Éducation et déroute de l'esprit : la question de la responsabilité individuelle de certains « éducateurs » japonais avant, durant et après la Seconde Guerre mondiale
p. 229-245
Texte intégral
La raison devient inutile quand tout le monde est mis dans le même moule. Dans un monde où la raison est inutile, la distinction entre les imbéciles et les êtres intelligents n'existe pas. Dans un monde pareil, les imbéciles peuvent enfin avoir la conscience tranquille1.
1Ces quelques lignes, provocatrices et courageuses, écrites en 1944 par Masaki Hiroshi 1896-1975)2 résonnent d'une façon doublement accusatrice pour un grand nombre d'intellectuels, et notamment d'éducateurs japonais des années 1930-1940 : d'abord parce que leur auteur y dénonce en termes ironiques mais clairs l'entreprise de décervelage à grande échelle à laquelle ces derniers participèrent durant plusieurs années en parfaite connivence avec le pouvoir militaire, ensuite parce que la date où elles sont écrites montre qu'aux pires moments de l'histoire existent des fenêtres – certes étroites et dangereuses – que des individus peuvent en conscience choisir d'utiliser ou de se créer pour éviter la compromission ou la retraite silencieuse.
2Ce faisant, elles nous intéressent ici pour plusieurs raisons et serviront de point de départ à notre réflexion. Elles posent en effet tout d'abord, même si c'est indirectement donc, la question de la responsabilité individuelle dans des périodes ou des situations de crise. Leur caractère épiphé-noménal oblige ensuite à reconsidérer l'attitude de tous ceux qui ne firent pas le choix de leur auteur, c'est-à-dire la quasi-totalité des intellectuels japonais. Enfin, elles laissent entrevoir l'une des principales raisons pour lesquelles les réformes de l'après-guerre ne purent complètement aboutir, voire n'avaient, dès le départ, aucune chance d'aboutir. Après avoir donné quelques exemples de la manière dont les notions d'individu et de sujet purent être très concrètement pensées avant-guerre, dans le domaine de l'éducation et notamment dans celui de l'enseignement de la langue japonaise, on verra en effet, à la fin de notre article, la façon dont cette réflexion fut ensuite étouffée par ceux-là mêmes qui l'avait élaborée, avant d'être à nouveau portée par les mêmes après la défaite, mettant par là même à mal la réussite du processus de démocratisation qu'elles étaient censées soutenir.
Les années 1910-1920 : un nouvel individu
3Dans l'étude que nous avons menée sur l'histoire de l'enseignement de la lecture au Japon3, nous avions retenu l'année 1933 comme année charnière entre deux périodes-clés : 1912-1933, décennie qui voit la naissance d'une nouvelle réflexion sur la lecture et sur la langue japonaise en général, et 1933-1945, période durant laquelle l'enseignement de la lecture et de la langue japonaise se déroule dans un contexte qui évolue de la préparation à la guerre à la guerre elle-même – rappelons ici que pour les historiens de l'Asie, le Japon entre sinon en guerre, du moins dans une logique de guerre, dès 1931 avec l'incident de Mandchourie, première étape de sa politique d'expansion en Asie.
4Nous avions alors choisi cette année 1933, car elle est celle de la publication d'un manuel de langue qui fit date et qu'elle se posait donc comme un repère incontournable pour le sujet qui nous intéressait alors, l'enseignement de la lecture à l'école. Pour celui que nous voudrions traiter aujourd'hui, en revanche, il est moins évident qu'on puisse faire jouer à cette année 1933 un rôle charnière équivalent, et nous considèrerons donc plutôt ici les années 1930-1933, c'est-à-dire, justement, celles qui s'articulent autour de l'incident de Mandchourie que nous venons d'évoquer4.
5En effet, si la notion de chaos intègre la « déroute de l'esprit humain » face à l'existence, ou, pour le moins, peut être comprise comme une situation, un processus qui va provoquer la déroute des esprits, alors ces années-là marquent sans doute aucun, au Japon, pour les enseignants et pour les intellectuels en général, un tournant, une rupture et le début d'un glissement dans une forme intime et collective de chaos.
6Ces années vont voir ainsi les pédagogues, les éducateurs, en général, et les spécialistes de l'enseignement de la langue et de la littérature en particulier, passer d'une dynamique de recherche, d'invention, de création, à une situation de confusion intellectuelle et morale dans laquelle les convictions premières de la plupart d'entre eux vont se heurter à un monde réel – et dangereux – qui ne les admet plus. En deux décennies, entre 1920 et 1940, les pratiques et les discours pédagogiques basculent globalement d'un projet qui visait à placer l'individu au centre du processus éducatif, qui cherchait à mettre en place des apprentissages véritablement conçus pour des enfants – et non de futurs adultes –, à donner comme objectif principal à l'éducation la formation de la personnalité de chacun, c'est-à-dire une formation reposant sur les principes de liberté et d'autonomie5, à un projet dans lequel, l'État – un État à présent impérialiste et militariste – se substitue à l'individu (kojin). La transmission des connaissances – de certaines connaissances – et la formation morale deviennent alors les objectifs principaux de l'éducation, l'enseignant (re)devient le centre de l'enseignement et la direction de la classe l'élément essentiel du processus pédagogique, tandis que l'enfant n'est plus – de nouveau – considéré que comme un adulte en devenir et, surtout, un futur soldat potentiel.
7Face à cette situation et pour négocier ce virage, différentes « stratégies » ou attitudes furent adoptées par les éducateurs japonais – notamment ceux qui étaient les plus engagés dans les courants de la pédagogie active –, le statu quo pouvant leur être fatal. Comme beaucoup d'intellectuels et d'artistes à partir de cette époque, le silence fut pour la plupart des éducateurs « engagés » le refuge choisi, lorsque, effrayé par la montée des idées marxistes et libérales, le gouvernement, de moins en moins tolérant à l'encontre des écoles nouvelles qui avaient vu le jour à partir de la fin des années 1910, finit par entrer ouvertement en guerre contre elles. Très peu dans le camp des éducateurs progressistes résistèrent activement. Les menaces étaient réelles et ceux qui ne se résolurent pas au silence s'évadèrent dans la philosophie de Froëbel (1782-1852) ou dans une vision romantique de l'éducation qui leur permettait de continuer de proclamer la « pureté de l'enfant » sans s'exposer à de trop graves conséquences.
