jugement que d’être des fonctionnaires ou de se livrer à une quelconque occupation civile, et dont les dispositions servent les appétits culturels […] alors il n’exigera guère d’apprendre de moi de quelle manière de tels Olympiens passeront quotidiennement leur temps118.
115Le thème du miracle littéraire islandais sert à étayer celui de la réforme universitaire. Évaluant l’héritage norrois comme un fonds commun à l’ensemble de la Scandinavie, le philosophe recourt à une analogie entre « l’État poétique » islandais et la future université scandinave. Selon lui, il incombe à la future Høgskole scandinave de retrouver « la trace originaire de la grande pensée-lumière119 ». Respectant sincèrement les spécificités nationales, le philosophe voit dans le scandinavisme la possibilité d’une sublimation de chaque identité dans une communauté culturelle plus vaste. À la fin de son opuscule, il évoque ainsi divers mythes nordiques pour retrouver ce qu’il appelle « des fragments prophétiques de l’esprit nordique », susceptibles d’éclairer la destinée des Scandinaves.
116Cette utopie scandinaviste est fondée sur la conscience d’un génie historique nordique, camouflé par une séculaire influence étrangère, latinisante et néfaste. Pourtant, ce génie aurait une expression littéraire (la poésie scaldique) autant que religieuse (le luthéranisme). Le recours à une nouvelle pédagogie, construite sur des prémisses théologiens, centrée sur l’oralité, la mise à l’honneur des langues nationales et l’ouverture populaire de l’université, doit servir d’instrument à la redécouverte et à la reconquête d’une identité opprimée par des encombres politiques et éducatifs. L’éveil national est un réveil spirituel. Autrement dit, le scandinavisme grundtvigien revêt les atours d’une ample réforme de l’instruction : une réforme institutionnelle, une réforme culturelle sur la base du romantisme national, une réforme des exercices académiques traditionnels, une réforme sociale impliquant une ouverture démocratique de l’université. Si elle est utopiste, la création philosophique de Grundtvig est naturellement mûrie dans un univers social encore marqué par la prééminence morale du clergé. Pourtant, l’une de ses originalités est de former un projet universitaire autour d’une vaste réforme de la vie culturelle dont les implications politiques, muettes, n’en sont pas moins apparentes. Peut-être est-ce la raison pour laquelle cette contribution est extraordinairement influente dans les milieux intellectuels nordiques : il est difficile de dire qu’elle provoque directement l’engagement qui caractérise le premier scandinavisme des années 1840-1860 ; néanmoins, elle en reflète et en inspire les discours, autant qu’elle invite à élargir à l’ensemble de la communauté universitaire scandinave des formes de sociabilité intellectuelle fortement imprégnées par le goût de la fête littéraire.
Littérature et culte de la fraternité nordique
117La dimension politique n’est pas absente des déclamations scandinavistes, mais elle se déploie dans une manière esthétisante, cherchant dans l’histoire les sources d’un projet aux contours mal définis, mais qui veut répondre à un défi politique, avec pour arrière-plan la question nationale dans l’Europe des années 1815-1848. Il n’est pas étonnant que la première réflexion philosophique sur le scandinavisme soit écrite par un Danois, car c’est spécifiquement la condition géopolitique de cet État qui nourrit le romantisme politique des plus fervents scandinavistes. De 1814 à 1864, le Danemark est encore un royaume multiethnique, incluant deux territoires méridionaux à dominante germanophone : les duchés de Schleswig, de Holstein et Lauenbourg, rattachés au royaume par une union personnelle, et dont les deux derniers sont aussi membres de la Confédération germanique. Les velléités séparatistes des Allemands de cette région, très influents à la cour de Copenhague, se heurtent à plusieurs problèmes.
