Chapitre III. Les littérateurs de la « percée nationale » (1814-1846)
p. 149-203
Texte intégral
1On a jusqu’à présent retracé l’évolution des contraintes et des supports de la vie intellectuelle à Christiania pour fournir des éléments de contexte précis pour délimitant le cadre général du propos. Cette description divulgue le temps long des dynamiques qui structurent la vie religieuse, artistique et scientifique entre l’âge des Lumières et la fin des années 1860. Il convient désormais de porter l’attention sur cet espace littéraire en tant qu’espace social : c’est la seule manière de rendre compte de la multiplicité des pratiques littéraires, de comprendre les rapports entre le fait littéraire, le nationalisme et le fait religieux. C’est aussi la seule manière d’évaluer le statut social de la littérature et des écrivains dans le siècle qui précède la « percée des modernes ». Après avoir détaillé longuement les contraintes et les supports de la vie intellectuelle et littéraire dans la Christiania des années 1770-1869, est-on en mesure d’en dégager une périodisation adaptée ?
2Les années 1811-1824 sont celles de la restauration nationale, c’est-à-dire les années de l’établissement d’un espace de libre circulation des idées dans la capitale norvégienne : l’université est l’arène scientifique que les gens de lettres aussi bien que les patriciens ont appelée de leurs vœux depuis la fin du xviiie siècle. À l’autre extrémité, les années 1842-1849 ouvrent la voie à un régime de liberté religieuse, ainsi qu’à une modernisation de la vie économique. Ce sont aussi les années lors desquelles sont exhumées les racines historiques des nations scandinaves. On constate en 1814-1846 une forte cohérence culturelle, sociale, politique et juridique : pendant cette période, la position du clergé est une réalité autant incontournable qu’elle est tempérée par la relative ouverture intellectuelle d’un groupe qui opère dans une société confessionnelle homogène, marquée par les inerties sociales de l’Ancien Régime. À cette époque, de nombreux intellectuels, philosophes, historiens ou scientifiques, sont encore des théologiens de formation, au centre de l’agora académique, qui contribuent à promouvoir une conception utilitariste de la science, autant qu’ils participent sans remords aux différentes formes profanes de sociabilité esthétique à Christiania. C’est pourquoi le clergé des années 1770-1830, réputé rationaliste, est appelé à jouer un rôle central dans les entreprises d’éveil national, scientifique et populaire. Peut-on mettre en évidence, à cette époque, une prédominance similaire dans la vie esthétique ? Quelles sont les pratiques intellectuelles spécifiques des théologiens et des pasteurs ? Pourquoi et comment évoluent-elles ? Au-delà des nécessités politiques de la construction nationale, quels autres facteurs influencent le rapport du clergé à la vie littéraire ?
Méthodologie de l’enquête socio-historique
3Il n’existe en norvégien qu’un seul terme (forfatter) pour désigner à la fois l’écrivain et l’auteur. On a choisi d’évoquer un « auteur » chaque fois qu’il s’est agi de mentionner un individu produisant un écrit, quelle que soit la nature de celui-ci. Pour désigner plus spécifiquement les amateurs de littérature esthétique, le terme d’écrivain est ici privilégié. Pareillement, la littérature, en tant que catégorie contemporaine, englobe l’ensemble de la production culturelle écrite et imprimée, sans distinction majeure dans les contenus. Mais la littérature peut aussi désigner une quête artistique singulière. Ici, on a souvent préféré le terme de « belles-lettres » à celui de « littérature » lorsqu’il s’est agi de signaler la littérature esthétique. Partie intégrante d’un héritage collectif, la littérature est une valeur presque métaphysique autant qu’elle une institution sociale « sans fondement théorique, une institution empirique et pragmatique » imposant son autorité dans un espace social (l’espace littéraire) dont elle délimite les frontières, et qui est situé entre l’auteur, son œuvre et ses lecteurs1. La critique littéraire est l’instance de jugement de cette institution, invoquant des normes esthétiques qui, en réalité, découlent de codes non artistiques, religieux, sociaux, politiques ou linguistiques. Dès lors, ces normes sont généralement liées aux valeurs symboliques promues par les classes dominantes : à défaut d’être toujours apparente, la relation est consubstantielle entre les hiérarchies sociales et la production des critères qui façonnent le jugement littéraire.
Prosopographie des écrivains norvégiens de 1814 à 1868 : présentation
4La première étape de cette étude correspond ainsi à la constitution d’un panorama des écrivains norvégiens au cours de la période correspondant à la dominance de l’État des fonctionnaires. L’approche chronologique est construite sur une périodisation uniforme de cinq décennies (1814-1824 ; 1825-1835 ; 1836-1846 ; 1847-1857 ; 1858-1868). L’année 1814 correspond, on le sait, à la renaissance et l’émancipation politique de l’État norvégien ; l’année 1868 correspond à l’apogée ultime du régime politique inauguré en 1814, quelques années avant le grand mouvement de contestation des années 1870-1880. Lors de l’élection parlementaire qui a lieu cette année là, trois des quatre représentants élus de Christiania au Storting sont des professeurs. À partir de l’année suivante, le même Storting se réunit en sessions annuelles alors que jusqu’alors, ces sessions étaient trisannuelles, ce qui accentue la parlementarisation du régime. Enfin, l’élection de 1868 est réputée pour être l’une des plus passives de l’histoire électorale norvégienne, avec une participation de seulement 19 % des individus habilités à voter2.
5Les auteurs recensés sont uniquement ceux ayant publiés entre ces deux dates. Afin d’éviter les comptages multiples d’un même individu, on a pris le parti d’assigner chaque auteur à une seule période en tenant compte de la date de première publication. Cette méthode recèle l’inconvénient de ne pas toujours prendre en compte l’influence réelle de certains personnages, généralement ceux publiant en fin de période : des exemples typiques sont ici ceux d’Ibsen ou de Bjørnson. Ajoutons que la première période (1814 à 1824) inclut quelques auteurs du xviiie siècle dont la date de première publication se situe avant 1814 : dans ce cas précis, ce sont les publications comprises entre 1814 et 1824 qui expliquent leur assignation dans cette catégorie. Malgré cette distorsion, la méthode permet la divulgation des réseaux participant à la construction de l’institution littéraire norvégienne, ainsi que l’identification des acteurs de la sécularisation intellectuelle avant 1869.
6Pour éclairer valablement le problème, on a élaboré un questionnaire qui s’appuie sur quatre entrées : l’origine sociale des individus ; la principale activité socio-économique ; l’appartenance ou non à la sphère universitaire ; enfin, la productivité littéraire. La première entrée doit permettre de déterminer l’ouverture sociale de la population considérée. Elle définit sept catégories larges : les fonctionnaires civils ou militaires ; le clergé ; la bourgeoisie marchande et terrienne (négociants, manufacturiers, armateurs, navigants, directeurs de banque, et grands propriétaires : kjøbmenn, skibskaptein, skibsfører, proprietær…) ; les artisans et boutiquiers ; la paysannerie propriétaire (gaardbrukere) ; les milieux plus modestes (paysans non propriétaires, travailleurs journaliers, ouvriers) ; les individus pour lesquels le lexique ne fournit à ce sujet aucune information. Une sous-catégorie identifiant les instituteurs et les professeurs a été mise en évidence à partir de 1836. De 1814 à 1835, les individus issus de ces milieux sont variablement distribués selon les cas : paysannerie (skoleholder) ou clergé (klokker) pour l’instruction ; fonctionnaires civils et officiers militaires pour les universitaires, architectes et ingénieurs (ces derniers sont souvent des officiers militaires avant l’institutionnalisation des formations professionnelles correspondantes dans l’enseignement civil).
7La seconde entrée définit la fonction-pivot des auteurs. Étant donné qu’il s’agit d’appréhender un groupe de qui accaparent le recours à l’activité littéraire, une catégorie est utilisée, regroupant spécifiquement les instituteurs, recteurs et précepteurs, les journalistes, publicistes et rédacteurs, les imprimeurs, libraires et éditeurs, les professeurs, ingénieurs et agronomes, les acteurs, écrivains et artistes, les bibliothécaires, directeurs de théâtre et archivistes, les maîtres de chœur (qui sont souvent des instituteurs) ainsi que les prédicateurs laïcs. Comme on va le voir, ces métiers correspondent à des activités très inégalement institutionnalisées et très diverses : elles ont toutes en commun de manifester l’émergence des professions intellectuelles à partir des années 1840. La troisième entrée donne des indications sur l’appartenance ou non à l’espace universitaire, qui inclut explicitement les universités de Christiania, Copenhague ainsi que plusieurs établissements étrangers (le plus souvent allemands, suédois, britanniques dans le cas, par exemple, d’individus étrangers ou d’origine étrangère ayant publié en Norvège). En dépit de leur statut dévalorisé, les préliminaristes sont comptabilisés dans cette catégorie. En revanche, les officiers militaires, qui appartiennent stricto sensu au même milieu social que les fonctionnaires civils et religieux, ne sont ici pas considérés comme des bourgeois académiques, y compris lorsqu’ils bénéficient d’une formation scientifique avancée dans des domaines tels que les mathématiques, la géométrie, la géographie ou la cartographie3. Plus généralement, les séminaires d’instituteurs et l’ensemble des formations spécialisées qui se développent à la marge de l’université au cours du xixe siècle (écoles de commerce, instituts d’agronomie, études de pharmacie…) caractérisent le plus souvent les parcours de ceux qui ne font pas partie de la catégorie universitaire.
8La quatrième entrée de cette classification se réfère à la productivité des auteurs. Chaque unité dénombrée correspond à une unité de périodique (y compris lorsque les publications dans un même journal peuvent se chiffrer par dizaines), un titre d’ouvrage et parfois simplement un genre littéraire. Ajoutons que cette méthode de comptage favorise une surreprésentation des écrivains et des pasteurs, qui publient beaucoup de feuillets et tracts religieux, tandis que les publicistes sont sous-représentés s’ils ont travaillé pour un nombre restreint de journaux ou revues. Une limite médiane de 15 unités par individu détermine deux groupes d’écrivains. Le premier est à l’origine d’une production littéraire variable, parfois épisodique ou accidentelle : elle rassemble la majorité de la population étudiée. Le second groupe, nettement plus réduit, rassemble toutes les personnes ayant produit plus de 15 unités : ces individus ont une activité intellectuelle probablement quotidienne, et peuvent être perçus comme le cœur de la « classe intellectuelle » norvégienne. Afin d’ouvrir la voie à une étude fine des auteurs norvégiens, on a relevé systématiquement leurs noms et leurs position-pivot. Enfin, une cinquième entrée a été utilisée : le recensement des femmes. La taille réduite de la population féminine permet en effet de proposer une étude systématique de ses trajectoires, sans tenir compte de la limite des 15 unités de publication.
Données statistiques générales (1814-1846)
9Pour évaluer les liens entre l’espace littéraire et l’espace académique, la première démarche peut consister simplement à en comparer les effectifs.
10Au cours de la première décennie, ces effectifs sont quasiment identiques : 311 auteurs contre 327 diplômés. Mais très rapidement, l’écart se creuse. En 1825-1835, les effectifs de diplômés augmentent de 126 %, tandis que la population des littérateurs diminue à 270 individus. Alors que la population totale norvégienne augmente d’environ 30 % entre les recensements de 1815 et 1845, les effectifs universitaires augmentent d’environ 280 %5. Par comparaison, la hausse du nombre d’auteurs est réelle tout au cours de cette période, mais infiniment plus modeste. Il ne semble donc pas y avoir de liens directs dans les évolutions respectives des deux groupes. La principale tendance est l’augmentation continue et massive des effectifs universitaires. Au contraire, l’espace littéraire est caractérisée par une inertie bien plus importante.
11La proportion d’écrivains diplômés universitaires (titulaires de l’examen artium) est non seulement très importante, mais elle est relativement stable. Parmi les 311 auteurs de la première décennie, 68,5 % sont des bourgeois académiques, proportion qui est la plus élevée du demi-siècle étudié. Au cours de la décennie suivante, on observe une ouverture sociale vers des écrivains qui n’ont pas nécessairement une formation proprement universitaire, ces derniers représentant dorénavant 57 % des effectifs. Cette baisse est due à une diminution significative du nombre de dignitaires religieux, tandis que le nombre de fonctionnaires formés dans des instituts militaires est en augmentation. De facto, la majeure partie des ingénieurs du pays ont une formation d’officiers, et la plupart commencent à publier de la littérature spécialisée dans les années 1825-1835 : ils sont particulièrement mis à contribution par les politiques libéraux à partir de 1845, lorsque le ministère de l’Intérieur, est fondé6. En 1836-1846, on constate une nouvelle augmentation du nombre d’écrivains qui sont bourgeois académiques : 65 % des effectifs, proportion qui rejoint la répartition constatée en 1814-1824. Pour conclure sur ces données générales, rappelons que les femmes sont extrêmement minoritaires, ce qui confirme le fait que la publication est normalement une affaire d’hommes formés à l’université. Leur proportion varie de 1,85 % à 3 % de la population totale des auteurs.
Les auteurs de la décennie 1814-1824
12La population globale des auteurs des années 1814-1824 compte donc 311 individus aux appartenances sociales diverses. Les catégories définies sont larges, mais reposent sur les hiérarchies sociales traditionnelles (service de l’État, propriété terrienne, privilèges de négoce ou guildes d’artisans…), telles que présentées préalablement. 62,5 % sont fils ou filles d’un représentant de l’État, fonctionnaire civil, militaire ou religieux. Les enfants de la bourgeoisie marchande et patricienne constituent le second contingent de cette population (48 individus, soit 15,5 %). La troisième catégorie la plus importante est celle des auteurs pour lesquels il a été impossible de définir une origine sociale précise, par manque d’indications. Cette catégorie représente 13 % de l’effectif total. Dans une large mesure, le profil des auteurs reflète nettement l’hérédité sociale qui prévaut dans ce milieu : 66,3 % sont eux-mêmes serviteurs de l’État. La seconde catégorie la plus importante est celle des enseignants, libraires et métiers du livre : il s’agit d’un groupe dont les membres ont des statuts sociaux aux avantages économiques variables : il s’agit là d’un ensemble d’activités intellectuelles qui justifient le recours à l’écriture et la publication chez une proportion non négligeable d’individus, souvent issus de la paysannerie. Les instituteurs sont souvent des paysans relativement pauvres ou des fils de clercs, sans formation particulière, tandis que les imprimeurs et libraires sont des artisans et des commerçants, et ont à ce titre un statut plus solide dans les communautés locales. Ces individus ont en commun le fait d’être des auteurs à l’extérieur de l’espace universitaire (17 %).
Auteurs et écrivains de 1814 à 1824
13Afin de cerner les pratiques littéraires masculines de cette décennie, on peut procéder à un échantillonnage selon la productivité littéraire selon les modalités définies plus haut.
Fonctionnaires civils, militaires, hommes politiques
Peter Andreas Heiberg
Jens Christian Berg
Pierre Roumeau Flor
Christian Magnus Falsen
Gustav Peter Blom
Conrad Nicolai Schwach
Jørgen Herman Vogt
Wincents Lassen Sebbelow
Bredo Morgenstierne
Nicolai Tidemand
Jacob Gerhard Meydell
Carl Friederich Borkenstein
Johan Caspar Wedel-Jarlsberg
Henrik Anker Bjerregaard
Médecins
Edvard Isak Hambro Bull
Frederik Holst
Dignitaires religieux, théologiens
Søren Brun Bugge
Claus Frimann
Hans Jakob Grøgaard
Svend Borchmann Hersleb
Peter Olivarius Bugge
Mathias Bonsach Krogh
Frederik Julius Bech
Johan Nordahl Brun
Wilhelm Andreassen Wexels
Niels Wulfsberg
Jens Zetlitz
Frederik Christian Holberg Arentz Nicolai Wergeland
Søren Christian Sommerfeldt
Stener Johannes Stenersen
Frederik Schmidt
Claus Pavels
Christian Sørenssen
Jacob Rosted
Jacob Neumann
Johan Storm Munch
Nils Hertzberg
Simon Olaus Wolff
Enseignants, érudits, professeurs, hommes de lettres, scientifiques, bibliothécaires, imprimeurs/ libraires
Niels Henrik Abel (mathématicien)
Jens Esmark (professeur de minéralogie)
Martin Richard Flor (enseignant, naturaliste, responsable du jardin botanique de l’ université)
Hans Allum (précepteur, écrivain)
Mauritz Christopher Hansen (précepteur, écrivain, bibliothécaire)
Peter Treschow Hanson (enseignant)
Henrik Lauritz Steenbuch (professeur)
Georg Sverdrup (professeur)
Niels Treschow (professeur)
Michael Skjelderup (professeur)
Ludvig Stoud Platou (professeur)
Jacob Møller (professeur)
Jens Rathke (professeur)
Jørgen Schiwe (imprimeur, libraire, précepteur)
Lyder Christian Sagen (écrivain, enseignant)
Baltazar Mathias Keilhau (professeur)
Christopher Hansteen (professeur)
Christian Frederik Bohr (organiste, mathématicien)
Autres (fondés de commerce, artisans)
Hans Nielsen Hauge
Hans Hanson
Johan Storm Wang
Jacob Aall (propriétaire de forges)
Les auteurs les plus productifs de la décennie 1814-1824, répartis en fonction de leur statut social
14Le tableau no 15 détaille un échantillon de 60 individus, soit 19 % de la population totale de la décennie. Sans surprise, l’utilisation de la productivité littéraire comme critère de sélection aboutit à la constitution d’une population beaucoup plus homogène socialement, où tous les individus ont une formation académique supérieure (université ou école de guerre). Les seules exceptions sont Hans Nielsen Hauge, Christian Frederik Bohr (1773-1832), Hans Allum (1777-1848), Hans Hanson (1777-1837) et Johan Storm Wang (1800-1849). Fils de pasteur, employé de commerce à Drammen, ce dernier se rend à Christiania dans les années 1820 et vit de littérature, avant de commencer des études de théologie, qu’il abandonne toutefois pour des raisons de santé. Bien qu’il n’achève pas ses études, il fait toutefois partie du milieu académique7. L’imprimeur, libraire et précepteur Jørgen Schiwe (1795-1879), qui semble être l’un de ceux à la position sociale la moins assurée, est lui-même étudiant en théologie à Copenhague de 1816 à 18208. En outre, parmi la catégorie des « enseignants, érudits, scientifiques et hommes de lettres », 13 individus sur 21 sont employés par l’université.
