La question du sujet à la lumière de deux intellectuels du Japon contemporain
p. 87-95
Texte intégral
1L'histoire du Japon moderne est, en un sens, celle de l'alternance périodique de deux appréciations contradictoires du sujet. La première consiste à évaluer négativement l'absence du « sujet moderne » dans ce pays. Cette position dite « moderniste » insiste donc sur la nécessité d'établir un tel sujet pour se rapprocher de la modernité occidentale. Il y aurait un besoin vital d'établir un sujet moderne de type occidental. La seconde consiste à évaluer positivement cette même absence en la considérant comme conférant au Japon une dimension que l'on ne trouve pas en Occident, dans la mesure où la modernité occidentale est trop marquée par le « sujet ». Dans cette seconde évaluation, l'argument prototype portait l'empreinte du « dépassement de la modernité » des années 1930 et s'est exprimé en ces termes lors du symposium de 1942 qui portait ce nom1, et les années 1980 sont marquées par le discours « postmoderne » qui prônait en quelque sorte l'absence de sujet, autrement dit une libération de l'emprise de l'Occident. Car le postmodernisme fut conçu comme une tentative pour se libérer de l'emprise du sujet de type occidental. Empressons-nous d'ajouter que cette évaluation positive fut fortement appuyée par l'appréciation « orientaliste » des Occidentaux, des impressionnistes2 à Roland Barthes. Mais, à vrai dire, une épineuse question se cache derrière ces deux évaluations alternantes. Pour simplifier, disons que leur alternance suit les fluctuations économiques du Japon : dans une époque de haute croissance, c'est l'évaluation positive qui surgit avec l'autosatisfaction qui l'accompagne, tandis qu'en période de récession revient comme une réminiscence le sentiment d'un retard sur l'Occident.
2Nous aborderons cette question du sujet, que nous qualifions d'épineuse, à travers les deux auteurs qui, à nos yeux, sont ici les plus importants : Maruyama Masao (1914-1996) et Karatani Kôjin (1941-). Mais nous voudrions préciser tout d'abord que la question du sujet au Japon est étroitement liée à quelques grands thèmes qui parcourent l'histoire contemporaine du Japon : le « changement de position idéologique » (tenkô), le système impérial (tennôsei), le marxisme, le concept de la nature (jinen)3, le postmodernisme4.
3Nous esquisserons ici quelques perspectives sur cette question du sujet à partir des deux cadrages thématiques suivants : (1) Comment peut-on aller un peu plus loin que Maruyama Masao ? (2) Comment les Japonais peuvent-ils assumer un rôle international ?
Comment aller un peu plus loin que Maruyama Masao ?
4Comme le dit Karatani Kôjin5, il est tout à fait naturel que les intellectuels japonais aient commencé par s'attaquer au problème du changement de position idéologique (tenkô) lors du redémarrage de l'après-guerre ou plutôt de l'après-défaite, à partir de 1945. On sait très bien qu'il y avait des phénomènes de tenkô, massifs en 1933, mais continuels entre les années 1930 et 1940 chez les intellectuels japonais, non seulement chez les marxistes mais aussi chez les libéraux et les anarchistes. Et cela a abouti finalement à ce qu'on appelle « le dépassement de la modernité » (dont le porte-parole était, pourrait-on dire, Miki Kiyoshi [1897-1945]) qui consistait à prétendre que l'on dépasse tout : la modernité, l'Occident, le libéralisme, le capitalisme, le communisme russe, le nazisme... Ce qui est fort intéressant, c'est que ce dépassement de la modernité comme idéologie avait une signification bien particulière. Au Japon, en effet, par une force quasiment « naturelle » tout doit être finalement transformé à la japonaise. Autrement dit, il y a là de façon sous-jacente l'affirmation de cette capacité « innée = naturelle » de « transformer » toutes les idées ou les pensées qui sont venues de l'extérieur : le marxisme, le libéralisme, le christianisme, etc.
5Évidemment, ce type de transformation, chez les intellectuels japonais, qu'on pourrait qualifier comme « une espèce de tenkô » dans le sens large du terme, a fait l'objet de vives critiques sur le plan moral mais, la critique ne suffisant évidemment pas, certains ont tenté de rechercher la cause de cette structure socio-culturelle du Japon. C'est Maruyama Masao qui a été le plus précoce et le plus pointu dans cette quête.