8Beaucoup, notamment parmi les universitaires influents, choisirent aussi d'adapter leurs discours à l'époque et, d'adaptations en compromissions, en vinrent à défendre des points de vue qui étaient à l'exact opposé de ceux qu'ils avaient prônés quelques années plus tôt. C'est à ceux-là que nous allons nous intéresser ici au travers du parcours de certains des tenants d'une pédagogie de la langue et de la littérature inspirée par l'herméneutique, une pédagogie nouvelle et réellement novatrice qui se développa au Japon dans le deuxième quart du xxe siècle. En effet, non seulement leurs parcours nous semblent illustrer parfaitement le chaos moral et intellectuel dans lequel baignaient les éducateurs de cette époque, mais il permet également de saisir combien les choix qu'ils firent et l'attitude qu'ils adoptèrent alors furent en eux-mêmes des facteurs aggravants de ce chaos. Car ce qui introduisit durablement la confusion dans les idées éducatives au Japon ne fut pas tant que la montée des idées impérialistes et nationalistes ait engendré une nouvelle conception de l'éducation, mais bien plutôt que celle-ci ait été servie par des hommes qui peu de temps auparavant avaient prôné des conceptions diamétralement opposées ou, comme dans le cas des herméneuticiens, avaient prôné des idées et des méthodes dont la genèse s'inscrivait dans un projet radicalement différent.
9Ces intellectuels influents perpétueront d'ailleurs après-guerre, comme on l'a déjà dit et comme on le développera plus loin, cette confusion spirituelle en embrassant sans gêne apparente, et sans explication ou justification, des idées et des pratiques pédagogiques qui étaient de nouveau à l'opposé de celles qu'ils avaient défendues pendant les années 1930-1945. Participant par là même et une nouvelle fois à l'échec de leur réalisation – mais comment aurait-il pu en être autrement ?
10Après quatre décennies, de 1872 à 1912, durant lesquelles l'enseignement de la langue s'était essentiellement centré sur la « forme » de celle-ci, c'est-à-dire sur le code, l'acquisition des signes, la structure des phrases et des textes, la grammaire6, la période qui débute avec les années 1910 se caractérise par un déplacement de l'intérêt des spécialistes et des enseignants qui s'écartent progressivement de l'enseignement de la « forme de la langue » pour se reporter vers celui du sens et vers le sujet-apprenant. C'est l'époque où la formation des sentiments – et non plus seulement la volonté d'inculquer la vertu – devient l'un des objectifs principaux de l'enseignement de la langue. L'importance des matériaux pédagogiques est affirmée et la matière « langue nationale », kokugo, s'ouvre à la littérature : « lire » devient « se lire » selon le fameux mot d'Ashida Enosuke (1873-1951).
11La réflexion sur l'enseignement de la lecture se déplace ainsi de la période de l'entrée dans l'écrit – souci lié au projet d'« alphabétisation » générale de la population au lendemain de la Restauration de Meiji (1868) – à l'acte de lire lui-même. Deux noms sont ici à citer celui d'Ashida Enosuke, déjà évoqué, et celui de Kaito Matsuzô (1878-1952) qui vont être, le premier à partir de son expérience du terrain, le second par son apport théorique, deux des principaux acteurs de cette évolution.
12Le recentrage sur l'enfant, en ce qui concerne l'enseignement de la lecture, fut le fait d'Ashida Enosuke qui, tout en continuant de poser la question des matériaux pédagogiques, « inventa » le sujet-lecteur, et, dans le même temps, l'enseignement moderne de la lecture au Japon. Son propos fut souvent réduit à sa célèbre formule que nous avons déjà citée : « lire, c'est se lire », formule qui devint le credo pédagogique de toute une génération d'enseignants, et, en quelque sorte aussi, le symbole de la nouvelle réflexion pédagogique appliquée à l'enseignement de la langue durant l'ère Taishô (1912-1925). L'ouvrage L'Enseignement de la lecture (Yomikata kyôju, 1916) dans lequel cette maxime apparaît constitua l'une des principales contributions à la rénovation de l'enseignement de la lecture au cours des années 1912-1922. Il consacra Ashida comme l'un des pédagogues les plus novateurs et les plus originaux parmi tous ceux qui, dans les années Taishô – et bien au-delà, jusqu'à nos jours –, s'intéressèrent à l'enseignement de la langue. L'un des plus réalistes et des plus pragmatiques aussi, celui sans doute qui sut rester le plus proche du terrain.
13La publication en 1922 de l'ouvrage Les Vertus de la langue japonaise (Kokugo no chikara)7 de Kaito Matsuzô fit, au dire même des pédagogues de cette époque, souffler elle aussi un vent nouveau sur l'enseignement de la langue. L'essentiel de ce livre, fruit de vingt années de réflexion linguistique, était consacré à l'acte de lire et à l'enseignement de la lecture. Son contenu mêlait théories littéraires et philosophiques, recherches linguistiques et philologiques, avec, en outre, des études des différents types d'enseignement de la lecture ayant cours dans les pays occidentaux. Du point de vue de l'enseignement de la lecture, Les Vertus de la langue japonaise apparaissait avant tout comme la validation théorique des intuitions ou des conclusions qu'Ashida avait tirées de son expérience d'enseignant et qu'il avait exposées dans ses ouvrages.
14Pour Kaito – et sur ce point il ne pouvait que rejoindre Ashida –, tout enseignement de la lecture devait partir de l'apprenant et impliquer son être tout entier. Lire relevait pour lui d'un processus interne – intime – propre à l'être humain et non de la seule acquisition/maîtrise des signes de l'écrit ou des structures de la langue. L'enrichissement intellectuel par la lecture était quelque chose de naturel à condition que le lecteur ait la volonté de « lire jusqu'au bout ».
