Chapitre IV. Habiller le calife
p. 203-214
Texte intégral
Une volonté d’uniformisation
1Au cours des grandes cérémonies marquant l’adhésion de nouveaux contingents composés d’éléments exogènes, l’une des premières préoccupations fut de leur octroyer des habits et littéralement de les vêtir. Concernant l’intégration de nouveaux contingents arabes et dans l’optique de les utiliser à court terme pour faire la guerre sainte, on distribuait à ces nouveaux venus, ainsi qu’au reste de la troupe non permanente, une panoplie complète (kiswa tāmma). Celle-ci était composée pour tous de turbans (‘amā’im), de ġafā’ir, de manteaux (barānis) et d’autres vêtements (aksiya)1. Chaque cavalier recevait un turban (‘imāma), un habit (kisā’), une pièce de lin (qubṭiyya) et une pièce de toile (šuqqa).
2L’octroi d’habits est à replacer dans un contexte global où les autorités procédaient à des dons de nourriture et de numéraire. Le but poursuivi était d’uniformiser des forces armées revêtues d’habits permettant de les identifier en tant qu’Almohades et de classer chacun en fonction de son importance. C’est à partir de cette hiérarchie qu’on agençait les troupes au moment où le calife prenait la tête du corps expéditionnaire, avant qu’un tel dispositif ne devienne par la suite un ordre de bataille ainsi que le critère retenu pour dresser le campement. C’est ce que rapporte Ibn Ṣāḥīb aṣ-Ṣalāt :
Quand fut achevé le temps dévolu aux banquets et aux dons [d’habits et de numéraire], les gens s’agencèrent suivant leur rang, comme ils s’étaient présentés avec leurs habits, leurs équipements [sans doute selles, étriers, armes, etc.], leurs montures, et leurs hommes2…
3L’objectivation de cet ordre se distinguait d’emblée par le regard, la qualité des personnes étant définie par les habits et les ornements arborés. En fonction de cette qualité préalablement définie, on inscrivait les hommes sur un registre qui servait à la rémunération des soldats et qui permettait de procéder à un travail de vérification visant à juger si le nom des inscrits était conforme avec ce que l’on pouvait voir. De plus, les chefs arabes nouvellement intégrés dans l’armée almohade devaient se présenter devant le calife et sa suite, vêtus d’une manière spécifique. On peut trouver trace d’une anecdote révélatrice de la différence entre les hommes au fait des usages de la cour et les Arabes nouvellement intégrés qui les ignoraient. Cet écart entre les différentes composantes de l’État almohade pouvait aller de pair avec une volonté d’induire en erreur les préposés au registre permettant le paiement de la solde. Le tout ne manqua pas de provoquer un effet comique, bien mis en valeur par le chroniqueur :
Au cours de la revue des troupes précitée, celui qui sortait du somptueux palais descendait de cheval et en prenait un autre, qui appartenait à leurs hommes. Alors il changeait de turban et quelques choses dans la manière avec laquelle il s’était apprêté. Quand un Arabe faisait son entrée, il prenait le turban d’un de ses compagnons sortant dont il se parait. La promptitude d’exécution de l’opération faisait rire les personnes présentes [les Almohades et leurs fonctionnaires]. Ils procédaient de même dans la façon de s’échanger, les uns les autres, les habits et les équipements des montures, sans avoir peur de rien ni de personne3.
4Il ressort également des différentes descriptions relatives à la venue de contingents accompagnés par des gouverneurs que les Almohades arboraient pour l’occasion des habits d’apparat. On jouait alors sur des effets chromatiques qui devaient rehausser le prestige de ceux qui entouraient le calife. C’est ainsi qu’il est dit que les esclaves, probablement noirs, étaient revêtus de tenues bariolées (ṯiyāb muṣanna‘at al-alwān)4, alors que les esclaves qui faisaient partie de la sāqa, et tout particulièrement ceux qui étaient préposés à la garde du Coran de ‘Uṯmān, allaient tout de blanc vêtus5. De même que l’harnachement des montures pouvait se surajouter aux couleurs des tenues et aux diverses armes affichées, ainsi qu’à la pluralité des origines ethniques de la sāqa, indéniable signe du prestige des gouvernants :
Le jour de son arrivée [al-Manṣūr] à Séville, c’était la pleine liesse. Les esclaves noirs, juchés sur des chamelles blanches de pure race, tenaient à la main des boucliers, la tête couverte d’un haut bonnet rouge éclatant. Les chamelles avaient le poitrail orné de petits ronds en cuivre en forme de coings. Les Turcs étaient parés de toutes sortes de robes d’honneur. Ce fut un spectacle d’une solennité rare6.