15Pendant les xvie et xviie siècles, la littérature était essentiellement affaire de serviteurs de la Couronne, souvent des pasteurs. Ceux-ci comprennent les références aux mythes classiques, qui sont le socle de leur imaginaire. L’histoire littéraire classique considère le Bergensois Ludvig Holberg comme le grand représentant de la modernité littéraire scandinave du xviiie siècle : Holberg faisait partie de ces auteurs qui, par la diversité de leur activité intellectuelle, auraient contribué à élargir le public des lecteurs, notamment en direction de la bourgeoisie marchande, milieu dont il est lui-même issu. Alors qu’au Danemark, ce sont surtout les œuvres poétiques et théâtrales qui connaissent un succès notable, le public norvégien voit davantage en Holberg un essayiste, pédagogue, biographe et historien de premier plan, dont il apprécie la réflexion autant que l’esprit critique9. À Copenhague dans les années 1770, puis au sein de la Société norvégienne, apparaît un clivage national entre auteurs danois et norvégiens : les premiers rompent plus rapidement avec la tradition classique et voltairienne pour adopter les idéaux romantiques, tandis que les seconds inscrivent leurs pratiques et leur inspiration dans le sillage des réflexions éclairées de Holberg. L’ombre de ce dernier plane ainsi sur la vie intellectuelle norvégienne et danoise bien après sa mort, et jusqu’à l’aube du xixe siècle10. Pour autant, cet essor du rationalisme ne condamne pas l’emprise sociale du clergé sur le champ littéraire. Car la seconde caractéristique de l’échantillon étudié est bien la relative importance des fonctionnaires religieux.
16Ceux-ci représentent 29 % de la population totale des auteurs, contre 37,3 % pour les fonctionnaires civils et militaires. Or, sur le segment des 60 auteurs les plus productifs, plus de 38 % sont des dignitaires de l’Église d’État (23 auteurs). Cette prépondérance est renforcée par le fait que les érudits, enseignants et professeurs de cette décennie sont souvent étudiants en théologie, même s’ils n’occupent pas une charge religieuse : c’est notamment le cas du manufacturier Jacob Aall, historien à ses heures, et de Niels Treschow. Inversement, deux pasteurs sont aussi naturalistes, à une époque de faible institutionnalisation universitaire des sciences naturelles : Søren Christian Sommerfeldt (1794-1838) et Niels Hertzberg (1759-1841). Au sein de l’élite académique, groupe social relativement uniforme, les champs littéraire et scientifique sont ainsi dominés par deux catégories : les pasteurs et les universitaires. En ce qui concerne plus précisément les belles-lettres, on a relevé 21 noms d’individus s’adonnant à la littérature. Parmi eux, neuf sont des dignitaires religieux : Claus Frimann (1746-1829), Johan Nordahl Brun, Wilhelm Andreas Wexels, Jens Zetlitz (1761-1821), Nicolaï Wergeland, Claus Pavels, Frederik Schmidt (1771-1840), Johan Storm Munch (1778-1832) et Simon Olaus Wolff (1796-1859). Parmi ces pasteurs, quatre sont participants de la Société norvégienne à Copenhague : Claus Frimann, Johan Nordahl Brun, Jens Zetlitz, Frederik Schmidt.
Les pasteurs écrivains
17Claus Frimann est lui-même fils de pasteur, et le représentant du clergé d’inspiration rationaliste. De 1765 à 1779, il est chapelain au service du pasteur et naturaliste Hans Strøm, avant de se rendre à Copenhague où il séjourne une année et fréquente le milieu de la Société norvégienne, bien qu’il manifeste peu de goût pour la vie mondaine, la littérature satirique inspirée par Holberg ou le pathos littéraire de la fin du xviiie siècle11. Il passe toutefois la majeure partie de son existence dans la paroisse de Davik, dans la sénéchaussée de Nordfjord (actuel comté de Sogn-og Fjordane). Homme de lettres, il publie des poèmes, des psaumes (largement oubliés), et surtout des chants, inspirés en partie par l’histoire et la nature norvégienne, ainsi que par les mélodies populaires. Il croit en effet dans le pouvoir moralisateur du chant, qu’il utilise comme un vecteur d’éveil de la conscience populaire12.
18Johan Nordahl Brun est le fils d’un marchand et propriétaire terrien, diplômé de théologie de Copenhague. Il est d’abord précepteur, puis « chapelain résidant » (residerende kapellan), pasteur à partir de 1774, prévôt diocésain (stiftsprost) en 1793 et évêque de Bergen en 1804. Écrivain de premier plan, poète, dramaturge, il est alors considéré comme l’un des plus grands orateurs nationaux, et il est d’ailleurs l’auteur de plusieurs discours, prêches, écrits théologiques, réflexions historiques et patriotiques. En tant qu’écrivain, il se consacre, comme Frimann, à la poésie religieuse et à l’écriture de psaumes13. Frederik Schmidt est un autre écrivain patriote de la Société norvégienne. Il est décrit dans l’histoire littéraire de Francis Bull (1887-1974) comme une figure de transition mineure entre classicisme et romantisme, et dont les recueils sont surtout intéressants pour comprendre l’histoire du goût littéraire14. L’historien Andreas Winsnes (1889-1972) en donne quasiment la même description, évoquant un auteur qui « n’est pas un poète, mais un bel esprit […]. Non pour créer, mais pour jouir, il avait du talent15 ». En revanche, Jens Zetlitz est considéré comme un artiste de premier plan dans l’histoire de la petite société littéraire, qui se caractérise par son patriotisme et par son goût pour un classicisme littéraire inspiré par la poétique française ou l’œuvre de Holberg16.
19Le déclin de la Société norvégienne commence dans les années 1790, lorsque Madame Juel, quitte Copenhague pour la Norvège. Les trois autres pasteurs-écrivains publiant entre 1814 et 1824 ne sont pas directement liés à la Société norvégienne (celle-ci étant dissoute en 1812), même s’ils en sont les épigones17. D’origine paysanne et modeste, Nicolaï Wergeland est généralement décrit comme une personnalité difficile, et qui goûte peu les mondanités de la vie copenhagoise. Par ailleurs, son patriotisme ne se limite pas au culte littéraire de Holberg ou à l’évocation préromantique de la nature norvégienne, que l’on trouve par exemple chez Zetlitz : on sait maintenant son engagement universitaire et politique. Sa foi dans la science en fait un représentant typique du clergé rationaliste. « Il n’y a qu’un seul Seigneur à qui l’on doit obéissance aveugle, c’est la Raison18 », aurait-il dit. Sur le plan littéraire, Wergeland est parfois critique littéraire, notamment lors de la querelle opposant son fils Henrik à Johan Sebastian Welhaven dans les années 1830. On retrouve chez Johan Storm Munch la même tendance au rationalisme, et l’on devine même une propension à l’indifférence religieuse, lui qui ne semble avoir laissé aucun écrit dogmatique important. Évêque de Kristiansand à partir de 1823, il se positionne comme un soutien solide du clergé contre les prétentions religieuses du laïcat. Mais en tant qu’écrivain, Munch est avant tout un poète romantique inspiré par Goethe, Schiller ou Adam Oehlenschläger (1779-1850), et bénéficie d’un vrai succès d’estime de son vivant. Sur le plan politique, Munch se distingue de Wergeland par une perspective moins nationaliste et par une adhésion plus franche à l’union personnelle avec les Bernadotte19.
20Dans la partie précédente, on a déjà eu l’occasion de souligner le rôle de Wilhelm Andreas Wexels en tant que pasteur grundtvigien, et figure centrale des polémiques théologiennes. En effet, Wexels est plus jeune que les auteurs précédemment cités, et appartient davantage à la génération des années 1830 : à l’image de la plupart de ses coreligionnaires, il ne se préoccupe pas de littérature autrement qu’à travers l’écriture de psaumes. Contrairement aux écrivains de la génération 1790-1810, la question nationale n’est pas non plus centrale dans sa production littéraire. Autrement dit, les pratiques littéraires de Wexels dénotent une « rechristianisation » du langage littéraire, qui tranche avec la perception de la littérature à l’époque des Lumières, période au cours de laquelle les belles-lettres incluent en réalité la philosophie, la poésie, la dramaturgie, la littérature morale et religieuse, tandis que ceux que l’on qualifie d’hommes de lettres peuvent simultanément exercer en tant que poètes, historiens ou hommes de science, et occupent souvent une position institutionnelle au sein de l’Église d’État.
21Simon Olaus Wolff, natif du Trøndelag, est élève à l’école épiscopale de Bergen avant d’entrer à l’université de Christiania en 1818. Il obtient l’examen d’État de théologie en 1825. C’est au cours de ces années étudiantes qu’il écrit de nombreux poèmes et des récits en prose, publiés dans la revue Hermoder. Entre temps, il effectue un voyage d’étude dans la région du Telemark, qui marque profondément son imagination, et où il devient pasteur en 1825. Son nom est surtout associé à sa première publication, intitulée Gens du Hardanger et pièces nuptiales d’une ballade en Telemark (Hardangerne og Brudstykker af en Thellemarks-Vandring, 1822), un recueil de récits folkloristes qui présentent la particularité de recourir fréquemment à des formules dialectales. L’essentiel de sa production littéraire se déploie dans les années 1830. Par la suite, Wolff se distingue surtout comme un aquarelliste et un dessinateur. Sa principale œuvre est publiée en 1833 (Samlede poetiske Forsøg), et rassemble notamment ses écrits de jeunesse, objets des critiques assassines de Welhaven20.
22En effet, l’utilisation inhabituelle des formes dialectales et la redécouverte des récits et légendes paysannes font de Simon Olaus Wolff un pionnier de la littérature patriotique, préfigurant à bien des égards l’œuvre de Wergeland, ce dernier ne cachant d’ailleurs pas son admiration pour le pasteur du Telemark21. Ainsi, Wolff appartient davantage à la génération littéraire des années 1830 qu’à celle des années 1814-1824. Il présente pourtant un profil social qui le rapproche des écrivains des années 1770-1810 : quoique d’origine modeste, son parcours académique est linéaire et lui permet de devenir pasteur, sans qu’il ne s’intéresse particulièrement aux questions religieuses. Bien que largement oubliée par l’histoire littéraire, l’œuvre de Wolff représente une tendance encore nouvelle dans les années 1820, nourrie de patriotisme paysan et régionaliste, et promise à une belle postérité en ce qu’elle met déjà en évidence les principales lignes de fracture de la vie littéraire à venir.
Enseignants et fonctionnaires écrivains
23Les pasteurs n’ont pas pour autant le monopole de la littérature. On dénombre ainsi six écrivains qui sont précepteurs, enseignants ou hommes de lettres sans charge religieuse : Hans Allum, Mauritz Christopher Hansen, Peter Treschow Hanson (1783-1843), Lyder Christian Sagen (1777-1850), Hans Hanson, Niels Treschow et Henrik Anker Bjerregaard (1792-1842). À cet égard, le parcours le plus atypique est certainement celui d’Hans Allum, instituteur et écrivain méconnu aujourd’hui, actif dans les premières décennies suivant 1814. D’origine paysanne et sans formation académique, Allum est envoyé à partir de 1798 dans l’un des premiers séminaires norvégiens de formation des maîtres, à Tønsberg, en dépit de ses origines modestes et d’une enfance difficile. Il s’impose comme figure littéraire publique en tant que poète et chansonnier, auteur d’ouvrages en prose et de nombreux articles dans la presse d’opposition, et en particulier dans le journal local de Drammen (Drammens Tidende), dont il est un contributeur actif entre 1816 et 1828.
24Enfant des Lumières, il vilipende également le conservatisme social des fonctionnaires, les tentatives royales pour limiter la liberté de la presse après 1814, ou encore l’intolérance religieuse du mouvement haugéen. Toutefois, ses contemporains mieux-nés (Schwach, Pavels et même Wergeland) dissimulent mal leur mépris pour les qualités d’écriture d’un homme, qui s’exprime souvent dans le dialecte de la région de Vestfold (région au sud-ouest de la capitale)22. Son ouvrage le plus connu est la publication d’un livre de cuisine (Den norske Huusmoder i sit Kjøkken og Spisekammer, 1833) largement inspiré par le premier ouvrage culinaire de Maren Bang (1797-1884), et dont les recettes sont réécrites sous forme de ballades et de chansons-à-boire. La réécriture de ces recettes, traditionnellement destinées aux foyers de fonctionnaires, de patriciens ou de grands propriétaires terriens, s’appuie sur diverses formes littéraires empruntées au canon de la Société norvégienne (chansons patriotiques) ou aux chants religieux (Allum n’est pas seulement précepteur mais, comme beaucoup de ses coreligionnaires, il est également maître de chœur), combinant habilement le recours à une expression littéraire dominante et l’impertinence de textes satiriques23.
25Hans Hanson est le fils d’un armateur du Vestfold. Frappé par la maladie en 1808, il vit comme employé de commerce à Kristiansand et Christiania, avant de devenir précepteur à partir de 1812 : autodidacte, y compris en latin, il est en effet doué d’une envie constante d’étendre son savoir24. Une partie de sa production est écrite en danois, et comprend de nombreuses chansons-à-boire, des épigrammes, des fables et des ballades religieuses. Mais Hanson doit surtout sa popularité à ses chansons écrites dans le dialecte de la région du Haut-Telemark, qui en font un autre précurseur des diverses entreprises linguistiques initiées à partir des années 1830. De ce point de vue, il est un littérateur dont la pratique est proche du pasteur Simon Olaus Wolff. Plus généralement, cette œuvre qui, en l’occurrence, n’est pas isolée, atteste d’un intérêt croissant de la part de la bourgeoisie éduquée à l’égard de la culture paysanne et montagnarde, érigée en espace de liberté, et surtout en bastion de la « norvégianité25 ». On sait déjà beaucoup sur Niels Treschow. Mais avant d’être une personnalité de premier plan des années 1814-1820, Treschow est membre de la Société norvégienne à sa fondation. Il s’exerce ainsi à la poésie de divertissement dans une manière influencée par les canons esthétiques de la Grèce antique, dont il admire l’implacable idéalisme, source d’harmonie, de perfection et de vérité. Pour lui, la poésie est avant tout manifestation esthétique d’une sensibilité philosophique plus profonde, et sur laquelle repose l’essentiel de son activité d’écriture26.
26Mauritz Christopher Hansen est un autre écrivain très représentatif des premières années de l’après 1814. Cet enseignant, fils de pasteur, est l’un des rares auteurs à vouloir vivre de sa plume : il publie d’abord des recueils de poèmes à partir de 1815, qui en font un auteur d’occasion apprécié dans les cercles mondains de la ville. De manière paradoxale, il choisit finalement de donner la priorité aux récits en prose, publiés sous forme de feuilleton dans diverses revues, ce qui, à certains égards, en fait un écrivain presque avant-gardiste dans sa démarche, dont l’écriture est au demeurant très réaliste. Toutefois, les conditions matérielles de publication que l’on connaît empêchent la réalisation de cette ambition. De fait, Hansen doit se consacrer à la pédagogie et à la philologie, domaines dans lesquels il parvient à s’imposer comme un auteur solide, et qui lui permettent in fine de pouvoir candidater à la chaire de philosophie de l’université de Christiania en 1839 (bien qu’il ne parvienne pas à obtenir le poste, qui échoit à Welhaven). Le parcours de cet écrivain entre 1815 et 1842 est en tous les cas parfaitement révélateur des contraintes d’un champ littéraire à peine constitué dans une période de transition, et qui est encore marqué par la culture de la société littéraire et du salon. Hansen ne parvient d’ailleurs pas à surmonter ces difficultés, pas plus qu’il ne réussit à forger ses propres règles en dehors de l’espace institutionnel (Église et université).
27A contrario, l’enseignant et écrivain bergensois Lyder Sagen semble correspondre à l’archétype de l’homme de lettres à succès dans la première moitié du xixe siècle. Étudiant à Copenhague, il s’oriente résolument vers des études artistiques, renonçant à la théologie, et participe activement à la Société norvégienne à partir de 1797. Décrit comme un bel esprit enthousiaste, passionné et sans affectation, Sagen est un contemplateur de la culture antique, dont il cherche à perpétuer l’idéal classique, mais c’est aussi un fervent patriote de sensibilité romantique, qui fréquente assidûment à Copenhague le cercle du poète Adam Oehlenschläger27. De retour en Norvège, Sagen devient enseignant à l’école épiscopale de Bergen de 1806 à 1850, et s’impose comme un pédagogue particulièrement attentif à l’instruction en langue maternelle et à l’expression orale, mais aussi à l’éducation esthétique de ses élèves, parmi lesquels le futur peintre Johan Christian Dahl et le futur poète Welhaven. Il contribue à doter Bergen d’institutions culturelles à une époque où cette ville demeure la plus importante de Norvège (école de dessin, société dramatique, société d’art…)28. En tant qu’écrivain, Sagen se cantonne à la poésie d’occasion, pratique littéraire dominante pendant la première moitié du xixe. Contrairement à Hansen, on trouve donc chez Sagen une combinaison prudente entre l’impératif esthétique et l’impératif pédagogique, et qui se conjugue dans le cadre des pratiques littéraires traditionnelles : ce qui ne l’empêche pas d’utiliser sa position institutionnelle pour découvrir des élèves talentueux ou pour s’imposer comme un soutien majeur aux infrastructures culturelles locales.
