Chapitre II. Contraintes politiques et religieuses de la vie intellectuelle norvégienne (1770-1869)
p. 77-146
Texte intégral
1La description des lieux de la vie culturelle à Christiania dans les années 1790-1870 a permis de délimiter la position générale de la cité comme centre administratif et marchand important à la fin du xviiie siècle dans le royaume danois. Par la suite, la fondation d’un royaume national et constitutionnel transforme les conditions de la vie politique. L’université est l’arène de la science nationale. Lorsque Winter-Hjelm décrit la vie savante locale, il souligne que « l’université a donné à l’Europe plusieurs scientifiques de grand renom (je ne nommerai que les mathématiciens Abel et Hansteen, le géologue Kjerulf et le biologiste Sars)1 ». Publiciste sans formation académique, Winter-Hjelm regarde envieusement la vigueur d’une institution portée par l’investissement des autorités, qui contraste avec la position moins avantageuse de la littérature, victime du dédain philistin de la bourgeoisie locale. Mais les deux milieux sont indissociables l’un de l’autre, et les déterminants politiques de la liberté académique façonnent aussi la vie littéraire : la liberté intellectuelle, juridiquement définie dans l’enceinte universitaire, est la condition première de l’autonomie des écrivains.
2L’université est aussi un lieu de rencontre de l’autorité religieuse avec la vie littéraire. Est-elle, pour cette raison, un espace de sécularisation de la vie intellectuelle ? Dans quelle mesure ces relations déterminent les conditions de la vie intellectuelle ? Il faut d’abord insister sur la dominance de l’université de Christiania dans le paysage intellectuel norvégien : du fait de la disparition du séminaire minier de Kongsberg, seule l’École de guerre constitue une alternative à l’université dans l’enseignement scientifique, tandis que l’école épiscopale décline comme centre intellectuel. De plus, les universitaires représentent la partie la plus influente de l’élite norvégienne jusque vers les années 1840. Enfin, « l’État des fonctionnaires2 » favorise une grande stabilité de la sociologie universitaire entre 1811 et 18703. Cette dominance pose la question de la responsabilité politique de cette élite, en particulier lorsqu’il s’agit de définir les rapports entre pouvoir, religion et culture littéraire. Peut-on identifier, entre 1811 et 1869, un recours à l’idée de liberté académique et à l’élaboration de stratégies susceptibles de définir un espace universitaire autonome, support de la vie littéraire profane ?
L’Université norvégienne face aux contraintes politiques
3La publication en 1798 du Conflit des facultés par Emmanuel Kant (1724-1804) apporte une contribution majeure à la théorisation de nouvelles pratiques éducatives explicitement liée à la notion de liberté académique. Le professeur-philosophe de Königsberg y évoque le problème général des rapports entre l’Université et l’État, en analysant la structure générale des facultés traditionnelles ou hautes facultés (théologie, droit, médecine) et plus particulièrement leur lien avec la « basse faculté », c’est-à-dire la faculté de philosophie4. Mûrie dans un contexte de défiance à l’égard des universités allemandes, la réflexion de Kant s’apparente à un plaidoyer en faveur de la défense du libre jeu de la raison dans l’espace académique, quant bien même celui-ci pourrait s’avérer dommageable envers la dignité des hautes facultés, qui tirent surtout leur légitimité de procédures passivement acceptées par leurs praticiens, étudiants autant que professeurs. Kant en appelle à l’autonomie du jugement de la raison, pouvoir autorégulateur de la science : la faculté basse de philosophie devient, dans ce modèle, la plus légitime, car elle donne la priorité à la vérité plutôt qu’à l’obéissance aveugle aux institutions. Mais ce plaidoyer n’a rien d’exceptionnel au temps des Lumières : il porte en réalité une revendication constante de la République des Lettres, qui appelle de ses vœux une refondation globale de l’Université européenne en tant qu’institution de ce que les contemporains nomment commodément la « science cosmopolite ».
4Dès 1785, on trouve ainsi chez le recteur Niels Treschow des réflexions identiques :
L’enseignement public empêche l’éveil des Lumières d’une autre façon : il est souvent lié à des formulations spécifiques, des manuels comme des articles de foi, qui emprisonnent la compréhension tant chez le maître que chez ses élèves, entravent l’investigation et limitent la liberté de penser, sans laquelle aucun progrès n’est possible dans les sciences5.
5À l’heure des despotismes éclairés (Treschow loue Joseph II d’Autriche comme Voltaire louait Frederick II de Prusse), l’opuscule cerne parfaitement les enjeux qui inspirent en Europe le désir de réforme : ces enjeux imprègnent naturellement la revendication universitaire norvégienne ; leurs énonciateurs définissent idéalement les contours de la nouvelle université en 1811-1812 ; ils en esquissent aussi la vocation, à défaut de pouvoir l’imposer immédiatement, lorsqu’ils se heurtent au poids des contingences matérielles et des jeux de pouvoir. En dernier lieu, ils posent les limites d’un espace de diffusion des idées où se côtoient des écrivains, des théologiens, des juristes préoccupés de modernisation économique ou des factions étudiantes variablement politisées.
La revendication universitaire norvégienne comme exigence nationale
6De 1479 à 1813, l’université de Copenhague est pratiquement la seule institution académique importante pour l’ensemble du royaume danois, comprenant l’Islande, la Norvège, les îles Féroé et les duchés de Schleswig-Holstein, si l’on excepte l’université germanophone de Kiel et la petite académie de Sorø. Depuis la Réforme, la centralisation de l’État renforce concomitamment l’utilité des institutions académiques. Bien qu’elles puissent encore se représenter comme des communautés cléricales, les universités d’Europe du Nord sont généralement placées sous le patronage du souverain absolu, chef de l’État et de l’Église nationale. La loi académique fondamentale de 1539 (fundats) place l’université de Copenhague sous le contrôle direct du roi, qui soutient l’institution financièrement, bien qu’il accepte un statut d’autonomie formelle hérité du Moyen Âge6. En 1629, l’introduction d’un diplôme de théologie délivré par l’université de Copenhague devient obligatoire pour tous ceux désirant devenir pasteur. En 1736, ce ne sont plus seulement les dignitaires religieux, mais aussi les fonctionnaires civils qui doivent être diplômés de l’université danoise.
7Jusque dans les années 1760, la population étudiante augmente constamment à Copenhague, l’université danoise devenant comparable à Oxford et Göttingen. Mais la position des Norvégiens n’est pas très favorable : sur l’ensemble du xviiie siècle, ceux-ci ne représentent que 15,2 % de la population académique de Copenhague7. À cela, plusieurs raisons. La première d’entre elles est la réforme scolaire de 1739 qui entraîne la suppression de nombreuses écoles latines en Norvège : celle-ci ne dispose plus que de ses écoles épiscopales de Bergen, Christiania, Trondheim et Kristiansand. Or, ces écoles savantes sont les centres d’enseignement du latin, langue académique officielle. À la même époque, le Danemark peut se targuer de compter 20 établissements. La seconde raison est l’éloignement géographique, qui impose des coûts importants8. Il n’est donc pas étonnant de relever des signes précoces d’insatisfaction, voire de résistance ouverte face à la centralisation absolutiste initiée depuis Copenhague9. Cette tension se manifeste en 1661, lorsque le jeune prince-héritier Christian se rend en Norvège au nom de son père Frederik III pour y recevoir l’acclamation traditionnelle de l’assemblée des états de Norvège. À cette occasion, l’état des bourgeois (borgerstand) exprime, parmi ses doléances, le souhait de se voir octroyer une académie nationale, comme il demande la fondation d’institutions norvégiennes (chambre de commerce, cour d’appel…), l’abolition de divers monopoles commerciaux ou droits de douane bénéficiant à Copenhague, ainsi qu’une meilleure représentation des Norvégiens dans les charges de l’administration locale10.
8Mais la plupart de ces demandes sont éludées jusqu’à la période de despotisme éclairée, dont le tournant intervient en 1770, à la faveur de l’accession au pouvoir du médecin personnel de Christian VII, Johann Friedrich Struensee (1737-1772), ministre plénipotentiaire d’un roi malade et incapable de régner. Struensee se lance dans une intense activité réformatrice11. Le rescrit du 14 septembre 1770 met ainsi fin à plus de deux siècles de censure, en instaurant une totale liberté d’expression et de presse jusqu’en 177312. La mesure ouvre la voie à l’émergence d’une opinion publique, réactivant par là même la demande universitaire norvégienne. À cette époque, la Société des sciences de Trondheim semble alors la mieux placée pour relayer cette doléance, et ses éminents fondateurs ont fait de la cité du Trøndelag le cœur de la nouvelle vie scientifique nationale : l’évêque Gunnerus, mais aussi l’historien danois Peter Fredrik Suhm (1728-1798), et l’historien norvégien Gerhard Schøning (1722-1780). Ainsi, en 1771, Struensee confie à l’évêque Gunnerus la mission de travailler sur ce projet : en tant que botaniste, ce dernier propose un plan radical, susceptible de faire de Copenhague une authentique académie des Lumières, donnant la prééminence aux sciences naturelles, au détriment de la théologie13. L’affaire est officiellement abordée en tant que modalité d’une réorganisation globale de l’instruction danoise, mais le projet de Gunnerus relaye la demande norvégienne sur des prémisses nationalistes14. Sans pour autant renoncer à la formation des serviteurs de l’État, l’université doit devenir un foyer scientifique, susceptible de révéler des connaissances pratiques favorisant le bien commun. Cette reformulation intellectuelle de la demande norvégienne n’est plus uniquement motivée par des facteurs strictement locaux ; elle est aussi légitimée par ce désir de changement qui meut les cercles de la République des Lettres. Cependant, le plan de Gunnerus disparaît avec la disgrâce de Struensee15.
9Cela dit, le problème d’une réforme éducative demeure amplement discuté au Danemark, et une nouvelle loi académique fondamentale est adoptée en 1788, renforçant de facto le monopole universitaire de Copenhague : les autorités danoises perdent l’occasion de promouvoir une réforme globale du système éducatif dans la monarchie. Par conséquent, la demande norvégienne se radicalise, car au lieu d’être portée par des serviteurs de la Couronne danoise en mal de réforme académique, elle est de plus en plus fréquemment relayée par des élites marchandes en quête d’influence politique16. Certes, nombreux sont ceux qui, parmi eux, voudraient patronner les sciences et les arts. Mais la principale raison à cette demande réitérée est bel et bien politique : il faut restaurer la dignité nationale en concrétisant un rééquilibrage institutionnel en faveur de la Norvège. En 1788, si le penseur danois Tyge Rothe salue avec lyrisme l’unité dano-norvégienne, sous la bienveillante sollicitude des Oldenbourg, lors de la visite norvégienne du régent17, il n’en considère pas moins la demande norvégienne comme légitime, estimant que la fondation d’une institution académique en Norvège doit favoriser l’éveil culturel, source d’une prospérité accrue et d’un resserrement des liens avec la dynastie danoise18.
10De 1771 à 1788, une trentaine de contributions sont donc publiées à Copenhague ou Christiania, qui évoquent la possibilité d’une université norvégienne. De 1788 à 1809, on assiste à une intensification du débat académique, avec quelque 88 contributions, parmi lesquelles nombreuses sont celles publiées dans le journal local de Christiania, Norske Intelligens-Sedler19. La plupart de ces contributions témoignent de l’essor d’un nationalisme aux accents romantiques dès la fin du xviiie siècle. « La nature a donné la beauté des montagnes, l’amour de la liberté et un caractère fidèle. Ces traits constituent le génie national norvégien », écrit Enevold de Falsen en 179320. Sur le plan scientifique, sa proposition insiste sur les enseignements utilitaires et encyclopédiques : l’économie, l’histoire naturelle, les statistiques ne sont pas des disciplines suffisamment institutionnalisées à Copenhague, alors même qu’elles sont outils de l’éveil national. Le texte s’achève sur un appel ardent en faveur d’une « union sacrée, amicale et libre entre les deux royaumes jumeaux », espérant que la sagesse du gouvernement exaucera le vœu de l’opinion norvégienne21.
11Dès 1788, les doléances des états norvégiens sont présentées comme il se doit au souverain de facto en visite à Christiania : abolition de monopoles économiques, publicité des finances générales, condamnation de la tyrannie et développement de l’industrie nationale22… Le jeune régent Frederik, aux sympathies réformatrices, décide d’accéder à de nombreuses demandes économiques, telle que l’abolition du monopole danois du commerce du blé vers la Norvège. En revanche, il rejette la revendication universitaire, qu’il considère avec beaucoup plus de méfiance, comme toute demande concernant la mise en place d’institutions proprement norvégiennes23.
12Cela n’empêche guère les élites norvégiennes de se mobiliser, en 1793-1795 et en 1809-1811, pour faire valoir une revendication érigée désormais en cause nationale. Le premier épisode est initié à la faveur d’un débat public lancé par le pasteur Jacob Nicolai Wilse dans le journal local de Christiania : une invitation à soumettre au roi un plan académique norvégien, adressée à l’élite fortunée patricienne de Christiania, ville où se côtoient richesses privées et pauvreté publique ; il s’agit aussi d’une invitation faite implicitement au plus puissant représentant de cette élite, Bernt Anker24. La réunion, qui a lieu dans une résidence privée du Carré, décide de la mise en place d’un comité chargé de réaliser le projet universitaire : Bernt Anker et le juriste Ole Christopher Wessel (1744-1794) en sont les membres les plus éminents25. Le comité organise un concours, publié dans les journaux danois, norvégiens et allemands, afin de réunir les meilleures contributions programmatiques sur l’organisation de la future université.
13Parmi les 14 réponses, 3 programmes se détachent, qui reflètent diverses visions de l’idéal universitaire des Lumières : celle de l’homme de lettres norvégien, publiciste, employé de la chambre de commerce de Copenhague (Commercekollegiet) Christen Pram (1756-1821) ; celle du professeur Christian Ulrich Detlev von Eggers (1758-1813) ; celle de Tyge Rothe. Ces trois contributions prennent volontiers pour modèle l’université allemande de Göttingen, alors considérée comme la meilleure université européenne. Ici, les activités scientifiques et de nouvelles chaires (mathématiques, sciences naturelles, histoire et philologie) sont libérées de la tutelle théologienne. L’enseignement du droit tend par ailleurs à y surclasser les enseignements religieux. Plus spécifiquement, le baron de Münchhausen (1720-1797), fondateur de cet établissement, favorise un milieu théologien tolérant. Toutefois, les facultés de théologie conservent généralement une prééminence au moins honorifique, y compris à Göttingen, où « la puissante inertie du monde médiéval » continue d’irriguer les communautés académiques26.
14Les visions développées dans les contributions norvégiennes sont toutes sensiblement différentes de l’idéal universitaire traditionnel : soit une institution chargée de la formation d’une élite nationale, avec prédominance du droit et de l’économie (von Eggers) ; soit une institution élitiste et cosmopolite, consacrée aux sciences naturelles, où le droit, la philologie et la théologie n’auraient pas de place prééminente (Rothe) ; soit une institution démocratique, ouverte aux classes moyennes, y compris à ces individus qui ne se destinent pas au service de l’État27. Ce dernier projet, particulièrement radical, est défendu par le premier gagnant du concours, Christen Pram28. Mais les questions financières ont finalement raison de la détermination des participants. Une université idéale est un projet coûteux que les contributeurs privés norvégiens ne semblent pas en mesure de porter seuls : le refus du souverain danois, en 1795, paraît inévitable, même s’il est interprété à Christiania comme un refus politique29.
15Le second épisode de cette querelle est le résultat d’un mouvement similaire à celui des années 1790, mais dans un contexte de crise qui met à nu les intérêts profondément divergents entre l’élite patricienne, coupée de ses marchés étrangers, et Copenhague, qui fait le choix de l’alliance avec Napoléon contre la Grande-Bretagne en 1807. À cette date, une très officielle commission gouvernementale norvégienne (Regjeringskommisjon), comptant parmi ses membres Enevold de Falsen ou le comte Wedel-Jarlsberg, tente de pallier à l’isolement consécutif au blocus anglais. Mais il n’en est pas moins nécessaire de mobiliser la société civile pour fédérer les composantes du mouvement national naissant : à l’initiative de l’évêque Frederik Julius Bech, la SNV est ainsi fondée en 181030. Elle installe des filiales dans la plupart des villes du pays, et son but est affiché comme suit :
Ennoblir la mère patrie, notre Norvège, ses nombreuses richesses naturelles et ses dons généreux, en introduisant de nombreuses améliorations utiles et nécessaires dans l’agriculture, les exploitations minières et forestières, les pêcheries et l’élevage ; en augmentant et en démultipliant notre diligence dans nos industries domestiques ; bref, en stimulant chaque entreprise ingénieuse31.
16La revendication concernant la fondation d’institutions spécifiquement norvégiennes se radicalise un peu plus, sans impliquer ouvertement l’indépendance politique : la société patriotique s’organise comme une administration civile, devenant l’un des supports du gouvernement de la Norvège, et l’incarnation de la souveraineté nationale face à Copenhague32.
17La fondation d’une université norvégienne devient rapidement son projet-phare, exécuté selon une méthode analogue à celles employée quelques années plus tôt, mais avec une plus grande efficacité. L’idée d’une réactivation du débat universitaire en 1809 aurait germé dans le cercle musical de Paul Thrane. L’organisation d’un débat public sur la base d’un concours est assurée lorsque son fils, le marchand Johannes Thrane (1779-1841) et le maître de Bogstad, Peder Anker, proposent l’attribution d’un prix de 1000 riksdalers33 pour la meilleure contribution programmatique34 ?
18Le concours est remporté par un théologien, Nicolai Wergeland (1780-1848), qui publie un Mnemosyne à l’attention du roi Frederik VI, le priant de ne pas douter du loyalisme de ses sujets norvégiens, mais insistant sur la détermination de ces derniers à défendre une revendication ancienne et légitime35. La SNV parvient ensuite à mobiliser efficacement les élites locales et les différents groupes qui peuvent se poser en représentants de la nation. Société scientifique et littéraire autant que société patriotique, la SNV compte dès 1810 plus de 1 000 membres : bénéficiant d’un réseau local solide, elle se fait centre éditorial comme elle soutient les ateliers d’imprimerie. Mais son succès le plus éclatant est la souscription nationale invitant tous les citoyens éclairés à participer financièrement à la fondation de l’université : ainsi privé de l’alibi financier, politiquement affaibli, le roi danois doit se résigner à accepter la revendication norvégienne en septembre 1811.
19Celle-ci est le reflet de préoccupations identitaires, épousant les formes contemporaines de la participation politique, se manifestant successivement sous la forme de doléances au souverain absolu, d’initiatives prises par le pouvoir central, puis d’un débat politique hors des réseaux de gouvernement. Les nombreux programmes relatifs à la fondation de l’université montrent que dans l’esprit des contemporains, la liberté académique et la liberté nationale sont souvent deux aspects d’une même revendication : l’affirmation des droits ancestraux de la Norvège va de pair avec une réflexion pédagogique qui s’inscrit dans un contexte global de redéfinition épistémologique de la science au xviiie siècle. Les deux aspects sont profondément liés : la science doit être utilisée comme un outil pour améliorer les conditions de vie de la société. La théorie contemporaine de la connaissance donne aux applications des travaux empiriques une place centrale dans le dispositif d’investigation scientifique.
20Dès lors, l’histoire naturelle (zoologie, physique, chimie, botanique, géologie…) est sans aucun doute le champ scientifique qui bénéficie le plus du renouvellement des pratiques scientifiques36. Cette transformation de la culture scientifique européenne au xviiie siècle est encore renforcée en Norvège par la fortune des patriciens. Les marchands et grands propriétaires terriens de Christiania sont certainement en mesure d’exercer une influence notable grâce à leurs liens personnels à la Cour et au gouvernement, mais cette influence informelle n’est pas suffisante37. C’est dans leurs cercles que s’échangent et se propagent les idées nouvelles, et c’est grâce à leur soutien, conjoint à celui des fonctionnaires locaux, qu’est fondée la SNV, qui manifeste une volonté de moderniser le pays sur une base rationaliste, afin de promouvoir et garantir son autonomie.
21Peut-on déceler, dans ce projet, une référence directe à la liberté académique, telle qu’on la comprend aujourd’hui ? En réalité, non : sans doute s’agit-il encore, à la fin du xviiie siècle, d’une notion qui tranche avec les conceptions juridiques dominantes. Cela dit, la nature du progrès intellectuel est un problème constamment abordé, soit par l’évocation d’une éthique de la Science, soit à travers la valorisation des sociétés savantes et autres cercles éclairés, soit à travers l’esquisse d’une nouvelle organisation juridique universitaire. Chez les deux principaux gagnants des concours organisés entre 1793 et 1811, Pram et Wergeland, on trouve par exemple la volonté de répondre au défi d’une nouvelle organisation de l’enseignement supérieur. Comme Kant, les deux hommes de lettres appellent à fonder une institution moderne, libérée de la hiérarchie traditionnelle des facultés. Christen Pram préfère même parler d’école supérieure que d’université : il fustige notamment la division en facultés, qui a failli à son but originel en créant des rigidités disciplinaires, symboles de l’arriération des universités traditionnelles : « En est-il donc ainsi des filles de la sagesse ? Est-ce que les Muses doivent avoir des secrets l’une envers l’autre et des intérêts séparés38 ? » Quant à Wergeland, il propose explicitement la fondation de six facultés égales en dignité39.
22Mais la fondation de l’université norvégienne intervient dans un contexte matériel encombré, qui incite au pragmatisme. Comme on l’a vu, les concours doivent aussi déterminer si la société norvégienne est en mesure de porter la charge matérielle d’une académie nationale, et c’est d’ailleurs sur la base d’un argument financier que le régent a rejeté la demande norvégienne en 1795. En 1811, l’institution est finalement fondée grâce à l’adhésion de nombreux contributeurs de tout le pays40. En l’occurrence, l’argument financier est décisif pour le roi Frederik VI lorsqu’il promulgue, malgré ses réticences personnelles, le rescrit de fondation. Cette mobilisation, portée par le patriciat marchand, garantit l’acceptation formelle du projet par la monarchie danoise : elle est pourtant loin de suffire lorsqu’il s’agit de définir les modalités concrètes de cette fondation, dans lesquelles se joue réellement la définition du statut politique de l’université. Pour l’État danois, il est impensable de confier l’organisation et la gestion de la nouvelle institution à une entité privée comme la SNV qui a, au demeurant, montré sa dangerosité en tant que support d’une mobilisation nationale : le processus doit par conséquent se dérouler à l’intérieur du cadre administratif existant, c’est-à-dire être confié à la direction copenhagoise qui supervise l’ensemble des affaires scolaires de la monarchie.