5Cet étalage d’habits somptueux en présence du calife répond à l’ostensible visée d’apparaître aux yeux de tous avant de prendre la tête d’une expédition. Affermir le prestige des soldats qui allaient accompagner le souverain dans cette entreprise le valorisait lui ainsi que l’ordre qu’il incarnait. C’était aussi une manière de prolonger le luxe inhérent au palais et à la vie de cour. Le spectacle grandiose constituait une invitation à adhérer à ce pouvoir, ne serait-ce qu’en assistant à cette manifestation où la puissance se donnait à voir ; c’est pour cette raison que l’auteur du Mu‘ǧib nomme ces revues « la manifestation de la force (ẓuhūr al-quwwa) ». Ibn ‘Abd al-Malik utilisa cette expression dans un récit où il retraçait l’histoire d’un jeune garçon qui se rêvait calife. En dernière instance, avant de passer à des moyens plus radicaux, on l’amena à l’une de ces revues afin de l’édifier et le mettre en garde, sans cependant y parvenir7. Cette anecdote rend compte du fait que le cortège et sa mise en scène renvoyaient à la guerre et à la violence pour mieux intimider et décourager toute tentative de subversion. C’était sans doute là son but premier.
6C’est peut-être en fonction de ce contexte qu’il convient d’appréhender le passage de Ḥayy Ibn Yaqẓān (lointain ancêtre de Robinson) d’Ibn Ṭufayl († 1185) relatif à la découverte de l’habit par le principal protagoniste de l’histoire. Le personnage ingénu relia, directement et instinctivement, l’habit au sentiment de peur et d’angoisse8, force et apparat étant, pour lui, inextricablement liés. D’une manière bien plus marquée que pour leurs prédécesseurs almoravides, les Almohades se servirent des habits comme moyen pour établir des préséances et des hiérarchies entre eux. En outre, ils se servaient de costumes caractéristiques qui leur permettaient de se distinguer de la masse des gouvernés. On peut en trouver la trace dans le corpus hagiographique d’al-Bādisī, qui rapporta qu’il prit de prime abord un soufi pour un agent de l’administration almohade : « Il portait une tunique de laine verte, un manteau de laine de Tlemcen, un turban blanc et des sandales tayfiyya, si bien que quiconque le voyait le prenait pour l’un des Ḥuffāẓ des Almohades9. »
7Le saint personnage agit ainsi à l’instar des soufis malāmatiyya-s, qui donnaient l’image d’une vie dissolue afin de mieux se livrer, en secret, à l’ascèse. Le dévot qui agissait de la sorte avait d’autant plus de mérite qu’il se coupait du groupe des gouvernants et de celui des soufis10, ne rendant compte qu’à Dieu. L’engagement et la vraie vie n’étaient découverts qu’une fois le saint décédé, sauf par un nombre réduit de soufis aux pouvoirs charismatiques leur permettant d’aller au-delà des simples apparences. Néanmoins, il faut prendre acte du caractère efficient de la construction de l’espace social par les Almohades. Même dans un port d’importance secondaire, tel que Bādis, les Almohades étaient reconnaissables d’emblée grâce à leur uniforme. Les habitants avaient ainsi incorporé des schèmes de perception les rendant capables d’évaluer le statut de la personne en fonction de son habit. Les vêtements servaient à caractériser un habitus royal et aristocratique ; ils pouvaient aussi, en réaction, servir de prétexte à une opposition au pouvoir en place qui cherchait à accréditer l’idée d’une incompatibilité entre piété et habits luxueux, à partir d’une vision très rigoriste de la religion. D’après Abū Isḥāq aš-Šāṭibī (xive siècle), Ibn Tūmart manifesta une première fois son opposition à l’ordre almoravide en raison des habits trop luxueux de l’imām d’Aġmāt :
Il avait pour opinion de ne pas accomplir la prière derrière un imam qui percevait un salaire pour diriger la prière ou pour dire le prêche, ou qui était vêtu d’habits somptueux, même s’ils sont licites. On raconte à ce propos qu’avant qu’il ne prenne de l’importance, il se retira des rangées de la prière dirigée par l’imam d’Aġmāt. On avance qu’un autre imam vêtu de riches habits, tout le contraire de la modestie, s’est proposé pour cette mission et al-Mahdī de se retirer encore11.