28Peter Treschow Hanson est neveu, par sa mère, de Niels Treschow. Dans ce milieu familial, il grandit sous l’influence de la Fraternité d’Herrnhut, qui dispose d’une colonie dans la ville danoise de Christiansfeld, où Hanson passe une partie de son enfance. Il exerce en tant qu’enseignant dans diverses bourgades du Schleswig-Holstein, avant de retourner en Norvège en 1816, devenant fondé de pouvoir pour le compte du gouvernement. Il enseigne aussi l’allemand à l’École de guerre de 1816 à 184329. La majeure partie de ses écrits est en allemand, destinée à l’enseignement, mais on trouve également des réflexions et des articles consacrés à l’histoire, ainsi qu’un certain nombre de traductions du norvégien vers l’allemand (parmi lesquelles les travaux scientifiques de Christopher Hansteen). Hanson est aussi rédacteur de deux gazettes dans les années 1820 (Tilskueren ; Patrioten).
29Henrik Anker Bjerregaard est fils d’un juge (sorenskriver) d’origine danoise et débute des études de droit à Copenhague, interrompues par la guerre, et reprises à Christiania. Il devient juriste en 1815, fondé de pouvoir, avocat de la Cour suprême à partir de 1819. En 1830, il est fait assesseur de la Cour de grande instance du diocèse de Christiania (stiftoverrettsassessor), puis assesseur de la Cour suprême (høyesterettsassessor) en 1838, malgré la méfiance de Charles-Jean à son endroit. En effet, Bjerregaard est notoirement nationaliste et anti-suédois. Publiciste, il participe à la rédaction de la revue d’opposition Patrioten, et soutient dès 1824 la célébration du 17 mai comme fête nationale. Mais ce sont aussi ses compétences que l’on met en doute, certains supputant exagérément que la carrière de Bjerregaard au sein de la magistrature doit davantage à son renom littéraire qu’à ses qualités de juriste. C’est en effet un chansonnier extrêmement productif, très impliqué dans la vie théâtrale dans la Société dramatique de Christiania dès 1814. Il est aussi l’un des principaux promoteurs et membre de la direction du Théâtre de Christiania en 1828, et fonde un périodique de critique dramatique Christiania Aftenblad en 182730.
30C’est en effet en tant que dramaturge que Bjerregaard se fait surtout remarquer : il revendique fièrement l’héritage de Holberg, compose une pièce musicale en compagnie de Waldemar Thrane (Conte montagnard. Pièce chantée en deux actes, 1824) et il est regardé comme le principal pourvoyeur de pièces dramatiques populaires. Chez lui, la pratique littéraire rejoint donc l’engagement en faveur de l’émancipation culturelle nationale, non seulement du fait de sa contribution en tant que rédacteur de revue, critique littéraire et animateur de la vie théâtrale locale, mais aussi parce qu’il emploie volontiers des idiomes spécifiquement norvégiens, ce qui lui vaut une réputation douteuse à Copenhague. Pour cette raison, il suscite l’admiration du jeune Wergeland : bien que son art de la poésie soit jugé comme étant inégalement abouti, et qu’il soit aujourd’hui regardé comme un auteur mineur, au même titre que Wolff, ses efforts en faveur de la vie littéraire de Christiania en font une personnalité influente dans les années 1820.
31Deux autres écrivains jouissent d’une position institutionnelle au sein de l’appareil d’État : Conrad Nicolai Schwach (1793-1860) et Gustav Peter Blom (1785-1869). Tous deux sont juristes : le premier fonctionnaire par raison et nécessité, occupant des charges civiles dans diverses juridictions du pays ; le second, élu de l’assemblée constituante d’Eidsvoll et du Storting. Le premier se considère davantage comme un écrivain que comme un juriste et il est à l’origine d’une production littéraire massive, et notamment quelque 900 pages de poèmes d’occasion. Avant 1837, Schwach est un chansonnier qui, au demeurant, est salué dans les cercles mondains locaux comme le grand poète de la nation norvégienne renaissante, et ses textes sont chantés aussi bien lors d’occasion privées que publiques (expositions, jubilés, baptêmes navals…). Mais c’est aussi un poète qui échoue à prendre le tournant des années 1830. Schwach apparaît comme l’un des derniers représentants du classicisme littéraire, à une époque où la critique intellectuelle devient monnaie courante pour les publicistes, et où l’exigence d’originalité poétique tend à devenir une norme, reléguant au second plan le lyrisme conventionnel d’un auteur jugé trop prévisible.
Auteurs à la marge de l’espace littéraire
32Les deux derniers écrivains de cette période ont une position sociale plus modeste : Hans Nielsen Hauge et Johan Storm Wang. Ce dernier est fils de pasteur. Il est d’abord employé de commerce à Drammen, puis tente de vivre de sa plume à Christiania dans les années 1820-1830. Sa production est faite de pièces de théâtre et de récits inspirés des sagas, où l’inspiration romantique est évidente. Mais en tant qu’esthète, Wang ne bénéficie ni de l’estime de ses contemporains, ni de celle de la postérité. Par ailleurs, sans pour autant renoncer à l’écriture, il se résout à des études de théologie à partir de 1829, qu’il abandonne pour des raisons de santé31. Quant à Hans Nielsen Hauge, on sait déjà à quel point sa considérable activité lui vaut une franche inimitié de la part de certains membres de l’élite académique, en particulier chez ceux du clergé ou des représentants de l’État éduqués sous l’influence du rationalisme. En tant qu’écrivain, l’artisan et commerçant Hauge est certainement très productif, à défaut d’être d’une grande éloquence32. Mais au-delà des ouvrages d’édification morale et spirituelle, qui constituent le socle d’une influence intellectuelle exceptionnelle, Hauge se conforme aux usages du xviiie siècle lorsqu’il publie récits autobiographiques (lettres et mémoires), psaumes et chants religieux.
33De ce tour d’horizon, on peut relever trois caractéristiques récurrentes. En premier lieu, l’impossibilité pour ces auteurs de vivre intégralement de leur plume. Aucun de ces individus n’est un écrivain avant d’être un ministre du culte, un professeur, un précepteur ou un magistrat. Pour autant, il est certain que cette période porte des dynamiques (essor de l’imprimerie et de la presse, création d’un club littéraire à Copenhague…) annonçant la gestation d’un nouveau statut social : les cas de Mauritz Hansen et Johan Storm Wang, qui tentent tous les deux de vivre en tant que littérateurs, sont à cet égard exemplaires, malgré l’insuccès de leur démarche. Dans un second temps, la structure sociologique du champ littéraire détermine les formes de la littérature, parallèlement aux impulsions étrangères : versification (les contemporains parlent de Poésie), et importance de l’archétype classique malgré l’utilisation de plus en plus fréquente de motifs romantiques (évocations nombreuses de la liberté paysanne ou de la glorieuse nature norvégienne), mais aussi absence de spécialisation de genre. Pour simplifier, on dira que le modèle socio-littéraire dominant demeure celui de l’homme de lettres urbain, philosophe-poète, le plus souvent au service de l’État. Dans ce contexte, la sociabilité des élites revêt une dimension centrale dans la reconnaissance littéraire : les types littéraires privilégiant l’oralité (chants, psaumes et poèmes d’occasion) sont par conséquent privilégiés, et le demeurent pendant les années qui suivent.
Les femmes écrivains et la culture du salon littéraire
34Les cinq auteures de la première décennie ont toutes un profil similaire : elles sont issues du milieu des fonctionnaires civils, militaires ou religieux. Julianne Fredrikke Charlotte von Bielke (1780-1845), Magdalena Sophia Buchholm (1758-1825), Petra Buchholm (1786-1870), Christiane Koren (1764-1815) et Pauline Henrikke Wendelboe (1754-182 ?). Parmi elles, deux sont originaires d’autres régions du défunt royaume dano-norvégien, et l’une est d’ascendance nobiliaire, Julianne von Bielke. Enfin, à l’exception de cette dernière, toutes s’essaient à la littérature, avec un authentique succès au sein des cercles cultivés. C’est le cas de Magdalena Sophia Buchholm et de Christiane Koren. Danoise de naissance, celle-ci fréquente le milieu de la Société norvégienne avant de s’installer à Christiania où elle devient une mondaine locale. Ajoutons que l’activité littéraire peut se présenter comme une passion familiale, comme le montre le cas des Buchholm mère et fille. Si les auteurs masculins de la même décennie proviennent du même milieu social, la différence majeure réside surtout dans le type de publication, puisque l’on sait que les publications d’auteurs masculins sont souvent le fruit d’un métier académique. Dans leur globalité, ces derniers s’adonnent modérément aux belles-lettres une fois atteint l’âge adulte.
35De 1814 à 1824, la pratique bourgeoise de la littérature est amplement marquée du sceau du loisir domestique. Il est certain que les belles-lettres sont perçues comme un moyen d’édification et de civilisation des mœurs au xviiie siècle, tant pour la jeunesse étudiante que pour les femmes de la bourgeoisie. Inspiré de la vie de salon continentale, le dilettantisme esthétique sert de stimulant pour la sociabilité bourgeoise, dans laquelle les femmes tiennent formellement les premiers rôles en tant qu’hôtesses, voire, plus exceptionnellement, en tant que poétesses. Absentes de la vie académique, elles sont très souvent au cœur de cette sociabilité littéraire. Pour autant, il peut s’avérer complexe de conjuguer sociabilité mondaine et renommée littéraire. Dans les années 1780, Magdalena Buchholm est certes considérée comme l’égérie de la Société norvégienne33. Dans les années 1790, c’est à Christiane Koren qu’échoit ce rôle officieux, même si elle demeure dans l’ombre de son compagnon, le poète Carl Fredrik Dichmann (1763-1806). À l’exception de ces deux écrivaines, la plupart des maîtresses de cérémonie s’aventurent rarement dans le domaine de la communication écrite et publique, comme le montre la faiblesse relative de leur production littéraire. Si certains lieux copenhagois font place aux femmes de la bonne société, on sait d’ailleurs que le cas spécifique de la Société norvégienne est celui d’un club littéraire plutôt masculin, dans lequel on devient membre par cooptation, et qui est peu ouvert aux représentantes du beau sexe.
36Les femmes de la bonne société sont dans une situation ambivalente, hôtesses ou observatrices averties de la vie littéraire, plus rarement poétesses, minoritaires sans être nécessairement dominées : si la poésie et le drame sont les genres nobles par excellence, le plus souvent masculin, la culture littéraire féminine est davantage basée sur l’échange épistolaire, le journal intime, le portrait psychologique, les mémoires ou, dans un registre plus frivole, les causeries. Dans ses mémoires, Conradine Dunker (1780-1866), citant Charles Rémusat, se remémore cette nonchalance élégante, raffinée et joueuse qui anime l’éthique littéraire de l’élite cultivée :
Le style épistolaire est celui où il est permis de toucher à tout et interdit de rien approfondir, où la variété des tons doit s’unir à la diversité des sujets et où l’on peut être superficiel avec à-propos et décider avec esprit ce qui vaut de l’étude ou de l’expérience, où rien n’est défendu excepté de s’appesantir et de s’étendre, où tout est permis, même le parfait, même le sublime, pourvu qu’on ne les ait pas cherchés et qu’on les rencontre en passant34.
37Au-delà de ces supports écrits, la sociabilité littéraire dominante repose sur la conversation, érigée en art de vivre, mais aussi sur des bals, mascarades, des représentations musicales et théâtrales. Copenhague est certes, le véritable centre de la vie mondaine de l’élite dano-norvégienne. On retrouve cependant des rites similaires à Christiania, de la Société d’art dramatique au lycée musical. Christiane Koren est ainsi l’instigatrice d’un salon appelé Cercle d’Hovind, du nom de sa demeure à une vingtaine de kilomètres au nord de Christiania. Les participants à ce club sont en réalité dispersés entre Christiania, la région de Drammen et Copenhague. Sa tête de proue est une mondaine, jouant à faire vivre sa famille d’élection : cette fiction domestique est révélatrice des affinités personnelles et littéraires entre des membres de plein droit et ceux qui sont amenés à fréquenter le lieu pour des raisons diverses (familiales, amicales, ou autres), sans pour autant faire partie du premier cercle des fidèles autour de la « Mère Koren »35. Près de celle-ci, Sara Bøyesen (?-?), Cathrine Devegge (1770-1838 ; épouse de Niels Treschow à partir de 1802, celui-ci étant d’ailleurs l’un des « enfants » de la Mère Koren) et sa sœur Marie Devegge (?-?) sont les trois « inséparables », admirées autant qu’elles sont craintes dans les années 1790-180036. Ce salon d’Hovind fonctionne comme une authentique institution de communication, de légitimation et de critique littéraire, qui use des ressorts rhétoriques et extratextuels d’un jeu où le culte de l’amitié et l’oralité priment sur la publicité : des livres sont échangés, donnés, prêtés, des poèmes sont déclamés, des manuscrits et des traductions sont discutés37. Éventuellement, les jugements sont retranscris dans des journaux intimes ou évoqués dans des lettres concluant, en quelque sorte, un processus de hiérarchisation de l’activité littéraire.
38Pour finir, de nombreux témoignages rendent compte de fêtes somptueuses régulièrement données par quelques grandes familles de Christiania dans les années 1780-1800, comme les Anker ou les Collett. Plusieurs fois par an, Martine Collett (1764-1826) s’impose par exemple aux yeux de ses contemporains comme l’une des grandes hôtesses de la vie mondaine à Christiania, et Christian B. Tullin ne manque pas de chanter ses louanges38. Il est certain que la ruine du patriciat marchand favorise une culture littéraire plus austère et qui se déploie davantage dans la sphère privée ou se réfugie à l’étranger. Koren séjourne par exemple à Copenhague, où elle parvient à attirer l’attention de quelques littérateurs comme Adam Oehlenschläger. Si elle fréquente le milieu de la Société norvégienne, elle tend en revanche à déserter Christiania, bien que son époux y vive jusqu’en 182539. Enfin, les conflits d’opinion autour de la séparation norvégienne hypothèque la concorde qui prévalait à Hovind : des divisions irréconciliables apparaissent, tandis que la mort de la « Mère Koren » précipite la disparition d’un espace intellectuel original près de la capitale norvégienne40.
Les auteurs de la décennie 1825-1835
39Parmi les 270 auteurs ayant publié entre 1825 et 1835, la proportion de fils et filles issus du milieu des fonctionnaires diminue par rapport à la période précédente, essentiellement du fait d’une diminution des enfants de pasteurs, qui ne représentent plus que 15,9 % des effectifs. En revanche, la proportion des auteurs issus du milieu des fonctionnaires civils et militaires augmente raisonnablement, passant à 38,8 % (contre 34 % précédemment). La proportion des enfants de la bourgeoisie marchande est également en augmentation, passant de 15,5 % à 21,5 %. Les autres catégories sont relativement stables. Les auteurs sont de moins en moins fréquemment issus du clergé, et sont plutôt originaires du milieu des serviteurs laïcs de l’État ou des marchands. Cette modification a un impact profond sur la structure sociale des auteurs de cette décennie, qui ne sont plus que 13,7 % à se consacrer à une dignité cléricale, contre 29 % en 1814-1824. Cette diminution correspond largement à un transfert vers la fonction publique civile, qui passe de 37,3 % en 1814-1824, à 46,3 % en 1825-1835. Elle entame donc à peine la prédominance des fonctionnaires, toutes catégories confondues, dans les positions intellectuelles, puisqu’ils représentent encore 60 % des écrivains de la période (contre 66 % précédemment). Les autres catégories demeurent plutôt stables, même si l’on observe une croissance des métiers intellectuels (enseignants, précepteurs, imprimeurs, rédacteurs, bibliothécaires, acteurs et danseurs…) dont la proportion passe de 17 à 21,1 %.
Auteurs et écrivains de 1825 à 1835
40La productivité littéraire des individus concernés permet ainsi d’identifier 32 écrivains aux profils divers, représentant environ 12 % de l’effectif total de la période.
Fonctionnaires, juristes, militaires, hommes politiques
Henrik Wergeland (archiviste)
Carl Bonaparte Roseen (militaire, ingénieur, géographe)
Anton Christian Gunnerus Schjøth (copiste, fondé de pouvoir, comptable)
Hans Thøger Winther (fonctionnaire civil, imprimeur et éditeur, critique littéraire)
Frederik Stang
Ole Gabriel Ueland
Anton Martin Schweigaard (homme d’État, professeur)
Anthon Bang (juriste et sous-officier militaire)
Ludvig Kristensen Daa (journaliste, historien, archiviste)
Christopher Andreas Holmboe (bibliothécaire)
Christian Christoph Andreas Lange (théologien de formation,
archiviste et bibliothécaire)
Pasteurs et fonctionnaires religieux
Christian Ulrik Sundt
Niels Joachim Christian Vibe Stockfleth (pasteur et linguiste)
Gustave Adolphe Lammers (pasteur dissident)
Andreas Faye
Enseignants et précepteurs
Johannes Musæus
Johan Reinert Reiersen
Niels Mathias Aaholm
Professeurs, scientifiques et universitaires
Michael Sars
Peder Andreas Munch
Johan Sebastian Welhaven
Frederik Ludvig Vibe
Karl Friedrich Bøbert
Christian Peter Bianco Boeck
Frederik Moltke Bugge
Peder Carl Lasson
Christian Lassen (professeur à Bonn)
Autres
Michael Østgaard (employé de commerce, négociant, directeur d’ école)
Sylvester Sivertsson (journaliste)
Caspar Rudolph (acteur, employé)
Henrik Christian Strøm (directeur de mines)
Hanna Olava Vinsnes (femme de pasteur)
Les auteurs les plus productifs de la décennie 1825-1835, répartis en fonction de leur statut social
41Parmi ces auteurs, ceux qui ont participé à la vie littéraire sont au nombre de 12, soit plus du tiers de l’échantillon : Henrik Wergeland, Andreas Faye (1802-1869), Christian Ulrik Sundt (1797-?), Gustave Adolphe Lammers (1802-1878), Johan Reinert Reiersen, Niels Mathias Aaholm (1811-1894), Michael Østgaard (1779-1852), Hans Thøger Winther (1786-1851), Anthon Bang (1809-1870) Sylvester Sivertsson, Johan Sebastian Welhaven et Hanna Olava Vinsnes (1789-1872).