23Mais face à une administration suspecte de passivité et probablement rétive à organiser une académie complète hors de Copenhague, Treschow, alors membre de la loge copenhagoise de la SNV et professeur à l’université danoise, demande au roi d’intervenir. Malgré son engagement réformateur dans le domaine pédagogique, le professeur de philosophie s’était distingué, dans les années 1790, comme l’une des voix les plus sceptiques à l’égard de la fondation d’une université norvégienne, essentiellement pour des raisons matérielles. C’est paradoxalement lui qui, de 1811 à 1824, devient l’un des principaux organisateurs de la nouvelle institution. Sur son conseil, Frederik VI décide de nommer une commission paritaire, spécifiquement dédiée à cette tâche, où le professeur joue un rôle de premier plan aux côtés d’autres protagonistes de la querelle de l’université (Wedel-Jarlsberg, Rothe), et qui est secondée à Christiania par une commission immobilière41. Cette commission universitaire de 1812 propose la création de huit facultés (droit, médecine, théologie, philosophie, mathématiques, sciences naturelles, histoire et économie politique), promettant de faire de l’académie norvégienne l’authentique communauté intellectuelle moderne que la plupart des philosophes européens appellent de leurs vœux. Dans ce projet, la faculté de philosophie est en effet divisée en cinq facultés : philosophie, sciences naturelles, mathématiques, histoire et philologie, économie42.
24Pourtant, lorsqu’elle ouvre ses portes en 1813, l’université norvégienne est une académie traditionnelle, avec seulement quatre facultés, et son organisation provisoire reprend largement les principes du fundats de 1788 à Copenhague. Il y a un faisceau de raisons pratiques, qui expliquent cette réussite mitigée du projet norvégien. Sous l’influence de Treschow, le plan de la commission universitaire est accepté par le roi en 1812, mais il se heurte à la dure réalité, c’est-à-dire l’impossibilité de recruter les 25 professeurs pour les huit facultés qui sont prévues : jusqu’à la mise en place officielle d’une loi fondamentale académique en 1824, l’improvisation domine, et des dispositions provisoires régissent le fonctionnement de l’académie. En 1813, celle-ci ne compte que six enseignants, dont cinq professeurs pour 18 étudiants. Malgré les avantageuses conditions proposées aux enseignants (salaires élevés, logements gratuits), les difficultés de recrutement sont réelles et le contexte troublé des années 1813-1815 limite les ambitions d’une académie en phase avec les aspirations réformatrices du siècle43.
25En janvier 1814, un autre événement bouleverse la facture du projet universitaire. Après que la Norvège est formellement livrée par Frederik VI à la Suède aux termes de la paix de Kiel, l’élite de Christiania choisit majoritairement le parti de l’indépendance sous la direction du prince-héritier danois Christian-Frederik (1786-1848). Les professeurs sont alors vite sollicités pour participer au nouveau gouvernement norvégien. Parmi les six premiers enseignants nommés, trois sont ainsi élus à l’assemblée constituante et un quatrième, Niels Treschow, participe à la première session extraordinaire du Storting à l’automne 1814, avant de rejoindre le gouvernement44. Quant à l’honorable Georg Sverdrup, il préside l’assemblée constituante d’Eidsvoll. Parmi les membres de cette assemblée, et bien qu’il ne soit pas professeur, on retrouve enfin le pasteur Nicolaï Wergeland. Les protagonistes de ce débat sont donc aux avant-postes des événements politiques de 1814. Quant aux professeurs restants, quand bien même ils ne s’associent pas directement aux intrigues politiques, ils ne manquent pas de s’exprimer publiquement à leur sujet et de scruter leur déroulement avec la plus grande attention45.
26En 1814, la politique s’impose surtout à l’université en ce que celle-ci devient alors la seule institution académique du pays. Il ne s’agit donc plus tant de promouvoir une académie des Lumières que de donner une armature au nouvel État en formant des fonctionnaires. Pressés par cet ensemble de contraintes, les concepteurs de l’université, désormais regroupés dans l’administration intérimaire de la nouvelle autorité politique (opplysningskomiteen), renoncent à une académie de facultés égales en dignité pour se rallier sans trop d’états d’âme à la traditionnelle hiérarchie des facultés : ils nomment le nombre de professeurs requis dans le plan de 1812 pour les trois facultés supérieures. Quant à la faculté de philosophie, elle est provisoirement conçue comme un espace pour les professeurs en sciences et humanités, non affiliés aux autres facultés, en attendant une hypothétique réalisation du plan de 1812, qui en réalité ne voit jamais le jour46.
Les conditions juridiques de la libre pensée (1815-1845)
27La notion contemporaine de liberté académique est largement le résultat de l’apparition de nouvelles pratiques scientifiques qui favorisent en premier lieu une contestation de la tutelle religieuse sur la vie universitaire. Cette contestation n’est pas toujours directe, ni radicale, mais elle aboutit à la genèse d’un modèle universitaire très différent de celui qui s’est développé depuis le Moyen Âge, et qui influence considérablement l’histoire ultérieure de l’enseignement, à défaut d’être immédiatement mis en œuvre en 1813 : la Nation se substitue à l’Église et les écrivains éclairés voudraient que les sciences empiriques se substituent pareillement à la théologie dans la hiérarchie académique moderne. Ce changement de paradigme implique l’évolution des conceptions qui sous-tendent la liberté académique : de privilège médiéval garantissant l’autonomie juridictionnelle de l’Université, celle-ci devient d’abord une référence éthique se basant sur une nouvelle conception du droit, par opposition au corporatisme juridictionnel hérité du droit canon, désormais jugé inapte à honorer la cause de la Science.
28En 1795, Christen Pram estime, comme beaucoup d’autres en Europe, qu’une université norvégienne ne devrait pas être organisée comme juridiction distincte, et plaide au contraire pour un contrôle direct de l’État séculier, moderne et éclairé. L’inquiétude concernant la gestion de l’autonomie financière et administrative des universités est motivée par la volonté d’éviter la corruption et le népotisme au sein du corps enseignant47. Pour les hommes des Lumières, il faut aussi promouvoir une université ouverte sur l’espace public, et non un État académique refermé sur des privilèges juridictionnels. Pareillement, Treschow, qui joue un rôle direct, quoique souvent contrarié, dans la mise en place de la nouvelle institution, refuse l’idée d’un imperium in imperio : dans ses projets de fundats entre 1812 et 1821, il s’obstine à promouvoir une institution où les émoluments des enseignants seraient prélevés dans les caisses de l’État, comme pour les fonctionnaires ordinaires. D’un point de vue scientifique, si l’université de Christiania n’est pas l’académie éclairée dont rêvaient les philosophes du siècle dernier lorsqu’elle ouvre ses portes, elle n’en demeure pas moins une institution d’un genre nouveau, fondée à l’issue d’une mobilisation publique et nationale, parrainée et en partie financée par la plus haute autorité de l’État, mais aussi encadrée par le nouvel ordre constitutionnel : c’est ce cadre qui détermine la construction juridique de l’institution de 1814 à 1824. La Constitution prévoit déjà la vente des bénéfices ecclésiaux comme source de revenus pour l’université. Son article 106 évoque des revenus pour « le soutien du clergé et de l’éveil populaire », c’est-à-dire des revenus pour le ministère du Culte et de l’Instruction48.
29Cela étant, dès 1815, l’Université est entraînée dans un jeu de pouvoir complexe entre le souverain et le Storting, entre le ministre Treschow, le collège académique et les professeurs. En tant que première institution nationale, elle doit être protégée : le nationalisme apparaît souvent comme un moyen de protection de la liberté académique. Du reste, cette question est soulevée au printemps 1814, dès la rédaction de la Constitution. L’article 93 de la loi fondamentale prévoit en effet que les enseignants, aux côtés de quelques autres catégories de fonctionnaires, pourraient ne pas être de nationalité norvégienne, conformément aux traditions académiques antérieures. Mais à l’automne 1814, alors que se précisent les conditions de l’union avec la Suède, l’article est modifié de manière à éviter un coup de force du roi par l’intempestive nomination de professeurs suédois49. De 1814 à 1824, le corps universitaire est d’ailleurs préoccupé par l’absence de règlement académique définitif, méfiant à l’encontre du puissant voisin suédois, et plutôt loyal envers l’ancienne métropole danoise. L’Université royale de Frederik (Universitas Regia Fredericiana), selon sa dénomination officielle, refuse d’ailleurs de changer de nom, même lorsque celui-ci est interprété par Charles-Jean comme un acte de défiance50.
30L’importance de l’enjeu se manifeste également dans la nomination, à la tête de l’université, d’un chancelier et d’un vice-chancelier (prokansler) le 17 novembre 1814, quelques jours après l’intronisation de Charles XIII. Le chancelier est, sur le plan juridique, la courroie entre le collège académique et le gouvernement du roi : or, le choix du souverain se porte sur son gouverneur général et chef de l’armée en Norvège entre 1814 et 1816 (qui est, en outre, l’un des aristocrates les plus puissants de Suède), le comte Hans Henrik von Essen (1755-1824). La nouvelle maison semble déterminée à garder un œil sur une communauté académique dont les membres ont été, et demeurent, les principaux acteurs de l’émancipation politique51. Pour la même raison, la nomination de l’évêque du diocèse d’Akershus, Frederik Julius Bech, au poste de vice-chancelier, soulève des critiques52. Bech apparaît comme un représentant typique de l’élite norvégienne des années 1780-1810 et de son nationalisme éclairé. Il participe au débat public sur la question universitaire dès 1795, et il est l’initiateur de la fondation de la SNV en 1809 où il travaille de concert avec Treschow. Mais il est aussi dépeint comme un opportuniste, partisan versatile du despotisme éclairé ou de la souveraineté nationale, du roi Christian-Fredrik ou de la maison Bernadotte53.
31Conscients de la possibilité d’une remise en cause de leur position, les membres du collège académique prennent dès 1815 l’initiative de rédiger une proposition de règlement définitif, en étroite collaboration avec un comité parlementaire mis en place à Eidsvoll en 1814. Comme le rappelle le théologien Hersleb,
il est de la plus grande importance pour l’université, que son organisation générale soit établie dès que possible par la Loi ; il n’est en effet pas nécessaire de prouver que l’état d’indécision dans laquelle elle se trouve, et qui la met à la merci des circonstances aussi longtemps qu’elle ne dispose pas d’une organisation légale stable, ne peut de toutes les manières qu’être préjudiciable à cette fondation, qui est aussi l’une des plus importantes de l’État54…
32Mécontent de la teneur conservatrice de la proposition du collège académique, qui s’inspire largement du fundats copenhagois de 1788, le ministre Treschow rédige une proposition concurrente pour essayer de sauver ce qui peut l’être de l’ambitieux plan de fondation de 1812. Sa propre proposition se différencie radicalement de celle du collège académique car elle place l’université sous la responsabilité du roi et de ses exécutants : le gouvernement, le ministre du Culte, le chancelier55. Mais le parlement norvégien choisit de mettre de côté ce texte pour se rallier à la solution du collège académique. Achevée et votée en 1816, la proposition parlementaire n’obtient cependant pas la sanction royale : Charles XIII refuse certains articles qui concèdent à la représentation nationale des prérogatives financières à propos desquelles il estime qu’elles relèvent de sa souveraineté exclusive. Une nouvelle proposition est donc formulée en vue de la session de 1818, prenant en compte les objections de Charles XIII. Le souverain est légitime pour approuver la nomination du trésorier de l’université. Pour le reste, l’institution est placée sous la protection financière de la représentation nationale norvégienne, qui en garantit aussi l’intégrité scientifique (nombre de professeurs, cadre pédagogique et attributions disciplinaires) : toutes les autres dispositions réglementaires sont dévolues à l’administration universitaire. Mais le nouveau texte est refusé par Charles-Jean, sacré à Trondheim en 1818, officiellement davantage pour des raisons de forme que pour des raisons politiques, mais le rejet n’en éveille pas moins une grande irritation dans le milieu parlementaire56.
33Le gouvernement reprend donc la main sur le Storting, qui ne se réunit pas avant 1821. La nouvelle suggestion est essentiellement le fait du ministre Treschow, en accord avec le souverain : le règlement est réduit de plus de moitié (71 articles disparaissent), et contrairement aux propositions précédentes, où le rôle du Parlement était central, de nombreuses dispositions concrètes relatives à l’organisation et aux activités internes de l’université ne sont pas mentionnées, afin de répondre aux souhaits du roi qui, officiellement, désire éviter l’adoption d’un texte surchargé d’orientations réglementaires57. Le refus de Charles-Jean doit priver le collège académique et le Storting de la possibilité de définir trop précisément les règles de fonctionnement de l’université, afin de mieux faire prévaloir son autorité, dans un contexte de raideur avec les élus norvégiens58. En affirmant sa préférence pour un cadre juridique général, il évoque la nécessité de pouvoir « modifier ou corriger certaines dispositions, selon le temps et les circonstances », et donc de laisser à son gouvernement la possibilité de mettre en œuvre des orientations provisoires59. Cet épisode a lieu dans un moment de tension entre les deux pays : citons l’abolition des titres de noblesse en 1821 par le Storting, contre le vœu du roi60 ; le différend financier entre le Danemark et la Norvège, consécutif à la séparation des deux pays61. Politiquement, le veto permet donc à la monarchie de faire pression sur le Storting. Mais cette proposition est essentiellement formulée par Treschow et elle s’inspire de la philosophie politique de ce dernier : si le Treschow des années 1780-1815 pouvait apparaître comme un réformateur pédagogique radical, soucieux de promouvoir une université moderne, ouverte sur l’espace social, celui des années 1821-1824 voit dans le pouvoir exécutif le garant de l’unité de la Science et du bon usage public de celle-ci62. L’autonomie universitaire, telle que défendue par le Storting ou le collège académique, n’est pas considérée par Treschow comme une garantie du progrès moral ou scientifique.
34Malgré de nombreux aléas procéduriers, le règlement de 1824 est finalement l’objet d’un compromis dont Treschow est partiellement exclu, selon le souhait du ministre Jonas Collett (1784-1862). Le texte est formellement présenté comme proposition royale, mais il reflète la volonté d’équilibrer les prérogatives respectives de l’assemblée parlementaire et du pouvoir exécutif. L’université conserve son nom originel ; les dignités de chancelier et vice-chancelier sont conservées, et leurs attributions précisées. La dignité de chancelier apparaît surtout comme une instance médiatrice entre le collège académique et le gouvernement, et son titulaire transmet chaque année un bilan scientifique et financier de l’université au roi. Le vice-chancelier est président du collège académique (confirmant son droit de suffrage décisif en cas d’égalité des voix lors des délibérations), lui-même composé des doyens choisis par les quatre facultés (théologie, droit, médecine, philosophie). Placée sous la protection du Storting, l’instance peut diriger l’université de manière autonome sur le plan scientifique : l’essentiel de cette autonomie consiste dans le monopole de l’attribution des titres académiques63. Le roi et son chancelier conservent toutefois un authentique pouvoir de décision, qui s’exerce sur recommandation du collège académique : la nomination des professeurs, à l’égal de tous les fonctionnaires. Mais si ceux-ci sont nommés par le roi, la Constitution les protège contre une démission imposée à la convenance du souverain, sans jugement ni procès. Les universitaires sont, de cette manière, personnellement indépendants du roi64.
35Face à une monarchie soucieuse d’assurer son emprise fragile, le Storting prend généralement le parti du collège académique, et n’hésite pas à invoquer la Constitution pour protéger les prérogatives de ce dernier face aux ambitions de Charles-Jean, dans un contexte européen qui peut d’ailleurs lui sembler opportun après 1819 et les décrets de Karlsbad dans la Confédération germanique. Mais si la genèse du fundats en 1824 est tributaire de ce jeu de pouvoir, la pratique de ce texte est déterminante pour comprendre comment l’université s’organise comme un espace de libre circulation des idées, sous la protection du Storting. De 1814 à 1824, les gouverneurs de Norvège, qui sont tous des aristocrates suédois, sont également chanceliers de l’université. Par la suite, la fonction est attribuée au vice-roi Oscar jusqu’en 1844 (date à laquelle il succède à son père), mais du fait de séjours épisodiques en Norvège, son usage est honorifique, prélude à sa disparition en 1845. Comme prévu par le statut de 1824, le vice-chancelier accapare les attributions normalement dévolues au chancelier65, si bien que la présidence effective du collège académique est finalement exercée par l’un des doyens pendant la majeure partie de cette période. La pratique de l’autorité universitaire se développe donc à l’abri des ingérences monarchiques directes.
36En 1828, Herman Wedel-Jarlsberg est nommé vice-chancelier (et chancelier par intérim), succédant à un Niels Treschow vieillissant qui n’a pas su imprimer sa marque à la fonction depuis la mort de l’évêque Bech en 182266. Cette nomination est suggérée par le gouverneur von Platen (1766-1829), peu suspect de sympathies nationalistes, mais qui juge que le comte Wedel-Jarlsberg, l’un des rares aristocrates norvégiens, est à même de garder un œil sur la communauté académique pour le compte du roi67. Chancelier en exercice en l’absence du vice-roi, gouverneur de Norvège à partir de 1836, Wedel-Jarlsberg favorise l’autonomie de l’université de Christiania. Bien que cette fonction ne soit pas rémunérée, son titulaire de 1828 à 1840 sait faire preuve d’initiatives bienvenues. Il choisit d’employer plusieurs professeurs susceptibles de rehausser le prestige scientifique de l’institution : à partir de 1829, l’historien Rudolf Keyser (1803-1864) ; en 1835, Anton Martin Schweigaard ; en 1839, le premier professeur de chimie Harald Conrad Thaulow (1815-1881), puis l’historien Peter Andreas Munch ; enfin, Johan Sebastian Welhaven est nommé lecteur (lektor) de philosophie en 1840.
37Certaines de ces nominations sont pourtant loin d’être consensuelles. La nomination de l’historien Munch est par exemple contestée par la majorité des professeurs de Christiania, qui lui préfèreraient l’éloquent Ludvig Kristensen Daa (1809-1877), ainsi que par certains membres de la DNS ; la nomination de Welhaven est encore plus hasardeuse, en partie à cause du rôle du jeune Bergensois dans les polémiques littéraires des années 1830, qui lui valent une sulfureuse réputation d’antipatriote, mais aussi du fait de résultats académiques plutôt médiocres. Comme on l’a vu, la plupart de ces individus (à l’exception de Rudolf Keyser et d’Harald Conrad Thaulow) sont les principales figures de ce parti informel, à l’origine coterie étudiante des années 1830, connu sous le nom de Cercle de l’intelligence, qui établit progressivement son hégémonie politique à partir des années 1840. En outre, dès 1828, avant même ces nominations, le comte Wedel-Jarlsberg s’investit énergiquement dans le développement de l’autonomie matérielle de l’établissement académique, alors que sont présentées les premières esquisses des nouveaux bâtiments : il met en œuvre la première phase de construction des bâtiments lorsque le Storting accorde un financement en 1839, et conduit l’affaire avec autorité68. Par conséquent, les fonctions de chancelier et de vice-chancelier font l’objet d’une pratique sensiblement différente sous le mandat de Wedel-Jarlsberg, qui s’en sert pour débusquer les nouveaux talents de la jeunesse académique69.
38Cette divergence est parfaitement constatée par le gouvernement lorsque celui-ci évoque la nécessité d’une nouvelle réforme en 1839. Cela étant, l’enjeu réside amplement dans la définition de nouveaux critères de scientificité, et dans une réforme globale de l’instruction en Norvège. Pendant les cinq années qui précèdent la présentation de la réforme, les instances de l’université (collège académique et facultés) sont associées et consultées, par exemple lors de la réunion de réunions générales des enseignants en 1841-1842. Contrairement à la situation qui prévalait en 1817-1824, où la formulation d’une loi académique était en partie l’otage d’un jeu de pouvoir, les institutions académiques parviennent à participer plus activement à une réforme dont elles esquissent les contours. La fièvre nationaliste des années 1820 semble alors bien lointaine, mais l’affaire n’en est pas moins conflictuelle, cette fois pour des raisons scientifiques. La réforme de 1845 porte sur la modification de 18 articles et la suppression totale ou partielle de 19 articles70. Si le collège académique souhaite maintenir la fonction de chancelier, il ne peut empêcher sa suppression, de même que celle de vice-chancelier, dans la nouvelle loi académique, conformément aux souhaits d’un gouvernement qui veut se délester de charges protocolaires. Cette évolution ouvre la voie à un dialogue direct avec les autorités politiques nationales : d’une part, le ministère du Culte et de l’Instruction, qui accroît son emprise directe sur l’université en devenant moins dépendant du pouvoir royal ; d’autre part, le Storting, qui semble toutefois plutôt bien disposé à abandonner au gouvernement les affaires universitaires après la mort de Charles-Jean en 1844. Les conditions de la libre pensée académique sont donc réunies lorsque l’université parvient à jouer de cette opposition entre le roi et le Storting pour se rapprocher alternativement de l’autorité publique la plus conciliante à son endroit.
L’université, outil de modernisation sociale : le rôle du Cercle de l’intelligence
39Entre 1793 et 1824, quelles que soient les positionnements politiques, rares sont ceux qui souhaitent la perpétuation des traditions médiévales : la plupart soutiennent la mise en place d’une institution d’État non corporatiste. Par conséquent, la liberté académique n’équivaut pas à la création d’une autonomie juridictionnelle, mais à la mise en place d’un dispositif protégeant l’université des incursions du pouvoir politique, pour lui permettre la régulation des distinctions académiques selon des critères scientifiques, établis par des professeurs qui sont des serviteurs impartiaux de l’État. Si l’université n’est pas exactement cette académie d’éveil populaire que Pram appelait de ses vœux en 1795, elle devient une institution ouverte sur la vie sociale. À ce titre, elle est aussi le principal agent de la modernisation culturelle dès les années 1830-1840.
40La réforme de 1845 manifeste un changement de génération dans la vie politique, mais elle modifie aussi les conditions de la vie intellectuelle. Pour saisir la portée de ce changement, il convient de revenir sur les pratiques universitaires des 30 premières années de l’institution. L’université est alors une institution de formation des serviteurs de l’État, groupe peu nombreux, mais socialement et politiquement dominant. Les savoirs académiques classiques sont les principaux attributs de cette dominance, légitimée par un cursus d’inspiration néo-humaniste, où les langues tiennent une place prépondérante. La première rencontre des étudiants avec l’université est l’examen artium, où l’épreuve reine est le latin. Les mathématiques, le grec, la religion, l’histoire, la géographie, l’allemand et le français sont obligatoires, tandis que l’hébreu y est facultatif. Le second examen universitaire (anneneksamen) est également commun à tous les étudiants désireux de se présenter à l’examen de fonction publique en théologie, philologie, droit ou médecine : il s’agit d’un examen de transition généraliste qui comprend jusqu’en 1845 la philosophie, la mathématique, l’astronomie, l’histoire naturelle, l’histoire, le grec, le latin (à quoi les futurs théologiens doivent ajouter l’hébreu).