15On trouve également dans son ouvrage, et c'est le principal aspect que nous en retiendrons ici, introduit pour la première fois au Japon, le concept de « forme » (keishô) appliqué à la réflexion sur l'enseignement de la langue et de la littérature. De toutes les théories qui eurent une influence sur l'enseignement de la lecture dans la première moitié du xxe siècle, aucune n'en eut autant que la « théorie de la forme » (keishô riron), qui allait découler de ce concept, aucune ne provoqua une effervescence intellectuelle équivalente, aucune ne fit l'objet d'autant de débats, colloques, ouvrages, articles.
16Jusqu'aux alentours de 1930, la méthode d'enseignement de la lecture défendue par Kaito reposait sur le principe de l'interprétation (kaishaku), tel qu'il l'avait lui-même défini dans son ouvrage. Il s'agissait alors de partir des hypothèses formulées après la perception directe (l'intuition) du texte pour parvenir à sa compréhension par l'analyse de ses différentes parties. Kaito insistait sur le fait que de telles hypothèses n'étaient pas le point de départ de la méthode, mais bien son premier aboutissement, le résultat de la confrontation directe du lecteur avec le texte lu. Les résultats de l'analyse constituaient le second point d'arrivée et conditionnaient la critique finale – une véritable critique ne pouvant reposer que sur l'analyse de ce qui avait été vraiment compris.
17À la base de cette méthode, il y avait l'idée que la forme des pensées de l'auteur était latente dans les signes imprimés sur la page et que la forme des phrases n'était rien d'autre que cette forme-là. Percevoir ces formes impliquait donc, non pas une attitude passive toute en retenue, mais une participation active à l'acte de création interne dont celles-ci étaient l'émanation. Les percevoir impliquait surtout de ne pas aborder le texte par une étude contrastée ou successive de ses composants ou de son contenu, mais d'en saisir d'abord les points principaux, l'essentiel, de façon à ce que la « forme du texte » s'impose d'elle-même à l'esprit du lecteur.
18Vers 1930, la double question de la perception du texte et du processus de compréhension fut au centre de ce qui devint la « controverse sur la théorie de la forme » (keishô riron ronsô). Les publications et les colloques sur le sujet se multiplièrent ainsi que les tentatives d'appliquer cette théorie à l'enseignement de la lecture. Les écrits sur ces questions, a priori pratiques, et le débat qui allait se développer autour du sujet devinrent de plus en plus philosophiques et complexes, et s'éloignèrent quelque peu des instituteurs du terrain. La théorie de la forme fut en effet étendue de l'enseignement de la lecture et de la réflexion pratique contenue dans Les Vertus de la langue japonaise à l'enseignement de la littérature, aux théories littéraires (pour lesquelles elle avait été, il est vrai, initialement formulée), puis à l'enseignement de la langue dans son ensemble ainsi qu'à la réflexion historique, philologique, linguistique et idéologique qui s'était développée autour du concept de « culture ». Cette évolution ne fut bien évidemment pas le résultat des seuls débats théoriques, mais également celui de l'évolution de la situation générale du pays, une situation qui avait considérablement changé depuis l'introduction première du concept de forme par Kaito.
Les années 1930-1940 : de l'individu nouveau au nouvel homme japonais
19À partir du début des années 1930, en effet, les menaces qui jusque-là pesaient sur les enseignants, les penseurs et les hommes politiques libéraux de façon plus ou moins diffuse devinrent réelles, physiques8. Dans un Japon tombé aux mains des ultranationalistes et des sociétés secrètes, les partisans de l'éducation libre et du développement des individus ou de sujets autonomes devinrent au même titre que les socialistes, communistes et autres anarchistes de véritables ennemis intérieurs. Beaucoup furent arrêtés et emprisonnés, la plupart réduits au silence par l'intimidation, l'exclusion, la menace ou la simple privation de tout moyen d'expression. La situation devint de plus en plus sombre dans la seconde moitié des années 1930 avec les débuts du conflit sino-japonais en 1937 et, quatre ans plus tard, le déclenchement de la guerre du Pacifique. Naturellement le système éducatif ne fut pas épargné et glissa progressivement lui aussi dans l'ultranationalisme. Il ne fut plus dès lors question d'enfants ni d'individus, mais d'élèves à qui l'école devait apprendre la « Voie du sujet » et inculquer des sentiments de patriotisme en même temps qu'une loyauté indéfectible à l'égard de l'empereur et du pays. Et il fallait les préparer également à la guerre.
20Le concept central de la pédagogie officielle devint celui de rensei. Le mot signifie littéralement « fortifier, exercer, entraîner, forger l'âme et le corps ». Dans le contexte éducatif de l'époque, il avait plus précisément le sens de « formation par l'exercice permanent » (renma ikusei). Cette formule avait été retenue comme la plus adéquate pour développer le sens civique des enfants et leur apprendre à concentrer toutes leurs forces sur un but précis : pour atteindre celui-ci, ils devaient s'y donner « corps et âme ». Les méthodes d'enseignement appliquées alors dans les classes se caractérisaient, elles, de la façon suivante :
- Rejet d'une éducation purement intellectuelle ; conception d'une éducation visant le développement du corps et de l'esprit ; absence de distinction entre enseignement, entraînement et protection de la santé ; formation de sujets à la personnalité uniforme.
- Importance considérable accordée aux cérémonies et aux événements scolaires qui, confondus avec les diverses disciplines, permettent, par une participation de l'école tout entière, de faciliter la formation des citoyens.
- Coopération étroite entre l'école, la famille et la société afin de donner à l'enfant une éducation complète9.
21Les exercices d'entraînement et le travail en groupe connurent un grand succès, tandis que des mots comme liberté ou individualisme furent exclus du vocabulaire pédagogique comme étant contraires à la Voie impériale. L'enseignement prit une tournure franchement militaire et vira à l'embrigadement des corps et des esprits : rassemblement quotidien de tous les élèves, le matin, pour saluer le drapeau japonais, révérence à l'empereur adressée dans la direction du palais impérial, installation de petits autels shintô dans les classes, etc. La conséquence la plus directe de la politique sur la pédagogie fut l'interdiction de fait qui frappa toute pensée d'origine étrangère. Les concepts d'entité nationale ou de corps national (kokutai), de respect, de devoir, de piété filiale, de loyauté envers l'empereur et de patriotisme (chûkun aikoku), de vertu du peuple (kokumin dôtoku) ou encore de « voie du sujet » (shinmindô) tinrent lieu de ligne « pédagogique ».