118La forte minorité danoise du Schleswig souhaite demeurer dans le giron danois ; la Couronne ne souhaite pas se délester de ses droits dynastiques sur les duchés ; les cercles nationalistes danois, grossièrement divisés en deux partis (les nationalistes-libéraux et les conservateurs), rejettent en bloc les revendications des germanophones. Les uns, dans l’opposition, souhaitent procéder à une partition linguistique le long de la rivière Eider, qui sépare traditionnellement les deux duchés afin d’inclure le Schleswig dans un État national danois moderne et centralisé, tandis que le Holstein et Lauenbourg, où la population allemande est majoritaire, seraient livrés à leurs propres aspirations. Cette « politique de la rivière Eider » est formulée par le juriste Orla Lehmann (1810-1870), l’un des chefs de file des nationalistes-libéraux, qui font leur entrée au gouvernement après la mort du roi Christian VIII (1839-1848). Certains cercles conservateurs, en revanche, sont favorables à l’abolition des privilèges juridiques des duchés, et réclament leur intégration inconditionnelle dans la monarchie, sans égard pour les aspirations nationalistes allemandes : c’est la « politique de l’État entier », comparable au néo-absolutisme de la Sainte-Alliance.
119La distinction entre scandinavisme et nationalisme est assez artificielle : les intellectuels scandinavistes puisent abondamment dans la rhétorique nationaliste pour légitimer la fraternité nordique. Un exemple illustre très bien ce fait. En 1882 paraît à Trondheim un petit recueil de poèmes et chansons scandinavistes : Skandinaviske Sange af Nordens bedste Forfattere, gamle og nye, par Andreas Thomsen. Le premier texte présenté est un texte de Bjørnson écrit en 1859, et qui finit par s’imposer comme hymne national norvégien à partir des années 1860. Ce texte, qui célèbre l’amour pour la patrie, évoque également la solidarité avec les frères scandinaves. De plus, le scandinavisme est étroitement lié à la promotion d’une identité sociale, insistant sur la mission historique des penseurs dans l’avènement d’un nouvel ordre moral et politique. La mise en scène de la fraternité nordique est assurée par les universitaires, corporation plus habituée que d’autres à l’échange transfrontalier, et qui est amplement mobilisée pour la défense de cette cause : l’étudiant n’est pas seulement un élève, il doit aussi s’engager au service d’une cause sacrale, plus grande que l’horizon étroit de ses propres ambitions individuelles. Comme en d’autres courants nationalistes en Europe, les partisans scandinavistes s’assemblent au nom de leur identité nordique, qu’ils honorent de la même manière qu’ils cultivent, dans leurs universités respectives, l’esprit de corps d’une élite sensible au loisir esthétique. Certes, la question de l’engagement politique se pose assez rapidement, surtout après 1848 et la première guerre des Duchés. Ici encore, il n’est ni souhaitable, ni possible, de faire l’histoire d’un mouvement qui fleurit dans les trois pays scandinaves, où il est toutefois construit et perçu différemment120. L’essentiel est de comprendre comment s’édifie la « sacralité » du mouvement scandinaviste, et comment elle donne lieu à un engouement qui, en dépit des pesanteurs politiques, irradie amplement la vie académique et littéraire.
120Les universités de Copenhague et de Lund sont les premières à initier une série d’assemblées étudiantes encore modestes dans les années 1830. En octobre 1842, les étudiants norvégiens sont solennellement invités à participer à des rencontres de plus en plus populaires, lorsque la DNS reçoit un ouvrage qui rend compte de la réunion dano-suédoise organisée à Copenhague pendant l’été. La lettre d’un étudiant copenhagois accompagne cet envoi, et elle peut être considérée comme le début du moment scandinaviste pour la confrérie étudiante norvégienne :
Il est nécessaire que les étudiants de Norvège nous tendent la main, ce à quoi nous travaillons, et c’est la raison pour laquelle j’envoie les exemplaires ci-joints, et à propos desquels je crois inutile de déclarer que je n’en attends absolument aucun service en retour, et que je ne leur accorde aucune autre particularité que celle d’être un compte rendu de nos rencontres. J’espère que vous comprendrez que cette publication n’est aucunement un écrit agitateur, et qu’elle est en revanche particulièrement loyaliste. Puisse alors cette chronique montrer aux étudiants norvégiens l’esprit de corps fraternel et amical que nous, ici au Danemark, nous éprouvons pour eux, et la grande signification et le poids que revêtent pour nous leur sympathie et leur soutien dans une cause qui, sans leur vivante contribution, ne pourrait jamais réussir ; puisse-t-elle leur donner une image claire de l’esprit qui nous habite, et les encourager vivement à nous rendre visite ; puisse-t-elle les convaincre de notre désir profond d’un lien intérieur, d’abord dans le domaine académique et enfin, lorsque le temps sera mûr, dans le domaine juridique et politique ; puisse-t-elle accomplir tout cela, alors son but sera pleinement réalisé121.