Les théologiens, entre vocation religieuse et ambitions littéraires
42Les deux auteurs dont les œuvres font l’objet d’une consécration appuyée dans le canon littéraire norvégien sont Henrik Wergeland et Johan Sebastian Welhaven : l’épopée littéraire des deux poètes commence au tournant des années 1820-1830, et se traduit par un rude antagonisme personnel et politique, dans un contexte européen d’essor du romantisme et de remise en cause des modèles esthétiques classiques. Henrik Wergeland est le fils du pasteur Nicolai Wergeland, qui s’est déjà illustré publiquement pour ses prises de position nationalistes. Dans le sillage des bouleversements qui touchent la Norvège avant 1815, l’exemple paternel a pu avoir des conséquences sur l’engagement global d’un écrivain dont il est de coutume de dire que la principale œuvre poétique est la vie elle-même41. Johan Sebastian Welhaven est également fils d’un pasteur officiant à l’Hôpital Saint-Jørgen de Bergen, d’origine allemande, Johan Ernst Welhaven (1775-1828). Sa mère, Else Margrethe Cammermeyer (1785-1853) est fille d’un pasteur d’origine danoise, et elle est cousine du poète copenhagois Johan Ludvig Heiberg (1791-1860). De la même manière que chez Wergeland, cette ascendance joue un rôle certain dans les prises de position intellectuelle d’un écrivain qui éprouve une certaine indifférence pour la plupart des questions politiques ou sociales. Malgré ces divergences, les deux jeunes hommes, qui débarquent à Christiania en 1825, appartiennent au même milieu des fonctionnaires, proches du clergé, et semblent prendre le même chemin que leurs pères lorsqu’ils commencent des études de théologie. Mais si Wergeland prend à cœur les grands questionnements religieux, Welhaven n’est guère passionné par des études de convenance, qu’il abandonne en 1829, l’année où Wergeland obtient quant à lui l’examen d’État de théologie, susceptible de lui garantir une charge au sein de l’Église.
43Ce dernier suit en effet une formation de théologie pratique et passe avec succès, en 1833, les examens nécessaires à l’obtention d’une charge pastorale, avec cependant des réserves du collège académique, qui croit voir chez le jeune candidat une certaine frivolité. Obstinément, celui-ci postule tout au long des années 1830 à un grand nombre de fonctions religieuses, sans succès, et se résout brièvement à des études de médecine à partir de 1834. Il abandonne cependant cet intermède médical lorsque le collège académique lui octroie en 1836 un poste de bibliothécaire à l’université (amanuensis), avant de devenir, en 1840, chef de bureau des Archives nationales, grâce à l’appui de Charles-Jean, qui l’a régulièrement gratifié de son soutien personnel et financier, sans en faire pour autant un véritable poète de cour : en 1839-1841, il obtient un gage annuel de 200Spd pris sur la caisse personnelle du souverain, et renouvelé après 184142. Dans les années 1830, Welhaven, qui a clairement renoncé à toute ambition pastorale, a un parcours bien plus incertain que celui de Wergeland : il survit en partie grâce à sa plume et aux cours qu’il donne comme précepteur, mais ne conçoit pas sa vocation en dehors de la littérature. Son ambition est exaucée lorsque, en 1840, grâce au soutien du comte, gouverneur et chancelier de l’université, Wedel-Jarlsberg, malgré les réserves du collège académique, bravant la franche opposition de la presse de Christiania ou du vieux professeur de philosophie Georg Sverdrup, il obtient la nouvelle chaire de philosophie et d’esthétique43.
44Nonobstant leur bruyante rivalité, on notera les similitudes frappantes du cheminement des deux poètes, ainsi que la symétrie de leurs adhésions et de leurs pratiques littéraires. Les difficultés sociales et économiques qu’ils connaissent dans les années 1830 sont le résultat d’un engagement politique ou littéraire qui les met en porte-à-faux avec la génération de fonctionnaires au pouvoir. In fine, le soutien d’une autorité politique et morale (le roi ou son gouverneur) leur assure une position dans le champ académique, consacrant leur choix de vie dans l’espace littéraire tout en confortant leur appartenance dans le milieu social de la bourgeoisie académique. Dans les deux cas, l’octroi de cette position est l’objet de critiques parfois acerbes de la part de certains opposants, qui mettent même en cause leur absence de qualification intellectuelle : en effet, chez Wergeland, un intérêt tardif et romanesque, bien que sincère, pour l’histoire de Charles-Jean, est la principale légitimation de cette nomination ; chez Welhaven, l’activité de littérateur, poète, et critique littéraire, ainsi qu’une rigoureuse exigence esthétique sont les points forts d’un candidat à qui on reproche, du reste, le parcours universitaire inachevé. Ainsi, l’historien, journaliste et enseignant Ludvig Kristensen Daa, candidat malheureux au poste de chef de bureau des Archives, soupçonne publiquement (quoique anonymement) de favoritisme les deux individus, qui n’en sont pas moins tous les deux nommés à leur poste respectif en conseil des ministres le 14 novembre 184044.
45Le parallélisme entre leurs parcours n’est pas seulement chronologique : il transparaît aussi dans les pratiques d’écriture, tous deux ayant généralement recours à la même forme littéraire. Les poèmes constituent l’essentiel de leur production littéraire. Dans les années 1830, la rupture avec la génération précédente n’est pas évidente. La DNS souscrit originellement à l’idéal néo-classique de la Bildung, pour laquelle la littérature et l’esthétique participent à l’ennoblissement du caractère individuel. Mais dans les années 1830, elle devient plutôt arène de combat, au sein de laquelle les deux écrivains font leurs armes en tant que publicistes : or, le jeu d’une polémique aussi violente qu’inhabituelle, et surtout installée sur la durée (globalement, de 1832 à 1838), donne une ampleur nationale à des débats littéraires qui, habituellement, ne dépassent pas le cercle étroit des lecteurs cultivés. Sur fond de croissance de la presse et de la sphère publique, la DNS devient par conséquent caisse de résonance des conflits idéologiques et participe d’une redéfinition la valeur sociale de la littérature. Il s’agit là d’une différence majeure avec la génération précédente.
46La stratégie de Wergeland ressemble davantage à un hasard de parcours qu’à un calcul de carrière, car son désir initial consistait à vouloir intégrer l’Église d’État. En cela, il choisit la stratégie naturelle de l’homme de lettres de la fin du xviiie siècle et du début du xixe siècle : mais ses prises de position, parfois radicales sur les plans politique (nationalisme, sympathies démocratiques) et religieux (abolition du paragraphe juif de la Constitution), lui valent des inimitiés suffisamment fortes pour faire obstacle à ses aspirations. Dans le cas de Welhaven, qui abandonne rapidement des études de théologie à une époque où celles-ci demeurent prestigieuses, la stratégie sociale est plus risquée, plus incertaine, mais aussi plus volontaire et plus novatrice. Elle reflète la détermination d’un personnage décidé à promouvoir l’autonomisation de l’institution littéraire… autonomisation que sa nomination à la chaire de philosophie et d’esthétique consacre de manière spectaculaire, quoique douloureuse. Notons enfin une autre différence intéressante entre les deux poètes. On trouve chez Wergeland des traits archaïques dans la relation qu’il entretient avec le roi Charles-Jean, envers lequel il ne tarit pas d’éloges, et qui joue un rôle majeur dans la carrière tardive du poète. Au contraire, Welhaven parvient finalement à se positionner au centre du champ littéraire national dans les années 1840-1860, en tant qu’écrivain, professeur et autorité littéraire. Il est vrai que Wergeland, qui décède prématurément en 1845, et dont l’engagement intellectuel, qui visait à favoriser toutes les formes d’éveil populaire et parvenait à s’épandre dans d’autres sphères que celle de l’espace littéraire académique, n’eut sans doute ni le temps, ni l’occasion, ni le désir de contester cette position à son meilleur ennemi.
47Les seuls pasteurs de l’échantillon sont Christian Ulrik Sundt et Gustave Adolphe Lammers. Jusqu’en 1856, celui-ci effectue un parcours admirablement représentatif des écrivains des premières années du xixe siècle. Fils d’un officier militaire, il passe l’examen artium en 1821 et suit l’enseignement de théologie à Christiania. Il devient diplômé d’État en 1825, passe l’examen de théologie en 1827 avant d’être nommé pasteur de l’hôpital de Trondheim. Au cours de ses études, Lammers entre en contact avec des pasteurs proches de la Fraternité d’Herrnut. Par la suite, il occupe diverses charges dans la région du Telemark, où il est inspiré par le piétisme haugéen : dès lors, il se fait le relais des critiques formulées à l’encontre du clergé, mais ses tentatives pour réformer l’Église d’État lui causent la réprobation des autorités, l’obligeant à une rupture spectaculaire en 1856, associée à la fondation d’une Église chrétienne apostolique libre, ce qui lui vaut la suppression de sa pension par décision royale. La critique de Lammers porte essentiellement sur la question des sacrements : Lammers récuse le baptême des enfants et dénonce la possibilité de l’absolution avant l’eucharistie, en théorie obligatoire pour tous les Norvégiens jusqu’en 1850 et qui, selon lui, ne doit être donnée qu’aux chrétiens sincères. En l’occurrence, il n’est pas un théologien de convenance, à l’image d’un Welhaven : sur le plan littéraire, ce prêtre piétiste se positionne uniquement sur le terrain religieux, en tant que compilateur de psaumes (Psalme-Skat. Et Udvalg af gamle Psalmer, uddraget af Kingos, Pontoppidans og Brorsons Samlinger, 1834 ; Christelig Psalmebog, 1852). Sur le plan artistique, Lammers est l’architecte de l’église de Bamble (Telemark) et réalise des autels pour différentes églises du pays, à la suite de voyages en Allemagne, Italie et au Danemark45.
48Christian Ulrik Sundt commence une formation militaire dès l’âge de 11 ans, et qui l’amène jusqu’à la cour de Frederik VI en 1819 : celui-ci lui propose une charge d’officier dans l’armée danoise, mais Sundt, qui a découvert les écrits de Grundtvig, se désintéresse de la chose militaire et retourne à Christiania où il devient étudiant en 1823, avec l’appui de Wexels. Déchargé de ses devoirs militaires en 1825, il passe l’examen d’État de théologie en 1827 et devient l’année suivante chapelain résidant à Gran (paroisse située entre Christiania et l’actuelle Hamar). Son activité littéraire est, comme celle de Lammers, limitée, et essentiellement religieuse. Il traduit des chants religieux de l’allemand (Religiøse Sange af Assar Lindeblad, 1843 ; Religiøse Sange af Carl Wilhelm Bøttiger, 1845) mais il est également l’auteur de plusieurs dizaines de psaumes, rassemblés dans deux recueils : Kirke-Psalmer over Søndags-Evangelierne i Kirke-Aaret, 1855 ; Kirke-Psalmer over Søndags-Epistlerne i Kirke-Aaret, 1857. Par ailleurs, il est l’auteur de chansons d’occasion pour la Fête nationale (Ni Syttende-Maj Sange, 1844)46.
49À l’image de Wexels, les cheminements de ces deux individus nous révèlent des fonctionnaires religieux diversement contrariés par l’orthodoxie officielle, et sensibles aux réveils religieux. Ce renouveau intervient surtout dans les publications des années 1840-1850, et il est, dans les deux cas (trois, si l’on ajoute Wexels) à l’origine d’un recentrage de l’activité intellectuelle des pasteurs sur les rituels religieux. On peut également y voir les prémisses du renouvellement générationnel du clergé dans les années 1825-1835, dont on a précédemment souligné l’ampleur. Ce renouvellement semble favoriser les ruptures théologiennes et institutionnelles (légitimation des mouvements piétistes et du grundtvigianisme au nom de la tolérance religieuse, lois religieuses de 1842, 1845 et 1850), ainsi qu’un changement des pratiques intellectuelles des pasteurs qui, en réaction contre les théologiens curieux, rationalistes et dilettantes des années 1770-1810, veulent se concentrer sur la littérature dévote, l’écriture de sermons et de chants religieux.
Instituteurs et publicistes, nouveaux pionniers de la vie littéraire ?
50Les deux profils suivants sont assignés dans la catégorie des enseignants. Johan Reinert Reiersen est fils d’un maître de chœur (kirkesanger). Reçu à l’examen artium en 1832, il émigre à Copenhague avant même de commencer ses études, et vit d’abord en donnant des cours de langues, en effectuant des traductions mais aussi grâce à l’héritage de son beau-père, qui lui permet d’ouvrir un restaurant avec salon de lecture dans la capitale danoise. Il revient en Norvège en 1839, et fonde à Kristiansand un journal (Christiansand-Posten) et une imprimerie. Reiersen explore ensuite les possibilités d’émigration pour les Norvégiens aux États-Unis à partir de 1846, et se distingue comme un défenseur de l’émigration (notamment grâce au journal Norge og Amerika) à une époque où celle-ci est souvent perçue comme une menace pour la jeune nation. Il meurt en 1864 au Texas, où il possède alors quelques arpents de terre. L’essentiel de son activité littéraire est grossièrement divisible en deux époques : la période copenhagoise, caractérisée par la traduction de nombreux romans anglais ; la période norvégienne et américaine, où il travaille en tant que rédacteur et journaliste47.
51Niels Mathias Aaholm est un personnage très différent. Fils d’un négociant et armateur d’Arendal, il n’a pas de formation académique et est employé de commerce dès l’âge de 21 ans. À cette occasion, il séjourne longuement en France et se familiarise avec la littérature du pays. À partir de 1835, il s’installe en tant qu’imprimeur à Christiania, avant de retourner dès l’année suivante dans sa ville natale où il devient enseignant, traducteur et écrivain. Sous le pseudonyme de Theodor Reginald, il publie des récits aujourd’hui oubliés, très représentatifs de la prose nationaliste des années 1830. Ses Romans norvégiens (Norske Noveller, 1838-1847) sont composés de trois récits : Le pasteur du Telemark (Præsten i Thellemarken, 1838) ; Un marin norvégien (En norsk Matros, 1843) ; Lumière et ombre (Lys og Skygge, 1847). Sa production littéraire comporte essentiellement des manuels, des poèmes d’occasion, une compilation de chants et de prières, quelques articles politiques ou de critique littéraire, ainsi qu’un échange épistolaire avec le pasteur Simon Olaus Wolff. Reiersen et Aaholm sont des écrivains mineurs, sans notoriété littéraire exceptionnelle, sans position académique, mais leurs itinéraires tortueux faits de voyages fréquents à l’étranger, ainsi qu’une position sociale originellement solide leur permet de se ranger à la périphérie du champ littéraire, en tant que traducteurs, libraires et imprimeurs, rédacteur de journaux48. Dans les deux cas, l’enseignement des langues étrangères leur offre cependant une planche de salut pour contrer le déficit de reconnaissance littéraire et l’instabilité de leurs entreprises de presse. Dans le cas de Reiersen, son activité d’imprimeur et de rédacteur à Kristiansand lui permet même d’acquérir une sorte de notabilité, qui lui fait envisager une candidature aux élections législatives de 1841, même si des irrégularités dans le vote l’obligent finalement à se désister49.
52Les derniers écrivains de l’échantillon ont des parcours très dissemblables, quoiqu’ils aient en commun leur absence de rayonnement littéraire. C’est particulièrement le cas de Michael Østgaard. Né en 1779, celui-ci est déjà âgé de 48 ans lorsqu’il publie pour la première fois : employé de commerce dès 1796 à Trondheim, il acquiert privilège de négoce en 1809, mais il fait faillite en 1820. Dès lors, en l’absence de formation académique, il fonde une école privée qu’il dirige de manière presque continuelle jusqu’à sa mort en 1852. Son nom ne figure jamais dans aucune histoire littéraire, mais Østgaard est l’auteur de nombreux chants nationalistes écrits à partir de 1827 à l’occasion des célébrations du 17 mai. On lui doit également quelques récits mineurs sans descendance littéraire50. En revanche, Anthon Bang, Hans Thøger Winther et Sylvester Sivertsson sont, chacun à leur manière, des écrivains secondaires, mais des pionniers de la vie littéraire.
53Né à Copenhague, Anthon Bang reçoit une éducation militaire et devient premier lieutenant en 1835, mais une invalidité permanente l’oblige à renoncer à cette carrière en 1844. Originaire de la région de Røros, il passe la majeure partie de son existence à Trondheim, où il édite de 1833 à 1834 des gazettes de variétés (Vikingen ; Menigmands Ven) et écrit des articles dans plusieurs journaux locaux (Nordlyset ; Den Frimodige). Ce n’est qu’après 1860 qu’on le retrouve à Christiania. Bang y édite une gazette hebdomadaire à destination de la classe ouvrière, Lørdags-Aftenblad for Arbeidsklassen (1860-1866), à l’audience nationale, et qui favorise la politisation des classes populaires. Le parcours socio-littéraire de Bang révèle ainsi certaines dynamiques nouvelles du champ littéraire dans les années 1840. Sans formation universitaire au sens strict, Bang se caractérise par un travail assidu d’éveil populaire, non pas grâce à la possession d’une charge religieuse ou civile, mais par un recours constant à la presse, où il publie des articles de vulgarisation scientifique, ainsi que des récits historiques et d’édification morale. Inspiré par Grundtvig ou par la démarche de pédagogues comme Ole Vig (1824-1857), dont il est un collaborateur, Bang produit des écrits à la valeur littéraire inégale, mais connaît une popularité solide de son vivant, renforcée par le soutien de publicistes comme Vinje (Fortællinger for Folket, 1857-1864).
54La forme littéraire utilisée constitue également une rupture évidente avec la période précédente, du fait de l’accent mis sur les récits en prose, fictionnels ou historiques. L’utilisation de ce genre littéraire, de même que l’abandon de la poésie, encore associée aux usages de l’élite académique, témoignent de l’importance prise par le développement de la presse écrite dans la vie littéraire, ainsi que de la démocratisation de celle-ci. Enfin, le parcours de Bang montre que l’essor de la sphère publique constitue un jalon essentiel de l’autonomisation socio-économique des métiers de l’écriture. Certes, cette insertion dans la sphère publique a lieu dans un contexte (les années 1840-1860) où il n’existe pas encore de distinction très claire entre le métier d’écrivain, rédacteur de revue ou journaliste. Elle s’accompagne toutefois de l’émergence d’un nouveau métier, le publiciste, qui parfois se pose comme un éveilleur des consciences populaires, dans la lignée des pasteurs pédagogues, théologiens libéraux ou missionnaires piétistes (Hans Strøm, Hauge, Frederik Bech, les Wergeland père et fils, Grundtvig…). Cependant, on ne peut guère encore parler d’un métier d’écrivain à cette époque : en tant qu’ancien officier militaire, Bang bénéficie d’une pension annuelle de 192Spd à partir de 184451. Modeste, celle-ci lui assure cependant une sécurité économique face aux aléas du journalisme. En 1865-1866, cette pension, jugée trop basse par le Storting à l’aune de l’engagement de l’écrivain, est relevée à 300 Spd : autrement dit, jusque dans les années 1860, il semble difficile pour un écrivain reconnu de se passer de toute forme de soutien institutionnel.