22Des spécialistes comme Watanabe Masamori (1887-1947) dans Les Principes de l'éducation japonaise (Nihon kyôiku gengi, 1938) jetèrent les bases d'une pédagogie « purement » japonaise, une pédagogie qui se voulait éloignée des discours philosophiques et plongeant ses racines dans la japonéité et le quotidien. Watanabe avançait ainsi cinq traits fondamentaux qui caractérisaient selon lui les « méthodes d'enseignement japonaises » :
- Ce sont des méthodes qui attachent une grande importance à l'autorité des enseignants.
- Ce sont des méthodes d'enseignement qui reposent sur la voie de l'enseignant et la voie de la personne.
- Ce sont des méthodes qui respectent la nature des enfants et des adolescents japonais et le caractère national japonais.
- Ce sont des méthodes spirituelles qui se fondent sur l'essence de la culture japonaise.
- Ce sont des méthodes éducatives qui font grand cas de l'entraînement, de la pratique de type instruction [kunren] ou de type exercices disciplinaires [tanren]10.
23Les pédagogues, les spécialistes de l'enseignement de la langue et de la littérature comme des autres disciplines, durent accorder leurs pratiques avec les nouvelles exigences du gouvernement, et fondre leurs théories dans les discours officiels.
24C'est dans ce contexte que le cas des herméneuticiens et celui d'Ishiyama Shûhei (1899-1960)11 notamment sont particulièrement intéressants.
25Ishiyama Shûhei, qui se trouve à l'origine du courant des méthodes d'enseignement fondées sur l'herméneutique, fut en effet l'un des pédagogues les plus influents de ces années d'avant-guerre comme d'ailleurs de celles de l'après-guerre. Dans un article fondateur paru en juin 1935 dans la revue Education (Kyôiku) et intitulé « Critique pédagogique de la théorie de la forme (Keishô riron no kyôikuteki hihan) », Ishiyama, tout en approuvant sans réserve la théorie de la forme que proposait Kaito, critiquait la pauvreté de la méthode d'enseignement de la lecture que ce dernier proposait en application de sa théorie. Il contestait également le fait qu'une telle méthode put en l'état être appliquée à l'enseignement de la lecture dans les écoles élémentaires. Telle qu'elle avait été formulée par Kaito, elle ne pouvait, à ses yeux, que servir de fondement théorique à l'enseignement de matériaux pédagogiques littéraires. Malgré son succès immédiat, la théorie de la forme élaborée par Kaito avait en effet également découragé plus d'un enseignant par sa complexité. La transposition pédagogique de la théorie de la forme devait donc, selon Ishiyama, être revue de façon à produire une méthode réellement applicable dans les classes. Et cette révision, toujours selon ce dernier, ne pouvait être accomplie qu'en suivant les règles et les techniques de l'herméneutique. Ishiyama développa ce point de vue dans un ouvrage paru la même année et qui eut une influence très forte sur le monde de la pratique, L'Herméneutique appliquée à l'éducation (Kyôikuteki kaishakugaku, Tôkyô, Kenbunkan, 1935).
26S'inscrivant dans une tradition herméneutique « psychologisante » inspirée de Dilthey, Ishiyama définissait la compréhension (rikai) comme une activité théorique devant se dérouler selon un processus et des principes fixes, avec pour objectif ultime une connaissance d'ordre spirituel. L'acte de lire étant fondamentalement d'essence herméneutique, sa réalisation impliquait, de la part du lecteur, une reconstruction de la conception des choses contenues dans le texte et devait finalement mener à la perception, au-delà du signifié, des intentions du texte et de l'auteur lui-même. Renvoyant dos à dos les méthodes utilisées jusque-là, qui soit se centraient trop sur la forme, soit insistaient trop sur le contenu – y compris la sentence method12 telle qu'elle avait été définie par Ashida et Kaito –, Ishiyama posait qu'une méthode d'enseignement de la lecture issue de l'herméneutique devait être fondée sur le dépassement dialectique d'une telle alternative. Distinguant dans tout texte un aspect psychologique, c'est-à-dire un aspect reflétant le caractère de l'auteur, son origine, son vécu, sa situation générale spirituelle et matérielle contemporaine de la rédaction du texte, et un aspect objectif détaché de l'auteur, le texte possédant un sens propre, Ishiyama faisait du premier l'objet d'une interprétation devant mener à la compréhension de l'esprit de l'auteur et du second celui d'une interprétation renvoyant, au-delà de l'auteur, à la connaissance de l'être et de la culture (le monde).
27La méthode d'Ishiyama rencontra un grand succès et, à sa suite, d'autres pédagogues, Yamanouchi Saiji (1896-1972) et Nishihara Keiichi (1896-1975) notamment, proposèrent des méthodes fondées sur les principes de l'herméneutique. Du simple point de vue pratique, les propositions d'Ishiyama, de Yamanouchi ou de Nishihara se présentaient comme un mélange ou comme la réunion de techniques herméneutiques, de sentence method et de théorie de la forme. L'activité de ces trois chercheurs, et de beaucoup d'autres qui travaillèrent dans la même direction, se résuma en quelque sorte en un polissage de la matière brute que constituait la théorie de la forme de Kaito. Leur principal apport fut de proposer une interprétation qui était une véritable synthèse de l'interprétation subjective et de l'interprétation objective, et non pas le simple passage de l'une à l'autre au fil des différents temps des leçons. Nous laisserons ici de côté les développements pratiques de ces méthodes que nous avons détaillés ailleurs13, l'important pour notre propos étant de voir surtout les dérives que ces méthodes d'enseignement de la lecture de type herméneutique connurent.