6Le grand mérite de Maruyama a consisté à ne pas réduire ce qui s'est passé au Japon à la question du fascisme en général. Il s'est appliqué à examiner le fascisme japonais en le comparant avec le nazisme au travers des deux procès « internationaux » de l'immédiat après-guerre, le procès de Nuremberg et le procès dit « de Tôkyô », en consultant des quantités de documents désormais disponibles. Le texte le plus connu concernant ses recherches sur ce sujet est celui de 1956, intitulé « La responsabilité de la guerre dans la classe dirigeante du Japon6 » dans lequel il aborde précisément le problème du « sujet responsable » chez les Japonais.
7D'après Maruyama, il existait dans le nazisme au moins une volonté et un sujet clairs, et par conséquent la responsabilité. En revanche, dans le « fascisme » japonais, il n'y avait pas de sujet politique clair comme porteur de ce fascisme, et par conséquent il n'y avait pas non plus de conscience de la responsabilité. C'est comme s'il n'y avait eu aucun sujet de l'action, alors que cette action constituait pourtant un fait indéniable. Comme si tout s'était produit naturellement, sans sujet. C'est en quelque sorte un monde du « devenir sans sujet » et non pas un monde du « faire ». Maruyama appelle cela un « système de l'irresponsabilité7 », et a nommé ce système « structure du système impérial » (tennôsei). Et dans ce texte de 1956, il insiste sur l'importance qu'il y a d'élucider « le mécanisme du système du tennô [l'empereur] lui-même, cette pathologie profonde » afin que l'on puisse expliquer cette absence de « responsabilité de la strate dirigeante8 ».
8Signalons juste ici que cette réflexion menée par Maruyama sur le sujet responsable au Japon n'a pas vieilli et demeure d'une grande actualité dans le Japon d'aujourd'hui. Pour constater combien elle reste importante, nous nous référerons brièvement à deux personnages : l'un est Katô Norihiro (1948-), auteur d'un livre qui a fait grand bruit, intitulé Sur la responsabilité de l'après-défaite (Haisengo ron, 1997)9. Comme s'il suivait exactement la démarche de Maruyama, Katô applique le même type de questionnement, cette fois, sur la question de la responsabilité de l'après-guerre. Plus précisément, le centre de la question posée par l'auteur est de rechercher la provenance de « cette incapacité à assumer aujourd'hui la responsabilité de la guerre envers les victimes asiatiques ». Dans la mesure où Katô s'interroge surtout sur la cause du trauma chez les Japonais, cette réflexion sur l'aspect pathologique fait un vibrant écho avec la démarche de Maruyama. L'autre est Takahashi Tetsuya (1956-)10, auteur d'un ouvrage intitulé Sur la responsabilité de l'après-guerre (Sengo sekinin ron).
9De nombreux penseurs internationaux constatent également, non sans stupéfaction, une quasi-incapacité des Japonais à appréhender comme réel le rôle que leur pays devrait assumer dans la communauté internationale. Cette incapacité va de pair avec cet autre symptôme ou syndrome : les Japonais ne parviennent pas à ressentir et assumer leur responsabilité dans ce qu'on appelle la « guerre de 15 ans ». Cette réalité devient de plus en plus présente aujourd'hui, c'est-à-dire plus de 60 ans après la fin de cette guerre.
10Nous ne pouvons pas développer ici notre propos, mais nous avancerons très schématiquement que la question de « la prise de conscience de la responsabilité » ou du « sujet responsable » est indissociablement liée, dans le cas du Japon, à ce « système impérial » (tennô sei), ainsi que le montre bien Maruyama Masao.
11Dans les années 1950, si Maruyama a essayé de poser certaines questions importantes pour élucider « le système impérial » de manière socio psychologique, c'est parce qu'il savait très bien que ce système n'était pas élucidable uniquement par l'analyse de ce qu'il est à partir de l'ère Meiji (1868-1912). Mais là réside justement un grand problème sur lequel nous reviendrons, ayant d'abord à retracer le cheminement suivi par Maruyama.