41Le principal stratège de cette pédagogie est le professeur Georg Sverdrup, rival intellectuel de Treschow, partisan convaincu d’un modèle éducatif inspiré de l’université de Göttingen au xviiie siècle : professeur en langues classiques, puis en philosophie, directeur du séminaire de philologie fondé en 1818 et bibliothécaire en chef, Sverdrup cumule alors des positions qui lui assurent une influence prépondérante dans l’organisation des enseignements, à quoi il faut ajouter un ascendant personnel considérable au sein du Storting. Pour Sverdrup, l’importance des langues classiques tient dans leur valeur pédagogique : la difficulté d’un apprentissage qui défie les capacités des élèves, affine leur compréhension, leur goût, leur habileté à juger, à s’exprimer et à formuler l’intérêt général. La formation du caractère moral et individuel (Bildung) s’effectue ainsi par un cheminement en trois stades : l’expérience ressentie du monde, la compréhension du monde, la raison morale71. Cette éthique légitime la formation commune de tous les étudiants, futurs fonctionnaires, pendant les deux premières années de leur cursus. Les universitaires s’estiment les mieux placés pour administrer l’intérêt général, sans esprit partisan, en toute indépendance : en d’autres termes, les professeurs-politiques se représentent eux-mêmes comme un groupe qui, de par sa formation intellectuelle, ne dispose pas d’intérêts autres que ceux de la nation.
42La réforme de 1845 manifeste toutefois l’émergence d’une nouvelle génération, utilitariste, soucieuse de rompre avec la dominance des savoirs classiques, pour renouer plus directement avec le projet scientifique des Lumières, mettant à l’honneur les savoirs appliqués. Nommé à la chaire de statistiques et d’économie politique en 1840, Schweigaard rattache cette nouvelle discipline à la faculté de droit et met un terme à un long débat sur la place de l’économie et des sciences camérales au sein de l’université72. À partir de 1845, il est le chef de file de l’élite académique au Storting, et exerce une influence décisive sur la politique parlementaire jusqu’en 1869. Stang est pour sa part professeur de droit, puis ministre de 1845 à 1880. Formulé dans les années 1830-1840, le projet modernisateur du Cercle de l’intelligence fait l’objet d’un consensus large jusque dans les années 1870 : il s’agit de créer une société économiquement intégrée dans un cadre national homogène, notamment en développant les moyens de communication, mais aussi une instruction primaire standardisée. Proche de la philosophie sociale d’un Guizot, le projet national du Cercle reprend largement à son compte le propos utilitariste du siècle des Lumières, un temps éclipsé par l’influence de l’idéalisme kantien et du néo-humanisme au début du xixe siècle : les statistiques, l’économie politique, les sciences naturelles ou camérales, la technologie sont, à des degrés divers et sous diverses formes, les principaux moteurs de l’émancipation du pays. Le Cercle porte ainsi la même ambition que ceux qui, en 1770-1810, envisageaient de fonder en Norvège l’université la plus moderne d’Europe, sans pour autant bouleverser l’organisation des facultés73.
43Vanté par Schweigaard, le libéralisme économique est la boussole de l’action publique de Frederik Stang lorsque ce dernier devient ministre à partir de 1845. Le juriste profite de la fondation d’un ministère de l’Intérieur (Indredepartementet) en 1846, qu’il est le premier à diriger : la plupart des administrations stratégiques (voies de communication, administration médicale, poids et mesures, assurances, communes, statistiques, postes…) sont placées sous sa responsabilité, et il initie une vaste réforme de l’administration, à partir d’un ministère s’imposant comme le principal outil de la modernisation nationale, et bousculant une bureaucratie traditionnelle encore rétive à accepter une expertise de nature technocratique, notamment pour l’administration médicale et pour l’administration scolaire74. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’importance de la réforme universitaire de 1845, qui consiste à moderniser les enseignements afin de répondre aux besoins réels du pays.
44Dans sa dimension pédagogique, le débat est formellement lancé par la publication en 1832 d’un article de Schweigaard, qui propose de limiter l’influence des études classiques dans l’enseignement secondaire et supérieur, au profit des études scientifiques75. Au nom d’une nécessaire rupture avec les reliquats archaïques de la pédagogie néo-classique, le principal argument invoque une critique systématique des procédures intellectuelles conservatrices, qui caractériseraient l’érudition classique.
L’assertion selon laquelle toute éducation authentique ne peut que reposer sur les fondements classiques de la culture a ainsi perdu depuis longtemps toute vraisemblance et toute signification, et toute cette institution ne semble plus être que l’image évanescente d’une époque révolue. Lorsque la contrainte politique et cléricale constituait un obstacle au développement libre de l’esprit ; lorsque la prééminence de la théologie et le formalisme étroit de la scholastique réduisaient les possibilités d’une ambition libre de tout jugement76…
45Pour Schweigaard, l’introduction des sciences naturelles dans les programmes scolaires à la place des langues classiques est un impératif social77. Cependant, dans les années 1830, les soutiens ou défenseurs publics de la culture classique sont encore influents, à l’image de Sverdrup, du professeur de théologie Svend Borchmann Hersleb, du professeur de grec Frederik Ludvig Vibe (1803-1881) ou du recteur de l’école épiscopale de Trondheim, Fredrik Moltke Bugge (1806-1853), qui siège aux côtés de Schweigaard dans la commission scolaire de 1839. Plus généralement, les philologues classiques et les théologiens sont ceux qui occupent la plupart des postes d’enseignants et de recteurs dans les écoles savantes et latines. Cela dit, la réforme universitaire de 1845 est une victoire pour les réalistes : si le latin conserve sa place comme langue universitaire pour l’examen artium, les langues classiques et l’histoire sont supprimées du corpus des disciplines obligatoires du second examen universitaire, dont les critères sont revus, au bénéfice des sciences naturelles, avec le soutien du Storting78. À ce sujet, les facultés sont consultées, mais elles sont profondément divisées, et c’est l’influence déterminante de Schweigaard au Storting qui assure le vote d’une réforme changeant le rôle de l’université comme institution nationale. De 1845 à 1869, l’université est toujours une institution de formation des serviteurs de l’État, mais sur des bases pédagogiques et scientifiques nouvelles : réorienter les universitaires vers le monde réel, proclamer la fin de « l’ère de la latinité » ou des « systèmes philosophiques abstraits » sont autant de gestes qui montrent une volonté de consolider le rôle des élites académiques dans la vie sociale comme des administrateurs technocratiques de l’intérêt général.
Contestation étudiante et vie littéraire : la DNS, espace de liberté politique ?
46Comment cette évolution utilitariste affecte-t-elle les usages de la littérature dans l’espace académique ? À l’exception des cours de Sverdrup, qui mettent l’accent sur les humanités classiques, la littérature se pratique surtout dans un cercle héritier des formes de la sociabilité du siècle précédent. Alors que la Société norvégienne à Copenhague est dissoute en 1812, la Société norvégienne des étudiants (DNS) est fondée par 17 des 18 premiers étudiants inscrits, le dimanche 2 octobre 1813. Au départ modeste, elle profite du retour des étudiants norvégiens de Copenhague, mais elle n’a pas encore de locaux propres ; elle mène dès lors une existence nomade dans des habitations privées. Sa priorité est l’acquisition de commodités matérielles : meubles, chaire, livres, service à thé et produits alimentaires79. Les membres de droit de la DNS sont tous « les citoyens/bourgeois académiques de l’université norvégienne80 », ce qui inclut également les professeurs, au moins à partir de 1818. La société passe du statut de club étudiant privé et confidentiel à celui d’une organisation plus large ayant vocation à représenter l’ensemble des étudiants. Pour autant, l’inscription, qui implique une participation financière non négligeable, se fait sur la base du volontariat. La DNS n’achève la construction d’un siège propre qu’en 1861, dans la rue de l’Université, perpendiculaire à la rue Charles-Jean.
47En 1818, la DNS se dote de statuts officiels précisant que « son but est d’élargir la culture intellectuelle et l’esprit de fraternité parmi ses membres, par des activités savantes et distrayantes81 ». En dépit de conditions rudimentaires, elle s’organise d’ailleurs selon une structure hiérarchisée. Il s’agit de favoriser l’esprit de corps, en instaurant un cadre normatif susceptible de canaliser les passions de jeunesse pour responsabiliser la future élite du pays. Pourtant, malgré les tentatives de promouvoir l’usage d’un uniforme, la DNS est davantage l’épigone des salons et clubs littéraires de la fin du xviiie siècle que des corporations et autres « nations étudiantes » de l’époque moderne. Ici, l’esprit de corps académique se développe dans un cadre qui imite les formes de la vie parlementaire82. Les participants délibèrent sur des propositions, adoptent des résolutions confirmant, amendant ou rejetant ces propositions, de la même manière que le ferait une assemblée d’égaux : la DNS est une organisation qui promeut une pratique collective démocratique, puisque ce sont les étudiants et membres qui en sont « le peuple souverain ». Enfin, sa gazette manuscrite, la Samfundsbladet, sert de moyen de communication interne ou de diffusion du débat dans l’espace public83.
48Le premier article de ses statuts dit l’importance d’une camaraderie basée sur des causeries littéraires et savantes : la littérature se pratique sous la forme d’exercices déclamatoires, de dissertations philosophiques et des lectures érudites. Au moment de leur inscription à l’université, les étudiants promettent fort sérieusement de se tenir à l’écart de toutes frivolités, aussi longtemps que durent leurs études. « Si nous voulons porter la marque profonde de la Déesse Splendeur, qu’ici tous nous admirons et cultivons, alors son image doit se glisser continuellement dans nos yeux, avec plaisanterie autant qu’avec sérieux, dans la salle de réunion parmi notre cercle d’amis84…» La DNS se perçoit comme un lieu d’édification intellectuelle complémentaire de l’université, où les enseignements qui doivent éduquer le goût, l’amour du Beau et du Vrai, ne sont pas encore pléthore85. Elle a certains attributs du salon littéraire, et ses discussions couvrent déjà des domaines et des genres variés, comme la peinture et la musique. La méditation philosophique semble dominer, mais elle n’exclut pas les déclamations poétiques, humoristiques ou anecdotiques : citons par exemple
la valeur du divertissement intellectuel ; fragments à propos de la dernière guerre entre la philosophie et l’amour ; la philosophie est-elle à même de créer le bonheur de l’humanité, sans le secours de la religion86 ; quel est le but de la DNS et comment pouvons-nous l’atteindre ; les duels doivent-ils être autorisés ; quelques mots à propos du thé et du café87…
49Les causeries étudiantes prennent une tonalité plus érudite au début des années 1820. Les dissertations portées à la connaissance de l’association sont fréquemment rédigées en latin, l’usage de la langue de Virgile étant encouragé par le collège académique88. Cependant, cette sociabilité latinisante paraît assez éloignée du modèle du salon littéraire classique, où la conversation entre personnes cultivées porte davantage la marque du dilettantisme que celle d’un académisme austère. Pour Fredrik Wallem (1877-1945), principal chroniqueur de l’histoire de la DNS, c’est la raison pour laquelle, très rapidement, l’association se trouve confrontée à des problèmes disciplinaires. Il évoque ainsi une atmosphère ennuyeuse qui gagne progressivement la confrérie et pousse les étudiants à trahir Minerve pour Dionysos : le thé est remplacé par l’alcool, et les punchs étudiants deviennent une tradition joyeusement entretenue ; les jeux de hasard deviennent aussi une activité courante. En 1824, année où le premier fundats entre en vigueur, des réformes disciplinaires sont donc envisagées.
50La discipline étudiante n’est pas absente, loin s’en faut, des préoccupations du collège académique et des autorités politiques. La question est amplement mentionnée dans le fundats de 1824, faisant en cela écho aux préoccupations de ceux qui, trente années auparavant débattaient déjà du problème de la moralité étudiante et de la nécessité de choisir avec circonspection la ville la plus appropriée au développement d’une sociabilité académique civilisée.
Conserver l’incorruptibilité du jeune innocent est un dessein qui a […] des chances de réussir dans un lieu où la fréquentation prolongée d’hommes éduqués et issus de différents états lui permettra d’aiguiser son regard sur la nature humaine, plutôt que dans un lieu où son étude ne trouvera pas de prolongement sans la fréquentation de ses semblables89.
51Pour le collège académique, l’enjeu consiste donc à pouvoir influencer la vie et les mœurs de la jeunesse étudiante, âgée de 16 à 21 ans : l’autorité universitaire est la première responsable du maintien de « l’ordre, du calme et de la moralité académique90 ». À cet effet, chaque étudiant reçoit, au moment de son inscription, un exemplaire des lois académiques. Mais celles-ci restent très générales et ne s’accompagnent pas d’interdictions concrètes91.
52Ce contexte impose à la DNS de mieux encadrer la vie collective des étudiants, tout en faisant place aux épanchements festifs. De 1824 à 1829, la direction prend l’initiative d’une série de réformes pour restituer à Minerve la place usurpée par Dionysos : il est notamment décidé d’autoriser les réunions quotidiennes des membres, et non plus seulement deux jours par semaine comme c’était jusqu’alors le cas. La société est une arène où l’idée d’une fraternité entre égaux tend à remplacer la hiérarchie patriarcale. Idéalement, elle fournit un cadre solide pour la promotion d’une masculinité adulte et responsable. La création d’une salle de lecture, et l’interdiction des jeux de cartes sont deux éléments-clés dans les propositions de réforme ; pour les étudiants, elle donne un attrait plus grand à la perspective d’une adhésion à la confrérie étudiante : des abonnements à un grand nombre de revues, norvégiennes, danoises, françaises, allemandes et anglaises sont ainsi souscrits92.
53L’apparente sévérité du contrôle social à Christiania, au sein d’un espace académique réduit n’empêche pourtant pas un essor des affaires policières liées à l’indiscipline étudiante :
Le plus grand trouble à l’ordre public était le fait d’étudiants excités qui, venant en guildes, avinés, s’autorisaient d’audacieux spectacles nocturnes qui perturbaient le consciencieux sommeil des honnêtes gens, exactement comme le faisaient les confréries des petites villes universitaires allemandes93.
54L’association reste donc tiraillée entre le désir de certains adhérents de promouvoir une sociabilité étudiante raffinée, et le besoin d’une sociabilité plus festive. La question de la morale étudiante marque profondément les débats internes de la société étudiante à partir des années 1820, et elle peut se résumer à une confrontation entre deux idéaux de masculinité : d’une part, la tempérance, la responsabilité, l’élévation spirituelle, l’amour de l’art et de la science, et l’ennoblissement des mœurs ; d’autre part, la liberté, l’immodération et la volonté de promouvoir une sociabilité étudiante basée sur des festivités joyeuses, voire débridées, impliquant la consommation d’alcool, de tabac ou la pratique des jeux de hasard.
55Loin de résoudre ce dilemme, les réformes entreprises à partir de 1824 n’empêchent pas davantage la multiplication des différends personnels94. Dans ces attaques, l’immoralité supposée de certains comportements est invoquée pour rendre possible une exclusion de la confrérie :
C’était dans l’air du temps que d’être pointilleux à l’égard de son honneur personnel, et comme les étudiants norvégiens ne pouvaient pas se défier mutuellement à l’aide de pistolets, à l’instar de leurs grossiers comparses germaniques, ils utilisaient la seule arme autorisée, les attaques verbales dans l’arène de la confrérie et peut-être parfois, les attaques à coups de poings à l’extérieur de celle-ci95.
56Ces échappées impliquent généralement des factions entières, chaque opposant prenant soin de réunir ses amis pour donner plus de poids à sa plainte et pour s’assurer du soutien des autres membres de la DNS. Celle-ci est donc instrumentalisée pour mettre en scène ou résoudre des conflits privés : la confrérie n’est pas tout à fait un forum de débat littéraire ; elle est comparable à une petite société politique dont les règles et les procédures sont strictement codifiées, et où peuvent se croiser inquiétudes morales, controverses littéraires et rivalités individuelles. Or, cette situation peut aisément ouvrir la voie à une politisation des pratiques littéraires après 1824 : l’association étudiante devient un lieu d’expression publique au sein d’une université dont elle est formellement indépendante.
57Comment la royauté réagit-elle face à l’émergence d’un espace potentiel de désordre dans le giron de l’université ? L’intervention personnelle de Charles-Jean dans les questions de discipline académique a lieu en 1820, lorsque cinq membres de la DNS envoient une requête au souverain, alors que les principaux acteurs politiques tentent de définir la place de l’université dans l’écheveau institutionnel du nouvel État. La missive demande solennellement l’autorisation et la sanction royale à la décision de la DNS d’introduire un uniforme étudiant96.
58Les partisans d’un uniforme invoquent également des raisons pratiques : s’exonérer des aléas de la mode et s’épargner également des dépenses non négligeables. Dernier argument : de nombreuses universités étrangères, parmi lesquelles celle d’Uppsala, ont adopté un costume similaire. Cette demande montre la volonté de certains étudiants de promouvoir une sociabilité solennelle, plus proche du corporatisme des nations étudiantes traditionnelles que de la sociabilité éclairée des clubs littéraires et savants du xviiie siècle :
Une redingote noire, taillée selon une coupe contemporaine, deux rangées de boutons, avec un double col de coton noir relevé, dont les bords seront brodés d’une branche d’olivier en soie, verte ou bleue ; les manches en coton noir, avec des petites broderies de soie en feuilles d’olivier. Une chemise blanche, mais pas à usage quotidien. Une culotte noire, ou bien un long pantalon garni d’une bande de coton noir. Couvre-chef : coiffe décorée d’une cocarde nationale97.
59Sans surprise, Charles-Jean, ancien maréchal d’Empire, accepte avec enthousiasme la requête des étudiants, estimant que l’usage de l’uniforme parmi les étudiants est propice au règlement des problèmes de discipline et au renforcement du loyalisme98. Le costume est donc autorisé, mais contre le souhait du collège académique et du gouvernement norvégien qui refusent que les étudiants deviennent un corps spécifique. Pour cette raison, il ne devient jamais obligatoire : son usage demeure exceptionnel, et il finit par tomber en désuétude.
60Dans un moment de recrudescence nationaliste contre les ingérences suédoises, cette tentative d’appuyer la transformation de la DNS en corporation loyaliste tourne court, et elle est révélatrice du souci que la communauté académique montre pour maintenir une autonomie morale et politique réelle de la communauté universitaire face à la royauté. Dans les années qui suivent, cette aspiration trouve l’occasion de s’exprimer de façon plus dramatique, opposant directement les représentants du roi contre les étudiants les plus nationalistes dans l’espace de la ville : autrement dit, les problèmes disciplinaires de la communauté étudiante rejoignent dans certains cas une revendication politique, prolongeant la lutte que se livrent alors le Storting et le souverain. C’est le choix de la fête nationale qui devient l’enjeu d’une querelle dans laquelle la DNS est, bon gré mal gré, entraînée.
61En 1824, à l’occasion du dixième anniversaire de la loi fondamentale norvégienne, le premier directeur de la DNS, George Fredrik von Krogh (1802-1841), propose de célébrer l’événement, quelques semaines après que le prince-héritier Oscar devient délégué de l’autorité royale en Norvège. La proposition rencontre très vite un grand enthousiasme dans de nombreux cercles de la capitale, y compris au sein de la représentation nationale. Face à ce succès, le nouveau vice-roi, au nom de son père, fait convoquer les représentants de la société étudiante le 16 mai 1824, veille de la célébration, pour leur faire part de son mécontentement : il estime en effet que la célébration peut tout aussi bien être interprétée comme un acte de défiance envers la nouvelle dynastie, étant donné que le 17 mai est aussi le jour où le prince danois Christian-Frederik a reçu la Couronne de Norvège99.
62Charles-Jean estime que la constitution de 1814 n’est entrée en vigueur qu’en novembre 1814, lorsqu’elle a été amendée afin de permettre l’union monarchique avec la Suède : l’annulation des festivités est demandée, ce que la DNS refuse dans un premier temps. Un compromis est trouvé : le roi parvient à limiter la célébration, en imposant des festivités confinées dans les cercles de la DNS et des autres sociétés privées désireuses de participer. Bref, il s’agit d’une célébration non publique, sans éclat100. Pour la royauté, il est de la première importance de ne pas laisser les étudiants manifester dans l’espace public une célébration nationaliste. Pourtant, reconduite systématiquement les années suivantes, elle tend à devenir de plus en plus populaire hors de la DNS, y compris en dehors de Christiania, et bénéficie de l’indulgence maladroite du gouverneur Sandels, qui autorise la manifestation à la suite de ce qui paraît être un malentendu avec le roi en 1827101. Or, la position de Charles-Jean sur la question n’a pas changé : le souverain refuse fermement toute célébration officielle du 17 mai comme fête nationale.
63En revanche, à l’occasion de l’anniversaire de l’union avec la Suède le 4 novembre de la même année, la représentation à Christiania d’une pièce aux accents loyalistes (Fredsfesten – Foreningen : La Fête de la Paix – l’Union), écrite par le fondateur suédois du théâtre local, Johan Peter Strömberg, est copieusement sifflée par une assistance où les étudiants ne sont pas les moins audacieux. Le gouverneur Sandels est révoqué, remplacé par le comte Baltzar Bogislav von Platen de 1827 à 1829, qui est clairement nommé avec pour mission d’étouffer les velléités nationalistes en Norvège102. En avril 1828, la DNS vote à l’unanimité sa décision de célébrer le 17 mai, mais les fortes pressions de la part de certains professeurs récalcitrants ont raison de l’enthousiasme étudiant : le 17 mai 1828 ne fait pas l’objet d’une grande célébration et ce non-événement provoque la colère sourde des étudiants nationalistes, qui annonce une confrontation plus franche. Celle-ci intervient le 17 mai 1829, lorsqu’une manifestation spontanée des habitants de Christiania, à laquelle les étudiants nationalistes prennent activement part, est dispersée par la cavalerie sur la Grand-Place. L’épisode, érigé par la postérité en grand moment de la mythologie nationaliste, est connu sous le nom de « Bataille de la Place du Marché » (Torvslaget) et donne même lieu à une investigation officielle sur le rôle de la DNS dans ce qui est alors considéré comme un trouble grave à l’ordre public, et qui vise particulièrement le poète Henrik Wergeland, réputé frondeur et personnellement mis en cause103.

Reimers Hans Eriksen, Torvslaget 17. Mai 1829, Bataille de la place du Marché le 17 mai 1829.