28Car, même simplifiée par rapport aux premières propositions de Kaito, la structure des cours que proposaient Ishiyama et les autres chercheurs du courant herméneutique n'en demeurait pas moins à leurs yeux immuable et devant être suivie à la lettre. Le caractère prétendument adaptable de leurs méthodes – caractère qui, à l'origine, et comme ce fut également le cas de la plupart des méthodes proposées depuis le début des années 1920, les avait rendues « révolutionnaires » – était contredit par le fait que les tenants de ce courant faisaient du processus de lecture un processus « interne » à l'acte de lire et non pas une forme de lecture parmi d'autres. Ce qui, par définition, ne pouvait que réduire à son minimum le degré d'adaptabilité des méthodes aux conditions réelles du terrain : enseignants, enfants, matériaux, etc., et revenait à proposer des procédés extrêmement normatifs. Mais, de ce point de vue, bien sûr, leur(s) méthode(s) étai(en)t en parfaite adéquation avec les nouvelles exigences officielles que nous avons évoquées précédemment.
29Les tenants du courant herméneutique ne furent en effet pas les derniers à introduire dans leur méthode les principes de la « formation (de l'être) par l'exercice permanent » (rensei shugi). Un bon exemple de cette évolution nous est donné par l'ouvrage de Yamanouchi Saiji14, L'Enseignement de la lecture en tant que matière nationale (Kokumin ka yomikata kyôiku), paru en 1940. Yamanouchi y définit ainsi les objectifs de l'enseignement de la lecture : « a) formation en langue japonaise [kokugo] (langage [gengo]) ; b) développement de l'esprit d'amour de la langue15. » Ce qui, reformulé à partir des objectifs généraux de l'éducation élémentaire énoncés dans le décret sur les écoles nationales du 1er mars 1941, donnait :
- objectif de l'éducation : la formation [rensei] des citoyens de l'Empire (objectif majeur de l'enseignement de la lecture) ;
- objectif des matières nationales : approfondir l'esprit civique (objectif intermédiaire de l'enseignement de la lecture) ;
- objectif de l'enseignement de la lecture au sein de la matière kokugo : la formation des capacités d'expression et de compréhension (objectif mineur de l'enseignement de la lecture)16.
30Yamanouchi n'eut donc apparemment aucun problème pour passer de la « méthode de lecture naturelle » (sunao na yomikata kyôiku) qu'il défendait au début des années 193017 – et qui définissait l'acte de lire comme un échange « libre » entre le lecteur et l'auteur – à ce nouvel « enseignement de la lecture en tant que matière nationale ». Les pratiques pédagogiques qu'il proposait à présent étaient d'ailleurs les mêmes que celles sur lesquelles reposait sa méthode naturelle. On retrouvait en effet dans son livre l'essentiel de ses préoccupations antérieures : inventer des pratiques d'enseignement prenant en compte la nature et la structure du texte utilisé ainsi que l'année scolaire (l'âge) des enfants auxquelles elles s'adressaient, prendre en compte les particularités locales, développer chez les enfants une attitude et une méthode d'étude personnelle débouchant sur l'autodidaxie, etc. Mais on y trouvait également d'autres recommandations qui semblent en totale contradiction avec ces préoccupations ainsi qu'avec ce qu'il avait soutenu auparavant, celles notamment qui insistaient sur la mise en place de pratiques d'enseignement de type « entraînement » dans lesquelles ce que l'on appellerait aujourd'hui les exercices structuraux occupaient une place prépondérante. Le fait de considérer les capacités d'expression et de compréhension comme des objectifs « mineurs » de l'enseignement de la lecture allait aussi à l'encontre de ses premiers principes. Le glissement qui le fit passer d'une méthode à l'autre n'était cependant nullement expliqué, et, par ailleurs, une partie de l'aspect théorique qui avait présidé à l'élaboration de la première étant conservé pour la seconde, cela rendit d'autant plus confuse l'application de cette dernière. Sur le plan pédagogique, l'incohérence était en réalité totale, même si tout avait été fait pour donner l'impression d'une évolution naturelle.
31Ishiyama lui-même l'avait précédé dans cette voie en assignant, dès 1936, à l'enseignement de la « lecture-compréhension » deux finalités qui mettaient sa méthode en harmonie avec les objectifs officiels de l'époque :
Premièrement, il faut faire se développer et progresser les capacités en langue japonaise [kokugo no chikara] ; deuxièmement, le contenu des textes lus [et compris, dokkai] doit servir d'exemple et de motivation pour sa propre existence. [...]18.
32On peut certes considérer que cette évolution était inhérente à la façon dont, tout comme son modèle allemand, s'était développée au Japon la philosophie herméneutique :
Éduquer, cela signifiait désormais reconnaître les droits et les lois de la vie, – aussi bien celles du corps que de l'âme, du cœur et de l'esprit, – former des hommes complets, reconnaître et encourager le besoin d'activité propre de l'enfant, l'aider à s'exprimer afin de mieux se comprendre lui-même, mais aussi de mieux se faire comprendre et de comprendre les autres, le mettre en contact par tous les moyens avec le monde de l'extérieur et l'humanité entière19.
33L'avènement de l'« homme nouveau » japonais qui, pour les herméneuticiens les plus idéalistes, devait naître d'un processus similaire à celui que Marius Cauvin décrit dans les lignes d-dessus, avait paradoxalement entraîné, comme en Allemagne, un certain nombre de « retours » : retours aux grands classiques, à la nature, à l'art comme expression privilégiée, au travail comme une forme proche de l'art, et au « peuple enfin, qui apparai[ssait] comme le réceptacle des vertus anciennes. C'[était] son âme qu'il fa[llait] retrouver ». Et, comme en Allemagne aussi, « cette entreprise un peu folle, qui visait à dissocier le sentiment national de la volonté de puissance pour le mettre au service de l'idéal » ne résista pas aux périls de l'époque et s'accommoda tout autant du militarisme que du totalitarisme. L'« homme nouveau » japonais n'était non seulement plus un individu autonome mais pas plus encore un sujet agissant.