8Il est possible que cette anecdote soit véridique, car l’action d’Ibn Tūmart est conforme à son principe de l’intention (niyya)12 ; si l’on suit le raisonnement, en s’habillant d’une façon luxueuse, l’intention de l’imām ne pouvait être bonne ; elle invalidait donc la prière.
Les vêtements du souverain
9Si nous disposons pour les califes hafsides de la description relativement détaillée d’al-‘Umarī13, il n’en va pas de même pour les califes almohades. Néanmoins, le fonctionnaire égyptien, s’appuyant sur l’ouvrage d’Ibn Sa‘īd, brossa le portrait d’Abū Zakariyyā († 1228-1249), qui fut le premier calife hafside. On peut supposer qu’il existait une grande similarité entre son costume et celui des souverains almohades14. De plus, des indications éparses permettent de donner une idée de leur façon de se vêtir. Pour imposer le primat de la majesté califale, il semble qu’on ait tenté d’introduire l’exclusivité de certaines couleurs.
10Il n’existait cependant pas, contrairement aux couleurs, d’exclusive relative à des habits qui aurait été l’apanage du souverain. Pour le calife, on recense, au moins du point de vue de leur dénomination, des habits identiques à ceux que nous retrouvons dans la liste précitée des dons octroyés aux troupes : ġifāra, turban, burnous. Cette similarité est à replacer dans un contexte où, comme le fit valoir l’auteur du Masālik al-abṣār à propos de l’exemple vestimentaire hafside, l’écart restait faible entre le souverain et les personnes qui le servaient15. C’est probablement à cette ressemblance sur le plan de l’habillement que fit référence al-Marrākušī quand il évoque les pans des burnous d’Abū Ya‘qūb et du fils héritier d’Abū Sa‘d Ibn Mardanīš qui se touchaient au cours des séances dédiées à l’étude16, preuve de la mansuétude et de la magnanimité du calife ; cet extrait constitue un témoignage de l’exceptionnelle proximité entre le calife et le descendant du monarque du Levante, ainsi que la preuve de son adhésion sincère à l’ordre almohade17.
11Les différences intervenaient dans la qualité des matériaux employés, ainsi que dans la couleur, sans introduire de distinction au niveau de la nature des vêtements. Sur un plan analogue, les plats consommés par la frange de la société la plus aisée étaient les mêmes d’un point de vue onomastique que celui des personnes les plus modestes (couscous, ṯarīd, rafīs, etc.), l’écart n’intervenant qu’au niveau de la composition des plats. À l’instar de l’étendard califal, le blanc était la couleur par excellence de l’élite au pouvoir. C’était une sorte de blanc cassé (miskiyya), littéralement « couleur de musc », qui était attachée à la dignité califale ; il en allait de même de la couleur violacée (zabībiyya), mot à mot « couleur de raisin sec » (zabīb). Il était fait usage, pour les couleurs des habits califaux, de nuances chromatiques sans doute difficiles à réussir ; par conséquent, les habits étaient rares et chères. Ces éléments se rajoutaient à la volonté de reprendre à son compte les anciennes couleurs emblématiques des califes fatimides18 et omeyyades19. On peut recenser deux mentions indiquant que, pour des occasions solennelles, le souverain était revêtu d’une ġifāra violacée20. Pour imposer cette exclusive, le monarque s’en remettait à son vizir qui était chargé de rappeler à l’ordre ceux des Mu’minides qui étaient trop enclins à faire fi des préséances :
Lorsque le cortège royal (sāqa) fut bien disposé, al-Manṣūr vit que la plupart de ses parents (qarāba), parmi ses frères et ses oncles agencés en rangs, étaient revêtus de ġifāra violacées et de burnous blanc cassé. Il réprouva cet usage parce que tel était l’habit officiel et exclusif du calife, que ce soit en expédition, ou qu’il donna audience dans n’importe quel lieu que ce soit. Le sayyid Abū Ḥafṣ les réunit tous, puisqu’il était le plus proche des deux califes Abū Ya‘qūb et Abū Yūsuf, afin de les réprimander, car le protocole stipulait d’éviter d’imiter la geste califale. Par la suite, aucun d’entre eux ne porta plus ces couleurs, qui étaient propres au souverain21.