Byhistorisk samling, Oslo Museum (Photographe inconnu, Musée de la ville d’Oslo). Licence : Creative Commons 3.0 (CC) BY-SA.
64Le radicalisme politique de certains, avec son lot d’invectives, est une réalité dès les années 1820. Il est aussi source d’inquiétude et contribuerait, comme les bacchanales étudiantes, à une désaffection envers l’association autour de l’année 1830104. Selon l’étudiant en théologie Peter Andreas Jensen (1812-1867), originaire de Bergen, l’accalmie politique et l’assouplissement disciplinaire permettent a contrario d’attirer de nouveaux membres.
On a le droit de sourire quand on voit que les moyens affectés au quotidien de la DNS furent un billard et, peu après, l’introduction de jeux de cartes et autres jeux de hasard légaux dans ce pays, pour un essai de quelques mois. Cela, combiné à la suppression des droits d’entrée, la perspective d’une diminution du contingent payable avec l’augmentation éventuelle du nombre d’adhérents, une application raisonnable des règles d’endettement de la DNS et enfin, la sage passivité du gouvernement à l’égard de l’affaire du 17 mai, il est vrai apaisée, tout cela a réellement permis à ouvrir l’accès à la DNS après la promotion à l’artium de l’année 1831, si bien que celle-ci compte alors une centaine de membres. Parmi lesquels se trouvent plusieurs qui se distinguent par leur talent et leur intérêt à l’endroit des affaires de l’association, y compris parmi les plus jeunes105.
65Pendant cette période, la DNS demeure le centre d’un milieu où l’échange esthétique repose volontiers sur la satire ou la caricature. En particulier, l’épisode hautement symbolique de la « Bataille de la Place du Marché » donne lieu à l’élaboration de diverses représentations parodiques, autant de croisements entre le jeu artistique et le geste politique. Abondante, l’iconographie de la journée du 17 mai 1829 représente toujours l’événement en s’appuyant sur des motifs similaires. À la brutalité rigide des uns, l’imagerie nationale oppose la frayeur d’un public pacifique. Les autorités utilisent la cavalerie et l’infanterie pour disperser la foule, tandis que la police arrête les jeunes gens avinés. Sur cette caricature, le chef de la police Ole Gjerdrum (1785-1858) et le gouverneur von Platen sont des créatures fourbes et obséquieuses, aux ordres du baron Ferdinand Carl Maria Wedel-Jarlsberg (1781-1851) qui sonne la charge. Le théâtre et la poésie sont d’autres moyens d’agitation publique contre l’ordre établi. L’étudiant Wergeland est auteur d’une pièce de théâtre, Fantasmes, qui évoque la manifestation de 1829 sur un registre burlesque. Celle-ci serait en tous les cas le moment lors duquel le jeune étudiant en théologie entrerait en politique106. Le recours à la littérature comme instrument de résistance politique alimente la production poétique de Wergeland jusque vers 1841, année de sa réconciliation avec le roi Charles-Jean.
66Si la dispersion d’une manifestation pacifique a peu de conséquences physiques graves pour les participants, elle représente alors la plus importante attaque contre les libertés individuelles garanties par la Constitution depuis 1814, et ses conséquences psychologiques sont importantes, tant sur le mouvement étudiant que dans la création d’un imaginaire de la lutte pour l’indépendance nationale qui sera abondamment relayé à partir des années 1860-1870. Au-delà de ces péripéties, l’activisme de certains membres de la DNS est un fait incontestable. Dans la même perspective, la volonté de préparer des festivités montre, de la part du milieu étudiant, une volonté d’organiser l’opinion publique à travers des chants, un défilé et un rassemblement sur la principale place de la ville. La pratique collective de la littérature par les étudiants est déterminée par une volonté de constamment mettre en scène les préoccupations morales, les rivalités personnelles ou les conflits idéologiques : la poésie veut devenir un moyen d’agitation, à travers un jeu de résistance face aux figures imposées de rigueur morale ou de loyalisme politique. Plus qu’une confrérie, la DNS devient donc une agora dans l’espace de la jeune capitale : elle est le lieu d’un débat pas toujours policé, mais où s’affirment des formes originales d’engagement intellectuel, dans lesquelles les belles-lettres ne servent pas seulement à cultiver l’esprit de corps de la communauté académique. Elles deviennent occasionnellement un relais de la volonté d’une partie de la jeunesse étudiante de se faire porte-parole du mouvement national.
67Pourtant, la politisation de certains membres de la DNS ne fait pas de celle-ci, loin s’en faut, l’instrument univoque d’une faction nationaliste : l’association demeure officiellement un forum de sociabilité littéraire et savante. Elle cherche certes à défendre la possibilité de pouvoir organiser une festivité nationale, mais celle-ci est réservée aux étudiants : la résolution adoptée au début de l’année 1829 précise qu’il s’agit de faire inscrire la célébration du 17 mai dans les statuts de la DNS comme célébration étudiante annuelle, et non comme célébration publique. Ses difficultés à fédérer l’ensemble de ses membres autour de cette question, les divisions entre loyalistes et patriotes montrent surtout que les enjeux de la question nationale ne sont pas perçus de manière uniforme par tous les intervenants. Par exemple, la célébration du jour de la Constitution est-elle compatible avec le loyalisme de futurs fonctionnaires à l’égard de leur roi ? Comment les devoirs d’une communauté majoritairement destinée au service de l’État peuvent-ils s’accommoder des libertés publiques, telles que définies par la Constitution ? La querelle se poursuit d’ailleurs pendant les années 1830, alors que les démonstrations politiques ne sont pas rares, soit à l’occasion du 17 mai, soit à l’occasion de la démission forcée du ministre libéral Jonas Collett en 1836, soit lors la fondation du théâtre de la DNS, qui donne l’occasion à certains étudiants de jouer des farces politiques, soit encore, lors d’une visite royale en 1832107.
68Cependant, la fièvre retombe dans les années suivantes. Le roi Charles-Jean joue l’apaisement, et l’arrivée au pouvoir des libéraux réformateurs du Cercle de l’intelligence dans les années 1840 favorisent une accalmie de l’agitation étudiante. Est-ce à dire que le rapport des étudiants à la politique est réductible à un mouvement de balancier entre engagement extérieur et repli intérieur, selon les périodes envisagées ? Plus justement, il semblerait que l’évolution et la diversité des pratiques littéraires comme la vigueur de l’esprit de corps déterminent principalement les oscillations de l’engagement étudiant dans l’espace public. Les années 1840-1850 sont souvent dépeintes comme l’apogée d’une sociabilité basée sur la réconciliation d’une communauté académique socialement homogène, libérée de ses errements moraux, réunie par le goût du plaisir littéraire (chants, pièces de théâtre et poésie d’occasion) et par le culte romantique d’un idéal scandinaviste aux contours incertains, mais qui s’épanouit d’autant mieux dans une société où la littérature, l’identité et la politique sont un souci récurrent depuis les années 1820. Cette période de concorde scandinaviste ne se traduit donc pas par un moindre engagement des étudiants : la fête scandinaviste est au contraire une symbiose entre la réunion politique et la célébration littéraire. Cet engagement revêt plusieurs formes. On peut en donner un exemple.
69En juillet 1845, la fondation de la chorale étudiante (den norske Studentersangforening) à l’initiative du théologien John Diderik Behrens (1820-1890) est par exemple une conséquence de l’émulation scandinaviste. Cette chorale n’est pas officiellement liée à la DNS, mais les deux associations s’unissent en novembre 1846 selon des conditions avantageuses : les membres de la chorale deviennent automatiquement membres de la DNS, mais leur cotisation est exclusivement utilisée pour couvrir les frais de leurs activités spécifiques. Ils peuvent jouir en outre des locaux et des moyens de la DNS pour leurs répétitions108. En intégrant un club de chant, la DNS entend se conformer à l’idéal d’harmonie et d’excellence : par là même, elle cherche aussi à renforcer les liens naissants avec les corporations étudiantes danoises et suédoises109. Mais le chant public n’est pas seulement une affaire réservée à la communauté académique, et Behrens dirige également deux autres chorales importantes à Christiania : celle des marchands (1847), celle des artisans (1848). À partir de 1849, il organise des représentations communes avec les trois chorales, cherchant à promouvoir un idéal d’éveil populaire et de concorde démocratique.
70Quelques décennies plus tard, l’échec du scandinavisme romantique favorise une crise de la conception du rôle des étudiants dans la société, ainsi que des positionnements politiques et religieux éclatés. Le rejet d’une camaraderie narcissique et inapte à influencer le mouvement des événements historiques, ainsi qu’une identité plus incertaine, sous la pression d’une ouverture sociale de l’espace académique, semblent être des raisons majeures à cette évolution. Dans le préambule du nouveau règlement de la DNS publié en 1871, on note ainsi que
quel que soit le tour que les contextes particuliers aient pu donner à la vie de la société, la considération générale qui a toujours été approuvée à l’unanimité, est que le devoir essentiel de la société réside dans son introversion, ce qui veut dire qu’il consiste à ne pas promouvoir une pensée, aussi grande et généreuse soit-elle, susceptible de transformer la vie politique et sociale de la nation et de l’État ; il se limite au contraire à promouvoir pour ses membres des activités formatrices de l’esprit, accessoirement distrayantes110.
71Mais en réalité, dès 1869, l’appel de Bjørnstjerne Bjørnson à la démocratisation de l’université montre que la confrérie résiste rarement aux sirènes du débat politique.
L’élection de Bjørnstjerne Bjørnson comme président de la DNS est un événement qui fit date. Il n’est pas exagéré de dire qu’il fut le second fondateur de la société. Sa présidence devint l’ouverture la plus lumineuse d’une période de crise larvée dans les années 1870, qui continua au cours des années du combat devant la Cour Suprême et des années de la bohême, et qui amena à la transformation d’une vieille société, originellement club de camaraderie, en une société totalement nouvelle, tribune libre, forum de discussion ouvert à tous les sujets concernant l’intérêt général111.
72Il faut désormais se demander comment cette politisation de l’échange intellectuel influence le débat théologien, alors que le clergé est au cœur de la vie littéraire et scientifique, comme il est encore longtemps au centre de la communauté académique. Pour ce faire, il convient, en premier lieu, de prendre la mesure des inévitables contraintes religieuses sur la vie culturelle.
Le monde académique et l’orthodoxie luthérienne
73L’essor de l’absolutisme dans le royaume dano-norvégien s’accompagne d’un renforcement juridique du principe d’unité confessionnelle de l’État et des sujets du roi Christian V (1670-1699) en 1687. Mais cette évolution est occasionnellement contrariée par la présence de minorités religieuses dans certaines parties du royaume et par l’apparition des concepts de liberté de conscience dans certains cercles112. La contestation de la foi luthérienne est souvent motivée par la volonté de questionner l’obéissance inconditionnelle au souverain absolu ; elle est certainement favorisée par l’essor des échanges commerciaux avec d’autres régions du monde. Un exemple d’hétérodoxie dans le royaume dano-norvégien est celui la Fraternité piétiste d’Herrnhut, fondée par le comte saxon Nikolaus Ludwig von Zinzendorf (1700-1760) en 1727, qui préconise une remise en cause des formes institutionnelles de la religiosité populaire, la fondation de sociétés locales, mixtes et égalitaires et promeut une réconciliation des Églises chrétiennes. Les rassemblements des frères d’Herrnhut sont interdits à Copenhague à partir de 1732, ce qui ne les empêche pas de conserver une certaine influence en Norvège dans certaines familles, comme celle de Treschow.
74La dissidence religieuse s’exprime souvent dans des réunions privées qui, si elles ne sont pas explicitement interdites par la confession d’Augsbourg, sont souvent suspectes aux yeux des autorités. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les mesures de censure prises à partir des années 1730-1740. De ces mesures, le « placard de 1741 » (Konventikkelplakat) est certainement la plus emblématique. Tout en prenant acte d’un besoin de religiosité légitime, il tente de canaliser le piétisme modéré en interdisant les rassemblements religieux effectués par des laïcs sans l’assentiment des pasteurs locaux : cette loi n’est abolie qu’en 1842, ouvrant la voie à la reconnaissance de la liberté de réunion pour les dissidents religieux en 1845 et pour les juifs en 1851. Le sort d’Hans Nielsen Hauge, emprisonné entre 1804 et 1811, témoigne ainsi des limites longtemps imposées par l’Église luthérienne à l’émergence d’une sphère publique. Malgré ces dispositions, pendant la seconde moitié du xviiie siècle, le climat général est favorable à l’ouverture de nouveaux espaces de discussion dans tous les domaines. Dès la régence de Struensee, les frères d’Herrnhut reçoivent l’autorisation d’établir leur propre colonie dans la ville de Christiansfeld (Schleswig) ; jusqu’en 1814, les juifs sont également accueillis avec une plus grande libéralité dans le royaume, de même que les catholiques dans la ville norvégienne de Kristiansand. Afin d’assurer l’essor économique de la Norvège septentrionale, les autorités octroient à toutes les cités marchandes du Finnmark et à Tromsø (1789 et 1794) un privilège permettant à tous les Chrétiens, quelle que soit leur appartenance confessionnelle, de pratiquer leur religion113. Les autorités renoncent à systématiquement mettre en œuvre la censure frappant la publication d’écrits religieux hétérodoxes. Quant à la faculté de théologie de Copenhague, qui bénéficie d’un monopole en matière de formation des dignitaires religieux jusqu’en 1813, et dont les professeurs ont eu une responsabilité centrale dans la régulation de la censure, elle tombe sous l’emprise durable du rationalisme des Lumières : y compris parmi les défenseurs de la religion, l’idée de tolérance semble devenir une nécessité pour le développement de l’esprit humain, comme chez Johan Ernst Gunnerus ou Hans Strøm (1726-1797), tous deux théologiens et naturalistes, le second étant même l’auteur d’un traité de philosophie Utilité et nécessité de la science naturelle, pour le public en général, et pour le clergé en particulier, spécialement en Norvège114. Notons toutefois que plusieurs écrivains danois adoptent dans les années 1790 une posture critique à l’égard de l’Église d’État et de ses pasteurs. Par exemple, le baron Frederik Christian Wedel-Jarlsberg (1757-1831) affirme sans détour en 1795 que le clergé n’a aucune utilité sociale, et doit dès lors être aboli. De 1797 à 1801 paraît une revue intitulée Jésus et la Raison (Jesus og Fornuften) sous la plume du théologien Otto Horrebow (1769-1823) : celui-ci dénonce la position politique du clergé luthérien dans l’État absolutiste, et fustige son incompatibilité intrinsèque tant avec la philosophie moderne qu’avec la philosophie originelle du Christ115.
75Ce bref survol des résistances hétérodoxes au xviiie siècle donne un aperçu de la complexité de l’étude du fait religieux en tant que contrainte sur la vie intellectuelle. Selon leur position sociale, historique ou institutionnelle, les mouvements religieux peuvent aussi bien nourrir une dynamique de réveil culturel que de conservatisme idéologique. Ainsi, le roi danois Christian VI (1730-1746) entretient une relation ambigüe à l’égard des mouvements piétistes, qu’il considère à titre personnel avec bienveillance, mais dont il s’emploie à atténuer les implications susceptibles de menacer la bonne marche de son règne. Le placard de 1741 relève donc davantage du compromis politique que de l’interdiction pure et simple. Le même problème se pose concernant l’establishment religieux. Au xviie siècle, celui-ci est un outil essentiel de l’administration du royaume pour le pouvoir monarchique. Paradoxalement, certains de ses membres deviennent au cours du xviiie siècle des agents de la sécularisation des savoirs académiques, au nom de la science, et des promoteurs sincères d’une éthique des droits naturels, au nom de l’universalité de la conscience humaine.
76La sphère publique à Christiania est sans doute davantage bourgeoise qu’elle n’est religieuse ou agraire. La Grand-Place, sur le parvis de la cathédrale, demeure un espace central de la vie locale depuis le xviiie siècle, y compris lors de manifestations politiques à partir du xixe siècle. Cette centralité rappelle l’importance traditionnelle de l’Église dans l’espace public, mais au xixe siècle, c’est une symbolique libérale qui rythme l’espace urbain central autour de trois nouveaux monuments séculiers. Du reste, cette physionomie n’est pas simplement un moment urbanistique : c’est alors un trait immanent de la vie culturelle, dont rend bien compte le pasteur palatin et poète Claus Pavels, lorsqu’il décrit avec finesse, ironie et un esprit parfois peu religieux, les divertissements de la bonne société locale ou lorsqu’il rend compte des psaumes et des prêches de ses coreligionnaires116. Christiania est une capitale de l’administration religieuse où prospère un haut clergé qui publie de la littérature dévote pour le reste du pays : les lieux et milieux de la ferveur luthérienne n’y sont pas nombreux avant la seconde moitié du xixe siècle117. À bien des égards, le climat culturel peut y donner l’impression d’un îlot rationaliste et libéral dans une mer de conformisme religieux. Au demeurant, Pavels décrit Christiania comme une ville où « le clergé ne rencontre que de la résistance, et aucun soutien de la part des laïcs118 », contrairement à Bergen, ville dont il devient l’évêque en 1817. L’influence du mouvement piétiste haugéen dans les comtés environnants, entre 1796 et 1811, témoigne d’ailleurs du caractère essentiellement agrarien et religieux en dehors de Christiania.
L’État, l’Église et l’instruction élémentaire après 1814 : l’héritage des Lumières
77Méfions-nous du lyrisme de Seip, lorsqu’il écrit que « ce qui advint en Norvège en l’an 1814 est l’une des aventures les plus extraordinaires de l’histoire européenne119 ». Sans dévaluer l’incongruité remarquable de l’événement, il faut noter qu’il ne s’accompagne pas de changements immédiats en matière de liberté de culte, étant donné la relative uniformité religieuse du pays. Maillant l’ensemble du territoire, l’Église d’État est l’administration par laquelle le gouvernement absolutiste danois tente d’accroître son contrôle sur le comportement de ses sujets. L’instruction obligatoire et générale est d’abord une initiation aux principales vérités révélées du luthéranisme : elle vise à préparer à un sacrement religieux, la confirmation, qui fait office d’examen d’aptitude scolaire à partir de l’ordonnance de 1736 sous Christian VI, qui pose les premières bases de l’instruction primaire générale en Norvège sous la houlette de Peder Hersleb (1689-1757) et Erich Pontoppidan (1698-1764)120.
78L’ordonnance de 1736 est prolongée par les ordonnances de janvier 1739 et mai 1741. Mais les difficultés matérielles demeurent particulièrement importantes sur le territoire norvégien. L’instruction publique mise en place après 1741 fait porter aux paysans et aux communautés paroissiales (prestegjeld) la responsabilité conjointe d’assurer la transmission des rudiments de l’enseignement religieux pour les enfants de 7 à 10 ans, en fonction des conditions locales, via la fondation de commission scolaire (skolekommisjon). Mais les résultats sont loin d’être homogènes : les régions périphériques sont les moins favorisées121. Dans les villes, les familles les mieux établies recourent généralement à l’enseignement privé. Ces ordonnances scolaires placent l’enseignement sous la responsabilité de clercs appelés klokker, et sous la surveillance des pasteurs, qui examinent les candidats au moment de la confirmation. Ce sont aussi les pasteurs qui choisissent les enseignants, et éventuellement les révoquent s’ils n’en sont pas satisfaits122.
79L’omniprésence du clergé dans l’organisation de l’instruction publique ne change pas après 1814 : malgré l’enthousiasme des participants l’assemblée d’Eidsvoll pour les idées des Lumières, la loi fondamentale ne fait guère mention du principe de liberté religieuse. Cette lacune peut paraître étrange lorsqu’on sait que l’illustre assemblée compte bon nombre de beaux esprits éclairés, sensibles à cette question123. En réalité, la permanence de l’organisation sociale de l’instruction autour du clergé est nécessaire aux progrès de ce que les contemporains appellent l’éveil populaire, tandis que la tolérance religieuse semble une considération secondaire. De plus, les participants sont en désaccord sur les limites de cette tolérance : tous refusent les païens, les juifs, les mahométans ; la plupart sont favorables aux mouvances protestantes, ce qui exclut les jésuites et les ordres religieux catholiques. L’article 2 de la Constitution tranche l’affaire comme suit :
La religion évangélique luthérienne demeure la religion publique de l’État. Les habitants qui se reconnaissent dans cette religion, sont tenus d’élever leurs enfants dans ladite Église. Les jésuites et les ordres monacaux sont strictement interdits. Les juifs ne peuvent pas avoir accès au territoire national124.
80Dans ce paragraphe, il n’y a pas de référence positive à la liberté religieuse, du fait de l’homogénéité confessionnelle. Le canon de l’Église luthérienne continue de régir intégralement la pratique confessionnelle des Norvégiens : la Constitution, réputée comme étant la plus démocratique eu égard à la participation politique, n’est pas la plus libérale de son temps ; le roi et ses serviteurs doivent tous appartenir à l’Église d’État, qui est elle-même sous la tutelle formelle du ministère du Culte et de l’Instruction. Les dispositions canoniques de l’Église évangélique danoise jusqu’alors en vigueur sont conservées intactes : par exemple, le placard de 1741 continue de limiter la légalité les mouvements religieux contestataires et piétistes.
81En 1814, l’Église luthérienne est un vecteur de continuité, et la plupart de ses lois sont établies depuis 1687. Sa spécificité institutionnelle est reconnue et protégée. Le luthéranisme est « la religion publique » de la nouvelle communauté nationale. L’exclusion des juifs et des ordres religieux catholiques est l’expression d’une méfiance à l’égard d’éléments considérés comme étrangers. Il existe toutefois un potentiel libéral dans l’article 2, qui établit une distinction explicite entre la sphère publique et la sphère privée. Dans la première, l’Église luthérienne domine, mais dans la seconde, la liberté de conscience est implicitement garantie par le rejet de l’absolutisme125. C’est grâce à cette interprétation que les paysans au Storting parviennent en 1842 à faire voter l’abolition du placard de 1741, ouvrant la voie à la liberté de réunion des laïcs piétistes. La loi des dissidents est votée et sanctionnée en 1845, et marque une étape décisive dans la libéralisation religieuse de l’État126. Enfin, « le paragraphe juif » est aboli en 1851, tandis que les jésuites ne retrouvent l’accès au royaume qu’en 1956127. Un autre aspect de l’importance de l’Église dans la genèse du pacte de 1814 réside dans le rôle qui lui est dévolu lors de la cérémonie d’investiture du roi128. Mais l’importance du clergé dans la vie culturelle et sociale est surtout visible dans le domaine de l’instruction publique : l’article 2 fait explicitement référence à la nécessité pour les parents luthériens d’élever leurs enfants dans le respect de la religion d’État, afin de former d’honnêtes citoyens.