12Maruyama a pensé pouvoir élucider le « système impérial » en l'interrogeant plus en amont vers l'époque ancienne. Réfléchir sur l'histoire de la pensée japonaise depuis l'époque ancienne, permet de voir, dit-il, que dans cette histoire il n'existe pas de principe qui constitue un axe des coordonnées11 permettant de situer et de mesurer diverses pensées particulières. À cause de l'absence d'un tel axe de coordonnées, il n'existe pas non plus d'orthodoxie qui rende tel ou tel élément hétérodoxe, et toutes les pensées étrangères sont reçues et cohabitent spatialement d'une manière désordonnée. En l'absence d'affrontement principiel, il n'y a ni développement ni accumulation. Ainsi, toute nouvelle pensée venant de l'extérieur est conservée sans avoir à subir d'affrontement essentiel. Il s'ensuit qu'au Japon tout existe ou coexiste, ce que Maruyama appelle le « shintô » :
Le shintô avait rempli son contenu doctrinal par « syncrétisme » avec les doctrines puissantes de son époque, un peu comme un cylindre d'étoffe simplement étiré verticalement. Il va sans dire que ce caractère d'« étreinte infinie » du shintô et le caractère désordonné de juxtaposition de la pensée expriment intensément la « tradition » de la pensée au Japon dont j'ai parlé plus haut12. »
13Maruyama veut dire ici que le Japon est un récipient prêt à tout accueillir. On peut cependant se demander ce qu'on pourrait élucider finalement en suivant sa démarche. C'est là un énorme problème qui constitue une sérieuse limite à la démarche de cet auteur. La difficulté est la suivante : ce que Maruyama évalue négativement peut être évalué positivement. C'est ce qu'avait réellement fait Motoori Norinaga (1730-1801) au xviiie siècle, ou ce qu'ont fait les « postmodernistes » du Japon à partir de 1980. On trouverait de nombreux exemples pour attester ce fait. L'exemple typique est précisément l'alternance des deux évaluations concernant le thème du « sujet », entre l'appel à l'établissement d'un sujet de type occidental au Japon et l'autocélébration de l'absence d'un sujet de type occidental. C'est ici que Karatani Kôjin ressent fortement le besoin d'aller un peu plus loin que Maruyama et, pour ce faire, d'adopter une approche nouvelle, dégageant une perspective, à travers essentiellement un « dialogue » continu avec Maruyama.
Comment les Japonais pourraient-ils assumer un rôle international ?
14À cette question notre réponse est finalement très simple : la question du « sujet » au Japon doit être abordée en même temps qu'une autre interrogation sur « ce qui est japonais », faute de quoi l'on ne sortira jamais des discours fort ennuyeux de type nihonjinron13, c'est-à-dire des discours sur les particularités des Japonais. Nous aurons alors tout d'abord besoin de savoir nous interroger « autrement » sur « ce qui est japonais », en nous libérant non seulement du carcan des discours de type nihonjinron, mais aussi de l'approche de Maruyama Masao.
15Dans la perspective d'une telle réflexion nouvelle, c'est, pour nous, Karatani Kôjin qui va le plus loin et de la manière la plus pointue, réalisant un pas en avant par rapport à Maruyama à travers un « entretien » permanent avec celui-ci, dans une série de quatre articles intitulée La Psychanalyse du Japon (Nihon seinshinbunseki), en 1992. Et l'on peut aujourd'hui prendre connaissance de l'aboutissement de ses réflexions de cette époque dans Géopolitique de l'écriture – psychanalyse du Japon (Moji no chiseigaku – Nihon seishinbunseki) paru dans le tome 4 de la Version définitive des oeuvres choisies de Karatani Kôjin (Teihon Karatani Kôjin shû), en 2004. Comme l'indique ce titre, ce que Karatani a ajouté aux réflexions de Maruyama, c'est bien le regard « géopolitique » qui consiste essentiellement à s'interroger sur les « rapports relationnels particuliers » entre plusieurs pays de l'Asie de l'Est : Chine, Corée, Japon en l'occurrence.