121Concrètement, les Norvégiens ne sont pas les premiers à s’impliquer dans le mouvement et les universités de Christiania et d’Uppsala restent à l’écart jusque dans les années 1840. La réunion des naturalistes nordiques, qui a lieu pour la première fois à Göteborg en 1839, éveille déjà l’intérêt des Norvégiens, mais ceux-ci ne sont encore qu’au nombre de trois à Copenhague en 1842, alors que la délégation danoise compte 160 participants122. Les raisons de cette particularité sont peut-être à chercher dans la crise de sociabilité que connaissent alors les étudiants norvégiens, ainsi que par le souvenir des diatribes entre les patriotes et l’Intelligence, qui motivent assurément la méfiance d’une partie des citoyens académiques à l’égard d’un courant né au Danemark. Par ailleurs, l’auteur de l’invitation prend soin de dissiper les éventuelles inquiétudes de la DNS sur le caractère non séditieux d’un courant qui peut aisément s’apparenter à une forme d’agitation politique, à l’instar des idéologies unitaires qui mobilisent les confréries étudiantes allemandes ou italiennes. Ainsi, le roi Charles-Jean, instruit de ces exemples, soupçonne toujours les Danois de vouloir contrecarrer l’influence suédoise en Norvège, ce qui permet de comprendre ses réticences personnelles.
122On peut sincèrement douter des motivations politiques des premiers étudiants qui se familiarisent avec le mouvement scandinaviste. La première discussion sur cette question intervient quelques semaines seulement après que les membres de la DNS ont pris connaissance de la requête de leur coreligionnaire danois, et si le débat reste ouvert, le chroniqueur de la DNS estime que le scandinavisme ne fait pas encore d’émules en 1842123. Les Norvégiens ne peuvent d’ailleurs pas se rendre à Uppsala en 1843, officiellement pour des raisons d’acheminement124, et peut-être à cause des réticences du gouvernement125. Toutefois, suivant la proposition du théologien Eilert Sundt, alors directeur de la DNS au second semestre de l’année 1843, la société académique réfléchit aux modalités concrètes d’une collaboration entre les universitaires des trois nations, et plus particulièrement sur la contribution norvégienne : il est prudemment décidé de faire parvenir des exemplaires de la revue littéraire Nor aux confréries des trois autres universités. Cette initiative modeste est régulièrement reconduite dans les années qui suivent126.
123Mais le scandinavisme norvégien ne se limite pas seulement à ces échanges épistolaires : il permet la rencontre des universitaires dans une manière festive, fraternelle et solennelle. En 1844, la DNS propose ainsi aux Suédois et aux Danois l’organisation de festivités magistrales, célébrant les glorieux ancêtres nordiques et la fraternité naissante entre les camarades des trois nations127. L’idée est accueillie avec enthousiasme aussi bien à Copenhague, Uppsala qu’à Lund, et les étudiants des quatre universités se retrouvent en janvier 1845 dans la capitale norvégienne pour fêter la première célébration en l’honneur de leurs ancêtres communs, des dieux nordiques et des traditions médiévales128. En juin de la même année, une célébration similaire est organisée à Copenhague, et voit les étudiants norvégiens débarquer pour la première fois dans la capitale danoise, après s’être rendus quelques jours à l’université de Lund : le voyage devient le creuset de cette nouvelle camaraderie transnationale ; l’année 1845 voit se tenir le plus important rassemblement scandinaviste jusqu’alors organisé, avec une participation massive des étudiants norvégiens, mais aussi des étudiants d’Helsinki129.