82Le ministère du Culte et de l’Instruction devient en 1814 la principale autorité responsable de l’organisation scolaire. Le premier titulaire du poste, Niels Treschow, est un éminent représentant de la philosophie des Lumières, qui a le souci constant de réformer les pratiques pédagogiques. En 1785, il aborde avec raison les rapports entre instruction, morale et religion :
Il est pesant de se voir prescrire des règles par lesquelles on pourrait accéder à la prospérité lorsque l’on connaît soi-même d’autres moyens utilisables sans que personne n’en soit offensé ; pareillement, il est insupportable de construire sa sérénité intérieure et sa paix de conscience au nom du bien-être d’autrui. Le despotisme clérical est pour cette raison toujours plus dur que le despotisme profane, et l’on n’est jamais assez prudent contre son expansion129.
83À l’instar d’autres philosophes, cette distance vis-à-vis de l’institution religieuse doit ouvrir la voie à un échange intellectuel libre comme moyen « pour former leur être moral, pour transmettre ses pensées, ordonner et corriger leurs idées, pour connaître leurs devoirs et les exercer130 ». Treschow est aussi le premier responsable officiel à poser les fondements d’une politique culturelle nationale, lorsqu’il publie, à la fin de sa vie, un volumineux traité de philosophie du droit, qui tient lieu de testament politique. Il y énonce une série de principes destinés à l’éducation politique des fonctionnaires. S’appuyant sur la philosophie de l’éveil populaire, il y joint une réflexion sur le rôle de l’État et de l’Église, estimant que la culture et l’éducation doivent bénéficier d’une position centrale non seulement dans la formation individuelle, mais aussi dans l’espace social131.
84Comment se conçoivent ici les liens entre l’Église et la culture profane ? « Ni la religion, ni la science ou l’art ne sont cultivés comme ils le méritent, si on les honore uniquement pour leur utilité pratique : on les dévalorise, au contraire […] La sécurité des citoyens et leur prospérité ne sont pas les buts ultimes de l’État ; ils n’en sont que les moyens132. » Lorsqu’il était recteur de l’école épiscopale et l’un des principaux représentants norvégiens de la culture profane à Christiania, Treschow, en bon rationaliste, semblait davantage s’intéresser aux sciences appliquées qu’à la théologie. Ici, Treschow souligne l’impérieux besoin religieux de l’esprit humain, source des sciences et des arts : il prend l’exemple de l’astronomie et de la géométrie, développées par les civilisations anciennes d’Orient. Or, si celles-ci n’avaient eu qu’une fonction purement pratique (navigation, agriculture, cadastre…), elles n’auraient pu, selon lui, être taxées de sciences. De la même manière, la religion officielle n’est pas seulement un principe de coercition de l’État, elle résulte surtout de la nécessité de stimuler la religiosité intérieure de chaque individu. D’où l’utilité intellectuelle de l’histoire biblique, qui dévoile tout ce que l’histoire profane est elle-même incapable de rendre compte : Dieu est ainsi érigé en premier éducateur de l’humanité. La religion est ici présentée comme un chemin de civilisation, indissociable de l’éducation, de l’art et des sciences, et dont l’État est finalement le premier promoteur133. Sans Religion, point d’Art, point de Science.
Les efforts de l’État et de l’Église sont par conséquent si imbriqués qu’il est nécessaire de voir les deux soumis à la même autorité supérieure. Il n’est d’ailleurs pas possible de délimiter avec précision les frontières entre le sacré et le profane, entre les choses cléricales et les choses séculières. Les deux domaines sont sacralisés ou sécularisés selon l’emploi et l’esprit qui en fait134.
85La tolérance religieuse de Treschow et son désaveu du « despotisme clérical » ne sont pas une critique du rôle moral de la religion comme fondement social et culturel :
D’une plus grande importance que la science ou toute forme de connaissance supérieure, la vertu repose chez les enseignants dans une religiosité authentique. Puisqu’il est ordonné aux plus savants, parmi lesquels sont choisis les enseignants, de la répandre dans leur paroisse, ils doivent aussi la posséder, car la vertu est l’essence de la connaissance. Tout enseignement est mort, qui n’en est pas pétri135.
86Cette philosophie morale se traduit en partie dans l’action politique du ministre. Le problème de l’amélioration des conditions matérielles des membres du clergé et son rôle central dans la promotion de l’éveil populaire sont des questions récurrentes depuis 1815, qui aboutissent à la loi du 20 août 1821. Celle-ci organise la vente de certains biens ecclésiastiques et en affecte le bénéfice dans un Fonds d’éveil populaire, conformément à l’article 106 de la Constitution (dont Treschow est aussi l’un des instigateurs), selon lequel ce fonds doit servir à la fois à l’amélioration des conditions matérielles du clergé et à l’éveil populaire : ses revenus sont certes séparés du budget de l’État et assurent l’intégrité matérielle du clergé, mais celui-ci est responsable de missions étatiques. Or, il ne s’agit pas là d’une affaire anecdotique. Ces biens ecclésiastiques sont issus des vastes propriétés de l’Église catholique. L’État a annexé les bénéfices diocésains et ceux des monastères, et certaines de ses institutions jouissent ainsi des revenus de domaines (terres agricoles, propriétés forestières) qu’elles octroient en fermage. En 1814, ces terres représentent plus de 10 % des propriétés foncières norvégiennes, et leur gestion devient un enjeu économique de premier plan dans la vie politique des années 1810 : l’État revendique la possibilité d’utiliser ces biens comme bon lui semble, tandis que les paysans se mobilisent pour favoriser leur mise en fermage136.
87De fait, entre 1739 et 1850, l’Église est donc indissociable de la vie culturelle, scientifique et éducative. Le système d’enseignement public est organisé autour d’écoles paroissiales, placées sous la surveillance des dignitaires religieux, qui sont aux avant-postes de l’éveil populaire. L’instruction élémentaire est, dans une large mesure, une initiation théologienne où la principale lecture est un catéchisme datant de 1737, le manuel de Pontoppidan (Sandhed til Gudfrygtighed), à laquelle les mouvements piétistes sont farouchement attachés, en particulier les paysans haugéens137. La pratique spécifique de la littérature dans ces couches sociales porte la marque de ce tropisme religieux : psaumes, récits extraits de la Bible et catéchismes rythment la vie des paroisses norvégiennes, sans que l’on constate de changements significatifs avant l’introduction d’un régime constitutionnel de tolérance religieuse en 1850.
88En 1827, une nouvelle loi impose une accélération de la construction de bâtiments dans les paroisses, et évoque la fondation de séminaires de formation des instituteurs dans tous les diocèses. Cela dit, 90 % des élèves norvégiens sont encore sommairement instruits par des maîtres itinérants (omgangslærer) aux compétences inégales138. L’obligation scolaire pour tous les enfants de 7 ans jusqu’à l’âge de la confirmation est expressément rappelée, et l’essentiel de l’enseignement demeure basé sur le catéchisme, bien que le Storting donne un fondement juridique à un éventuel élargissement de l’offre disciplinaire. Selon des statistiques du ministère, en 1837, 1 % des élèves profitent de rudiments en histoire, géographie ou sciences naturelles, tandis que 20 % des élèves savent réellement lire et écrire. Dans les villes, ce sont environ 20 % des enfants qui sont en dehors des cadres éducatifs en 1837, soit par manque de ressources, soit à cause de la nécessité qui leur est faite de travailler, ou encore par négligence parentale139. Avant la seconde moitié du siècle et l’intervention scolaire directe de l’État, la condition des enseignants n’a rien d’enviable, en particulier dans les communes rurales où il est difficile de convaincre de la nécessité de scolariser des enfants qui sont des travailleurs actifs dans l’économie domestique140. Dans les campagnes, en 1850, seuls 15 % des enfants sont scolarisés dans d’authentiques établissements scolaires141.
89Pourtant, en 1837, la reconnaissance de l’autonomie des communautés locales amoindrit l’efficacité de l’instruction élémentaire et oblige à une nouvelle réforme. En 1836, le recteur de l’école épiscopale de Trondheim, Frederik Moltke Bugge préconise déjà une centralisation du système scolaire. Il devient membre de la grande commission scolaire de 1839, présidée par Wedel-Jarlsberg, commission qui échoue toutefois à négocier une loi réellement ambitieuse du fait de la pression des paysans142. Mais la réforme n’est pas abandonnée pour autant, et les initiatives individuelles ne sont d’ailleurs pas négligeables. En 1843, le philologue et pédagogue Hartvig Nissen (1815-1874) ouvre avec le mathématicien Ole Jacob Broch un établissement secondaire (Nissens Latin-og Realskole), qui rompt ouvertement avec le modèle ecclésial traditionnel et embrasse des idées pédagogiques modernes143. L’enseignement y est organisé autour de deux filières principales : un enseignement en humanités et lettres et un enseignement en sciences naturelles et pratiques. Parallèlement, Nissen occupe une fonction officieuse de conseiller du ministère du Culte et de l’Instruction, et il jouit d’une forte autorité personnelle, devenant le principal instigateur de la grande réforme scolaire de 1860144. Cette loi marque une étape décisive dans la construction d’un système scolaire centralisé, moderne, public et progressivement sécularisé, obéissant à d’autres considérations que celles consistant à vouloir s’assurer de l’orthodoxie religieuse des sujets. Tandis que la transmission des vérités révélées étaient jusqu’alors considérée comme la mission essentielle de l’enseignement élémentaire, le programme s’élargit à de nouvelles disciplines : l’histoire, la géographie, les sciences naturelles, la lecture (moins systématiquement liée au catéchisme), le calcul, ainsi que la gymnastique. Cependant, le lien avec l’Église d’État n’est pas rompu : au niveau national, le catéchisme de Pontoppidan, conserve une place dominante, tandis qu’au niveau local, les pasteurs sont toujours les directeurs de l’administration scolaire. Dans le dispositif qui prévaut de 1736 à 1860, les théologiens de Copenhague, puis de Christiania, jouent encore un rôle fondamental : ces facultés forment tous les pasteurs et évêques du pays, en charge de l’armature scolaire145.
90Peut-être plus que l’affaiblissement du lien entre l’Église et l’instruction élémentaire, le siècle se caractérise par l’émergence d’une classe d’instituteurs professionnels. En 1837, le pays compte certes 1 800 instituteurs itinérants non professionnels, pour la plupart des paysans autodidactes sans rémunération suffisante et sans reconnaissance sociale. Alors que la plupart des députés, y compris les paysans, ont conscience de l’importance de l’instruction publique dans le développement des États nationaux, le mouvement de professionnalisation des instituteurs devient un enjeu politique majeur. Le gouvernement lance un processus d’évaluation et de remise à plat du système d’instruction, tant dans ses aspects pratiques et matériels (répartition juridique et financière des responsabilités, formation des instituteurs…) que pédagogiques. De nouvelles réformes tentent d’uniformiser un système morcelé sous l’autorité du ministère du Culte et de l’Instruction.
91Avant 1839, ce sont six séminaires permanents de formation des enseignants qui sont donc fondés dans différentes régions du pays, à Tromsø, Volda, Stord, Koppervik, Holt et Asker146. De 1839 à 1870, huit institutions supplémentaires sont créées. Elles fournissent un enseignement général de deux ans et favorisent surtout l’émergence d’une véritable identité professionnelle au sein d’un groupe jusqu’alors constitué de fils de paysans autodidactes, sans qualification pédagogique reconnue par la puissance publique. Établis dans des régions rurales, ces séminaires sont créés dans l’intérêt bien compris des paysans. Pour ces derniers, ils sont aussi un vecteur de mobilité sociale vers de nouveaux métiers : pour les plus doués, les séminaires ne sont pas une fin en soi, mais une étape vers l’examen artium et l’entrée à l’université. Au total, une proportion d’environ 10 % de ces « séminaristes » finissent par s’adonner à une autre activité : si l’on excepte ceux nourrissant des ambitions académiques, certains retournent vers la terre lorsqu’ils héritent par exemple d’une propriété ; d’autres s’orientent vers des professions techniques, où les besoins sont tout aussi importants que dans l’enseignement (télégraphistes, chefs de bureau, commerçants…)147.
92L’éducation devient le principal trait de l’identité d’un groupe d’origine rurale, situé dans la marge politique jusqu’en 1884. Néanmoins, son haut degré de conscience explique une grande capacité de mobilisation collective. Lucides quant à leur potentiel, les instituteurs lient systématiquement leurs ambitions à une amélioration de l’éducation populaire : leur mobilisation s’effectue par exemple lors de réunions lors desquelles sont collectées des doléances envoyées ensuite au Storting, concernant notamment leurs émoluments. Mais si la hausse du nombre d’instituteurs, flagrante après 1860, semble indiquer une influence sociale plus importante, ces doléances sont également le signe d’une contestation de la dominance traditionnelle dans les villes des élites formées à l’université qui, pour leur part, dépeindront volontiers ces « séminaristes » comme des « barbares à moitié éduqués148 ». Ces instituteurs forment pourtant une nouvelle élite incontournable dans les zones rurales, et leur formation les distingue des pasteurs dont ils deviennent formellement indépendants après les lois scolaires de 1889, contrairement aux enseignants des générations précédentes. Si l’on excepte quelques zones reculées des régions occidentales, la plupart des écoles sont alors des établissements scolaires permanents. Elles deviennent aussi de nouveaux espaces de sociabilité, des centres de vote, des lieux de célébration publique.

Professionnalisation des instituteurs dans les districts ruraux149
Hiérarchie des facultés et déclin des langues classiques
93La professionnalisation des instituteurs n’est pas le résultat d’une action idéologique contre l’Église d’État : elle est une nécessité pratique ouvrant la voie à un allègement du monopole éducatif des théologiens. Pourtant, cet allègement n’altère pas l’importance de la faculté de théologie, seule école de formation des pasteurs jusqu’en 1908150. Les professeurs de cette faculté deviennent, après 1814, l’instance consultative supérieure de l’Église d’État en matière de dogme. Jusqu’en 1852, ces professeurs sont les seuls habilités à écrire ou autoriser la publication de manuels de lecture ou d’histoire religieuse, selon leur compatibilité avec la foi évangélique. On connaît maintenant le contexte particulier de la fondation de l’université norvégienne, événement empreint de considérations profanes. Comment, dans ce contexte, se passe la cohabitation entre les théologiens et les autres facultés ?
94Si l’université de Christiania est, à partir de 1813, la principale institution culturelle nationale, la faculté de théologie en est la faculté la plus importante, bien qu’elle soit rapidement dépassée par la faculté de droit en termes d’effectifs. L’examen d’État de théologie est le plus ancien, tandis que les examens de droit et de médecine ont été introduits dans le courant du xviiie siècle à l’université de Copenhague. Du reste, on a vu que la loi universitaire de 1824 s’inspire en partie de celle en vigueur à Copenhague depuis 1788 : l’examen de philologie, bien qu’il existe dès 1813, est par exemple rarement présenté, car il ne permet pas d’obtenir le titre convoité de « fonctionnaire » (embetsmann)151. Quant à la filière d’État de sciences appliquées (reallærereksamen), permettant aux aspirants de devenir enseignants, elle n’est fondée qu’en 1851. Cette filière permet de consolider la formation scientifique d’enseignants destinés à exercer dans des établissements secondaires privés non religieux qui se multiplient à partir des années 1840152. Pour le reste, l’accès à une charge civile ou religieuse, symbole de prestige fort dans une nation sans noblesse, n’est possible qu’à travers l’un des trois examens d’État traditionnels (droit, médecine, théologie), y compris pour les universitaires, philologues ou scientifiques, affichant des ambitions plus intellectuelles qu’institutionnelles.
95Cette hiérarchie se reflète dans l’évolution des effectifs étudiants. Alors qu’entre 1815 et 1829, la faculté de droit représente 42,8 % des diplômés, sa part passe à 49,9 % entre 1830-1849. En revanche, la faculté de théologie ne fournit plus que 29,3 % des diplômés (au lieu de 42,1 % au cours de la période précédente), demeurant encore, par ses effectifs, la deuxième faculté de l’université. La faculté de médecine voit sa position sensiblement renforcée, avec 18 % (contre 13,9 % entre 1815 et 1829) des effectifs totaux, tandis que les philologues, qui représentaient à peine 1,1 % des effectifs lors de la première génération, voient leur proportion s’élever à 2,8 %. La deuxième génération se caractérise ainsi par un renforcement relatif de la position des juristes, des médecins et des littéraires, au détriment des théologiens. Pour autant, la hiérarchie des facultés correspond à celle de la période précédente153. Entre 1850 et 1869, la troisième génération se caractérise par une légère baisse du nombre de diplômés : 1438 diplômés au lieu de 1552 au cours des 14 années précédentes. La part des juristes reste stable, à 48,3 %, tandis que celle des théologiens se dégrade légèrement à 27 %. Il n’y a donc pas de changement majeur, si ce n’est l’augmentation significative des philologues (5,5 %) et des scientifiques (1,9 %), ces derniers étant absents des comptages précédents. Nonobstant ces variations, la hiérarchie des facultés reste la même que celle observée au cours des deux générations précédentes : l’augmentation des diplômés en sciences naturelles ne se fait pas au détriment de la faculté de médecine car elle est imputable à l’introduction tardive de cursus spécifiques154.
96La théologie, le droit et la médecine sont les trois plus vieilles disciplines académiques : de leur ascendance médiévale, elles retirent un certain prestige, en dépit des critiques formulés par les philosophes des Lumières : elles ont en commun une fonction d’encadrement de la société qui ne change pas de manière fondamentale entre l’époque moderne et le xixe siècle. La faculté de théologie forme des pasteurs qui assurent le salut métaphysique de leurs ouailles ; la faculté de droit éduque des juristes, censés édicter les normes collectives sur lesquelles repose le fonctionnement de la cité ; la faculté de médecine s’occupe de la santé des corps155. Assurément, le choix des facultés est socialement conditionné. Entre 1850 et 1869, 23,2 % des diplômés de la faculté de droit ont un père qui est magistrat, fonctionnaire dans l’administration locale ou centrale, professeur d’université ou praticien privé du droit156.
97Pour les diplômés en théologie, la propension à l’hérédité sociale est encore plus nette, puisque pendant cette même période, 37,4 % d’entre eux sont fils de pasteur157. Les fils de commerçants et de propriétaires constituent le deuxième vivier pour cette faculté (20,1 %), juste avant les fils de fonctionnaires et d’avocats (8,5 %), et les fils de paysans (8,2 %), qui ont une nette préférence pour les études de théologie lorsqu’ils ont l’opportunité d’accomplir des études. Les étudiants diplômés en médecine sont quant à eux fils de fonctionnaires de l’administration locale, professeurs d’université, magistrats ou juristes pour 18 % d’entre eux158. Ils sont 24,5 % à être issus du milieu des élites marchandes. Quant aux fils de pasteurs, ils ne représentent pour cette faculté que 17,3 % des recrutements. La faculté de médecine semble socialement plus diverse que les autres, puisque les fils de médecins n’y représentent qu’un peu plus de 11 %. Mais cette ouverture intellectuelle n’équivaut pas à une moindre propension à l’exclusion sociale : les fils de fonctionnaires, pasteurs, officiers et marchands y constituent toujours la majeure partie des diplômés. La proportion des étudiants diplômés issus des classes populaires n’est pas négligeable, mais elle ne doit pas dissimuler le fait que ces étudiants sont toujours minoritaires, et qu’ils ont en outre des provenances sociales diverses, que les catégories ici utilisées peuvent dissimuler : certains paysans propriétaires ou artisans ont plus en commun avec la bourgeoisie qu’avec les ouvriers et travailleurs journaliers, en particulier dans les régions environnant Christiania.
98D’autres données permettent de mesurer la fonction sociale des facultés traditionnelles. Pour la période entre 1850 et 1869, 88,8 % des diplômés en droit occupent, au cours de leur carrière, une fonction liée à l’exercice d’une autorité publique : 18,3 % d’entre eux deviennent juges, 39,6 % fonctionnaires de l’administration centrale, 30,9 % fonctionnaires de l’administration locale. La part des juristes qui exercent (ou ont exercé) une activité privée du droit est de 45 % seulement (et bien que ce chiffre soit en forte augmentation par rapport à la période précédente159). Ces chiffres montrent que la faculté de droit est avant tout une institution de reproduction de l’élite bureaucratique du pays jusqu’au seuil des années 1870. Quant à la faculté de théologie, elle se caractérise par un paradoxe : un fort conservatisme de ses recrutements (puisqu’une majorité des étudiants en théologie sont eux-mêmes fils de pasteurs) conjugué à une ouverture sociale plus prononcée que les autres facultés vers le milieu des paysans (tendance qui se confirme après 1870).
99De cet examen, on constate que la hiérarchie des facultés, telle que dénoncée par Kant ou les gens de lettres danois et norvégiens en 1790-1810, n’est pas maintenue telle quelle à Christiania, même si le fundats de 1824 peut sembler assez traditionaliste quant aux disciplines enseignées. Pendant les premières années d’existence de l’université, les juristes et les théologiens sont des populations aux effectifs comparables, mais la proportion des théologiens diminue dès les années 1830. De plus, leur importance numérique n’est pas, de manière univoque, un signe de dominance intellectuelle au sein de l’espace universitaire. Au contraire, le témoignage du jeune de Peter Andreas Jensen montre que les théologiens sont fréquemment au centre de la communauté étudiante, sans que leur identité intellectuelle ne soit caractérisée par des usages spécifiques160. Ils fréquentent les autres étudiants, avec qui ils partagent un cursus commun néo-classique, basé sur l’usage du latin, de même qu’un foyer de vie intellectuelle, la DNS, où les conflits moraux sont pléthore sans être la conséquence directe des appartenances disciplinaires. Celles-ci ne jouent un rôle qu’à partir des années 1850, avec l’essor d’associations spécifiques dans le cadre général de la DNS (association théologienne, association littéraire, association philologique ou musicale…)161.
100Dans la première moitié du xixe siècle, la véritable ligne de clivage oppose la « jeunesse athénienne » en quête d’excellence morale et intellectuelle, étudiants titulaires de l’examen artium, aux préliminaristes, sous-classe académique qui se caractérise notamment par sa non-maîtrise des attributs universitaires classiques.
Les Métèques étaient pour les Athéniens ce que les préliminaristes sont aujourd’hui dans notre État académique ; ils sont à peine tolérés par les étudiants ; ils n’ont pas droit d’entrée dans les organisations étudiantes, et sont traités comme une race d’hommes opprimés, une caste de parias, ignorés, mis à l’écart et outragés en toute occasion162.