16Karatani relève quelques points de faiblesse méthodologique dans le travail de Maruyama : tout d'abord, Maruyama est allé trop loin pour saisir ce qui est spécifique au Japon. Il s'agit évidemment d'un fameux article intitulé « La "couche ancienne" de la conscience historique » (Rekishi ishiki no « kosô »)14. Maruyama remonte au Kojiki15 avec le souci de trouver quelques liens existant entre le primat du « devenir » sur le « faire/créer » dans l'univers du Kojiki, et l'absence de sujet clair (comme sujet responsable) marqué par le caractère de « devenir » dans le système impérial pendant la guerre. Mais Karatani s'oppose à la démarche de Maruyama de remonter à une antiquité plus ancienne que l'enfance du Japon. Il veut s'en tenir à l'analyse de l'enfance du Japon, c'est-à-dire à un passé plus proche. D'où son titre « la psychanalyse du Japon ».
17Ensuite, selon Karatani, il faudrait ajouter au travail de Maruyama un regard « géopolitique ». Maruyama s'est enfermé dans une compréhension « essentialiste16 », comme si le Japon et l'Occident, ou le Japon et la Chine, étaient définissables et comparables en eux-mêmes sans tenir compte des rapports relationnels essentiellement historiques qui existent entre pays du même espace géographique. Maruyama compare le Japon avec des pays qui ne sont pas directement comparables : les pays occidentaux, ou bien la Chine. Karatani prône la nécessité d'affiner la méthode d'une manière essentiellement « géopolitique ». De ce point de vue, on se rend compte, en effet, que le Japon est avant tout comparable avec l'Angleterre ou la Grèce, d'une part, et avec la Corée d'autre part.
18Enfin, la remarque essentielle de Karatani à propos de Maruyama est exprimée dans Géopolitique de l'écriture – Psychanalyse du Japon, lorsqu'il démontre que « ce qu'indique Maruyama Masao sur la pensée japonaise n'est que la saisie d'une manière négative de ce qu'a vu Norinaga. Autrement dit, ce qu'a dit Maruyama, on peut l'évaluer positivement comme tel17 ».
19Notre objectif n'est nullement ici de faire valoir une supériorité de Karatani sur Maruyama. Nous voulons plutôt insister sur le point suivant : le dialogue de Karatani avec Maruyama (décédé en 1996) n'a pas de fin. Car les travaux de Karatani permettent de constater combien les réflexions de Maruyama restent actuelles.
20Donnons simplement un exemple. D'après Maruyama, au Japon aucune autre pensée que le marxisme n'a constitué un axe de coordonnées. Karatani considère cette remarque comme extrêmement précieuse18. C'est en effet à partir de ce constat que l'on peut comprendre que si le marxisme a réalisé un axe de coordonnées au Japon, c'est parce que seul le marxisme « formel et impitoyable » est apparu dans le climat spirituel du Japon pour la première fois dans l'histoire de ce pays comme une « altérité absolue ». Et c'est précisément pour cette raison que la « libération » du marxisme avait la signification d'une triple libération : dans la mesure où cette altérité signifiait la « modernité », c'était la libération de la modernité ; dans la mesure où cette altérité signifiait l'Occident, c'était la libération de l'Occident ; dans la mesure où cette altérité signifiait l'histoire, c'était la libération de l'histoire. Ce qui est frappant, c'est que c'est dans les années 1970 que les Japonais se sentirent enfin libérés de tout cela, et que c'est avec cette libération que le Japon s'est trouvé dans un climat dit « postmoderne », qui fut évidemment le retour à l'époque de l'auto-célébration et de l'effacement ou de l'oubli de l'Autre.
21À nos yeux, ce qui caractérise la réflexion de Karatani par rapport à Maruyama, c'est que le premier introduit énergiquement un regard « géopolitique ». Cela correspond à son intention de situer le Japon à la fois en Asie de l'Est et sur le plan international. C'est dans cette démarche même qu'il essaye de répondre le plus adéquatement possible à la question du sujet chez les Japonais.
22À vrai dire, son objectif est bien ciblé. Il le formule sous la forme d'une « lutte contre le nature à la japonaise (jinen) ». Nous n'en parlerons toutefois pas ici19, désirant juste souligner que Karatani s'avance de plus en plus vers une réflexion « géopolitique » qui consiste à situer le Japon dans le contexte international.