55Hans Thøger Winther est d’origine danoise, et obtient l’examen d’État de droit en 1806 à Copenhague, avant de devenir magistrat (prokurator) dans la juridiction d’Akershus52. Son profil est donc proche de celui des hommes de lettres qui dominent encore la vie littéraire des années 1814-1824. Mais son activité est avant tout liée à l’ouverture en 1822 d’une librairie et boutique de musique aux abords du Carré, à l’angle de la rue Orientale (future rue Charles-Jean) et de la rue-haute du Château (Øvre Slotsgade). La librairie installe ensuite une bibliothèque de prêt et un atelier d’imprimerie et de reproduction lithographique. À partir de 1827, Winther fonde aussi plusieurs périodiques littéraires et d’éveil populaire (parmi lesquels l’hebdomadaire Anmeldelser, Literatur og Kunst vedkommende, 1827-1829 ; le mensuel Bien. Et Maanedsskrift for Moerskabslæsning, 1832-1838 ; et surtout Norsk Penning Magazin, et Skrift til Oplysning, Underholdning og nyttige Kundskabers Udbredelse, 1834-1842) bien implantés dans le lectorat de la capitale. Il y publie ses propres poèmes, des biographies, des esquisses historiques et divers récits. Il est aussi le premier photographe norvégien. À l’image du libraire Johan Dahl, c’est essentiellement en tant que soutien de la vie artistique locale que Winther se distingue, publiant des écrivains comme Bjerregaard, Wergeland, ou des traductions du très populaire Walter Scott (1771-1832), ainsi que des manuels, des écrits religieux, des brochures domestiques.
56Plus jeune, Sylvester Sivertsson est issu de la paysannerie haugéenne. Il s’installe à Christiania à partir de 1832 et devient journaliste au service de la presse d’opposition, notamment le journal Statsborgeren (Le Citoyen), dont il est le secrétaire de rédaction à partir de 1833. Il tente de passer l’examen artium en 1835, mais échoue en mathématiques, et se résout à vivre de journalisme53. Bien qu’influencé par l’haugianisme de son milieu d’origine, Sivertsson défend des idées libérales, et devient porte-voix des patriotes, emmenés par Wergeland, dont il est un admirateur inconditionnel54. On le retrouve ensuite à Lillehammer, Trondheim et Drammen, où il dirige plusieurs journaux locaux. Sans statut académique, Sivertsson est davantage un relais d’opinion qu’un intellectuel : il écrit des articles politiques de fond, des critiques esthétiques, et son cheminement social fait de lui un pionnier de la professionnalisation du journalisme d’information et d’opinion, activité qui lui rapporterait, selon les dires de son frère, la très confortable somme mensuelle de 80 Spd55. En tant qu’écrivain, Sivertsson est l’auteur de plusieurs poèmes lyriques, publiés dans des recueils à titre posthume dans les années 1840 et de facture plutôt conventionnelle, proche d’un Schwach ou d’un Bjerregaard. Mais ce conformisme esthétique ne doit pas occulter son influence majeure, comme celle de Winther : ces deux littérateurs mineurs parviennent à se positionner au centre de la vie intellectuelle nationale, en dehors de l’espace académique, en profitant, à partir des années 1830, du rôle plus grand dévolu à la critique de presse au détriment de la critique de salon. Enfin, la dissymétrie apparente de leur origine sociale respective n’exclut pas un remarquable parallélisme de leur position réelle dans le champ littéraire, même si Winther se consacre à des activités marchandes plus diversifiées et sédentarisées que le journalisme de Sivertsson. En d’autres termes, ces deux cheminements montrent que l’espace social littéraire tel qu’il se construit dans les années 1830, est aussi un espace de remise en cause des frontières sociales traditionnelles.
Du loisir mondain à l’éducation populaire : nouveaux usages littéraires féminins
57Avec cinq individus, l’effectif féminin de la seconde décennie est quasiment identique au premier. Eleonore Hansen (1790-1867), Karen Dorothea Bang (?-1839), Andrine Marie Schandorff (1784-1848), Anne Margarete Schwach (1793-1836) et Hanna Olava Vinsnes (1789-1872) sont les femmes dont il est ici question. Pourtant, ces auteures n’ont plus exactement le même profil que leurs devancières. Dans trois cas sur cinq, elles sont filles de la bourgeoisie marchande, et non de fonctionnaires. Elles ont ensuite des parcours individuels moins homogènes. Anne Margarethe Schwach est l’épouse du magistrat et écrivain Conrad Schwach. Dans son ombre, elle est une auteure plus modeste, occasionnelle et qui pratique un registre conventionnel de littérature de salon, proche de la causerie.
58Hanna Olava Vinsnes est, quant à elle, l’épouse d’un pasteur, député et fils de marchand. Elle est aussi la seule auteure et écrivaine dont la production littéraire est comparable à celle de ses contemporains masculins. Bien qu’originaire d’un milieu social aisé, elle devient orpheline et ne bénéficie pas de l’éducation traditionnelle des femmes de la bourgeoisie académique, en dépit de ses capacités intellectuelles. Elle fréquente dans sa jeunesse le salon de Hovind, mais ne bénéficie pas de la dénomination de « fille » de la part de Christiane Koren56, ce qui tend à confirmer son statut ambigu par rapport à la culture féminine traditionnelle de l’élite cultivée des années 1800. Curieuse et largement autodidacte, elle parvient pourtant à s’imposer comme une authentique écrivaine avec une prédilection pour la littérature domestique ou d’édification religieuse et morale57. À cet égard, sa production littéraire est emblématique du changement des conditions sociales de la littérature, entre la dominance sociale des patriciens, qui goûtaient les fastueuses mondanités baroques, et celle d’une bourgeoisie académique à la sociabilité moins opulente, plus domestique, et qui a sans doute davantage recours aux supports imprimés. Vinsnes n’a d’ailleurs rien d’une mondaine ; elle se présente plutôt comme une épouse fidèle servant fidèlement et consciencieusement son mari pasteur, tout en étant une prosatrice estimée et reconnue par ses contemporains58.
59On a enfin le cas de deux préceptrices (Eleonore Hansen et Andrine M. Schandorff) qui fondent des instituts pour jeunes filles et qui sont, chacune à leur manière, des pionnières en matière d’éducation féminine. Éléonore Hansen, d’origine dano-indienne, ne s’est apparemment pas mariée. Armateur et navigateur, son père meurt en mer et perd sa fortune, ce qui impose à la jeune fille de pourvoir elle-même à sa subsistance en tant que préceptrice59. Si elle est en mesure de fonder un institut d’enseignement dans la ville de Frederikshald, celui-ci disparaît dans les flammes d’un incendie en 1826, qui emporte tous ses biens. Andrine Schandorff est elle aussi institutrice, pionnière en matière d’éducation des jeunes filles, grâce à sa situation matrimoniale qui lui assure une plus grande sécurité matérielle : sa production littéraire est fournie, bien qu’elle se limite aux thématiques de l’éducation populaire60. Comme Vinsnes, elle fréquente aussi brièvement le salon de la Mère Koren61. Les publications de ces femmes touchent à des questions de morale ou de pédagogie, mais ignorent les belles-lettres. D’une décennie à l’autre, on assiste donc à une mutation sensible des usages littéraires, parallèle à une diversification des origines individuelles.
Les auteurs de la décennie 1836-1846
60Les 468 auteurs de la décennie 1836-1846 sont, à 65 %, issus de l’université, chiffre qui correspond à un renforcement de la proportion des bourgeois académiques. Les auteurs de cette décennie ont, pour plus de 55 % d’entre eux, un père issu du milieu des fonctionnaires civils, religieux ou militaires, contre 44,7 % au cours de la décennie précédente. Certes, on est loin des quelque 62 % constatés en 1814-1824, mais l’augmentation n’en demeure pas moins significative. La diminution de la proportion de fils de dignitaires religieux se poursuit modestement au cours de cette décennie s’établissant à 14,5 %. Leur choix de carrière atteste d’un renforcement de la dominance des fonctionnaires sur l’activité littéraire au sens large du terme : 65,9 % des auteurs sont en effet des serviteurs de l’État. Cela dit, la diminution des auteurs-théologiens, visible au cours de la décennie précédente, est renversée : 21,6 % des auteurs de cette décennie deviennent des fonctionnaires religieux, contre 13,7 % précédemment. Cette apparente « rechristianisation » des auteurs norvégiens contraste avec la diminution de long terme des étudiants en théologie constatée à partir des années 1830. On doit se rappeler néanmoins que la décennie 1836-1846 voit une augmentation massive du nombre d’individus formés à l’université : avec 1 253 diplômés de 1836 à 1846, cette hausse est la plus considérable notre période. À une époque où la faculté de théologie demeure la seconde communauté universitaire, cette vague cléricale traduit en fait le renforcement de l’emprise territoriale de l’État norvégien, c’est-à-dire la création de nouvelles paroisses, et l’augmentation mécanique des charges religieuses disponibles pour les candidats en théologie62. L’augmentation peut contribuer à perpétuer la position solide du clergé dans la vie intellectuelle, dans un contexte où l’activité littéraire générale s’accompagne d’une position institutionnelle. Cela dit, si les pasteurs représentent un cinquième des auteurs de la décennie, ils ne sont pas nécessairement les plus productifs.
Auteurs et écrivains de 1836 à 1846
61L’échantillon des auteurs les plus publiés comporte 54 individus, parmi lesquels 8 sont pasteurs, 12 sont magistrats, fonctionnaires civils ou militaires. Les plus productifs sont incontestablement les universitaires, scientifiques et enseignants, au nombre de 27 (parmi eux, nombreux sont ceux qui sont théologiens). Concernant le cas plus spécifique des belles-lettres, on compte 30 écrivains : 4 sont fonctionnaires ou officiers militaires, 5 sont pasteurs, 15 pratiquent un métier intellectuel (professeurs, enseignants, publicistes), 2 sont des femmes de la bourgeoisie, 2 sont pharmaciens, un est directeur de mines et un autre est négociant. Les pasteurs publient occasionnellement (prêches, psautiers, livres de dévotion) et obtiennent par là même le statut d’auteur dans le lexique d’Halvorsen, mais ils représentent une modeste minorité des écrivains au sens artistique du terme. Il en est de même chez les magistrats et fonctionnaires, à l’exception de tous ceux employés par l’université, qui constituent désormais l’essentiel du monde littéraire.
Fonctionnaires civils, officiers militaires, hommes politiques
Torkel Halvorsen Aschehou
Hans Ørn Blom (auteur de nombreux poèmes et pièces dramatiques, critique littéraire)
Ole Jacob Broch
Carl Christian Henrik Bernhard Dunker (juriste et directeur de théâtre)
Christian Torber Hegge Geelmuyden (officier militaire, enseignant en mathématiques et physique)
Paul Hjelm Hansen (fonctionnaire et journaliste)
Christian Holst (secrétaire de l’ Université)
Bjarne Sivertsson Kofod (juriste, auteur de littérature d’ édification)
Christian August Wulfsberg (copiste et imprimeur)
Ole Munch Ræder (juriste, consul et homme politique)
Rolf Olsen (juriste, député, critique littéraire, rédacteur et auteur de quelques pièces)
Andreas Vibe (militaire, ingénieur, directeur du théâtre de Christiania)
Pasteurs et fonctionnaires religieux
Johan Jørgen Tandberg
Peter Andreas Jensen
Otto Theodor Krohg
Magnus Brostrup Landstad
Hans Paludan Smith Schreuder
Carl Peter Perelius Essendorp
Jørgen Moe (linguiste)
Honoratus Halling (récits littéraires d’édification religieuse)
Professeurs, scientifiques, enseignants et métiers intellectuels (médecins…)
Ivar Aasen (linguiste, auteur de quelques pièces musicales)
Peter Rasmussen Andresen (enseignant en religion, auteur de psaumes)
Peter Christen Asbjørnsen
Peter Jonas Collett (professeur de droit, littérateur)
Johan Diderik Behrens (auteur de psaumes)
Ludvig Mathias Lindeman
Carl Wilhelm Boeck
Paul Caspari (professeur de théologie)
Johan Koren Christie (théologien, enseignant, rédacteur, traducteur, poète)
Frants Christian Faye
Carl Frederik Fearnley
Sophonias Krag
Claus Winter Hjelm
Jens Mathias Pram Kaurin (professeur de théologie)
Rudolf Keyser (historien, théologien de formation)
Andreas Munch
Peter Michael Pettersen (littérature d’ édification)
Marcus Thrane (journaliste, dramaturge et directeur de théâtre)
Olaus Nielsen
Bernt Moe
Marcus Jacob Monrad (philosophe diplômé de théologie, critique littéraire, poète d’ occasion)
Frederik Christian Schübeler
Eilert Sundt (sociologue et anthropologue, théologien de formation)
Henning Junghans Thue (critique littéraire, philologue, historien de la littérature) Hartvig Ole Nissen (pédagogue, poète d’ occasion)
Halvor Heyerdahl Rasch
Henrik Ludvig Volrath Vogt (instituteur et théologien, auteur de nombreux récits de voyage)
Autres
Harald Conrad Thaulow (pharmacien)
Christian Frederik Berg (commerçant) Christian Martin Monsen (pharmacien)
Jacob Thomas Rørdam (administrateur d’ateliers miniers)
Henriette Jakobine Gislesen (littérature d’ édification)
Adolphine Marie Colban
Johan Christian Johnsen (imprimeur, marchand, publiciste et homme politique, poète)
Les auteurs les plus productifs de la décennie 1836-1846, répartis en fonction de leur statut social
L’université et les nouveaux maîtres de l’institution littéraire
62Alors qu’il est encore étudiant, Peter Jonas Collett commence à publier en 1837 dans le journal du Cercle de l’intelligence, Le Constitutionnel. Celui dont le père était préfet du comté de Buskerud et député de l’assemblée d’Eidsvoll, poursuit des études brillantes qui le mènent dans plusieurs universités étrangères, avant de revenir vers la capitale pour y enseigner le droit à partir de 1841, année où il épouse également Camilla Wergeland63. Collett est avant tout un juriste, et ses publications concernent ses activités d’enseignement ou ses travaux sur le droit de la famille. En tant que littérateur, Collett est un critique estimé de ses collègues Schweigaard, Stang ou Welhaven64. En tant qu’auteur de belles-lettres, il s’essaye à la poésie, au genre épistolaire, aux récits de voyage et autres esquisses, dans une façon à la fois intimiste et réaliste, mais conventionnelle dans le milieu académique. Son statut socio-littéraire est très comparable à celui d’auteurs comme Schwach ou Bjerregaard. Dans l’histoire littéraire nationale, la mémoire de celui qui est aujourd’hui considéré comme un éminent juriste, mais un écrivain mineur, reste essentiellement attachée à la figure du pygmalion dévoué à son épouse, l’écrivaine Camilla Collett, qui lui est largement redevable d’un succès littéraire auquel encore peu de femmes peuvent prétendre dans les années 184065.
63Néanmoins, les deux noms qui s’imposent notre échantillon sont ceux d’Andreas Munch et Marcus Jacob Monrad. Tous deux font partie de la meilleure élite académique et s’imposent de leur vivant, aux côtés de Welhaven, comme les principales autorités de l’institution littéraire dans les années 1840. Tous deux sont fils de fonctionnaires religieux, et commencent un parcours académique parfaitement habituel. Tous deux sont candidats en théologie, mais Munch se réoriente rapidement vers le droit, sans obtenir aucun diplôme d’État. Il devient cependant fonctionnaire au ministère des Finances de 1832 à 1845. De 1841 à 1846, il est aussi rédacteur du journal Le Constitutionnel, sans vraiment prendre une part active dans les polémiques avec la presse d’opposition. À cette époque, Munch est d’ailleurs un auteur déjà reconnu. Il a publié ses premiers poèmes en 1836 (Les Éphémères) et sa pièce La jeunesse du roi Sverre (Konge Sverres ungdom) remporte l’année suivante le privilège de devenir pièce inaugurale du nouveau Théâtre de Christiania66. En 1844, son mariage avec la fille d’un riche négociant, Charlotte Amalie Juul, lui assure une sécurité économique qui l’autorise à se consacrer uniquement à la littérature, privilège à l’époque assez rare, même pour les écrivains les mieux établis : il en profite pour entreprendre un voyage avec sa famille à travers la France, l’Allemagne et l’Italie de 1846 à 1848, donnant lieu à de nouveaux recueils de poèmes (Digte, 1848 ; Gamle og nye, Billeder fra Nord og Syd, 1849 ; Nye Digte, 1850).
64Le décès de son épouse et de l’un de ses fils en 1850 jette une ombre tragique sur sa vie personnelle, mais ouvre aussi une période qui lui offre une consécration complète67. Il devient dès 1850 responsable en salle de lecture (amanuensis) de la bibliothèque universitaire, et oriente alors sa production vers un genre populaire en plein bourgeonnement romantique : le drame historique. En 1858, il obtient une bourse de voyage, et devient en 1860 le premier poète norvégien à bénéficier d’un gage officiel de la part du Storting. En 1866, Munch reçoit le titre de professeur, en étant déchargé de toute obligation d’enseignement, et obtient un statut de poète quasi-officiel de l’élite au pouvoir, voyant même certaines de ses œuvres traduites en allemand et en anglais68. Mais il est alors affecté par un nouveau drame intime (la mort de son dernier fils), et par la montée d’une nouvelle génération littéraire, qui annonce son étonnante relégation aux oubliettes de l’histoire littéraire nationale. Munch est en effet regardé par celle-ci comme une figure de transition entre la période romantique et la « percée des modernes », et occupe aujourd’hui une place marginale dans le canon littéraire national, qui contraste singulièrement avec la notoriété qu’il a connu de son vivant. Cette proximité avec le régime des fonctionnaires, à une époque où celui-ci est fortement contesté, explique peut-être son éviction du canon littéraire national. Sa mort physique a d’ailleurs lieu l’année de la chute de ce régime en 1884.