101Ces préliminaristes sont des étudiants bénéficiant d’un accès exceptionnel à l’université grâce à un examen préliminaire (preliminæreksamen) qui donne droit à une préparation aux examens de fonction publique, en droit et médecine, mais qui est un examen d’entrée destiné à ceux qui n’ont pu bénéficier des rudiments classiques nécessaires à l’obtention de l’artium. De 1815 à 1821, ils constituent pourtant une part importante du public étudiant, avec une proportion particulièrement élevée en 1815, lorsque les prétendants à l’examen préliminaire sont aussi nombreux que ceux qui aspirent à obtenir l’examen artium. À l’origine de ce recours massif à des étudiants sans statut universitaire, il y a assurément les besoins du nouvel État norvégien en hommes éduqués, même si cette éducation ne repose pas essentiellement sur les langues classiques163.
102Davantage que la prééminence de la faculté de théologie, c’est la dominance de l’usage des langues classiques comme signe de distinction sociale qui caractérise la communauté scientifique par rapport au reste de la société. Cela étant, l’emploi des langues classiques est un héritage historique de cette hiérarchie, comme le souligne justement Treschow en 1820 :
Les langues mortes, dans lesquelles les Évangiles sont originellement écrites, et dans lesquelles on a prêché la foi chrétienne, ont permis l’exégèse et l’expansion de la foi […] la langue latine a pourtant eu la part la plus significative dans l’éducation des savants parce que Rome était, en son temps, l’État dominant, la lingua franca, dans laquelle s’enseignait le christianisme, et parce que Rome elle-même cessa d’être un État séculier pour devenir pendant de nombreux siècles le point d’équilibre du gouvernement clérical, de la religion et donc le siège principal de la Science : car non seulement les écrits scientifiques étaient écrits en latin, mais aussi les textes les plus sacrés du service religieux164.
103La distance ou la défiance à l’encontre des langues anciennes, telles que prônées par Treschow ou Schweigaard entre les années 1785-1832, n’est pourtant pas nécessairement une attaque directe contre la scientificité de la théologie. Treschow, en particulier, continue d’accorder à la religion et au clergé un rôle culturel majeur dans la vie sociale. Quant à Schweigaard, qui ne s’intéresse guère à ces questions, il accorde pourtant à l’éthique, c’est-à-dire au progrès moral et culturel, une place centrale dans sa philosophie économique, aussi utilitariste celle-ci puisse-t-elle être. Néanmoins, les langues classiques sont justement perçues comme un reliquat de l’ancienne primauté intellectuelle des religieux.
Étant donné que l’étude de la Bible, avec laquelle l’humanisme classique est étroitement lié […] a traversé récemment une période de doute, allant jusqu’à la menace de sa suppression, le classicisme a pareillement été exposé à diverses attaques par lesquelles, ici et là, nombreux sont ceux qui jugent que les études classiques sont désuètes et qui souhaitent qu’elles laissent la place à des occupations plus contemporaines et plus utiles165.
104Leur remise en cause est une contestation implicite de la scientificité de la théologie : pour de nombreux intervenants de la vie académique et politique, la faculté de théologie n’est plus la faculté supérieure, et la formation classique, étroitement liée à la formation des pasteurs, occupe par conséquent trop de place dans les cursus. Cette critique remet en cause l’idéalisme néo-classique, contribuant au rejet d’une conception de la Science qui a longtemps favorisé l’unité de la communauté savante, mais qui est aussi régulièrement décrite comme une manière de penser formatée par des savoirs désuets, en particulier lorsque les juristes deviennent le principal contingent universitaire166. Après la réforme de 1845, l’université et le Storting excluent les enseignements de philologie classique de l’examen secondaire, pour les remplacer par des enseignements scientifiques appliqués : ce faisant, ils légitiment une nouvelle scientificité basée sur l’expérience empirique comme méthode de connaissance. Il n’est pas suffisant de penser bien, il faut aussi penser vrai, c’est-à-dire penser réel167. La Bildung, discipline d’esprit forgée grâce à la maîtrise des savoirs classiques, idéalement basée sur une quête d’épanouissement moral, s’est avérée un outil de la légitimation scientifique des religieux dans l’espace académique, jusqu’au temps du professorat de Georg Sverdrup, de 1813 à 1841. Philologues et les théologiens partagent des pratiques communes : pour eux, la science est culture et conscience morale avant d’être connaissance du monde empirique. Concrètement, la théologie est directement liée à l’étude philologique et historique : la lecture et l’interprétation des textes bibliques, la connaissance des langues anciennes sont la base de l’enseignement des théologiens, qui peuvent ensuite s’adonner à l’étude spécifique de la morale et de la dogmatique.
105Même si les juristes et les réalistes ouvrent la voie à une nouvelle scientificité dans les années 1845-1851, l’éthique de la « Science idéale » ne disparaît pas pour autant. Le philosophe hégélien Marcus Jacob Monrad, qui succède à Sverdrup à la chaire de philosophie dès 1845, devient alors le principal soutien académique de la culture classique contre les prétentions nouvelles de la scientificité empirique. En 1857, il prononce un cours de philosophie où il se positionne point par point contre l’ambition de Schweigaard et des réalistes. Ulcéré par l’abandon des langues classiques, Monrad souligne l’absence d’une alternative réelle au creuset moral, scientifique, social et identitaire qu’elles représentent :
Qu’aujourd’hui la majorité, le soi-disant air du temps, que l’on invoque contre les études classiques, se situe en réalité négativement sur cette question, cela est clairement visible dans la différence, c’est-à-dire dans les tensions entre les diverses raisons justifiant ce positionnement. Il n’y a en effet aucune unité, aucune tendance dominante positive, absolument rien sur lequel l’on se soit mis d’accord, afin de pouvoir trouver un substitut à ces études classiques168.
106Pour celui qui s’impose comme le philosophe norvégien le plus prolifique du xixe siècle, il ne s’agit pas d’empêcher le développement des sciences empiriques, mais il faut néanmoins maintenir l’unité épistémologique de la science, pour des raisons essentiellement morales, imputables à une certaine conception de l’université comme instance normative169. Le philosophe met en garde ses étudiants contre une société prisonnière de son présent, coupée de son passé, enfermée dans la seule pratique des arts techniques ou mécaniques170. Selon lui, la culture classique est le seul référent existant susceptible d’assurer le maintien de cette unité entre les sciences, les arts, la morale et la religion. Monrad adhère à une conception presque sacrale de l’autorité intellectuelle, en définissant le rôle des universitaires dans la société norvégienne, rôle qu’il cherche à soustraire à une opinion publique jugée versatile, au nom de la défense de l’unité de la communauté scientifique171.
107Cette leçon philosophique est en réalité un plaidoyer d’arrière-garde, et il précède de peu l’abolition du latin à l’examen artium par la loi du 12 octobre 1857. Le fundats de 1845 a déjà supprimé le latin des célébrations rituelles, comme les soutenances de thèse ou les discours jubilaires, tandis que son usage comme langue d’enseignement décline dans toutes les facultés, y compris la faculté de théologie172. Enfin, la loi du 25 février 1860 divise la faculté de philosophie en deux nouveaux établissements : une faculté d’histoire et philosophie (dans laquelle les langues classiques sont en voie de marginalisation, contrairement aux langues contemporaines et au norvégien) et une faculté de mathématiques et sciences naturelles. Déjà présentes dans certains plans de fondation de l’université avant 1811, les deux nouvelles facultés offrent une alternative à la théologie, dont les effectifs sont en baisse, même si, dans l’enseignement public, les théologiens sont encore préférés aux laïcs, dont la formation est encore inégale et moins prestigieuse.
Nouvelles traditions théologiennes : la théologie de la Restauration (1813-1836)
108Pour comprendre les contraintes religieuses sur la vie intellectuelle, il faut par conséquent garder en tête que les théologiens représentent encore la seconde communauté académique la plus importante. De par leur cursus, ils ne sont pas les moins sensibles à la littérature et aux études esthétiques, et jouissent de surcroît d’un prestige social intact au sein des populations paysannes, populations largement exclues de l’université, mais qui sont représentées dans le parlement national. Dans la première moitié du xixe siècle, les théologiens forment encore une véritable communauté de gens de lettres ou d’érudits scientifiques. Le clergé domine en effet le champ intellectuel au tournant du siècle : ses membres ont souvent choisi la faculté de théologie, parce que celle-ci garantit l’accès à des positions privilégiées dans l’Église d’État. Toutefois, l’institution privilégie la docilité doctrinaire. La théologie ne se distingue pas par une contribution intellectuelle particulièrement originale. L’influence danoise est prépondérante, et la principale caractéristique semble être le renouveau de l’orthodoxie religieuse, en particulier par rapport au piétisme et au rationalisme, qui ont imprégné le xviiie siècle. Ce renouvellement est alors un phénomène commun à l’ensemble de l’Europe du Nord, où la théologie éclairée et rationaliste, alors dominante, laisse progressivement la place à de nouvelles influences « confessionnalistes », c’est-à-dire à une orientation qui consiste dans une adhésion conservatrice et sourcilleuse à l’égard du dogme.
109Afin de pourvoir les premières chaires de Christiania, la commission de 1812 tente d’abord de trouver des théologiens danois de renom. Elle doit finalement se rabattre sur deux jeunes pasteurs norvégiens peu connus : Svend Borchmann Hersleb (1784-1836) et Stener Johannes Stenersen (1789-1835). Hersleb entre le premier en fonction en juin 1813, devenant le premier maître (lektor) en théologie et hébreu à l’université de Christiania. L’année suivante, Stenersen est nommé lektor en théologie, tandis que Hersleb est promu au rang de professeur le même jour. Pendant les deux décennies suivantes, les deux hommes sont les seuls responsables de l’enseignement théologique supérieur : à une période charnière où s’impose la nécessité de renforcer les bases de l’autonomie nationale, les deux hommes jouent à ce titre un rôle central173. Ils forment l’ensemble des dignitaires religieux de l’Église de Norvège et doivent supporter une charge de travail considérable. Bien qu’étudiant à Copenhague, où domine encore une théologie rationaliste, Hersleb se rapproche du pasteur et philosophe danois Nikolaï Frederik Severin Grundtvig (1783-1872), lui-même influencé par le romantisme, et dont il devient un ami intime, comme en témoignent leurs échanges épistolaires. Jusqu’en 1805, le jeune Grundtvig souscrit à la théologie rationaliste, de la même manière qu’il souscrit à la critique sociale et politique des Lumières. Ce n’est qu’à partir de 1805 qu’il en vient à considérer la théologie rationaliste comme une menace spirituelle. La publication de sa première contribution significative en 1806 (Om Religion og Liturgie) marque à cet égard un tournant, étant donné qu’elle place le mystère de l’existence au cœur d’une méditation tout autant marquée par l’importance de la poésie et de la mythologie dans la vie humaine. Critiquant la philosophie de l’Aufklärung, Grundtvig affirme que si la philosophie permet d’arriver à la conscience des paradoxes de l’existence, seule la religion permet de surmonter ces paradoxes174.
110En Norvège, cette époque est celle d’un regain du mouvement piétiste sous l’égide du prédicateur laïc Hans Nielsen Hauge. La responsabilité morale du jeune théologien Hersleb est donc particulièrement forte : admiratif à l’égard de la capacité des haugéens à remobiliser les fidèles, il est naturellement critique à l’égard du caractère informel d’un mouvement qui échappe au contrôle de l’Église d’État. Cela dit, Hersleb entame une réflexion sur la manière de favoriser un authentique éveil religieux par le haut, inspiré par le premier romantisme grundtvigien, sans se rallier pour autant à cette sensibilité telle qu’elle se développe par la suite : ce n’est donc pas en tant que prédicateur ou dignitaire religieux qu’Hersleb se distingue, mais strictement en tant que professeur de théologie.
111Enseignant près de 20 heures par semaine sur l’Ancien Testament, la dogmatique, l’exégèse, l’apologétique, la théologie naturelle, la théologie pratique, l’hébreu (jusqu’à la fondation d’un professorat en langues orientales en 1822) et l’éthique, Hersleb est de surcroît responsable des aspects administratifs de la vie de la faculté : il n’a donc pas l’occasion de produire des œuvres de réflexion théologique175. En revanche, il est l’auteur de plusieurs manuels d’histoire religieuse, de grammaire hébraïque, de dogmatique. Enfin, Hersleb est, aux côtés de Stenersen, Pavels ou encore Bech, l’un des fondateurs et membre de la Société biblique norvégienne en 1816176. Cette association prend notamment en charge la première édition norvégienne, revue et traduite, du Nouveau Testament. Bien qu’étant un organisateur moins impliqué, Stenersen est un théologien incontournable. Ayant moins de responsabilités administratives, il peut écrire, en plus des histoires religieuses (notamment à l’occasion du jubilé de la Réforme luthérienne), des réflexions théologiennes qui en font une autorité nationale177. Fasciné par les figures de Luther et Hauge, et il écrit des ouvrages originaux dont une volumineuse histoire religieuse de la réforme luthérienne en deux volumes, basée sur ses cours, ainsi qu’une étude critique d’Hans Nielsen Hauge et de son mouvement piétiste. Stenersen entretient lui aussi une chaleureuse amitié épistolaire avec Grundtvig ; et les deux Norvégiens sont considérés par celui-ci comme les porte-parole de la seule « théologie véritablement chrétienne », celle qui rejette ouvertement la « philosophie naturelle, ennemie jurée de la religion178 ». Le pasteur danois voit même dans l’université de Christiania le lieu d’où se répandra la vraie théologie chrétienne à travers le monde179. Hersleb et Stenersen s’imposent comme les meilleurs représentants de cette « théologie de la Restauration », réfractaire aux excès de la théologie rationaliste. Celle-ci se manifeste dans le rôle concret des hommes d’Église dans la recherche scientifique ou par les appels répétés à une plus grande tolérance religieuse envers les autres confessions chrétiennes : mais elle consiste surtout en un corps de doctrine qui concilie habilement l’Aufklärung avec la théologie, comme chez Niels Treschow. Dans les pays protestants, les Lumières ne sont pas, de manière univoque, un phénomène antireligieux ; elles tendent au contraire à se projeter dans l’enseignement de la théologie, en invoquant la philosophie naturelle, en favorisant un premier mouvement d’exégèse scientifique de la Bible, et en cherchant à montrer que les mystères de la Révélation sont en réalité accessibles à la raison critique. Or, c’est contre cette posture que s’insurgent le jeune Grundtvig et les deux universitaires norvégiens. Leur proximité humaine et intellectuelle est à l’origine des efforts déployés par Stenersen et Georg Sverdrup pour octroyer à Grundtvig un professorat d’histoire, ainsi qu’une charge de pasteur à l’université de Christiania, sans succès180. Quelle que soit l’influence personnelle de Grundtvig, il est certain que les pasteurs formés à Christiania ont une orientation théologienne fort différente de celle des pasteurs de Copenhague, où dominent les rationalistes181.
112En quoi consiste cette sensibilité ? En simplifiant, on peut dire qu’il s’agit de l’équivalent, pour le haut clergé, des mouvements piétistes qui se développent dans les milieux extérieurs à l’Église d’État : ce confessionnalisme luthérien exhorte à un renouveau de l’orthodoxie luthérienne, grâce à un retour aux sources fondamentales de la foi officielle. Spécialiste de l’Ancien Testament, Hersleb est par exemple qualifié de « bibliciste », car il est extrêmement attaché à l’autorité normative de la Bible, et considère le retour aux Écritures comme la clef du renouveau religieux. Pour autant, Hersleb ne rejette pas complètement l’approche rationaliste de la théologie des Lumières, et se veut raisonnablement critique en matière d’interprétation historique des Écritures : il est, à cet égard, une figure de transition entre théologie rationaliste et théologie de la Restauration. La correspondance avec Grundtvig fait état de ces dissonances, dans la mesure où le théologien danois rejette catégoriquement la philosophie naturelle, qui porterait un ferment d’irréligion. L’adhésion à cette philosophie impliquerait en effet l’idée que la Raison est incapable d’accepter l’existence de ce qu’elle ne peut connaître, et qu’elle impose donc les limites de la nature et de l’histoire à la connaissance du monde182. Parallèlement, Grundtvig déplore en 1814 la tolérance d’Hersleb et de Stenersen pour le rationalisme, tolérance qui se traduit dans l’ambigu maintien de l’enseignement de théologie naturelle : cette discipline fait partie des épreuves d’examen à la faculté de théologie, y compris dans la loi académique fondamentale de 1824.
113Stenersen adhère spontanément à la théologie de la Restauration, et admire sincèrement Grundtvig, au point que certains mettent réellement en doute sa légitimité scientifique : la critique est notamment formulée par un théologien danois, qui considère que l’œuvre la plus importante de Stenersen, un commentaire des épîtres pauliennes en quatre volumes rédigé en latin et destiné à la jeunesse étudiante, est une œuvre dénuée d’originalité et peu conforme aux canons philologiques183. Stenersen est en revanche salué comme un enseignant remarquablement pédagogue et consciencieux, clair, érudit, et n’hésitant pas à utiliser le norvégien en lieu et place du latin lorsque ses étudiants expriment leurs difficultés à comprendre la langue de Virgile. À l’occasion du jubilé de la Réforme, il donne une série de leçons ouvertes au public cultivé de la capitale à l’hiver 1817-1818, et qui sont chaleureusement saluées184. Bibliciste comme Hersleb, il est toutefois davantage porté sur la polémique. Hersleb serait un homme soucieux de faire le lien entre différentes sensibilités théologiennes, tandis que Stenersen est plus proche d’une tradition de réveil orthodoxe basé sur le confessionnalisme luthérien, comme le montre sa critique résolue de l’haugianisme, considéré comme illégitime car en dehors de l’Église, et donc en porte-à-faux avec la confession d’Augsbourg185.
114Ce scepticisme à l’égard des mouvements piétistes caractérise pendant longtemps une Église de Norvège dont tous les fonctionnaires, entre 1813 et 1835, sont formés par le duumvirat de la faculté de théologie. Les deux professeurs considèrent que le prophétisme d’Hauge est indéfendable, car pour être légitimes en dehors de l’Église, les piétistes doivent être en mesure d’accomplir des miracles. Hersleb et Stenersen demeurent des biblicistes luthériens. Or, pour cette même raison, ils ne peuvent plus suivre Grundtvig lorsque celui-ci affirme le primat de la profession de foi sur les Écritures : leur rupture est ainsi consommée en 1826. Dans une lettre à l’un de ses disciples, Grundtvig confie son regret d’avoir rompu avec son cher Hersleb, qui « s’est égaré ou bien s’est arrêté à la moitié du chemin », tandis que « Stenersen est faible, et fait comme si cette faiblesse était désir de paix186…». Le biblicisme est typique d’un renouveau théologique qui peut être observé comme un phénomène européen avec des variantes nationales : à la base des Églises nationales ou à l’extérieur de celles-ci, les mouvements piétistes mettent l’accent sur le réveil de la ferveur religieuse contre une pratique formalisée dans le cadre de la liturgie habituelle ; dans les milieux du haut clergé, les orthodoxies prêchent le respect des Écritures et la réaffirmation doctrinaire du primat de l’autorité de l’Église. Cette évolution est néanmoins tempérée par une prise en compte du caractère historiquement déterminé de la Bible.
115À partir des années 1830, le milieu théologique national ressent l’écho des polémiques religieuses qui fleurissent à l’étranger : un regain de libéralisme politique en Europe provoque en retour un regain de traditionalisme confessionnel187. À cette époque, le débat religieux paraît cependant changer de nature, en ce qu’il se discute plus communément sur la place publique, dans la presse (ainsi, la première revue de théologie est fondée en 1833 – Tidsskrift for kirkekrønike og kristelig theologi), à la manière d’autres débats intellectuels. Par ailleurs, les intervenants dans ce débat ne sont pas seulement des pasteurs : Henrik Wergeland, alors étudiant en théologie, publie ainsi en 1830 son poème cosmologique La Création, l’Homme et le Messie, création atypique qui s’inscrit non seulement dans une configuration religieuse (théologie libérale contre théologie de la Restauration), mais aussi dans une configuration littéraire (romantisme contre classicisme), voire politique (les patriotes contre les danomanes).
116À la mort de Stenersen et Hersleb, les nouveaux professeurs suivent prudemment la ligne de leurs prédécesseurs. Jacob Frederik Dietrichson (1806-1879), Christian Nikolaï Keyser (1798-1846), frère de l’historien Rudolf Keyser, et Jens Mathias Pram Kaurin (1804-1863) ne se distinguent pas par leur production livresque, ni par leur rôle pratique ou leur enseignement. Disciples loyaux, ils ne cherchent pas à rompre avec la génération passée. La plupart occupent des chaires pour une période relativement courte ou comme un tremplin de carrière avant de devenir évêque. Dans les travaux de publication du Nouveau Testament entamés par leurs deux prédécesseurs, ils font d’ailleurs montre de rigorisme doctrinaire, et il leur a été reproché d’utiliser un langage vieilli et pesant. Le conservatisme de cette génération apparaît aussi dans la suppression de la théologie naturelle comme discipline d’enseignement, remplacée dans les années 1840 par la philosophie de la religion, sous l’égide de Marcus Jacob Monrad188. Avec la suppression du latin comme langue théologienne d’enseignement, la fondation d’un séminaire de théologie pratique constitue en revanche un autre élément notable de modernisation de l’enseignement religieux. L’enseignement en théologie pratique est en effet irrégulièrement organisé de 1813 à 1848. Ce séminaire est une institution académique assurant la formation des étudiants à la rédaction de prêches : jusqu’en 1848, la théologie théorique (connaissances de la Bible, des langues classiques, de la dogmatique…) domine donc largement. Le séminaire est fondé par une loi du Storting : il constitue une institution formellement indépendante de l’université, placée sous l’autorité conjointe de l’évêque de Christiania et des professeurs de la faculté de théologie189. Surtout, l’organisation de cet enseignement offre aux aspirants pasteurs les armes institutionnelles d’une reconquête spirituelle de la société.
117Car, dès les années 1840, plusieurs facteurs concourent à l’affaiblissement de l’autorité des théologiens. En 1842, l’abolition du placard de 1741 renforce considérablement la position des prêcheurs laïcs, et plus généralement la cause du pluralisme religieux. La Société missionnaire norvégienne (Det norske missionsselskab) est fondée la même année à Stavanger pour organiser ces mouvements virulemment opposés aux rationalistes et aux grundtvigiens. Enfin, la loi des dissidents de 1845 encadre l’exercice de toutes les fois chrétiennes. Par contrecoup, ce processus favorise une orthodoxie plus radicale, qui contraste avec la passivité théologique d’une faculté sans élan jusque dans les années 1850190. Dans ce contexte de concurrence, la nécessité d’adapter les enseignements de théologie induit un glissement de représentation du rôle du pasteur : le prédicateur engagé, soutien spirituel de ses ouailles, prend la place de l’ancienne représentation héritée des Lumières, celle de l’homme de culture, rationnel et libéral, soucieux de favoriser l’éveil populaire.