Les étudiants norvégiens, environ 120, qui participèrent au défilé, partirent de Christiania à bord du bateau à vapeur le Carl Johan, samedi 21 juin à 5 heures du soir. Les voyageurs se rassemblèrent en une procession allant de la cour de l’université jusque vers le port, précédée d’un corps musical qui, une fois arrivé sur le quai, se réunit sur l’un des navires, entouré de plusieurs centaines de personnes. Il joua alors deux chants nationaux norvégiens, que la foule gratifia d’un « hourra pour les voyageurs » répété trois fois. Ensuite l’on entendit le chant national danois, Le roi Christian trônait sur la plus haute tour, et à sa suite furent renouvelées trois acclamations avec fanfares. Enfin, l’on déclama le chant national suédois, Charles-Jean, jeune héros, également salué par la foule. Pendant ce temps, les étudiants se présentèrent à bord de leur navire, sur lequel flottaient les drapeaux des trois nations nordiques. Alors le Carl Johan, occupé par les jeunes passagers, glissa lentement à travers Bjørvika sous la musique et les chants, fêté par les hourras de la foule nombreuse réunie sur le quai auxquels répondirent les étudiants130.
124Lors de leur arrivée à Lund, les étudiants sont accueillis selon un rituel similaire. Ils se dispersent ensuite en groupes plus restreints pour le repas, puis visitent les monuments de la ville. Les étudiants de Lund n’organisent pas seuls des festivités qui occupent également d’autres bourgeois, des riches bienfaiteurs, ainsi que les autorités municipales131. Poésies d’occasion, toasts et chants scandent chaque étape de la fête scandinaviste et donnent un caractère majestueux à cette procession diaprée. À tour de rôle sont déclamés des poèmes en l’honneur de la fraternité scandinave, ainsi que des hommages réciproques et flamboyants aux représentants nationaux. Le lundi 23 juin est le jour de l’arrivée à Copenhague, décrite comme le plus beau moment de ce voyage. Les participants sont accueillis par une délégation de citoyens académiques danois : hourras, chants et discours se succèdent, avant que les voyageurs ne soient hébergés par la confrérie étudiante danoise. Selon le compte rendu de ces festivités, quelque 1 300 participants paradent dans les rues de Copenhague, dans un défilé arborant les insignes de chaque université et les drapeaux des trois nations132.
125Le lendemain, le groupe est invité à un concert du chœur étudiant à l’église Notre-Dame, puis visite le palais royal de Christiansborg et le musée Thorvaldsen. Les convives participent à un banquet dans une galerie du château, richement panachée aux couleurs des trois nations, mais aussi de fleurs, de guirlandes et de candélabres. Cette chatoyante réception est décrite comme un moment particulièrement grandiose : 1 600 personnes auraient participé à ce banquet, parmi lesquelles une majorité d’étudiants, mais aussi des représentants la cité, des fonctionnaires, des poètes et des acteurs, des musiciens, des directeurs d’académie, des collectionneurs publics, presque tous les membres du gouvernement danois et aussi quelques hauts fonctionnaires de la Cour133. Les festivités et les discussions se poursuivent toute la semaine : promenade sylvestre, visite du parc d’amusement copenhagois, représentation théâtrale, jusqu’au départ du samedi 28 juin. Le déroulement général des réunions scandinavistes donne à voir, au fil de ces années, un rituel reposant sur la réinvention de traditions réputées immémoriales (fête du souvenir des ancêtres) ou sur la découverte des altérités nordiques grâce à une pratique brillante de la fête littéraire : jusque vers 1848, les considérations politiques sont encore secondaires, en particulier chez les Norvégiens et les Suédois.