65Monrad n’est pas un artiste de premier plan, bien qu’il soit lui-même écrivain d’occasion. Diplômé de théologie à Christiania en 1840, il étudie dans plusieurs universités étrangères de 1842 à 1844 (notamment Berlin), succède au très estimé professeur Georg Sverdrup en 1845 (avec le titre de lektor) à la chaire de philosophie, puis devient lui-même professeur en 1850. Fort d’une position institutionnelle qu’il occupe pendant près d’un demi-siècle, il s’impose comme la principale autorité philosophique en 1849-1851. De plus, il pratique activement le journalisme d’opinion : c’est un débattant extrêmement impliqué dans l’influent journal loyaliste Morgenbladet. C’est un idéologue : l’un de ceux qui non seulement fournit sa légitimité intellectuelle au régime, mais aussi celui qui contribue le mieux, avec Welhaven, à façonner les conceptions dominantes en matière d’art, de philosophie et de littérature69. Bien qu’il apprécie les œuvres de jeunesse d’Ibsen et Bjørnson, son auteur favori est certainement Andreas Munch, « troisième feuille du trèfle des poètes70 ». Ainsi, Monrad et Munch se situent au centre de l’institution littéraire dans les années 1850-1860, mais cette position repose encore sur la légitimité intellectuelle et sociale que confère le lien organique avec le monde de l’université et celui des fonctionnaires. Le milieu social dont ils sont tous les deux issus (le clergé), leur parcours académique (théologie, philosophie et droit), leurs carrières respectives sont, au demeurant, assez proches.
66La dominance intellectuelle de Welhaven, Munch ou Monrad montre l’importance de l’université en tant qu’institution littéraire. Cette dominance s’y manifeste aussi par le développement des études philologiques. Henning Junghans Thue a ainsi un profil plus modeste. Fils d’un marchand de la région de Grimstad, il entre à l’université en 1834 et obtient l’examen d’État de philologie en 1840. L’année suivante, il entreprend des recherches en mythologie classique et archéologie à Copenhague, où il participe à la soutenance de maîtrise de Søren Kierkegaard (1813-1855), avant un long voyage d’étude en Europe continentale de 1842 à 1844, au cours duquel il se familiarise avec l’histoire littéraire des principaux pays visités. De retour en Norvège, il devient recteur à Arendal, puis enseigne la philologie grecque à l’université de Christiania à partir de 184871. Contrairement à Munch ou Monrad, Thue n’est pas originaire du milieu des serviteurs de l’État : le choix d’études en philologie, encore peu fréquent à l’époque, annonce une carrière et une pratique littéraire différente de celles observées plus haut. Si Thue est l’auteur de quelques poèmes d’occasion, il se tient à l’écart des polémiques mais prend part, via ses recherches, à la spécialisation des études littéraires modernes dans le champ universitaire. Il est par exemple auteur d’une étude volumineuse sur la poésie provençale et les troubadours en 1843. De plus, sa contribution à la critique littéraire nationale, sous forme de notices dans des journaux ou des revues littéraires, est parallèlement saluée par Monrad, lorsque celui-ci publie en 1853 les Travaux Posthumes en vers et en proses72.
Les premiers artisans de la « percée nationale » : quels statuts sociaux ?
67Lors des périodes précédentes, plusieurs écrivains pionniers ont déjà mis en valeur l’héritage littéraire paysan. Mais d’autres écrivains ultérieurs ne se limitent pas à un usage artistique du folklore national : celui-ci revêt désormais une valeur identitaire plus consensuelle dans la Norvège romantique. Ce sont ici quatre écrivains aux parcours dissemblables qui se retrouvent pour promouvoir ce projet : Ivar Aasen, Peter Christen Asbjørnsen, Jørgen Moe (1813-1882) et Magnus Brostrup Landstad (1802-1880). Aasen est certainement la figure dominante de ce mouvement qui, chez lui, aboutit à la codification d’une nouvelle norme linguistique, le landsmaal, construite sur le recensement et l’étude des dialectes occidentaux du pays, réputés plus proches du norrois et relativement préservés de l’influence danoise. La démarche d’Aasen est principalement une entreprise scientifique. Car Aasen, qui parcourt près de la moitié des communes du pays au cours de son existence, ne se contente pas simplement de compiler les dialectes : il en propose une analyse si aboutie qu’il devient le principal linguiste norvégien du xixe siècle.
68Aasen est aussi le premier poète lyrique à employer cette nouvelle langue dans des chants et des pièces musicales. Cette démarche est d’autant plus exceptionnelle qu’elle est conçue en dehors de l’espace universitaire de la capitale, tout en revendiquant son caractère scientifique. Car Ivar Aasen est fils d’un paysan pauvre de la paroisse de Ørsta, dans le doyenné du Sunnmøre méridional. Largement autodidacte, il se fait précepteur, et étudie plusieurs langues étrangères (latin, français, allemand, anglais) ainsi que la langue norroise et la botanique. Introduit auprès de l’évêque de Bergen et du président de la Société scientifique de Trondheim, il leur soumet un manuscrit personnel d’étude du dialecte de Sunnmøre, qui lui vaut l’obtention d’une bourse d’étude annuelle de 1842 à 1847 pour la poursuite de ses recherches sur l’étude des dialectes les mieux préservés de l’influence germano-danoise73. Ce travail gigantesque aboutit à la publication de plusieurs grammaires et dictionnaires de 1848 à 1878. Après 1847, Aasen s’installe à Christiania, et reçoit une série d’honneurs publics que de nombreux scientifiques pouvaient légitimement envier : par résolution royale, il obtient en 1850 un salaire annuel de la part du Fonds d’éveil populaire, dont 300Spd fournis par le Storting. Cette somme est continuellement augmentée, passant à 400 Spd en 1860, 2 400 Spd en 1868 et 3 000 Spd en 1881. À cette reconnaissance scientifique et cette réussite économique personnelle s’ajoutent enfin les distinctions honorifiques des rois Charles XV (1871) et Oscar II (1873) pour services rendus aux arts et à la littérature74.
69Jørgen Moe et Peter Christen Asbjørnsen effectuent un cheminement plus conventionnel. Moe est fils d’un prospère paysan de l’Østlandet (Ringerike), député au Storting. Pour ce dernier, le droit est certainement la meilleure voie universitaire à suivre, alors que le jeune Moe aspire à vivre de littérature. Comprenant la difficulté de la tâche, il devient étudiant en théologie à partir de 1832, malgré l’avis de son père. Pour un jeune homme issu du monde paysan, les études de théologie demeurent le symbole d’une ascension sociale réussie, mais sa vocation reste incertaine : comme Wergeland et Welhaven dans les années 1830, Moe s’intéresse davantage à la poésie, et sympathise avec les amis de Welhaven, dont il admire le style fin et épuré. Incertain quant à son propre avenir, il interrompt toutefois ses études et retourne dans le domaine familial à partir de 1834. C’est là qu’il développe une affection nostalgique pour l’héritage littéraire paysan, tandis que se forme le projet de collecter les récits et contes populaires de Norvège à partir de 1837, imitant l’entreprise folkloristique des frères Grimm en Allemagne75. Pour mener ce projet à bien, Moe peut compter sur son ami de jeunesse Asbjørnsen : le premier cahier des Contes populaires de Norvège par P. C. Asbjørnsen et Jørgen Moe paraît en 1841, avant de nouvelles publications en 1842 et 1844.
70Asbjørnsen est fils d’un modeste maître verrier de Christiania, et rencontre Moe lors des classes de préparation à l’examen artium chez le chapelain résidant Christopher Støren (?-?). L’intérêt littéraire pour les contes populaires semble avoir été motivé par le pasteur et historien Andreas Faye, qui est à l’origine de la première tentative de collecte de littérature folklorique en 1833. Cependant, Asbjørnsen se distingue de son prédécesseur en ce qu’il n’est pas seulement un collecteur folkloriste : il est un authentique créateur littéraire, car nombre de ses récits intègrent dans la trame originale des impressions de voyage ou des inspirations étrangères. Ces publications sont saluées aussi bien par l’éminent historien P. A. Munch que par les poètes Welhaven ou Munch, comme une expression réaliste de l’âme populaire norvégienne, de sa nature et de sa mystérieuse mythologie76.
71Les ouvrages successifs deviennent archétypaux de la littérature romantique norvégienne dans les années 1840-1860 : bénéficiant de la caution scientifique de Munch, des frères Grimm, ainsi que de l’approbation des pontes de la critique littéraire nationale, le conte folklorique s’impose alors comme un genre littéraire à part entière. L’œuvre de Moe et d’Asbjørnsen parvient à convaincre définitivement l’élite de la capitale (davantage que le lectorat paysan) que la poésie populaire est un trésor national, au même titre que les sagas norroises et les grands récits de la mythologie nordique. À ce titre, elle favorise l’édification de l’identité nationale. Elle nourrit aussi le courant romantique dans d’autres sphères de création (chez le compositeur Haldfan Kjerulf, au théâtre chez Ibsen, ou encore chez les illustrateurs Erik Werenskiold et Theodor Kittelsen dans les années 1870…) Sa consécration commerciale intervient avec les tirages de L’Arbre de Noël de 1850, vendu à plus de 20 000 exemplaires.
72En dépit de ce succès, Moe et Asbjørnsen se détournent en partie de leur vocation littéraire. En 1837, Asbjørnsen commence des études de médecine, qu’il abandonne finalement avant de se consacrer aux sciences naturelles au début des années 1840, et se distingue comme chercheur en zoologie marine, vulgarisateur scientifique et responsable de l’administration des bois et forêts dans la région de Trondheim de 1864 à 187677. Pour sa part, Moe obtient l’examen d’État de théologie en 1839, l’examen de théologie pratique en 1852 et devient chapelain résidant en 1853, 21 ans après le début de ses études, temps qu’il a amplement consacré aux activités littéraires. Il donne également des cours en tant que précepteur ou enseignant (religion, norvégien, philosophie) à l’École de guerre entre 1845 et 1853. En tant que pasteur, Moe est strictement orthodoxe, à la fois craint et admiré par ses ouailles : il se caractérise par un art oratoire consommé et se méfie autant des piétistes que des grundtvigiens. Conservateur, il désapprouve la sécularisation juridique du système scolaire. Comme de nombreux pasteurs, il concilie finalement sa sensibilité littéraire avec son goût plus tardif pour la chose religieuse, en publiant des poèmes religieux (At hænge paa Juletræet, 1855)78.
73Le parcours de Moe rejoint celui d’un autre pasteur, qui se consacre simultanément à la littérature d’édification religieuse et à la collecte de ballades populaires : Magnus Brostrup Landstad. Fils d’un pasteur du Telemark, Landstad passe l’examen artium en 1822 et suit la carrière ecclésiastique paternelle : il achève ses études de théologie à Christiania en 1827, et occupe diverses charges qui le ramènent dans la paroisse de sa jeunesse (Seljord) où il succède à son père en 184079. Il commence alors un projet de collecte des ballades avec l’aide enthousiaste de la fille d’un autre pasteur, Olea Crøger (1801-1855), propriétaire d’un domaine à Seljord et qui se passionne pour la culture locale. Contrairement aux travaux de Moe et d’Asbjørnsen, qui prennent le parti d’utiliser la langue écrite conventionnelle (ce qui est certainement l’une des raisons objectives de leur succès éditorial), Landstad fait face à un réel problème : la nécessité de retranscrire la musicalité des textes en l’absence de norme compréhensible pour la forme dialectale du Haut-Telemark. Pour surmonter cet écueil, il utilise l’ancienne langue norroise, combinée à la langue officielle : cette expérience est avant tout littéraire et musicale sans prétention scientifique, ce qui explique certaines critiques peu amènes. Les Ballades populaires norvégiennes (Norske Folkeviser) sont publiées en 1853. L’entreprise est louée aussi bien par Munch que par Aasen, et rapidement érigée en trésor national80. Sa postérité est d’ailleurs discrète, mais influente : environ 900 pages et une centaine de ballades médiévales (parmi lesquelles le poème médiéval Draumkvedet), qui ont constitué une source d’inspiration constante pour les écrivains, les artistes et les musiciens norvégiens depuis 1850.
74Au-delà de leurs différences, les itinéraires d’Aasen, Moe, Asbjørnsen et Landstad présentent de forts points communs. Sur le plan sociologique, trois d’entre eux sont a priori étrangers à l’élite académique, en tant que fils de paysans ou d’artisan. Seul Landstad présente un parcours académique très classique, en tant que pasteur et fils de pasteur. Autodidacte, Aasen n’intègre même pas l’université. Moe et Asbjørnsen parviennent à étudier, mais leur cursus est irrégulier, et l’essentiel de leur activité littéraire se déploie en dehors de l’espace académique. De plus, tous les quatre s’inscrivent dans une tradition ancienne, mais originellement mineure, qu’ils décident de légitimer dans le contexte de l’éveil romantique, et sous l’influence de modèles étrangers (essentiellement allemands). À cette ambition littéraire s’ajoute, dans les trois cas, une ambition scientifique (linguistique chez l’un, folkloristique chez les deux autres et, chez Landstad, une ambition presque muséographique). Cette ambition se développe plutôt à l’extérieur du système académique, puisqu’elle ne repose sur aucune position universitaire officielle, du fait de l’insuffisante institutionnalisation de ces nouvelles études philologiques. Cette marginalité doit certes être relativisée, puisqu’on a vu que l’entreprise est soutenue, saluée et en partie popularisée à l’étranger par l’historien P. A. Munch, qui s’efforce de définir des critères de scientificité pour le travail de collecte81. Cela étant, c’est peut-être la raison pour laquelle Landstad, Moe et Asbjørnsen empruntent finalement des voies universitaires mieux établies (théologie et sciences naturelles). Quant au travail pionnier d’Aasen, malgré son caractère extra-académique, sa scientificité est reconnue par les plus hautes autorités du pays.
75L’université n’exerce donc pas un monopole de la recherche littéraire dans des domaines intellectuels neufs ; ils confirment cependant l’impératif d’une reconnaissance universitaire comme assurance ultime du succès littéraire ou éditorial. C’est également le cas des Ballades populaires norvégiennes de Landstad, dont la scientificité, selon les critères de l’époque, n’est pas du même calibre que celle des auteurs précédents, mais qui, pendant sa conception, reçoit les conseils bienveillants de P. A. Munch et d’Aasen. Ironiquement, si cette œuvre est parfois mal jugée par ses détracteurs académiques, elle les inspire au point que ceux-ci l’utilisent comme point de départ pour leurs propres recherches : c’est notamment le cas de Jørgen Moe, qui apparaît un temps comme le rival déclaré de Landstad, de même que le linguiste Sophus Bugge (1833-1907), qui publie en 1858 son propre recueil de ballades populaires82.
76Moe et Landstad ont, en tant que pasteurs et écrivains, des itinéraires remarquablement parallèles, puisqu’ils combinent tous deux recherches fokloristiques (c’est-à-dire une littérature profane) avec la poésie religieuse. Ainsi, dès 1848, le ministère du Culte s’adresse à Landstad pour lui proposer de travailler sur un nouveau psautier. Celui-ci est finalement soumis en 1865 à une commission, dans laquelle siège Moe et qui, après quatre années d’examen et de révision, autorise un spicilège devenant psautier officiel de l’Église par résolution royale en 186983. Ces deux individus montrent que les pasteurs et les théologiens, s’ils sont moins nombreux qu’auparavant en tant écrivains, continuent de jouer un rôle important dans plusieurs aspects de la vie nationale : jusqu’en 1847, on sait que la littérature religieuse compose environ 20 % des titres publiés et diffusés en librairie.
77L’exemple de Peter Andreas Jensen illustre de l’influence encore persistante de certains ministres du culte. Issu de l’élite bergensoise, celui-ci présente un parcours qui rappelle les carrières des hommes de lettres de la fin du xviiie siècle. Il obtient l’examen artium à partir de 1831, l’examen d’État de théologie en 1836, et vit en tant que précepteur avant d’être nommé chapelain résidant en 1843. Par la suite, il occupe diverses dignités pastorales, et reçoit notamment la charge de prévôt du diocèse de Christiania en 1859. Il enseigne aussi la catéchèse au séminaire de théologie pratique à partir de 184984. Cette brillante carrière s’accompagne d’un intérêt sincère pour la littérature, qu’il prend soin de cultiver en compagnie de ses amis bergensois, en participant à la vie étudiante en tant que poète d’occasion. Passionné par la littérature danoise et allemande de son époque, il choisit clairement le parti de Welhaven à celui de Wergeland, et prend en charge la rédaction du journal de la DNS. Lorsqu’il est précepteur à Bergen, il se fait occasionnellement acteur de théâtre. Son positionnement religieux s’accommode fort bien de ce dilettantisme artistique : franc-maçon, Jensen est relativement proche des grundtvigiens, position généralement mal vue par l’Église officielle. Jensen publie un premier manuel scolaire en 1843 pour les candidats à l’examen artium, puis un nouveau manuel en 1863, destiné à mettre en accord les contenus enseignés avec la nouvelle loi scolaire de 1860. Oubliée, sa production artistique comporte des recueils de poèmes, des drames, ainsi qu’un recueil de psaumes.
Théologiens, pasteurs et missionnaires : vers une sphère littéraire religieuse ?