34Les tenants des méthodes d'enseignement de la lecture issues de la tradition herméneutique oublièrent en ces années 1935-1945 que l'herméneutique acceptait aussi bien la multiplicité que l'absence de réponses, qu'elle tolérait les interprétations divergentes, chacun lisant et comprenant à partir de son propre monde. Car la société dans laquelle vivaient les herméneuticiens japonais, et le nouveau système d'éducation qu'ils soutenaient n'acceptaient plus qu'une seule interprétation des textes, une seule vision du monde, celles de ses dirigeants, imposées au nom de l'empereur.
35Non seulement ils oublièrent cette vérité autrefois affirmée par eux-mêmes, mais ils participèrent également activement au processus d'oubli collectif, Ishiyama développant dans cette tâche un zèle apparemment inégalé. Lui qui dès 1932, justement, dans une série de conférences20 attribua à l'empereur la qualité du « plus grand des éducateurs » (saikô no kyôikusha), n'oubliant jamais dans ses cours et écrits ultérieurs de lier toujours l'éducation à l'empereur et au « corps national » (kokutai), concept central de l'idéologie nationaliste.
L'immédiat après-guerre : la déroute des esprits
36Mais il ne s'agissait pas que d'un « biais » ou d'une faiblesse intrinsèque de la réflexion herméneutique, sinon l'histoire se serait arrêtée là et un Ishiyama, par exemple, serait simplement aujourd'hui considéré comme un éducateur « nationaliste » ayant fait son temps une fois la guerre perdue et la nouvelle société issue de la guerre sur les rails...
37Or l'homme qui en 1937 écrivait :
Avant tout, l'éducation japonaise doit cultiver avec force et résolution chez tous les membres de la nation le concept de « corps national » qui fait de la lignée impériale ininterrompue à travers les âges le centre absolu et inébranlable [de toute chose]. L'État national exige une union et un contrôle fermes et vigoureux de tous les membres de la nation afin d'assurer [s]a pérennité, et pour cela, il est nécessaire de s'intéresser en priorité à la question de la cohésion [nationale]. Sur ce point, le kokutai du Japon est véritablement incomparable au regard de l'ensemble des nations. Rendre clair ce concept de kokutai et, en se centrant sur lui, renforcer éternellement l'union et le contrôle du peuple japonais est l'objectif le plus haut de l'éducation de notre pays21.
38et tint de façon ininterrompue des discours similaires jusqu'en 1945, est le même que celui qui onze ans plus tard, en 1948, se réjouissait, dans la préface de son livre intitulé De l'Education démocratique (Minshu kyôiku ron), de ce que :
Ce livre présente de façon systématique ce que doit être l'éducation du Japon d'aujourd'hui selon les principes démocratiques. Tant que l'on comprend la démocratie en tant qu'expression moderne du caractère éternel du genre humain, la théorie éducative [exposée dans] ce livre, tout en prenant en compte les problèmes d'aujourd'hui, relève de ce même caractère éternel. Il ne s'agit aucunement d'une nouvelle éducation qui passera un jour comme passe une mode22.
39Ishiyama était alors chef du service de recherche sur les matériaux pédagogiques (manuels scolaires) du ministère de l'Éducation. Il participait par ailleurs à la mise en place du nouveau système éducatif issu de la défaite de 1945 en tant que membre ou président de la plupart des comités et des commissions qui furent alors mis en place par le ministère de l'Éducation23. Il participa ainsi à la commission chargée de la rédaction des nouvelles instructions officielles et des nouveaux programmes. Président de la Ligue pour une éducation de type core curriculum (Koakarikyuramu renmei), en 1948, membre de la commission délibérante sur les programmes éducatifs (Kyôiku katei shingi kai), en 1950, président de l'Association japonaise pour la lecture (Nihon dokusho gakkai), en 1956, etc., il se montra très actif dans tous les domaines touchant de près ou de loin à la pratique éducative et son influence sur les autres chercheurs fut très grande.
40Rappelons ici brièvement que la pédagogie du core curriculum que défendait à présent Ishiyama organisait l'enseignement autour de questions ou de thèmes relevant de la matière « société » ou des matières d'éveil, la langue et les mathématiques n'y étant clairement considérées que comme des outils. La finalité de ce type de pédagogie importée des États-Unis (mais très proche de ce qu'avaient tenté de mettre en place certains enseignants japonais durant l'ère Taishô) était d'unifier les contenus d'enseignement en favorisant le développement global et complet des enfants ; de réinscrire le processus éducatif et l'acquisition des connaissances dans l'expérience de la vie réelle grâce notamment à la résolution de problèmes « vitaux » ; de replacer les contenus éducatifs dans le cadre des problèmes sociaux contemporains. Un projet à mille lieues du projet éducatif des années 1935-1945. Ishiyama n'expliqua cependant pas, lui non plus, les raisons de son revirement et n'eut apparemment jamais de comptes à rendre sur ses activités antérieures à la défaite ou sur les idées qu'il avait alors défendues. Pour Nagahama Isao, qui a consacré un ouvrage à La Responsabilité de l'éducation dans la guerre (Kyôiku no sensô sekinin)24, c'est là quelque chose de complètement incompréhensible que l'opportunisme – avéré, semble-t-il dans le cas d'Ishiyama – ne peut seul expliquer, et qui fut désastreux pour l'éducation japonaise au sortir de la guerre. Car, bien sûr, Ishiyama ne fut pas le seul à avoir agi ainsi.
41Nagahama cite par exemple les noms d'Umene Satoru (1903-1980), Kaigo Tokiomi (1901-1987), Kurasawa Tsuyoshi (1903-1986), Osada Arata (1887-1961), Konishi Shigenao (1875-1948) et de bien d'autres, tous très célèbres au Japon. Leur responsabilité dans le processus de « confusionnement » fut certes plus moins en grand, mais ils partagent tous plusieurs points communs dont ceux d'avoir tous été actifs avant, pendant et immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, d'avoir joué un rôle de première importance sur le plan administratif et/ou académique, d'avoir approuvé la guerre d'invasion et de l'avoir écrit, d'avoir tous accompli délibérément des va-et-vient semblables à celui que nous avons décrit dans le cas d'Ishiyama Shûhei, de n'avoir jamais eu à s'expliquer à propos de ceux-ci pas plus que de leurs différentes responsabilités officielles avant et pendant la guerre, etc. On pourrait également ajouter que leurs ouvrages écrits après la défaite font toujours référence aujourd'hui.