23Dans les années 1980 et 1990, Karatani a poussé plus loin ses réflexions autour du thème du postmodernisme au Japon. À cette époque, il a rendu hommage à Paul Valéry. Cet épisode montre que Karatani a dû ressentir une double lutte personnelle sur la question du sujet : contre les clichés qui existent chez les Japonais, et ceux qui existent chez les Occidentaux.
24Dans une conférence intitulée « Le dépassement de la modernité (Kindai no chôkoku) », en 199320, Karatani Kôjin dit, ayant lu l'avant-propos21 de Regards sur le monde actuel et autres essais, que c'est à partir de deux guerres que Paul Valéry avait pris conscience de l'Europe : la guerre sino-japonaise de 1894 et la guerre hispano-américaine de 1898. Autrement dit, Valéry s'est rendu compte que l'Europe apparaissait comme « une entité » parmi d'autres, quand il a ressenti la menace que des forces extérieures représentaient pour elle. Jusque-là, pour Valéry, l'Europe était « le monde », dans lequel il y avait des pays comme l'Italie, la France, l'Allemagne. Mais, à partir de ces deux guerres, il s'est rendu compte qu'elle n'était qu'« un monde ». Vu d'Europe, le Japon était un pays d'Extrême-Orient et les Etats-Unis un pays d'Extrême-Occident. Pourtant, tous deux avaient mené une guerre victorieuse grâce à une technologie d'origine européenne. C'est dans la mesure même où ces deux pays avaient affronté l'Europe avec ses propres armes, que Valéry a ressenti profondément que l'Europe n'était pas « le monde », mais seulement « un monde ».
25On peut se demander ce qui a rendu possible chez Valéry une vision aussi étonnamment perspicace. Pour Karatani, c'est parce que Valéry a considéré l'applicabilité de la technologie comme un facteur essentiel.
26Il avait déjà à cette époque prévu intuitivement que « la capacité d'appliquer » la technologie d'origine européenne à l'américaine, et ensuite à la japonaise influencerait considérablement la transformation du monde. Et en effet, le monde se transformera, comme l'avait pressenti Valéry, à travers d'une part cette capacité d'américaniser, ainsi que celle de japoniser le monde comme force d'application fondée sur cette applicabilité de la technologie. Comme le remarque à juste titre Karatani22, on pourrait dire que cette prévision surprenante du jeune Valéry est tout à fait confirmée par la réalisation de la structure « tripartite » (« Trilateral Commission23 ») du monde contemporain dont parle Immanuel Wallerstein.
27Ce type de constat ira désormais se renforçant, et les Japonais seront influencés de plus en plus fortement par les travaux récents d'Immanuel Wallerstein et d'Emmanuel Todd24. On peut y ajouter également ceux d'Andre Gunder Frank qui s'oppose théoriquement à Immanuel Wallerstein en insistant davantage sur le poids de l'Asie de l'Est et du Japon. La traduction japonaise de son ouvrage de 2000 intitulé ReOrient25 en était en 2013 à son 8e tirage. On peut supposer que les Japonais y trouvent un grand encouragement, mais la question reste cependant la même qu'auparavant et l'on peut se demander quel effet cet ouvrage de Frank exercera sur eux. Deviendront-ils plus prêts à assumer leur rôle international ou bien, au contraire, s'enfonceront-ils davantage dans un style d'auto-contentement qui renforcerait leur attitude de repli sur soi et de fermeture dans l'oubli de l'existence de l'Autre ?
28Pour nous, grâce aux travaux des théoriciens « géopolitiques » comme Karl A. Wittfohgel, Immanuel Wallerstein, Emmanuel Todd, Andre Gunder Frank, Karatani Kôjin, les Japonais devraient peu à peu devenir davantage à même de prendre conscience de la position internationale du Japon. Et, en ce sens, les deux références japonaises que sont Maruyama et Karatani, sont, selon nous, parmi les plus importantes qui existent aujourd'hui sur la scène internationale. Et ce qui nous réconforte beaucoup, c'est que, après Maruyama, Karatani montre par son propre exemple qu'il y a bien un « sujet » au Japon et sur le plan international.