118Ce changement intervient déjà vers 1835, année où l’on constate que 50 % des clercs en exercice sont entrés en fonction au cours des dix années précédentes. Le changement générationnel des années 1825-1835 est ainsi l’un des plus importants jamais enregistrés depuis la Réforme : les pasteurs formés à Copenhague disparaissent de leurs offices, qui sont octroyés aux théologiens de Christiania ; au rationalisme éclairé et optimiste des premiers succède le confessionnalisme luthérien des seconds. En 1835, les confessionnalistes et biblicistes occupent 300 des 450 charges religieuses du pays ; en 1850, tous les diocèses norvégiens sont aux mains d’évêques formés par Hersleb et Stenersen : à cette date, la théologie rationaliste a disparu du pays ; la théologie de la Restauration inspire dorénavant les prêches et les dévotions de la plupart des églises du pays. Par comparaison, le clergé danois est beaucoup plus profondément influencé par la théologie libérale, tant et si bien qu’un changement similaire n’y a lieu que vers 1870191.
Nouvelles traditions théologiennes : le renouveau de l’Église selon Grundtvig (1825-1838)
119Le grundtvigianisme est la philosophie globale développée par le pasteur Grundtvig au cours de sa longue existence, et qui couvre des aspects divers et essentiels de la vie culturelle danoise et scandinave au xixe siècle. Historien, philologue, pédagogue mais aussi homme politique, le philosophe est à l’origine d’une production littéraire féconde. Originellement, sa sensibilité se forge en réaction contre la théologie dominante au Danemark, sous le magistère du professeur de théologie Henrik Nicolai Clausen (1793-1877). De tendance libérale, celui-ci apparaît comme le jeune espoir de la faculté de Copenhague, car il semble en mesure de pouvoir réconcilier le confessionnalisme avec une posture critique à l’égard de la tradition biblique. Dans cette perspective, le rôle de la théologie est essentiel : il consiste à retrouver les éléments de vie et la pratique de la foi chez les premiers chrétiens, notamment à l’aide de la philosophie et de la philologie. En d’autres termes, la recherche libre doit permettre de mieux comprendre la Bible, et par conséquent d’atteindre l’enseignement et l’esprit du Christ192. Cette vision est exposée dans un ouvrage publié en 1825 sur La Constitution ecclésiale du catholicisme et du protestantisme.
120Or, pour Grundtvig, cette prise de position est parfaitement inacceptable. Dans le livre de Clausen, il voit en effet l’exemple le plus symptomatique de ce rationalisme qu’il abhorre, d’autant plus que Clausen bénéficie d’une position centrale au sein de l’Église de Danemark193. C’est l’origine du virulent pamphlet La Protestation de l’Église (Kirkens Gienmæle). Le pasteur danois y expose sa propre conception de l’Église authentique : la foi ne peut pas se construire uniquement sur les Saintes Écritures, précisément du fait de leur caractère indéterminé, mais aussi du fait de l’existence attestée d’une communauté de chrétiens avant même la genèse définitive du Nouveau Testament. Cette particularité impose en théorie au lecteur un travail subjectif de réinterprétation. Normalement, seuls les théologiens sont en capacité d’entreprendre cette démarche herméneutique. Mais Grundtvig conteste ce monopole, dans la mesure où les professeurs, pour peu qu’ils aient une position de pouvoir au sein de l’Église, sont alors en mesure d’imposer leur interprétation des Écritures sans même aborder le problème de la foi194. De surcroît, l’approche textuelle des théologiens orthodoxes comporte selon lui trop d’éléments subjectifs pour être indiscutable, contrariant cette ambition de faire de la Bible une source de connaissance de la foi195. Grundtvig décèle dans ce monopole une menace qui ferait de l’Église des luthériens un « château de courants d’air », dont il dénonce l’indigence spirituelle196. Le pasteur danois refuse de considérer l’Église comme une simple institution d’État : l’Église est avant tout une réalité historique vivante, plus ancienne que le Nouveau Testament. Pour cette raison, il estime que la profession de foi est la clef essentielle de la compréhension de la Bible, et surtout, elle permet de revenir aux sources authentiques de la communauté des premiers chrétiens. Conséquence logique de cette condamnation, il appelle Clausen le « faux chrétien et ennemi de la foi véritable », à abandonner sa position institutionnelle.
121Le pamphlet de Grundtvig est écrit quelques semaines seulement après que le pasteur a acquis la certitude intime que les sacrements (en particulier, le baptême) et la profession de foi (le credo des Apôtres) sont en réalité les deux piliers par lesquels le chrétien sincère peut atteindre l’esprit du Christ et de son Église. Mais en donnant aux Écritures une place secondaire par rapport à la profession de foi et aux sacrements, Grundtvig ne provoque rien d’autre qu’un scandale au sein du clergé luthérien, et passe quasiment pour un hérétique, car sa démarche, intégralement axée sur le problème de la foi en tant qu’expérience vécue et authentique, rejette l’académisme d’une théologie orientée par l’exégèse des Écritures197. Comme les piétistes, il s’oppose à la théologie rationaliste, mais contrairement à eux, il va jusqu’à attaquer l’Église luthérienne, nouvelle papauté198. La publication de ce texte lui vaut une condamnation judiciaire pour diffamation en 1826, assortie d’une amende de 1 000 riksdalers, d’une censure de son texte et d’une surveillance policière. Parallèlement, Grundtvig choisit d’abandonner sa charge pastorale, et il ne revient sur cet abandon qu’en 1839, un an après la levée de la censure policière à son encontre199. Consécutivement à cette condamnation, l’état d’isolement de Grundtvig au sein du clergé danois joue très certainement un rôle dans la genèse philosophique du grundtvigianisme. Les années 1825-1832 sont en effet l’occasion de promouvoir, contre les Saintes Écritures et l’institution théologienne, le « Verbe vivant ». Le grundtvigianisme se construit donc à une époque où le pasteur danois, soumis à la censure, est provisoirement dans une position marginalisée au Danemark.
122Poursuivant sa méditation, Grundtvig effectue une distinction majeure entre les théologiens et l’Église luthérienne, entre l’enseignement académique et la foi, entre les querelles dogmatiques du clergé et la liberté de parole des vrais chrétiens, entre la Bible et le Verbe200. De la même manière que la théologie de Grundtvig vers 1825 insiste sur l’importance fondamentale des sacrements et de la profession de foi, sa philosophie considère le pouvoir de l’oralité comme le moteur de l’émancipation individuelle de l’Homme, qui est naturellement homme avant d’être un chrétien. Du reste, c’est par ce biais universaliste que Grundtvig justifie son évolution personnelle201. Celle-ci est une redécouverte de la vie spirituelle du peuple et de la valeur intrinsèque de la culture, y compris la culture païenne, en tant qu’espace d’éveil et de communion entre les individus. L’humain surgit au sein du récit grundtvigien, se substituant au chrétien, et devient la dimension incontournable d’une sensibilité intellectuelle qui cesse dès lors d’être une théologie au sens strict du terme. Au-delà du paradoxe philosophique de ce trajet qui mène Grundtvig, en quelques années, d’une défense pointilleuse de l’orthodoxie luthérienne à la dénonciation de certains de ses aspects fondamentaux, le premier élément significatif de ce périple intellectuel réside par conséquent dans le glissement de la théologie vers la pédagogie, transfert épistémologique qui peut être qualifié de transfert de sacralité.
123L’une des conséquences immédiates de cette nouvelle théologie est le rejet des méthodes philologiques traditionnelles. Grundtvig rejoint ici Schweigaard (qui lui-même goûte fort peu les cabales religieuses) et son attaque frontale contre le clergé danois en 1825, qui prospère initialement sur une joute théologienne, se prolonge dans une attaque en règle contre les fondements de l’éducation classique : « Toutes les écoles d’Europe sont, de manière diverse, des écoles latines et romaines, rétives à cette nature profonde des peuples qui renferme l’héritage barbare du Moyen Âge, et que ces écoles veulent exterminer au moyen de l’éducation classique202.» La philosophie historique de Grundtvig est certes différente de celle de Schweigaard : chez l’un, elle appelle la mise en valeur des sciences utilitaires dans l’enseignement, au nom du progrès matériel et culturel, tandis que chez l’autre, elle devient plaidoyer en faveur des enseignements philologiques dans la langue nationale, comme facteur d’éveil spirituel. Pourtant, chez les deux intervenants, la conclusion est identique : la remise en cause du modèle éducatif classique est une nécessité pour permettre le progrès de la nation :
Le seul moyen de défense contre une école tyrannique et artificielle est ainsi une école libre et naturelle, dans laquelle la seule manière pour le peuple d’obtenir sa liberté spirituelle contre un éveil mensonger reposant sur les livres et les langues mortes, est de combattre pour l’éveil véritable, qui jaillit seulement de l’usage scolaire de la langue maternelle, ce qui ne peut se produire que si l’on établit une école populaire où il ne serait guère question d’apprendre ce qui se trouve dans les livres des Grecs et des Romains203…
Grundtvig en Norvège
124Après la disparition du duumvirat Hersleb / Stenersen en 1835-1836, le théologien norvégien le plus influent est le pasteur Wilhelm Andreas Wexels (1797-1866), formé à Copenhague et officiant en tant que catéchiste à l’église de Notre-Sauveur (Vår Frelsers kirke) de 1819 à 1846, puis comme chapelain-résidant dans la même église de 1846 jusqu’à sa mort. Pourtant, Wexels occupe une position paradoxale dans l’histoire religieuse norvégienne. Certes, à la mort de sa femme en 1830, il s’engage consciencieusement et activement dans la vie religieuse, publiant un nombre considérable d’ouvrages : psautiers, manuels, réflexions théologiennes, prêches et livres de dévotion. Contesté, il est cependant populaire, ce qui s’explique par le fait qu’il exerce à une époque charnière, marquée d’une part par la fin du magistère intellectuel des premiers fondateurs de la faculté de théologie, et d’autre part par le climat de libéralisation religieuse qui démultiplie les controverses.
125Les contacts épistolaires entre Wexels et Grundtvig débutent en 1826. À la suite d’une visite de Wexels à Copenhague, ces contacts s’interrompent jusqu’en 1831, avant de reprendre de manière sporadique jusqu’en 1841. De 1851 à 1861, on trouve également quelques lettres. Outre cette correspondance, la publication d’un Mensuel théologique (Theologisk Maanedsskrift) par Grundtvig et le pasteur danois germanophone Andreas Gottlob Rudelbach (1792-1862) est une inspiration pour Wexels. Pour lui comme pour Hersleb et Stenersen, le pasteur danois est un soutien intellectuel de premier plan… soutien d’autant plus important que Wexels éprouve alors un certain isolement. Dès avant sa relation épistolaire avec Grundtvig, Wexels insiste dans ses prêches sur l’importance de la communion ecclésiale, via le baptême, l’eucharistie et la profession de foi, qui deviennent les témoins terrestres de la grâce divine204. Cette volonté de mettre l’accent sur les sacrements et sur l’oralité s’inscrit dans le climat de renouveau de la religiosité au début du xixe siècle, mais il ne s’agit pas pour autant d’une sensibilité incompatible avec la posture bibliciste, dont Wexels s’accommode parfaitement205. Dans une lettre de 1826, il livre à Grundtvig un témoignage désenchanté sur le climat religieux et spirituel de Christiania dans les années 1820, qui est aussi une invitation à une remobilisation religieuse. S’il semble généraliser son propos sur la vie religieuse norvégienne dans son ensemble, Wexels officie toute sa vie à Christiania, et insiste particulièrement sur l’état général de la dévotion au sein de la bourgeoisie et de l’université, milieux auxquels il est lié.
Sur l’état de l’Église ici en Norvège, il y a autrement peu de choses à dire. Le christianisme n’a jamais eu de vivacité extraordinaire dans ce pays, ce qui explique que l’histoire religieuse norvégienne ne prenne qu’une part insignifiante à l’histoire religieuse générale. On trouve le plus de ferveur chez les haugéens, je crois, bien que celle-ci soit mélangée avec quelque chose de peu authentique. Dans les villes, l’état de l’Église est généralement piètre et l’ignorance, en particulier de la classe supérieure, est incommensurable, tant et si bien que le christianisme n’est pas rejeté par beaucoup parce qu’étant trop démodé, mais au contraire proscrit comme étant le résultat d’une fable nouvelle, quelque chose dont on n’a pas entendu parler jusqu’à présent, un enseignement très curieux, mais que l’on ne prend pas la peine de questionner plus précisément car on estime que de toute manière, il ne peut être tenu pour véritable, car il n’autorise pas les gens du commun à croire, aimer et faire ce qu’ils désirent. Le pire est que l’on ne trouvera guère dans le peuple la moindre trace d’une aspiration à quelque chose de supérieur à ce que le monde peut offrir, et que la plupart se satisfont du bonheur séculier de la Norvège et de l’indépendance politique retrouvée, dans laquelle ils trouvent le but de tout leur désir de bien-être pour le pays… si bien que le bonheur et la liberté conquis et offerts à nous par Jésus, ne sont l’objet d’aucun désir ni d’aucune réflexion. Parmi les étudiants de notre université, l’esprit qui règne est loin d’être mauvais ; mais c’est une liberté puérile et exaltée qui est leur seule divinité, et seuls quelques-uns manifestent un besoin spirituel plus profond et un état d’esprit plus grave206…
126Ce sentiment d’insatisfaction à Christiania contraste avec le renouveau haugéen dans les campagnes : la cité est même décrite comme un îlot d’impiété. Wexels y déplore une posture d’indifférence religieuse. Il suit attentivement la polémique danoise entre Grundtvig et Clausen et après 1826, il tend à s’éloigner progressivement du biblicisme de Stenersen et Hersleb pour se rapprocher de Grundtvig et de sa critique radicale de l’autorité du Nouveau Testament en tant que fondement premier de la foi luthérienne207. Cette première divergence apparaît en 1828, lorsque le jeune catéchiste, alors âgé de 31 ans, lance une polémique courageuse contre l’honorable Niels Treschow, personnalité publique reconnue pour ses services rendus à la science et au pays, théologien notoirement rationaliste et libéral. En 1828, Treschow publie en effet L’esprit du christianisme, ou l’enseignement évangélique, librement et impartialement décrit, ouvrage qui se propose de concilier différentes tendances théologiques, et qui peut être considéré comme un « enfant tardif des Lumières208 ».
127La controverse l’opposant à Wexels est une réplique adoucie de la querelle entre Grundtvig et Clausen : sans être aussi dramatique qu’elle ne l’a été pour Grundtvig, elle rapproche Wexels de la théologie grundtvigienne, bien que la référence à l’autorité du credo des Apôtres contre le biblicisme ne soit pas aussi clairement formulée que chez le pasteur danois209. Ce faisant, Wexels s’impose comme le chef de file des grundtvigiens en Norvège. Jeune pasteur qui occupe un échelon modeste dans la hiérarchie cléricale, il construit patiemment sa notoriété à partir des années 1830 dans les cercles académiques, au moment de sa rupture avec Treschow, alors même que les biblicistes Stenersen ou Hersleb prennent le soin d’éviter les querelles publiques. Ne faisant pas partie du sérail de la faculté de théologie, il est dans une position assez semblable à celle de Grundtvig au Danemark. En 1833, il publie ses Considérations chrétiennes (Christelige Betraktninger) qui constituent sa première profession de foi explicite en faveur de la théologie de Grundtvig210. Le pacte du baptême y est expressément reconnu comme source de la foi chrétienne au même titre que la Bible, tandis que la profession de foi devient l’acte de constitution de la communauté ecclésiale, ainsi que la principale clef de compréhension et d’interprétation des Écritures. L’ouvrage est d’ailleurs bien accueilli dans le cercle des amis de Grundtvig au Danemark211.
128Pendant la décennie 1830-1840, Wexels parvient à asseoir sa position pédagogique. Il rejoint finalement en 1849 le nouveau séminaire de théologie pratique, et il est chargé de former les étudiants à la théologie pastorale. Il est aussi rédacteur de l’éphémère revue Tidsskrift for Kirke-Krønike og christelig Theologie de 1834 à 1839, premier forum littéraire norvégien appelant à « libérer la foi chrétienne de sa captivité babylonienne », c’est-à-dire de l’emprise de la philosophie naturelle et de l’incroyance, afin de reconstruire le temple de l’Église. La revue est fondée sur le modèle du Mensuel théologique de Grundtvig et Rudelbach : Wexels utilise par conséquent cette publication comme un outil de diffusion du grundtvigianisme, mais aussi comme un moyen de familiariser le lectorat norvégien avec les débats qui fleurissent en Allemagne et au Danemark212. Aussi prudente soit-elle, cette patiente ascension publique l’expose à des attaques violentes à partir de 1845. En effet, Wexels et le professeur Jens M. P. Kaurin publient en 1843 une édition révisée du commentaire de Pontoppidan au Nouveau Testament, où l’ajout d’un simple mot par rapport à la version précédente donne aux lecteurs le sentiment d’une possible rédemption après la mort. L’allusion, sans doute influencée par le « christianisme joyeux » de Grundtvig, donne le prétexte à une cabale des prêcheurs laïcs contre le clergé et la faculté de théologie. Menée par le prédicateur Olaus Nielsen (1810-1888), la campagne cristallise une ligne de fracture profonde entre le clergé et le laïcat haugéen qui fustige régulièrement l’impiété des pasteurs formés à Christiania. Wexels est lui-même accusé de rationalisme213. En dépit des tentatives répétées des auteurs pour calmer les ardeurs des prêcheurs laïcs, le gouvernement doit finalement intervenir en autorisant en 1852 l’utilisation d’autres catéchismes que celui publié par Wexels et Kaurin.
129Cette décision est un revers pour la faculté de théologie et le clergé, dans la mesure où elle remet en cause le monopole académique dans la production d’ouvrages religieux. A contrario, cette « démocratisation ecclésiale » constitue une victoire importante pour les missionnaires laïcs et piétistes, fustigeant le grundtvigianisme aussi bien que le rationalisme. Cette querelle relativise l’autorité spirituelle de ceux qui reçoivent l’enseignement de la faculté de théologie après 1841. Elle officialise la rupture entre grundtvigiens et haugéens, qui semblaient un temps pouvoir se solidariser dans une clandestinité hétérodoxe, et elle montre que si les membres du clergé norvégien, formés dans la même enceinte académique, sont relativement aptes aux compromis théologiens, les fidèles laïcs sont en revanche beaucoup plus critiques et désireux de faire prévaloir leurs vues, ce qui leur vaut parfois d’être taxés de fanatisme par les fonctionnaires de l’Église d’État, les groupes et les individus qui gravitent autour de l’élite académique.
130À défaut d’être une autorité théologienne incontestable, le pasteur Wexels peut se prévaloir, entre 1836 et 1866, d’un véritable magistère au sein du clergé norvégien : cette influence est renforcée par le fait que contrairement à Grundtvig, Wexels ne rompt pas avec le clergé dont il est issu. Le professeur au séminaire de théologie pratique expose en 1849, devant les jeunes théologiens de la DNS, sa vision du grundtvigianisme : alors que Grundtvig évolue de manière radicale vers la philosophie et la pédagogie, Wexels place clairement sa propre réflexion dans le cadre de la confession d’Augsbourg, canon de l’orthodoxie luthérienne. Il se défend par ailleurs d’attaquer l’autorité de la Bible que, contrairement à Grundtvig, il refuse de considérer comme un « Verbe mort214 ». Si elle est très similaire et influencée par Grundtvig, la théologie de Wexels n’est donc pas entièrement tributaire du pasteur danois : en particulier, Wexels ne connaît pas de révélation religieuse comme Grundtvig en 1825, ce qui se manifeste par une radicalité moins affirmée que chez son illustre devancier. En Norvège, les rationalistes sont moins influents en Norvège que ne le sont des « biblicistes » plus portés aux compromis. Les conflits sont moins tranchés à l’intérieur du clergé. Ils sont en revanche très marqués avec le laïcat piétiste, qui bénéficie pleinement des réformes religieuses des années 1840, tend à devenir ultra-orthodoxe et refuse toute modification en matière de dogme, se référant exclusivement au catéchisme de Pontoppidan, toujours en usage au début du xixe siècle.
Le néo-luthéranisme et le mouvement missionnaire
131Au début du siècle, les pasteurs du clergé de la capitale, souvent réprouvés pour leurs sympathies rationalistes ou littéraires, sont conscients de leurs obligations religieuses envers leurs ouailles. Or, en dépit des ordonnances scolaires et du climat d’éveil éducatif, les écoles du pays ne disposent pas de suffisamment d’exemplaires de la Bible. Un enquête lancée en 1817 par l’évêque Frederik Bech révèle une proportion de défaillance considérable, variant de 27 % (Trondheim) à 58 % (Nordland et Finnmark)215. Après les années difficiles de la décennie 1807-1817, la Norvège est dépendante d’exemplaires très chers, imprimés et reliés à Copenhague. Après 1814, il devient donc impératif d’assurer l’impression d’ouvrages norvégiens. C’est la raison de la fondation de la Société biblique norvégienne (DNB) en 1816 à l’église de Notre-Sauveur, grâce au soutien de Charles-Jean, et où se distinguent des dignitaires davantage inspirés par les Lumières que par l’haugianisme : Claus Pavels, Nordahl Brun, Frederik Bech et Svend Borchmann Hersleb216. Cette société cherche à mobiliser des moyens privés pour favoriser la diffusion d’une édition normalisée et accessible des Évangiles et autres textes religieux. La rédaction prend du temps, les difficultés économiques nombreuses et la concurrence de la Bristish and Foreign Bible Society compliquent la tâche de la DNB, qui tente de mobiliser pasteurs et libraires. Au début des années 1830, les premières éditions norvégiennes sortent des presses de Christopher Grøndahl à Christiania ou arrivent d’Angleterre217.
132Des exemplaires moins coûteux des Évangiles sont colportés dans les écoles, les prisons et les hôpitaux. La DNB bénéficie également de la rente annuelle d’une fondation privée (Stitsrups bibellegat) à partir de 1826. La baisse du prix des ouvrages religieux favorise enfin leur percée au sein des populations ouvrières : vers 1850, le salaire quotidien d’un travailleur journalier est d’environ 30 schillings, tandis que le prix d’une bible éditée par la DNB est d’environ 36 schillings218. Malgré des intérêts divergents entre le laïcat piétiste et le clergé de Christiania, leur mobilisation précoce et conjointe autour de la diffusion des Évangiles ouvre donc la voie à l’enracinement social du mouvement missionnaire au-delà de la mouvance haugéenne. Cette mobilisation s’effectue sur le modèle des sociétés éclairées, avant de bénéficier de l’accroissement des revenus issus de l’impression des ouvrages religieux. Mais elle est assurément consolidée par l’émergence d’une nouvelle génération de théologiens dès les années 1840, soucieux de repenser leur rôle et d’investir de nouveaux espaces sociaux.