126Avant même de devenir acte politique, le scandinavisme consiste donc dans l’élaboration d’un récit mémoriel collectif, à la croisée de l’histoire et du mythe, se nourrissant des passions littéraires et des rêves romantiques autant que de l’humanisme grundtvigien : pour les participants, la fête scandinaviste est la mise en scène d’une histoire vécue et sert de creuset identitaire, de manière beaucoup plus immédiate que les recherches philologiques dans l’enceinte austère des universités. Il véhicule l’idée que les intellectuels en général, et singulièrement les universitaires, ont une mission historique idéale et doivent s’engager au nom d’une cause déterminant les destinées de la communauté nationale : un étudiant n’est pas seulement un élève, un professeur n’est pas simplement un enseignant ; armés de leur savoir, de leur intelligence et de leur responsabilité sociale, les bourgeois académiques, comme ils se dénomment eux-mêmes, se mobilisent pour prendre part à ce qui est perçu comme un déploiement naturel de l’histoire. À cet égard, le scandinavisme ne contribue pas seulement à ouvrir le monde universitaire dans l’espace de la cité, et au-delà des frontières : il est aussi le creuset des mobilisations politiques telles qu’elles se développent après les années 1870, à l’époque des partis de masse.
Notes de bas de page
1 Sanness, 1959, p. 35-43.
2 Keyser, 1839, p. 417.
3 Keyser, 1839, p. 263.
4 Andersen, 1960, p. 166-182.
5 Keyser, 1839, p. 460-461.
6 Munch, 1853, p. 3-6.
7 Andersen, 1960, p. 321.
8 Nissen, 1849.
9 Andersen, 1960, p. 142. Voir Lærde Brev fraa og til P. A. Munch 1851-1859, Lettres du 12 septembre au 1er décembre 1851. Une dernière négociation a lieu en 1937. Voir aussi Johannessen, 1992, p. 531-533.