78Les théologiens sont pourtant loin de tous s’adonner à la littérature profane. On constate au contraire une diversification des pratiques littéraires parallèlement à celles des pratiques religieuses. Fils de pasteur, Honoratus Halling (1819-1886) présente un profil littéraire plus spécialisé et plus politisé, centré sur la littérature d’édification religieuse, morale (tempérance) ou sur un journalisme de combat. Diplômé d’État en théologie en 1843, il devient chapelain en 1847 et se consacre à des œuvres philanthropiques par lesquelles il cherche à conjurer « le poison communiste » et l’alcoolisme au sein de la population ouvrière de la capitale norvégienne, alors séduite par le thranisme. Proche des piétistes, Halling est à l’origine de la fondation de la première société coopérative chrétienne dans le quartier ouvrier d’Enerhaugen85. Il dispose d’une charge pastorale, et use de littérature comme d’un outil de prédication.
79Paradoxalement, son arrière-plan social est assez proche de celui de Marcus Thrane. Celui-ci n’est certes pas ministre du culte, mais le fils d’un directeur de banque déchu. Il commence à étudier la théologie à partir de 1840, mais il doit abandonner rapidement pour pouvoir assurer sa subsistance : il se fait alors enseignant, publiciste, journaliste et il est l’animateur du premier mouvement de masse ouvrier norvégien, le thranisme. En exil aux États-Unis à partir de 1863, il devient notamment directeur de théâtre à Chicago, et c’est dans ce contexte qu’il écrit des pièces musicales et dramatiques à la fin des années 1860. En l’occurrence, cette production littéraire, tardive et moderne, est éloignée tant de la littérature religieuse que de la littérature romantique. Fils d’un pasteur, Sophonias Krag (1803-1865) vit également en tant que rédacteur et colporteur de ses propres écrits et journaux dans la capitale norvégienne : on dispose d’une liste de ses ouvrages, qui comporte des récits d’agrément ou de voyage, des réflexions personnelles, et on sait qu’il est l’éditeur d’un journal local dont l’édition est régulière (Iagttageren, 1856-1861)86. En revanche, l’écrivain, qui pratique essentiellement une prose intimiste, n’a aucune souvenance.
80Les littérateurs et journalistes ne monopolisent pas la presse des années 1830-1840. Comme d’autres membres de l’élite académique, il n’est pas rare que les pasteurs aient recours à la fondation d’associations ou au journalisme pour défendre leurs orientations politiques ou religieuses. Fils d’un fonctionnaire civil, Otto Theodor Krohg (1811-1889) est diplômé en théologie en 1835, puis devient enseignant avant d’obtenir une charge religieuse en 1847. Il publie fréquemment dans le journal Morgenbladet sous le pseudonyme de « Petit Theodor » et dans plusieurs journaux locaux. Comme publiciste, il s’intéresse à toutes les questions imaginables, manifestant, entre autres, une fidélité sans faille au clergé traditionnel et au régime politique conservateur. Mais Krohg est un écrivain furtif : on ne lui connaît que deux romans publiés en 1846 et 1848, et l’écrivain n’est jamais mentionné dans aucune histoire littéraire87.
81Johan Koren Christie (1814-1885) est plus prolifique. Titulaire de l’examen d’État de théologie en 1842, il n’obtient cependant pas de charge pastorale : il exerce alors comme précepteur et enseignant dans divers établissements, et notamment l’école épiscopale de Bergen à partir de 185588. Christie est quasiment absent de l’histoire littéraire nationale qui lui consacre seulement quelques lignes sans complaisance, pour lui reprocher son absence de style, son imagination déficiente et une incapacité à décrire les hommes. Pour autant, l’écrivain s’essaye à des registres très variés (poèmes d’occasion, poèmes lyriques, récits folkloriques et légendaires, romans d’aventure et traductions). Il est surtout un pédagogue et un publiciste très actif, prenant le parti des intellectuels qui défendent la « norvégianisation » de la langue écrite89. Ainsi, les pratiques de ces deux écrivains-théologiens sont des témoignages de la dominance des modèles romantiques dans la vie culturelle nationale des années 1840.
82Les itinéraires des cinq profils suivants témoignent de l’influence persistante de la littérature religieuse dans la vie esthétique norvégienne : tous ont recours à cette littérature d’éveil populaire, sans être ni pasteurs, ni même théologiens. Johan Diderik Behrens est le fils d’un fabricant de voiles d’origine allemande. Il commence en 1841 des études de théologie que jamais il n’achèvera, du fait de son investissement passionné dans la vie musicale étudiante. Comme on l’a vu, c’est à son initiative qu’est fondé le premier chœur permanent et public du pays, en 1845, sous la direction du compositeur Halfdan Kjerulf. La première représentation du groupe intervient la même année, lors des funérailles de Wergeland. L’année suivante, Behrens devient professeur de chant de l’école épiscopale de Christiania et de l’École de guerre, et poursuit cette voie dans divers établissements jusqu’à la fin de sa vie. Il participe aussi à l’institutionnalisation des cours de chant de 1866 à 1873 dans le cadre de la réforme scolaire adoptée en 1860. On le retrouve auteur ou traducteur de manuels de chant et de poèmes musicaux. Enfin, son travail s’inscrit dans la lignée des réformateurs de l’éveil populaire, en ce qu’il appelle à donner aux chants religieux une tonalité nationale. En 1858, il préconise une réforme du psautier officiel : il participe à cette grande affaire politico-hymnologique qu’est la querelle du psautier (salmestriden), qui ne s’achève qu’en 1877. Son objectif est alors de revivifier la musicalité et la rythmique de textes anciens, chantés de manière froide, raide et monotone. C’est toutefois son brillant rival, le musicien fokloriste Ludvig Mathias Lindeman (1812-1887), qui obtient gain de cause lorsque son Recueil de mélodies (1871) est autorisé à accompagner le psautier de Landstad.
83Plus âgé, Lindeman présente un parcours très similaire à celui de Behrens. Originaire de Trondheim, il est le fils d’un organiste et reçoit dès le plus jeune âge un solide apprentissage musical. En 1833, il commence des études de théologie à Christiania, sans renoncer à sa vocation musicale : il remplace occasionnellement son frère Jacob, organiste de l’église de Notre-Sauveur, joue du violoncelle au lycée musical et donne des leçons de musique. En 1839, son frère devient pasteur et libère son emploi d’organiste, que Lindeman conserve jusqu’à sa mort. Le musicien travaille également pour le Théâtre de Christiania dans les années 1830, et devient aussi maître de chœur auprès du séminaire de théologie pratique à partir de 1849. Membre actif de la DNS dans les années 1840, il soutient la fondation d’une Société philharmonique, dont il est vice-chef d’orchestre et maître de chœur jusqu’en 1865. Au cours de cette période, il manifeste un intérêt croissant pour la musique populaire : en 1848, l’université lui accorde une bourse de voyage pour Valdres, où il collecte 86 partitions sacrées et 83 partitions profanes. D’autres voyages en 1851, 1864 et 1871 à travers diverses provinces lui permettent de collecter près de 3 000 mélodies et textes. En tant que compositeur, il est l’auteur de près d’un millier de textes, pour la plupart de musique religieuse, et atteint une renommée telle qu’il participe à l’inauguration du Royal Albert Hall de Londres en 187190.
84Contrairement à Behrens et Lindeman, Henrik Ludvig Volrath Vogt (1817-1889) achève ses études de théologie en 1838. Bien qu’il soit lui-même fils d’un pasteur, il n’occupe jamais de charge pastorale, et se destine à l’enseignement : dès 1839, il inculque la religion, le français et la géographie aux élèves de l’école épiscopale de Christiania, école dont il devient en outre professeur principal (overlærer) en 1852. Ce cursus au sein de l’un des plus prestigieux établissements du pays s’explique par ses talents pédagogiques sur les grands thèmes religieux, dont il sait extraire la quintessence dramatique, pour le plus grand plaisir de ses élèves. Ces derniers lancent une souscription afin de créer une fondation portant son nom et destinée au soutien financier des étudiants en théologie, à l’occasion du jubilé de leur professeur91. Vogt publie dès 1843, pour l’essentiel des manuels d’histoire biblique et de la littérature religieuse pour enfants, et notamment une Histoire de la Bible et de l’Église (Bibelhistorie med Lidt af Kirkens Historie, 1858) qui, en 1889, a déjà atteint 26 rééditions vendues à plus d’un million d’exemplaires. Il poursuit l’étude de l’histoire biblique en autodidacte et par goût personnel. Il entreprend aussi un long voyage en Europe continentale en 1845-1846, et surtout un voyage en Égypte, Syrie et Palestine en 1863, qui inspire un récit de voyage remarquablement documenté, d’abord publié sous forme de feuilleton, La Terre Sainte (Det hellige Land, 1868). Bref, son activité est motivée par un intérêt intellectuel à l’égard de l’histoire de la Bible, et qui a chez lui des prolongements littéraires, scientifiques et pédagogiques : elle met son auteur en position d’acquérir une renommée singulière dans la vie religieuse nationale.
85Peter Rasmussen Andresen (1814-1853), Petter Michael Pettersen (1812-1872) et Bjarne Sivertsson Kofod (1813-1868) n’ont pas la même envergure. Andresen est fils de marchand, Pettersen est d’origine dano-allemande : tous deux entreprennent des études de médecine qu’ils abandonnent en 1842. Tous deux suivent des carrières similaires et discrètes : Andresen devient enseignant en religion dans l’asile pour enfants du quartier ouvrier de Grønland, puis il gagne sa vie en tant que publiciste, tandis que Pettersen est journaliste pour le compte de Morgenbladet jusque dans les années 1860. Andresen est à l’origine d’une production religieuse abondante de 1836 à 1850 : des psaumes, des dévotions, des récits d’histoire biblique, qu’il utilise en particulier dans son enseignement92. Pettersen est l’auteur de quelques récits romanesques, mais pratique aussi une littérature religieuse moins musicale que dogmatique (manuels d’enseignement, prêches)93. On dispose de très peu de renseignements biographiques sur ces deux auteurs, qui ont tous les attributs d’un « prolétariat intellectuel ». Sans formation académique autre que celle de l’examen d’entrée à l’université, ils vivent modestement de journalisme et de littérature religieuse. Leur parcours suggère qu’il est plus facile de vivre de ce genre de littérature que de littérature profane dans les années 1840-1860, à plus forte raison si l’on ne possède pas d’une position institutionnelle solide. Employé par Morgenbladet pendant une vingtaine d’années, Pettersen possède tout de même une position stable, bien que modeste. Il est cependant mis en congé par le journal dans les années 1860, et meurt célibataire en 187294.
86Le cheminement de Bjarne Sivertsson Kofod est tout aussi insolite. Fils d’un magistrat et député de Kongsberg en 1822, il suit des études en droit à partir de 1832 et entame une carrière classique de juriste au ministère des Finances à partir de 1844, d’abord « copiste », puis fondé de pouvoir (fuldmægtig) à partir de 1857. Sans être imposante, sa production littéraire est régulière de 1843 à 1866 ; elle est, de surcroît, étonnamment bigarrée : ouvrage de vie pratique (coloration de textiles), ouvrages juridiques (manuel à l’attention des bourgeois, marins et fonctionnaires des douanes…), manuels de langue, traductions de prêches, poésie de divertissement, littérature d’édification religieuse (conte de Noël, récits inspirés du Nouveau Testament…). Kofod, sur lequel on ne dispose pas d’autres renseignements biographiques, est un fonctionnaire sans ambition littéraire évidente : dans ce cas précis, on a assurément affaire à un auteur touche-à-tout, soucieux avant tout de répondre aux attentes moyennes du public des lecteurs. Toutefois, dans le contexte de l’essor de la presse et de l’amélioration des conditions matérielles de la littérature, la vogue du romantisme éveille généralement l’intérêt du lectorat en faveur de formes littéraires moins élitistes, mais elle entraîne singulièrement un regain d’intérêt en faveur des chants et des psaumes, qui font encore l’objet d’une utilisation fréquente dans la vie quotidienne. Ce fait est ici d’autant plus notable que les auteurs dont il est ici question ne sont pas tous, loin s’en faut, des pasteurs, ni même des théologiens.
Publicistes, agitation politique et démocratisation du loisir littéraire
87Le développement de l’institution littéraire est parallèle à l’accroissement du nombre de publicistes à partir des années 1830. On peut citer trois littérateurs qui vivent du colportage de leurs écrits, sans bénéficier d’aucune position institutionnelle. Ils se positionnent (deux cas sur trois) en tant que porte-voix de mouvements sociaux, avec des succès variables. Dans les trois cas, on a affaire à des littérateurs qui vivent modestement de journalisme. Christian Martin Monsen (1815-1852), Marcus Thrane et Sophonias Krag, que l’on a déjà évoqués.
88À l’image de Munch ou Wergeland, Monsen est un poète à la production féconde, auteur de quelques essais, romans et de pièces de théâtre (La Reine Gyda, Les Réconciliés, Les Mystères de Trondheim…) généralement publiés à titre posthume. En revanche, il a une trajectoire sociale plus modeste. Fils d’un employé des douanes de Larvik, il a une formation de pharmacien. Il obtient son diplôme en 1835, et sa licence d’établissement en 1837, avant d’abandonner finalement celle-ci en 1842 pour se consacrer entièrement à l’activité littéraire, en tant que rédacteur de journaux comme la Drammens Adresse, puis le Trondhjems Stiftstidende à partir de 1848. Bien qu’admirateur de Wergeland, Monsen s’insurge, comme Halling, contre l’influence croissante du thranisme, et fonde une société ouvrière concurrente à Trondheim en 185095. N’habitant pas Christiania, il éprouve les plus grandes difficultés à vivre de ses articles, de ses pièces de théâtre ou de ses poèmes, et il meurt prématurément dans une grande pauvreté96.
89Souvent, les publicistes, qui sont les premiers écrivains de métier, conservent donc une position institutionnelle, par nécessité économique. Ici, les parcours de quatre écrivains, qui tous appartiennent au milieu des serviteurs de l’État, en témoignent : Hans Ørn Blom (1817-1885), Rolf Olsen (1818-1864), Andreas Vibe (1801-1853) et Johan Christian Johnsen (1815-1898). Hans Ørn Blom est le fils d’un préfet (amtmand) et poursuit une carrière de juriste sans surprises : titulaire de l’examen artium en 1835, il obtient son diplôme d’État en droit en 1843, devient fondé de pouvoir dans le comté de Buskerud, avant de devenir copiste au ministère des Finances jusqu’en 1866. Bénéficiant par la suite d’une pension pour des raisons de santé, il peut se consacrer davantage au « colportage de ses propres travaux littéraires97 ». En tant qu’écrivain, il publie sa première pièce de théâtre en 1838 et comme beaucoup d’étudiants de sa génération, il se positionne en fonction du clivage dessiné par Wergeland et Welhaven. Ainsi, sa seconde pièce (Den hjemkomne Søn eller en Nutidens Jean de France. Comedie i tre Acter, 1839) est mise en scène l’année suivante à Christiania et tourne en dérision les amis de Welhaven. Car Blom s’implique activement dans les querelles littéraires de son temps et façonne sa notoriété grâce à un art consommé de la polémique, qui transparaît également dans les dialogues de ses vaudevilles. Publiée intégralement en 1864, la majeure partie de sa production littéraire est cependant tombée dans l’oubli.
90Les itinéraires sociaux et littéraires de Rolf Olsen et Andreas Vibe sont similaires à celui de Blom, et illustrent le rôle des serviteurs de l’État dans le développement de la vie théâtrale, soit en tant qu’auteur, soit comme critique ou directeur. Diplômé en droit en 1843, Rolf Olsen obtient un emploi de copiste au ministère de l’Intérieur à partir de 1846, avant d’occuper divers postes au sein de la magistrature. Par ailleurs, il est député de Risør de 1854 à 1864 et exerce plusieurs responsabilités dans diverses commissions parlementaires98. Sa notoriété artistique n’est pas aussi importante que sa notoriété politique, mais Olsen est l’auteur de plusieurs tragédies et comédies, et surtout un débattant très actif dans la presse locale, nationale et nordique (Morgenbladet, Den norske Rigstidende, Nationalbladet, Christiania-posten, Kjøbenhavns Morgenblad)99. Pareillement, Andreas Vibe est fils d’un commissaire général de guerre, et poursuit une belle carrière dans le corps d’ingénieurs de l’armée à partir de 1819 : scientifique reconnu et membre de la Société des sciences de Christiania, il reçoit plusieurs honneurs publics et il est aussi directeur du Théâtre de Christiania pendant plusieurs années à partir de 1858. À ce titre, il traduit et monte certaines pièces musicales d’Eugène Scribe, mais il est aussi auteur de nombreuses ballades satiriques et de quelques récits de voyage100.
91Johan Christian Johnsen travaille dans un registre qui n’est pas directement celui de la critique littéraire. Fils d’un inspecteur de l’administration d’assistance aux pauvres à Kristiansand, il ne choisit pourtant pas la voie académique, mais celle du négoce, sa mère n’ayant pas les moyens de lui payer des études coûteuses après la mort de son père en 1825. Jeune employé dans la maison de commerce de son oncle paternel, il découvre Ludvig Holberg et développe très jeune une appétence sincère pour la littérature d’éveil populaire. Il envisage un temps de devenir marin, mais se résout à une carrière de négociant qu’il entame à Anvers en 1834, avant de revenir à Kristiansand puis à Stavanger, où il reçoit privilège de négoce. Par ailleurs, Johnsen s’investit dans la vie politique locale de la cité, avant d’être élu député en 1848, réélu en 1851 et 1854, mandat qui l’amène à Christiania. En 1854, il acquiert aussi des responsabilités politiques centrales lorsqu’il est nommé contrôleur des finances (statsrevisor), poste qu’il occupe jusqu’en 1877101. Johnsen se positionne dans les pas de Wergeland : il fonde des gazettes éphémères dans les années 1840 (notamment une revue destinée à la jeunesse : For Ungdommen : et Maanedsskrift til Befordring af sand Dannelse, 1846-1847), écrit dans des journaux locaux. Arrivé à Christiania, il s’établit comme entrepreneur de presse et fonde l’hebdomadaire Allmuevennen (L’Ami du public), qu’il dirige pendant plus de quarante ans et qui devient une affaire rentable et de qualité102. La revue pénètre en effet dans les villages les plus éloignés et s’impose souvent comme un outil de diffusion de connaissances généralistes, ou encore des récits de voyage : les contenus sont appréciés comme un utile complément à l’instruction. Dans le domaine plus spécifique des belles-lettres, Johnsen demeure cependant un auteur marginal, bien qu’il soit à l’origine de quelques récits et de quelques traductions qui alimentent les colonnes de ses périodiques103.