133Alors que l’université déménage dans ses bâtiments érigés sur la rue Charles-Jean, les professeurs de la génération précédente sont sur le départ. De 1846 à 1857, les théologiens de la DNS publient une nouvelle Revue théologique pour l’Église norvégienne (Teologisk tidsskrift for den norske kirke) qui ranime un débat intellectuel quelque peu négligé, si l’on excepte la contribution essentielle d’un Wexels. Parmi les membres du comité de rédaction de cette revue, le jeune Gisle Johnson (1822-1894) est particulièrement actif. À partir de ces années-là, l’influence du piétisme et du confessionnalisme de l’école d’Erlangen nourrit une contestation globale de la position institutionnelle des théologiens établis en Europe du Nord. Alors qu’il est en voyage d’études en Allemagne, Gisle Johnson rencontre Carl Paul Caspari (1814-1892), spécialiste des langues orientales et de l’Ancien Testament. Quelques années plus tard, ce dernier devient lektor à Christiania (1847), puis professeur de théologie (1859). En 1849, c’est le jeune Gisle Johnson qui, revenant d’Allemagne, occupe la chaire de théologie systématique et dogmatique, avant de devenir professeur en 1860. Ces deux professeurs sont les maîtres de la vie intellectuelle religieuse dans les années 1850-1880. Ils acquièrent leur position dans un nouveau moment de transition générationnelle : 40 % des pasteurs officiant en 1865 ont été formés par Johnson et Caspari. Par ailleurs, la tendance est clairement à un renforcement de cette hégémonie idéologique puisqu’en 1875, ce sont 70 % des pasteurs en exercice qui ont été formés par le nouveau duumvirat219.
134Johnson et Caspari se différencient de leurs devanciers à plusieurs égards. Johnson, en particulier, est l’artisan charismatique d’un renouveau du clergé norvégien en prônant son ouverture vers la tradition d’éveil piétiste, qu’il parvient à réconcilier avec l’Église établie, grâce à la loi de 1842 sur la liberté de réunion des prêcheurs laïcs. Cela étant, Johnson n’approuve pas la prédication laïque de manière inconditionnelle. C’est en l’occurrence un « principe de nécessité » qui doit prévaloir en la matière. Il s’agit là de la seule entorse à une interprétation autrement rigide de la confession d’Augsbourg220. Inspiré par le néo-luthéranisme allemand, mais aussi par l’existentialisme de Søren Kierkegaard (1813-1855), Johnson est le chantre d’une orthodoxie qu’il combine avec succès à la ferveur religieuse des missions intérieures en s’appuyant sur le laïcat. Dès les années 1850, Johnson se fait aussi remarquer dans « Christiania l’incroyante » en tenant des lectures publiques de la Bible, pour y « ranimer une vie chrétienne authentique », chose inhabituelle de la part d’un professeur de théologie. Très courues, ces lectures changent le climat d’une vie intellectuelle locale traditionnellement dominée par l’élite séculière, et qui désormais implique un public socialement plus divers, mais peut-être plus conservateur221. En outre, Johnson fait des voyages fréquents hors de la capitale où il entre en contact avec des haugéens. À cette occasion, il tient ses prêches en compagnie des laïcs piétistes, traités en égaux, ce qui justifie son excellente réputation au sein d’une mouvance religieuse d’ordinaire très soupçonneuse à l’endroit des élites.
135Johnson est aussi un débattant public : contre le « christianisme joyeux » des grundtvigiens, qui écrivent dans la revue Kirkeligt Folkebald, et contre les libéraux, parmi lesquels Bjørnstjerne Bjørnson, il estime devoir défendre certains principes moraux concrets. Dans un article paru en 1858 dans la revue Norsk Kirketidende (fondée en 1848 par l’autodidacte Olaus Nielsen), Johnson appelle à promouvoir une religiosité rigoriste qui ne tolère le loisir profane que dans des limites très encadrées : la danse est considérée comme immorale ; le théâtre est condamné lorsqu’il repose sur le détournement de la musique religieuse afin d’alimenter des effets dramatiques ou des propos antichrétiens (de manière générale, l’usage de la musique en dehors d’un contexte religieux laisse les johnsoniens impavides) ; la plaisanterie est tolérée si elle ne porte pas atteinte à la bienséance ; le luxe est rejeté comme un symbole de vanité ; enfin, les jeux de cartes, « bible du Diable », sont proscrits222.
136Si cette orientation religieuse n’est pas, par principe, hostile aux activités culturelles, elle entretient par conséquent une délimitation plus marquée entre différentes formes de la vie et culturelle dans la capitale norvégienne : un exemple de cette évolution est l’organisation de soirées hebdomadaires le samedi, réservées aux étudiants en théologie, tour à tour au domicile de Caspari ou chez Johnson. Ces soirées ont incontestablement été perçues un moyen de moraliser la sociabilité des étudiants en théologie, qui a pu être particulièrement exubérante dans les années 1820-1830, alors que la DNS a longtemps peiné à définir les normes de la décence universitaire. Mais elles correspondent aussi à un retrait des théologiens de l’agora universitaire, retrait qui intervient au même moment où leur légitimité scientifique est mise en danger par l’abandon de la philologie classique et par la percée réaliste. Les néo-luthériens tentent alors de faire face à cette crise en affirmant la vérité de leur foi (et donc sa réalité) dans une manière existentialiste, tout en s’alliant à une mouvance extérieure à l’université. Le retrait est officiel lorsque les étudiants en théologie annoncent en 1859, deux ans après la suppression du latin, la fondation d’une Association théologique universitaire (Den teologiske forening ved universitetet), dont les fondements dogmatiques sont particulièrement stricts, dominée par les étudiants de Johnson, et qui ne s’accommode plus de la présence des grundtvigiens et autres théologiens « païens » amateurs de loisir littéraire, regroupés dans l’Association des étudiants de théologie de la DNS. Celle-ci périclite, au bénéfice de la nouvelle organisation, indépendante de la DNS223. Autrement dit, l’un des aspects de la sécularisation des pratiques académiques réside dans le retrait des théologiens de l’espace académique, alors même qu’il s’agissait d’un groupe particulièrement impliqué dans la vie intellectuelle depuis l’âge des Lumières224.
137Caspari est d’une sensibilité plus représentative du sérail académique : c’est avant tout un orientaliste remarqué, un historien de la Bible érudit, un philologue brillant davantage qu’un missionnaire piétiste, bien qu’il préside à partir de 1860 le Comité central de la mission juive. Il a le souci constant de soigner la légitimité de la faculté en matière de recherche sur la Bible, ce qui n’est pas toujours bien perçu par les cercles orthodoxes laïcs, qui ont pu voir dans ces travaux un essai de réhabiliter le rationalisme, alors définitivement disqualifié225. Par ailleurs, le duumvirat qu’il forme avec Johnson réussit à surmonter les divisions des années 1840 en réhabilitant l’Église d’État aux yeux du laïcat piétiste, tout en combattant farouchement l’influence des pasteurs grundtvigiens, ennemis désormais communs du clergé néo-luthérien et du laïcat piétiste, et dont la théologie est en voie de marginalisation après 1850226. Johnson exerce quant à lui une influence souvent qualifiée de fascinante par ses propres étudiants, comme il jouit d’une respectabilité exceptionnelle auprès des piétistes qu’il ramène dans le giron de l’Église d’État. Moins que les dignitaires de la génération précédente, liés aux autres groupes académiques par une culture commune, les théologiens johnsoniens sont d’authentiques missionnaires, chargés de rendre à la religion sa vérité historique grâce à l’authenticité de leur foi227.
Conclusion : Christiania, quelle capitale intellectuelle ?
138Christiania apparaît comme une capitale incertaine pendant la majeure partie du siècle. Ville modeste, Christiania est pourtant une ville riche avant 1807, dont l’urbanité n’est pas liée à une société aristocratique, mais à une société bourgeoise qui profite de l’essor du commerce du bois pour s’imposer dans la géographie des principaux centres de la monarchie danoise. La ville du xixe siècle vit sur cet héritage lorsqu’elle devient capitale norvégienne, malgré le déclin des maisons patriciennes autour desquelles fleurissait la sociabilité littéraire. Le principal groupe qui bénéficie de la refondation du royaume est la bourgeoisie académique. À partir des années 1840 apparaît une bourgeoisie plus fortunée de financiers, de grands propriétaires, des armateurs ou des négociants. Contrairement à l’élite patricienne du siècle précédent, cette nouvelle classe est hésitante à l’égard des arts, oscillant entre condescendance béotienne et admiration sincère. Pour sa part, la bourgeoisie académique à Christiania entretient un rapport plus favorable aux belles-lettres comme expression d’un raffinement mondain.
139En 1814, sa première tâche est la construction de l’État. Elle reprend d’ailleurs à son compte l’héritage des Lumières, utilisant les ressources académiques comme un instrument de modernisation culturelle et sociale, et c’est en partie autour de cette nécessité que se structure la vie littéraire nationale. Plus généralement, la nouvelle capitale change de morphologie, grâce à l’érection de lieux de pouvoir monumentaux et séculiers relativement isolés de la ville baroque jusque dans les années 1860, mais qui sont finalement reliés à celle-ci, lorsque la rue de parade Charles-Jean est aménagée. Le nouvel ensemble urbain symbolise certes le statut retrouvé de Christiania comme capitale de la Norvège, mais il manifeste aussi l’essor d’une vie publique voulant idéalement servir à la promotion de l’intérêt général. Car Christiania n’est pas seulement une ville bourgeoise ; avec la suppression progressive des privilèges économiques et l’élargissement de la juridiction urbaine, l’essor démographique et l’industrialisation favorisent dans les faubourgs orientaux l’accroissement de la population d’artisans, d’ouvriers et de journaliers qui, depuis l’épisode du thranisme, commencent à porter aussi bien les réformes éducatives que le développement de la vie associative ou de la lecture publique.
140En tant qu’espace intellectuel, Christiania est donc morcelée, et les pratiques littéraires évoluent dans des milieux sociaux inégalement influencées par le fait religieux : lectures publiques de la Bible, des psaumes ou des livres de dévotion chez les haugéens (artisans et ouvriers) ou le laïcat néoorthodoxe ; prêches et psaumes de pasteurs comme le grundtvigien Wexels qui, de 1819 à 1866, officie dans la principale paroisse de la cité et parvient à s’attirer les sympathies de la bourgeoisie académique, avant l’entrée de Johnson et Caspari à la faculté de théologie ; lectures d’édification dans les écoles ; publications d’imprimés légers, développement de la lecture grâce à l’essor des bibliothèques et du commerce de librairie et du colportage ; déclamations poétiques, représentations musicales ou dramatiques de la DNS ou dans les salons et cercles de la bourgeoisie cultivée. La littérature à Christiania vit donc au croisement de cinq espaces sociaux : celui de l’État national ; celui de l’Église et de ses mouvances hétérodoxes (Fraternité d’Herrnut, grundtvigiens ou piétistes haugéens) ; une université, plus ou moins dépendante de l’État, mais qui abrite en son sein un potentiel espace de contestation ou de subversion (la DNS) ; une bourgeoisie, qui dispose de ses propres institutions culturelles (loge maçonnique, théâtre, bibliothèques…) ; un marché, espace de diffusion des idées où les artisans, la petite bourgeoisie (imprimeurs, libraires…) mais aussi la classe ouvrière alphabétisée jouent un rôle croissant en tant que relais et consommateurs des biens littéraires.
141Néanmoins, la bourgeoisie continue de dominer la vie publique sur la Place de la Banque, la rue Charles-Jean, à l’université ou dans les journaux. Plutôt conservatrice, elle est aussi de plus en plus nationaliste à partir des années 1840. Sa prospérité économique suffit-elle à faire de Christiania une capitale culturelle nationale ? Winter-Hjelm estime que « les richesses individuelles et privées ne suffisent pas », et que « le centre, la capitale doit également jouir de tant de prospérité et des richesses assemblées pour qu’elle puisse exister en tant que telle228 ». Si le chroniqueur se désole fréquemment du philistinisme de la bourgeoisie marchande, il oublie cependant de noter qu’avec l’essor du théâtre romantique national, ils sont plus nombreux en son sein à s’enticher de littérature profane et de drames historiques, et contribuent à la formation du jugement public esthétique. Généralement soucieuse de bonne morale, cette classe est proche de la bourgeoisie académique et du haut clergé, mais elle est en revanche plutôt soupçonneuse à l’égard des mouvances piétistes, taxées de fanatisme. Enfin, Winter-Hjelm, qui contredit régulièrement son propos, termine sa chronique en notant que les littérateurs, poètes et scientifiques nationaux jouissent tout de même d’une renommée véritable à l’étranger, donc d’un statut social229. L’existence même de son opuscule montrent que la vie publique à Christiania dans les années 1870 n’est pas aussi restreinte qu’il le déplore lui-même, à moins de persister à la comparer à celle qui se déploie à Copenhague.
Notes de bas de page
1 Hanson, 1876, p. 63-65.
2 Seip, 1963, p. 12-13.
3 Myhre, 2011, p. 50.
4 Kant, 1992 (1798), p. 25-27.
5 Treschow, 1785, p. 13.
6 Norvin, 1937, p. 52-53.
7 Ellehøj, Grane et Hørby (éd.), 1991, p. 425-427.
8 Arnesen, 1812, p. 9-10.
9 Mykland, 1977, p. 405-410.
10 Helle, 1996, p. 25-26.
11 Ottosen, Røssland et Østbye, 2002, p. 17.
12 Broch, 1876, p. 186.
13 Pihl, 1983, p. 30.
14 Collett, 2001, p. 23-53.
15 Det Kongelige Fredriks Universitet 1811-1911, 1911, p. xv.
16 Rian, 2008, p. 29-46.
17 Rothe, 1788, p. 11-17.
18 Rothe, 1793, p. 8-9.
19 Wergeland, 1811, p. 3-34.
20 De Falsen, 1793, p. 99.
21 De Falsen, 1793, p. 108-112.
22 Ingman-Manderfeldt, 1788.
23 Rothe, 1788, p. 12.
24 Collett, 2011, p. 57-58.
25 Collett, 2011, p. 64.
26 Howard, 2006, p. 46.
27 Collett, 2011, p. 73-76.
28 Pram, 1795, p. 235-258.
29 Collett, 2011, p. 80-83.
30 Collett, 2011, p. 89.
31 Bjerke, 2008, p. 5.
32 Collett, 2009, p. 161.
33 Unité monétaire employée de 1541 à 1813.
34 Collett, 2009, p. 160-161.
35 Wergeland, 1811, p. 59-60.
36 Bjerke, 2008, p. 6.
37 Frydenlund et Collett, 2009, p. 130-142.
38 Pram, 1795, p. 50-53.
39 Wergeland, 1811, p. 111.
40 De Falsen, 1793, p. 16.
41 Collett, 2011, p. 117-121.
42 Bjerke, 2008, p. 93.
43 Collett, 2011, p. 158-160.
44 Langholm, 1996, p. 142.
45 Det Kongelige Fredriks universitet 1811-1911, 1911, p. 54.
46 Collett, 2011, p. 174-177.
47 Pram, p. 49-229.
48 Collett, 2011, p. 170.
49 Collett, 2009, p. 105.
50 Karl 14 Johans brev till Riksståthållaren J. A. Sandels 1818-1827, 1955, p. 49.
51 Collett, 2011, p. 248-251.
52 Det Kongelige Fredriks universitet 1811-1911, 1911, p. 62.
53 Tveit, 1970, p. 9-15.
54 Det Kongelige Fredriks universitet 1811-1911, 1911, p. 65.
55 Collett, 2009, p. 106-110.
56 Det Kongelige Fredriks universitet 1811-1911, 1911, p. 62-69.
57 Kongeriket Norges tredie ordentlige Storthings Forhandlinger i Aaret 1821, 1822, p. 669-690.
58 Karl 14 Johans brev till Riksståthållaren J. A. Sandels, 1955, p. 163-164.
59 Kongeriket Norges tredie ordentlige Storthings Forhandlinger i Aaret 1821,1822, p. 669.
60 Karl 14 Johans brev till Riksståthållaren J. A. Sandels, 1955, p. 90-92 / p. 156-159.
61 Karl 14 Johans brev till Riksståthållaren J. A. Sandels, 1955, p. 111-117 / p. 143.
62 Collett, 2009, p. 115.
63 Lov, indeholdende Fundats for det Kongelige norske Frederiks Universitet i Christiania, 1824, § 1-55.
64 Collett, 2009, p. 113.
65 Lov, indeholdende Fundats for det Kongelige norske Frederiks Universitet i Christiania, 1824, § 16.
66 Det Kongelige Fredriks universitet 1811-1911. Et Festskrift, 1911, p. 165-166.
67 Nielsen, 1875, p. 71.
68 Nielsen, 1902, p. 520.
69 Collett, 2011, p. 351.
70 Det Kongelige Fredriks universitet 1811-1911. Et Festskrift, 1911, p. 232-233.
71 Collett, 2011, p. 323.
72 Andresen, 2005, p. 7.
73 Schweigaard, 1904 (1847), p. 3-10.
74 Slagstad, 2001, p. 41-61.
75 Schweigaard, 1998 (1832), p. 78.
76 Schweigaard, 1998 (1832), p. 79.
77 Sørensen, 1988, p. 22.
78 Collett, 2011, p. 411-418.
79 PA 1322, Série Ra 0001 : Regnskap. Kassabok, 1813-1819.
80 Wallem, 1916, p. 49.
81 PA 1322, Série Ah : Lover. Love for DNS, 1833, section 1 § 1.
82 PA 1322, Série Ah : Lover, Til Studentersamfundet, 1873, p. 4.
83 Wallem, 1916, p. 50.
84 Wallem, 1916, p. 8-9.
85 John Aas (1793-1867). Cité par Hansen, 2011, p. 30.
86 Wallem, 1916, p. 18.
87 PA 1322, Serie D : Korrespondanse 1816-1822.
88 Wallem, 1916, p. 57-58.
89 Arnesen, 1812, p. 9.
90 Lov, indeholdende Fundats for det Kongelige norske Frederiks Universitet, 1824, § 40.
91 Bækvold, 2005, p. 28.
92 Wallem, 1916, p. 62.
93 Jæger, 1890, p. 151.
94 Bækvold, 2005, p. 73.
95 Wallem, 1916, p. 74.
96 Wallem, 1916, p. 34-35.
97 Wallem, 1916, p. 35.
98 Karl 14 Johans brev till Riksståthållaren J. A. Sandels, 1955, p. 51.
99 Wallem, 1916, p. 86-87.
100 Wallem, 1916, p. 90.
101 Nielsen, 1873, p. 324.
102 Nielsen, 1873, p. 325-326.
103 Laache, 1929.
104 P. A. Jensens Autobiografiske Meddelelser, 1908, p. 90.
105 P. A. Jensens Autobiografiske Meddelelser, 1908, p. 92.
106 Storsveen, 2004, p. 388.
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109 Lysdahl, 1995, p. 193.
110 PA 1322, Serie Ah0001, « Til Studentersamfundet », Studentersanfundets lover, 1871.
111 Wallem, 1916, p. 591.
112 Amundsen et Laugerud, 2001, p. 144-147.
113 Amundsen et Laugerud, 2001, p. 249.
114 Strøm, 1778, no 5, p. 37-70 / no 6, p. 5-32.
115 Amundsen et Laugerud, 2001, p. 252-259.
116 Pavels, 1899 (1817-1819), p. 33.
117 Holter, 1966, p. 4.
118 Pavels, 1899 (1817-1819), p. 483.
119 Seip, 1993 (1974), p. 15.
120 Mykland et Dyrvik, 1978, p. 343-342.
121 Mykland et Dyrvik, 1978, p. 348-353.
122 Haraldsø, 1989, p. 27.
123 Amundsen et Laugerud, 2001, p. 294.
124 Grunnlov fra 1814, § 2.
125 Grunnlov fra 1814, § 100.
126 Oftestad, 1998, p. 113.
127 Oftestad, 1998, p. 249.
128 Grunnlov fra 1814, § 12.
129 Treschow, 1785, p. 27-28.
130 De Falsen, 1801, p. 147.
131 Treschow, 1820, p. viii.
132 Treschow, 1820, p. 52-53.
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150 Mannsåker, 1954, p. 17.
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152 Collett, 1999, p. 65.
153 The Professions in Norwegian social structure : 1720-1955, 1961, tableau no 2.
154 The Professions in Norwegian social structure : 1720-1955, 1961, tableau no 2.
155 Aubert, 1960, p. 185
156 The Professions in Norwegian social structure : 1720-1955, 1961, tableau no 39.
157 The Professions in Norwegian social structure : 1720-1955, 1961, tableau no 37.
158 The Professions in Norwegian social structure : 1720-1955, 1961, tableau no 41.
159 The Professions in Norwegian social structure : 1720-1955, 1961, tableau no 21.
160 P. A. Jensens Autobiografiske Meddelelser, 1908, p. 90-136.
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190 Brandrud, 1911, p. 21-22.
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199 Thyssen-Pontoppidan, 1991, p. 48.
200 Thyssen-Pontoppidan, 1991, p. 61.
201 Thyssen-Pontoppidan, 1991, p. 105-112.
202 Grundtvig, 1837, p. 12.
203 Grundtvig, 1837, p. 9.
204 Thrap, 1905, p. 30.
205 Kile, 1984, p. 12-13.
206 Christensen et Grundtvig, 1926 (1826), p. 120.
207 Wexels, 1826, p. 77-91 / p. 97-106.
208 Molland, 1979, p. 127.
209 Wexels, 1828.
210 Thrap, 1905, p. 48-49.
211 Kile, 1984, p. 24-25.
212 Molland, 1979, p. 113.
213 Brandrud, 1911, p. 21.
214 Kile, 1984, p. 38.
215 Holter, 1966, p. 5.
216 Holter, 1966, p. 23.
217 Holter, 1966, p. 218-219.
218 Holter, 1966, p. 235-245.
219 Mannsåker, 1954, p. 121.
220 Brandrud, 1911, p. 24.
221 Heuch, 1914, p. 74.
222 Molland, 1979, p. 202.
223 Kyllingstad et Rørvik, 2011, p. 156.
224 Collett, 2011, p. 497-498.
225 Brandrud, 1911, p. 30-33.
226 Collett, 2011, p. 496.
227 Kyllingstad et Rørvik, 2011, p. 158.
228 Hanson, 1876, p. 137-138.
229 Hanson, 1876, p. 141-143.
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