42La confusion des esprits comme la confusion des valeurs se perpétuèrent ainsi au-delà de la défaite hypothéquant une partie des réformes démocratiques du système éducatif parmi les plus importantes, celles qui visaient à changer le fond et non la forme. Ainsi le « chaos éducatif » ne prit-il pas fin avec la défaite : ceux qui en avaient été les principaux instigateurs avant 1945 continuèrent à œuvrer après 1945. Le véritable problème de l'éducation d'après-guerre au Japon ne fut ainsi pas tant qu'un chaos – celui de la destruction des écoles, de la défaite et de l'occupation – se substituât à un autre – celui né de l'ultranationalisme et de la guerre –, mais plutôt en ce que les principaux acteurs de celui-là aient été auparavant les principaux responsables de celui-ci ; en ce que la désintégration de la société ait été engendrée non par les seuls responsables politiques, mais par la plupart des membres les plus éminents de celle-ci25.
43La dialectique « chaos/ordre » est en ce sens sans doute moins opératoire pour analyser cette période que celle qui confronte le chaos au couple liberté/responsabilité individuelle. Si bien que, dans le cas du Japon, avoir fait d'août 1945 un moment zéro, une date fondatrice, a perpétué le chaos historique en en faisant un chaos spirituel : la remise des compteurs à zéro a ainsi évité à beaucoup – et, en un sens, à la société tout entière – de vraiment poser, justement, collectivement mais surtout individuellement, la question des responsabilités, et notamment celle liée à l'incohérence idéologique et intellectuelle – ou simplement pédagogiques pour le sujet qui nous intéresse ici – des parcours. Car si les universitaires cités plus haut ne s'expliquèrent jamais sur les revirements qui furent les leurs tout au long de leur carrière, force est de constater dans le même temps qu'ils ne furent jamais véritablement questionnés sur ces derniers : leurs notices biographiques passent d'ailleurs plutôt rapidement sur les années 1930-1940, et ne mentionnent le plus souvent pour cette période que leurs fonctions ou leurs institutions de rattachement ainsi que les titres de leurs publications, mais sans détailler ce qu'ils accomplirent dans les premières ou écrivirent dans les secondes.
***
Là où la liberté n'existe pas, la forme peut subsister mais l'âme en est absente. Comment l'âme du Yamato peut-elle exister là où l'âme est inexistante26 ?
44Les Ishiyama qui s'étaient faits les chantres d'une pédagogie supposée aller chercher la vérité dans la forme des textes auraient dû lire – et méditer – ceux figurant dans la revue publiée à compte d'auteur par Masaki Hiroshi que nous avons citée au début de notre article et dont est également extraite l'interrogation provocatrice ci-dessus. Ils auraient dû aussi continuer de la lire jusqu'à sa disparition en 1949.
Notes de bas de page
1 Masaki Hiroshi, Chikaki yori (De près), juin 1944, vol. 5, p. 166. Cité et traduit par Kameya Yurika, « La Satire en temps de guerre dans la revue Chiknki yori : traduction et commentaires », Doshisha Studies in Language and Culture, vol. 3, no 4, 2001, p. 597-621.
2 Tous mes remerciements à Pierre Souyri pour ses informations sur Masaki Hiroshi.
3 Christian Galan, L'Enseignement de la lecture au Japon – Politique et éducation, Toulouse, PUM, 2001.
4 La secousse financière et économique qui ébranla le Japon consécutivement à la crise de 1929, les difficultés intérieures, la montée du fascisme et du nazisme en Europe, l'incident de Mandchourie en septembre 1931, le retrait du Japon de la SDN en mars 1933, l'austérité intérieure et les problèmes diplomatiques permirent aux militaires de s'approprier petit à petit le pouvoir. La courte période qui s'était ouverte sur les espérances politiques et idéologiques de la « démocratie de Taishô » (1912-1925) influencées par le libéralisme, le personnalisme et le socialisme, s'achevait sur la victoire du courant ultranationaliste et militariste.
5 Toutes choses dont on dit en général qu'elles furent le fait de l'après-guerre mais qui furent en réalité expérimentées et revendiquées par de nombreux enseignants japonais dans les premières décennies du siècle. Sur cette question, voir Christian Galan, « L'ère Taishô, premier âge d'or de l' "éducation rêvée" au Japon », in Yves Cadot et al. (dir.), Japon pluriel 10, Arles, Philippe Picquier, 2015, p. 23-61.
6 C'est l'époque où, malgré les efforts de quelques précurseurs, domine, à la manière dont se développait à cette même époque l'étude des langues étrangères, ce que les historiens de l'éducation japonais appellent les méthodes d'instillation des connaissances, méthodes centrées sur l'étude systématique et formelle des composantes de la langue écrite.
7 Le titre de cet ouvrage est particulièrement difficile à traduire. Sa traduction littérale la plus ordinaire serait « la force (ou le pouvoir) de la langue nationale ». Dans un contexte éducatif – et on rencontre parfois l'expression avec ce sens –, il peut être traduit par : la ou les « capacité(s) (des enfants ou des apprenants) en langue japonaise ». Chikara pouvant traduire également l'idée d'énergie, de vitalité ou de force morale, on a choisi de le rendre, sans en être pleinement satisfait, par le mot « vertu » au pluriel qui, au vu du contenu de l'ouvrage et des idées exposées, nous a semblé trahir le moins le projet initial de Kaito.
8 Sur cette question, voir l'excellent ouvrage de Michael Lucken, Les Japonais et la guerre 1937-1952 (Paris, Frayard, 2013), paru après la rédaction de notre article (voir notamment, p. 36-50).
9 Monbushô (ministère de l'Éducation), Gakusei hyakunen shi (Les cent ans du système éducatif), 2 tomes, Tôkyô, 1972, tome 1, p. 576.