Notes de bas de page
1 Kindai no chôkoku (Le Dépassement de la modernité), Fuzanbô hyakka bunko 23, Tôkyô, Fuzanbô, 1979, p. 1-271.
2 Cf. Karatani Kôjin, Teihon Karatani Kôjin shû 4 (Version définitive des oeuvres choisies de Karatani Kôjin no 4), « Nêshon to bigaku (La nation et l'esthétique) », Tôkyô, Iwanami shoten, 2004, p. 129.
3 Cf. Karatani Kôjin, « Nihonteki "shizen" ni tsuite » (« Sur la "nature" à la japonaise »), Kotoba to higeki (Langage et tragédie), Tôkyô, Kôdansha gakujutsu bunko 1081,1993, p. 185-216.
4 Cf. Karatani Kôjin, « Hihyô to posutomodan (La critique et le postmoderne) », Sai toshiteno basho (Le lien comme différence) Tôkyô, Kôdansha gakujutsu bunko 1230, 1996, p. 125-173.
5 Karatani Kôjin, Nihon seishinbunseki (Psychanalyse du Japon), Tôkyô, Kôdansha gakujutsu bunko 1822, 2007, p. 63-64.
6 Maruyama Masao, « Nihon shihaisô no sensôsekinin (la responsabilité de guerre dans la classe dominante an Japon) », Maruyama Masao shû (OEuvres de Maruyama Masao), Tôkyô, Iwanami shoten, 1997, bekkan, p. 3-17.
7 Maruyama Masao, Nihon no shisô (La Pensée japonaise), Tôkyô, Iwanami shoten, Iwanami shinsho C39,1961, p. 37.
8 Maruyama Masao, « Nihon shihaisô no sensôsekinin », op. cit., p. 16-17.
9 Katô Norihiro, Haisengo ron (Sur l'après-défaite), Tôkyô, Kôdansha, 1997.
10 Takahashi Tetsuya, Sengo sekinin ron (Sur la responsabilité de l'après-guerre), Tokyô, Kôdansha, 1999. Ce livre est en grande partie une réponse critique au livre de Katô Norihiro, Hansengoron.
11 Zahyôjiku : il s'agit d'un concept majeur la philosophie de Maruyama (voir notamment Nihon no shisô, op. cit., p. 4).
12 Maruyama Masao, Nikon no shisô, op. cit., p. 20-21.
13 Il s'agit des discours sur la spécificité de la culture japonaise et des Japonais. Le terme nihonjinron date des années 1970, mais ce type discours existait dès l'époque Taishô (1912-1926).
14 Maruyama Masao, Chûsei to hangyaku (Loyauté et rébellion), Tôkyô, Chikuma gakugei bunko, 1998, p. 353-423.
15 Recueil des faits anciens, 712.
16 Karatani Kôjin, « Nêshon to bigaku », op. cit., p. 221.
17 Ibid., p. 214-215.
18 Ibid., p. 240.
19 Cf. Asari Makoto, Nihongo to nihon shisô (Le japonais et la pensée japonaise), chapitre 7 : « Nihonteki shizen ni tsuite kataru futatsu no michi suji » (« Deux chemins pour parler de la nature à la japonaise »), Tôkyô, Fujiwara Shoten, 2008, p. 235-269.
20 Karatani Kôjin, « Senzen » no shikô (La pensée d'« avant-guerre »), Tôkyô, Kôdansha gakujutsu bunko 1477, 2001, p. 122-125.
21 Paul Valéry, Œuvres II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1960,1993, p. 913-914.
22 Karatani Kôjin, « Senzen » no shikô, op. cit., p. 123.
23 Immanuel Wallerstein, « N° 20 : The balance Sheet of the World-Economy in the 1990's », 15 juillet 1999, http://fbc.binghamton.edu/commentr.htm (accès en octobre 2014), Jidai no tenkanten ni tatsu (traduction japonaise du site At the turning point), Tôkyô, Fujiwara shoten, 2002, p. 30.
24 Emanyueru Toddo « Teikoku igo » to nihon no sentaku (« Après l'empire » et le choix du Japon), Tôkyô, Fujiwara shoten, 2006.
25 Andore-Guntâ Furanku, Rioriento (Ajia jidai no gurobaru-ekonomî) (ReORIENT. : Global Economy in the Asian Age), Tôkyô, Fujiwara shoten, 2000.
Auteur
Université de Bordeaux Montaigne
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