10 Munch, 1853, p. 41-43.
11 Keyser, 1839, p. 263.
12 Keyser, 1846 ; Sanness, 1959, p. 59.
13 Slotkin, 1973, p. 3.
14 Singer, 1994, p. 105-108.
15 Thiesse, 1999, p. 11.
16 Thiesse, 1999, p. 19.
17 Thiesse, 1999, p. 32-33.
18 Beyer et Moi, 1990, p. 24.
19 Fasting, 1963 (1775), p. 245-246.
20 Beyer et Moi, 1990, p. 30-36.
21 Munch, 1872 (1832), p. 16-26.
22 Munch, 1872 (1848), p. 360.
23 Aasen, 1900 (1857), p. 20.
24 Aasen, 1900 (1857), p. 24-25.
25 Thiesse, 1999, p. 64-66.
26 Brinchmann, 1910, p. 4.
27 Krogvig, 1915, p. 252.
28 Krogvig, 1915, p. 156.
29 Krogvig, 1916, p. 175-188.
30 Wergeland, 1830.
31 Beyer, Hauge et Bø, 1982, p. 101.
32 Beyer, Hauge et Bø, 1982, p. 110-111.
33 Paasche, Winsnes et Houm, 1959, p. 195.
34 Beyer, Hauge et Bø, 1982, p. 82.
35 Seip, 2007, p. 55-59.
36 Fabiani, 2007, p. 51-52.
37 Wallem, 1916, p. 155.
38 Wallem, 1916, p. 161.
39 Wallem, 1916, p. 144.
40 Welhaven, 1832, p. 87.
41 Welhaven, 1832, p. 87.
42 Wallem, 1916, p. 147.
43 Linneberg, 1982, p. 48-49.
44 Welhaven, 1832, p. 85.
45 Beyer et Moi, 1990, p. 69.
46 Slagstad, 2001, p. 83.
47 SEIP Anne-Lise, Demringstid : Johan Sebastian Welhaven og nasjonen, op. cit. p. 77.
48 Ibid. p. 67.
49 Welhaven, 1832, préface.
50 Seip, 2007, p. 76.
51 Welhaven, 1832, p. 15.
52 Jensen, 1908 (1863), p. 120-122.
53 Vidar : et ugeskrift, 1832, p. 1.
54 Beyer et moi, 1990, p. 67.
55 Holst, 1851, p. 189-191.
56 Pettersen, 2007, p. 19-20.
57 Pettersen, 2007, p. 35.
58 Welhaven, 1992 (1834), p. 123-124.
59 Seip, 2007, p. 181-182.
60 Welhaven, 1992 (1837), p. 109.
61 Slagstad, p. 22-23.
62 Welhaven, 1992 (1839), p. 103-111.
63 Pettersen, 2007, p. 36.
64 Welhaven, 1992 (1839), p. 109-110.
65 Guleng, 2002, p. 71.
66 Paasche, Winsnes et Houm, 1959, p. 113.
67 Aarnes, 1991, p. 29.
68 Aarnes, 1991, p. 38.
69 Bjørnson, 1912 (1881), p. 511-516.
70 Treschow, 1828.
71 Benterud, 1943, p. 27-58.
72 Wergeland, 1921 (1830), p. xvii.
73 Benterud, 1943, p. 59.
74 Benterud, 1943, p. 62.
75 Benterud, 1943, p. 64.
76 Wergeland, 1921 (1830), p. 82.
77 Wergeland, 1921 (1830), p. 110.
78 Wergeland, 1921 (1830), p. 199-218.
79 Wergeland, 1921 (1830), p. 16.
80 Wergeland, 1921 (1830), p. xviii-xx.
81 Benterud, 1943, p. 20-21.
82 Beyer, 1982, p. 101.
83 Moen, 1988, p. 16-17.
84 Moen, 1988, p. 25.
85 Moen, 1988, p. 247.
86 Wergeland, 1923 (1829), p. 1-46.
87 Wergeland, 1933 (1834), p. 96.
88 Sangolt, 2010, p. 62-63.
89 Horn, 1868, p. 17.
90 Belsheim, 1889, p. 78-87.
91 Belsheim, 1889, p. 95.
92 Welhaven, 1991 (1840), p. 348.
93 Welhaven, 1991 (1840), p. 349-351.
94 Welhaven, 1991 (1840), p. 358-359.
95 Seip, 2007, p. 189.
96 Seip, 2007, p. 194.
97 Welhaven, 1991 (1840), p. 393.
98 Welhaven, 1991 (1840), p. 398.
99 Seip, 2007, p. 195.
100 Welhaven, 1991, (1840), p. 402-403.
101 Welhaven, 1991, (1840), p. 405.
102 Sørensen, 2001, p. 227-263.
103 Det Skandinaviska Student-tåget 1856, 1856, p. 80.
104 Grundtvig, 1962 (1839), p. 125.
105 Grundtvig, 1962 (1839), p. 163.
106 Grundtvig, 1962 (1839), p. 129.
107 Grundtvig, 1962 (1839), p. 129.
108 Grundtvig, 1962 (1839), p. 133-135.
109 Grundtvig, 1962 (1839), p. 141.
110 Grundtvig, 1962 (1839), p. 143.
111 Grundtvig, 1962 (1839), p. 165.
112 Grundtvig, 1962 (1839), p. 47.
113 Grundtvig, 1962 (1839), p. 169.
114 Grundtvig, 1962 (1839), p. 173.
115 Grundtvig, 1962 (1839), p. 175.
116 Grundtvig, 1962 (1839), p. 177.
117 Grundtvig, 1962 (1839), p. 191.
118 Grundtvig, 1962 (1839), p. 181.
119 Grundtvig, 1962 (1839), p. 199.
120 Hansen, 2008. Hemstad, 2003.
121 PA 1322, DNS, Série D : Korrespondanse 1816-1843, 29 octobre 1842.
122 Det skandinaviska Student-tåget, 1856, p. 3.
123 Wallem, 1916, p. 275-276.
124 Det skandinaviska Student-tåget, 1856, p. 4
125 Wallem, 1916, p. 276.
126 Wallem, 1916, p. 277.
127 Wallem, 1916, p. 281.
128 Wallem, 1916, p. 284.
129 Det skandinaviska Student-tåget, 1856, p. 4.
130 Det Nordiska Studentmötet i Köpenhamn, 1845, p. 14.
131 Det Nordiska Studentmötet i Köpenhamn, 1845, p. 14-15.
132 Det Nordiska Studentmötet i Köpenhamn, 1845, p. 26-29.
133 Det Nordiska Studentmötet i Köpenhamn, 1845, p. 29-31.
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