10 Watanabe Masamori, Nihon kyôiku gengi (Les Principes de l'éducation japonaise), Tôkyô, Keibunsha, 1938, p. 267-268.
11 Ishiyama Shûhei était originaire de la préfecture de Shizuoka. Formé à l'école normale de Hamamatsu, il intégra ensuite l'École normale supérieure de Tôkyô. Il en sortit diplômé et retourna, en tant que professeur cette fois, dans son école normale d'origine. En 1927, il quitta son poste pour entrer au département de Philosophie et de Pédagogie de la faculté des Lettres de l'université impériale de Tôkyô. Diplômé de cette faculté en 1930, il devint immédiatement assistant à l'université des Lettres et des Sciences de Tôkyô (Tôkyô bunrika daigaku), où il fut nommé professeur en 1945. Il joua un rôle important dans l'organisation de la faculté de Pédagogie de l'université de l'Éducation de Tôkyô (Tôkyô kyôiku daigaku kyôiku gakubu) créée en 1949 et dont il devint le premier doyen. Il participa d'une façon plus générale à la mise en place du nouveau système éducatif issu de la défaite de 1945 (voir plus loin dans le texte de notre communication). Son premier centre d'intérêt avait été la Grèce et la culture hellénique, ce qui l'avait amené, à partir de 1934, à écrire une histoire de l'éducation en Occident, histoire qu'il n'acheva qu'après la fin de la guerre. Son passage à l'École normale supérieure de Tôkyô lui permit de se familiariser avec les courants de la « philosophie de la culture » (bunka tetsugaku), ainsi qu'avec la pensée vitaliste de Dilthey et Spranger. Outre les ouvrages cités dans l'article, il publia, en 1936, L'Éducation du pays natal (Kyôdo kyôiku, Tôkyô, Fujii shoten), dans lequel il traitait du lien entre l'éducation et la patrie. Il publia ensuite Des nouvelles directives d'enseignement (Shin gakushû shidô yôron, Tôkyô, Meguro shoten, 1938), et La Voie de l'enseignant et le savoir (Shidô to kyôyô, Tôkyô, Kenbunkan, 1939), ouvrages dans lesquels il s'intéressait au problème de la formation des enseignants et des directives d'enseignement pour les maîtres.
12 Méthode de lecture qui aborde l'apprentissage à partir de phrases ou de textes et non de mots ou de signes isolés.
13 C. Galan, op. cit., 2001, p. 216-223.
14 Yamanouchi Saiji sortit diplômé de l'école normale de la préfecture de Miyagi en 1917 et commença une carrière d'instituteur. En 1921, il devint professeur à l'école normale qui l'avait formé, puis dix ans plus tard, en 1931, à l'École normale supérieure de Tôkyô. À partir de 1941, il occupa diverses fonctions liées à l'éducation dans la ville de Sendai. Après sa retraite officielle en 1955, il n'en continua pas moins à se consacrer à la réflexion sur l'enseignement de la langue et à diffuser les nouvelles pratiques dans tout le pays, notamment en tant que membre de la rédaction de la revue La Nouvelle Langue japonaise (Atarashii kokugo). À sa mort, il était, lui aussi, l'une des grandes personnalités du monde de l'enseignement de la langue et tout particulièrement de celui de la lecture.
15 Cité par Hida Takio, Kokugo kyôiku hôhôron shi (Histoire des méthodes d'enseignement de la langue japonaise), Tôkyô, Meiji tosho, 1966, p. 225.
16 Ibid., p. 226.
17 C. Galan, op. cit., 2001, p. 222.
18 Ishiyama Shûhei, Snikin shichôyomikata kyôiku jissen no shinpo (Les progrès récents de la réflexion et de la pratique concernant l'enseignement de la lecture), Tôkyô, Kôseikaku, 1936 (cité par Hida Takio, op. cit., p. 207).
19 Marius Cauvin, Le Renouveau pédagogique en Allemagne de 1890 à 1933, Paris : Armand Colin, collection U2, 1970, p. 77-80 ; de même que les citations du paragraphe suivant.
20 Voir : Nagahama Isao, Kyôiku no sensô sekinin (La Responsabilité de l'éducation dans la guerre), Tôkyô, Akashi shoten, 1992 (édition augmentée), p. 83-85.
21 Ishiyama Shûhei, Kyôikugaku yôgi (L'Essentiel de la pédagogie), Tôkyô, Sanseidô, 1937, p. 44 ; cité par : Nagahama I., op. cit., p. 82.
22 Ishiyama Shûhei, Minshu kyôiku ron (De l'éducation démocratique), Tôkyô, Kawade shobô, 1948, préface ; cité par : Nagahama I., op. cit., p. 81-82.
23 Sur cette question, et pour les domaines autres que l'éducation, voir M. Lucken, op. cit., p. 239-252.
24 Op. cit.
25 Dans son ouvrage, M. Lucken (op. cit., p. 239-240) définit de manière très pertinente quatre « profils types, construits autour de l'engagement idéologique pendant le conflit de la polarité du souvenir après-coup » : « ceux qui se sont impliqués activement dans le conflit et qui, la guerre terminée, ont assumé leurs actes malgré la défaite », « ceux qui ont soutenu activement la guerre, mais qui ont exprimé après la défaite des regrets, déclarant s'être trompés et s'être laissés emporter par les événements », ceux « qui [subirent] la mobilisation nationale ou l'[accompagnèrent] à contrecœur et qui, à l'arrivée, purent exprimer leur frustration et leur rejet de la guerre », ceux « relativement peu engag[és] idéologiquement dans la mobilisation nationale, mais qui ont énormément souffert ». Le cas des éducateurs japonais que l'on a vu ici, et celui tout particulièrement d'Ishiyama Shûei, montre que l'on pourrait sans doute définir encore un profil supplémentaire, celui de « ceux qui ont, plus ou moins activement, soutenu l'effort de guerre et l'idéologie ultranationaliste, n'en ont exprimé ni regret ni remords ni excuses et ont continué après-guerre à occuper des postes importants en mettant cette fois leur zèle au service de la "démocratie" et du "nouveau Japon" ».
26 Hiroshi Masaki, ibid., juin 1937, p. 49.
Auteur
Université Toulouse-Jean-Jaurès/CEJ-Inalco
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