92Les derniers auteurs de notre échantillon attestent de cette persistance d’une activité littéraire oisive et occasionnelle : il s’agit là d’individus qui ne sont pas des écrivains au sens strict du terme, mais qui, par éducation ou par plaisir, ont publiés quelques textes, poèmes d’occasion ou pièces dramatiques. Fils de pasteur et diplômé de philologie en 1843, l’enseignant, recteur et pédagogue Hartvig Nissen est l’un des plus importants réformateurs scolaires norvégiens du xixe siècle. Sa production intellectuelle est massive, de même que son travail dans la vie associative après 1840. En revanche, sur le plan littéraire, on ne lui recense que trois poèmes de jeunesse, publiés dans la revue scandinaviste danoise Brage og Idun en 1839104. De manière assez similaire, Harald Conrad Thaulow (1815-1881), étudiant à Kiel, est un pharmacien et surtout un scientifique reconnu dans le domaine de l’enseignement de la médecine, de la chimie et de la pharmacopée. Dans le domaine des belles-lettres, il écrit simplement un poème et traduit des pièces dramatiques en allemand (dont une d’Andreas Munch). Enfin, le profil du dernier auteur de cette décennie, Jacob Thomas Rørdam (1825-1889) est proche de ces dilettantes. Préliminariste en 1841, Rørdam suit une formation de géologue et administre plusieurs ateliers miniers : secondaire, sa production n’est pourtant pas négligeable, et consiste en des articles, récits ou poèmes lyriques publiés dans Folkevennen ou Illustrert Nyhedsblad105.
Première féminisation de l’espace littéraire
93La population intellectuelle de la décennie 1836-1846 se féminise davantage, avec 14 auteures ayant leur première publication au cours de cette période. Cela étant, ces femmes ont un profil relativement homogène : sept sont originaires du milieu des fonctionnaires et bourgeois académiques (parmi lesquelles trois sont filles de pasteurs) ; deux sont filles de paysans propriétaires ; deux sont filles de grands propriétaires terriens ; trois sont d’ascendance indéterminée. En ce qui concerne leur activité principale : huit sont femmes au foyer, qu’elles soient mariées ou pas ; deux sont institutrices, préceptrices ou gouvernantes ; deux sont écrivaines avec des fortunes diverses (l’une fréquente les salons parisiens lorsque l’autre tente de faire face à un veuvage éprouvant) ; enfin, l’effectif comporte une tenancière et une émigrante acquérant un domaine foncier aux États-Unis.
94Parmi les huit femmes au foyer, six se consacrent plus ou moins régulièrement à la littérature d’édification morale ou religieuse ou à des ouvrages domestiques. Seules Éléonore Stabell (1810-1877) et Nikoline Sundt (1822-1891) consacrent une partie de leur temps aux belles-lettres. Cette dernière a en outre la particularité de s’afficher comme une auteure féministe, et produit de la littérature autant qu’elle participe au débat public par voie de presse. Une autre écrivaine, Adolphine Marie Colban (1814-1884) se fait remarquer en tant que traductrice, mais elle fréquente autant les salons parisiens que sa Norvège natale. Louise Augusta Juul (1806-1885), fille de colonel, préceptrice et gouvernante du comte Wedel-Jarlsberg, s’essaye aussi à la littérature, privilégiant des formes littéraires qui s’apparentent aux pratiques de la première décennie. Autrement, ce sont essentiellement des écrits domestiques, religieux et moraux, sans ambition artistique, qui dominent incontestablement les pratiques littéraires féminines de cette décennie. La littérature telle que pratiquée par ces femmes apparaît comme un moyen de construction du récit d’édification religieuse et morale. Cette instrumentalisation religieuse de la littérature tranche avec les pratiques idéales du salon patricien à la fin du xviiie siècle.
95Parallèlement, le développement constant de la presse écrite influence largement la genèse de nouvelles pratiques littéraires, moins basées sur l’oralité ou le dilettantisme, et reposant davantage sur la diffusion large de supports imprimés. Les parcours respectifs de Marie Colban, Nikoline Sundt, Maren E. Bang (1797-1884) et Henriette Jakobine Gislesen (1809-1859) mettent en exergue cette première étape de la professionnalisation du travail littéraire. Marie Colban est issue du milieu de l’élite académique, à la fois par son père et son époux, qui enseigne à l’école épiscopale. Francophile, elle aide son mari à traduire certains romans contemporains. Après la mort de celui-ci en 1850, elle se décide à vivre de sa plume du fait d’une pension de veuvage plutôt modeste : cette activité littéraire abondante et indépendante, constituée de récits de voyage publiés dans la presse norvégienne, d’une correspondance privée (Lettres d’une Barbare, publiées dans un journal parisien), de traductions et de romans, date donc de la seconde moitié du xixe siècle106. Pourtant, son itinéraire présente indiscutablement plusieurs paradoxes. Colban est une femme issue de l’élite des fonctionnaires, mais qui vit de sa plume autant par goût que par nécessité économique. L’ensemble de son parcours est assez parallèle à celui de Camilla Collett, dont elle est une amie d’enfance. Enfin, elle est influencée par la culture des salons parisiens, et grâce à son indépendance, elle parvient à se positionner au-delà des cadres socio-religieux de son milieu national, tout en pratiquant une littérature de divertissement conventionnelle à la dramaturgie prévisible. Son tropisme franco-italien est certainement révélateur de la difficulté de vivre de sa plume dans la capitale norvégienne, autant qu’il témoigne de l’attrait persistant de la culture aristocratique du salon.
96On retrouve une propension à utiliser les belles-lettres comme un moyen d’émancipation individuelle chez Nikoline Conradine Sundt, l’épouse du pasteur et pionnier en sciences sociales, Eilert Sundt. Elle est originaire du même milieu social que Colban, mais elle jouit d’une meilleure stabilité matrimoniale au cours de son existence. Elle n’a pas de production littéraire comparable à celle de Colban, mais son engagement préfigure le féminisme des années 1880. En revanche, Maren Bang et Henriette Gislesen sont des auteures productives, populaires et qui construisent leur notoriété exclusivement dans l’espace national. Maren Bang écrit des ouvrages domestiques. Cette vocation est motivée lorsque son mari, le sous-lieutenant et copiste Lauritz Bang (1794-1862), est envoyé aux travaux forcés de 1829 à 1839, à la suite de malversations financières. Maren Bang n’a cependant jamais recours aux belles-lettres, et se consacre exclusivement à la littérature domestique. Son cheminement montre que certaines femmes parviennent à s’immiscer dans l’espace public, majoritairement masculin, mais il reste dominé par l’obligation d’assurer à son ménage des revenus décents. Si l’on cherche à comprendre davantage les raisons de ce choix très conventionnel, caractéristique d’une sphère publique agraire, on ajoutera que Maren Bang, bien que mariée à un fonctionnaire, est fille d’un propriétaire terrien du nord-est de l’Østlandet, et n’a sans doute pas les mêmes attaches, ni la même éducation que l’élite des fonctionnaires de la capitale.
97Enfin, le dernier itinéraire intéressant est celui d’Henriette Gislesen. Issue également du milieu des fonctionnaires par son père, elle perd son premier mari à l’âge de 29 ans, en 1838 : le deuil provoque chez elle une crise religieuse, la menant d’une certaine indifférence rationaliste à un renouveau piétiste de la foi, stimulant son intérêt pour la littérature d’édification et les questions morales. Ses ouvrages ont une audience exceptionnellement large pour une auteure norvégienne de cette époque, et sont même traduits en anglais et en allemand. L’auteure est largement inspirée par l’haugianisme : elle fonde également une association féminine missionnaire et s’engage, en tant que femme d’évêque à partir de 1854, dans des missions particulièrement destinées aux femmes. À la fin de sa vie, sa popularité est considérable dans tout le pays107.
98L’intérêt du parcours de Gislesen est de révéler des ressorts essentiels de la notoriété littéraire féminine dans les années 1830-1850. Comme les auteures les plus lues de leur temps, Gislesen est issue de l’élite des fonctionnaires, ce qui lui permet de bénéficier de la meilleure éducation possible. Ensuite, comme chez Colban et d’autres auteures, sa vocation littéraire est souvent motivée par des circonstances exceptionnelles (le veuvage étant l’une des plus fréquentes). Ces circonstances obligent ces femmes de l’élite à investir l’un des rares espaces sociaux où elles sont susceptibles d’acquérir des revenus, sans pour autant recourir à une transgression sociale inacceptable, et sans subir les affres d’une déchéance irrévocable. Dès lors, l’essor des supports écrits de l’espace public peut leur permettre de stabiliser une situation sociale, rendue incertaine. Cette possibilité est renforcée par l’usage habituel des publications anonymes dans la presse, qui concerne tant les hommes que les femmes, et qui contribue à neutraliser les immanquables jugements négatifs.
99Ajoutons que le féminisme d’une Gislesen ou d’une Colban n’a pas la teneur radicale qu’il acquiert dans les années 1870. Il peut par exemple consister soit en un engagement social sans conséquences politiques manifestes (le « féminisme missionnaire » de Gislesen), soit en une affirmation quotidienne de liberté individuelle (la vie de salon de Colban, qui doit toutefois s’accommoder d’un exil à l’étranger) : en d’autres termes, il s’agit de pratiques littéraires qui se déploient dans les limites de la bienséance régissant normalement les rapports de genre au sein de l’élite. Dans un premier temps, l’activité littéraire est alors envisagée dans sa dimension domestique, religieuse et privée. Lorsqu’il s’effectue, comme chez les auteures ici étudiées, le passage de la sphère privée à la sphère publique constitue une transgression minimale, aisément défendable par les nécessités économiques, mais il ouvre incontestablement un espace qui favorise la possibilité d’une prise de parole publique. Enfin, clairement, les publications de ces femmes ne sont pas majoritairement des œuvres de belles-lettres, ce qui confirme la tendance esquissée dans les années 1820 d’un recentrage de l’idéal littéraire féminin sur la sphère domestique.
Conclusion
100Le paysage des pratiques sociales liées à la littérature devient plus complexe après 1836, en dépit d’un renforcement de la prééminence universitaire. Car même parmi les auteurs qui ne sont pas des bourgeois académiques, les liens avec l’élite formée à l’université sont évidents : Ivar Aasen a un statut intellectuel exceptionnel qui lui permet d’obtenir une reconnaissance sociale équivalente à celle des universitaires. Parmi les écrivains les plus productifs, on compte également deux femmes issues de la bourgeoisie académique (Adolphine Marie Colban et Henriette Gislesen), le littérateur professionnel Conrad Monsen (pharmacien de formation, mais renonçant à exercer après 1842) et le négociant Johnsen qui appartient incontestablement à l’élite politique.
101Les profils des universitaires écrivains deviennent plus hétérogènes : on compte un certain nombre d’individus qui n’achèvent pas leurs études et nourrissent parfois les rangs d’un prolétariat intellectuel, absent ou insignifiant avant 1835. Andresen, Pettersen, Thrane et Krag abandonnent leurs études pour enseigner, colporter leur littérature, faire du journalisme ou fonder des sociétés ouvrières : la frontière est ténue avec un auteur comme Monsen qui, sans être bourgeois académique, a un cheminement voisin. Parmi les étudiants en théologie, ceux qui ne parviennent pas à obtenir une charge pastorale dans les années 1840 sont aussi plus nombreux, et se dirigent fréquemment vers l’enseignement (Henrik Volrath Vogt, Marcus Thrane, Johan Koren Christie). Tous les autres écrivains de l’échantillon appartiennent au cœur du milieu académique, mais leur pratique de la littérature n’est pas pour autant uniforme.
102Nous avons globalement affaire ici à trois groupes d’écrivains : les écrivains reconnus (Munch, Asbjørnsen, Moe, Landstad, Behrens, Lindeman), qui détiennent généralement une position institutionnelle, quoique pas toujours en rapport avec leur activité littéraire (sauf les musiciens Lindeman et Behrens) ; les écrivains très occasionnels, souvent à l’origine d’une production scientifique solide et qui ont seulement eu recours à la littérature dans le cadre de leur éducation individuelle (Thaulow et Nissen…) ; les théoriciens et critiques littéraires, eux-mêmes écrivains d’occasion, et qui se positionnent au centre de l’institution littéraire s’ils sont professeurs ou chercheurs (Monrad, Thue, Aasen) ou à sa périphérie lorsqu’ils occupent une quelconque charge de service de l’État (Blom, Vibe, Olsen). Ces individus participent à la construction du champ littéraire dans toutes ses dimensions : production, critique, recherche universitaire, direction artistique (théâtre), édition et imprimerie. Bref, il n’y a pas réellement de spécialisation des fonctions de la vie littéraire : le linguiste Aasen et le philosophe Monrad sont des poètes et des juges de la chose littéraire.
103Sans rentrer dans le détail des genres usités, on soulignera l’importance de la littérature d’éveil populaire, et particulièrement de la littérature d’édification religieuse, qui bénéficie du développement de la presse et n’est pas seulement pratiquée par les pasteurs : la progressive instauration d’un régime de tolérance à partir des années 1840 n’est assurément pas étrangère à cette évolution. Enfin, l’une des principales conséquences de la dominance universitaire sur l’institution littéraire est l’émergence d’une centralité culturelle à Christiania. Tous les écrivains de l’échantillon ne sont pas originaires de la capitale, et certains, comme Monsen, parviennent à vivoter de journalisme à Trondheim ou à Drammen. Pourtant, journaux, capacités de diffusion, lecteurs et abonnés sont plus nombreux dans la capitale : c’est ce qui explique le succès de la revue de Johnsen à partir de 1848, après des essais sporadiques peu concluants à Stavanger ; c’est aussi l’un des facteurs de la dominance de certains intellectuels, qui peuvent publier massivement dans des quotidiens nationaux comme Morgenbladet. En 1847, Ivar Aasen s’installe dans la capitale, qui seule abrite les ressources indispensables à ses recherches. L’essor de la littérature romantique nationale est tributaire de ces investigations entamées vers les années 1830-1840 au sein de l’université ou dans les sociétés savantes. Mais dans la seconde moitié du xixe siècle, la diffusion de cette littérature est davantage relayée par des supports extra-académiques, via la rédaction de manuels scolaires, la création de sociétés d’éveil populaire ou la fondation de revues illustrées ou de vulgarisation scientifique : autant de supports qui réinventent les liens entre la vie profane et la vie religieuse.
Notes de bas de page
1 Mouralis, 1975, p. 20.
2 Langholm, 1984, p. 234-236.
3 Hosar, 2000, p. 113
4 Halvorsen, 1885-1908 / Statistikk Sentralbyrå, 1969, p. 613.
5 Statistikk Sentralbyrå, 1969, p. 33.
6 Hosar, 2000, p. 113.
7 Halvorsen et Koht, 1908, p. 274-275.
8 Halvorsen et Koht, 1901, p. 93-94.
9 Holm-Olsen et Heggelund, 1982, p. 523-526.
10 Bull, 1958, p. 376.
11 Winsnes, 1924, p. 249.
12 Winsnes, 1924, p. 253.
13 Bliksrud, 2012.
14 Bull, 1958, p. 507.
15 Winsnes, 1924, p. 426.
16 Holm-Olsen et Heggelund, 1982, p. 572.
17 Bull, 1958, p. 519.
18 Bull, 1958, p. 525.
19 Amundsen, 2009.
20 Halvorsen et Koht, 1908, p. 672-675.
21 Paasche, 1959, p. 117.
22 Paasche, 1959, p. 107.
23 Halvorsen, 1885, p. 44-46.
24 Halvorsen, 1888, p. 535 ; Paasche, 1959, p. 105.
25 Paasche, 1959, p. 110-112.
26 Winsnes, 1924, p. 377-387.
27 Winsnes, 1924, p. 447-453.
28 Halvorsen, 1901, p. 2-13.
29 Halvorsen, 1888, p. 537.
30 Paasche, 1959, p. 96.
31 Halvorsen et Koht, 1908, p. 275.
32 Bull, 1958, p. 526.
33 Winsnes, 1924, p. 171.
34 Dunker, 1909, p. 193.
35 Steinfeld, 1998, p. 297-325.
36 Steinfeld, 1998, p. 298-299.
37 Steinfeld, 1998, p. 311.
38 Dunker, 1909, p. 200.
39 Dunker, 1909, p. 276-279.
40 Steinfeld, 1998, p. 320.
41 Paasche, 1959, p. 117.
42 Paasche, 1959, p. 230-267.
43 Seip, 2007, p. 213-225.
44 Seip, 2007, p. 268.
45 Halvorsen, 1892, p. 413.
46 Halvorsen, 1901, p. 516-519.
47 Halvorsen, 1896, p. 526-527.
48 Halvorsen, 1885, p. 4-5.
49 Halvorsen, 1896, p. 526.
50 Halvorsen, 1908, p. 727-728.
51 Halvorsen, 1885, p. 160.
52 Halvorsen, 1908, p. 655.
53 Paasche, 1959, p. 369.
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61 Steinfeld, 1998, p. 299.
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72 Thue, 1853, p. iii-xi.
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91 Halvorsen, 1908, p. 181.
92 Halvorsen, 1885, p. 60-61.
93 Halvorsen, 1896, p. 452-454.
94 Halvorsen, 1896, p. 452.
95 Halvorsen, 1896, p. 101-103.
96 Paasche, 1959, p. 367.
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98 Halvorsen, 1896, p. 365.
99 Halvorsen, 1896, p. 366-367.
100 Halvorsen, 1908, p. 113.
101 Halvorsen, 1892, p. 163-164.
102 Paasche, 1959, p. 360.
103 Halvorsen, 1892, p. 163-164.
104 Halvorsen, 1896, p. 290-294.
105 Halvorsen, 1896, p. 656-658.
106 Halvorsen, 1888, p. 42-44.
107 Halvorsen, 1888, p. 377-379.
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