12Cet extrait met en exergue la difficulté d’assurer la prééminence du calife al-Manṣūr dans une conjoncture où, en début de règne, il n’avait pas encore confirmé son titre en triomphant sur le champ de bataille. L’affermissement de son pouvoir passait donc par le rappel de la norme en matière de vêtement, laquelle servait à régler et à marquer les positions de pouvoir. Les apparences, grâce aux habits et à leurs couleurs, participaient de la stratégie adoptée par les Mu’minides pour tenter de se hisser à la hauteur du calife et créer des tensions et des déséquilibres au sein du cercle des dominants, dans l’espoir de faire bouger les lignes pour leur plus grand profit. Ce danger pressenti comme mortel requérait pour le calife d’y porter une réponse appropriée dans les plus brefs délais. Pour remédier à ce problème d’étiquette, le calife utilisa les services du vizir Abū Ḥafṣ. Il était aussi son cousin, et pas n’importe lequel, puisqu’il était le fils de celui qui avait occupé la première place parmi les Mu’minides après le calife (as-sayyid al-a‘lā) et avait permis à son père d’accéder au pouvoir.
13La norme devait être rappelée pour être appliquée ; elle devait de plus être émise par une personne jouissant de suffisamment de crédit auprès des autres Almohades pour avoir une chance d’être entendue. Ici, le rappel à la norme s’apparentait davantage à une médiation qu’à une contrainte par corps ou par des menaces à peine voilées. L’échec consommé d’arborer les couleurs califales et l’espoir évanoui de s’élever dans la hiérarchie almohade ne laissaient plus comme alternative aux Mu’minides les plus décidés que celle de se soulever.
14Le turban était aussi un signe du rang occupé par le calife. En effet, il se pourrait que, tout comme leurs devanciers abbassides et fatimides, les Almohades portaient un turban les différenciant des autres membres de la cour par la longueur de la coiffe. Cependant, tout comme les Hafsides, les califes almohades avaient un long turban qui était loin d’atteindre la protubérance de ceux de leurs concurrents orientaux22. De même, ils n’eurent jamais de haute tiare (ruṣāfiyya) ni, sans doute, de couronne (tāǧ). Le calife procédait, dans la façon d’accommoder son turban, par mimesis avec le prophète de l’islam, sur le mode talaḥḥī qui fut défini de la sorte par Albert Arazi : « Il s’agissait de la façon par excellence de s’enturbanner. Le turban devait couvrir le crâne ; le pan entourait les deux joues, qu’il entourait complètement23. » Ce que tendent à prouver les illustrations des Cantigas de Santa María, ainsi que le Libro de los Juegos représentant les musulmans de haut rang, qui jamais ne furent figurés sans turban, à la différence des esclaves24 qui, eux, en étaient dépourvus. Pour l’auteur du Minhāǧ, les Maghrébins étaient reconnaissables au fait que jamais ils n’allaient tête nue, à la différence des Andalous25.
15Le turban constituait un marqueur de rang social extrêmement fort ; mais il pouvait aussi matérialiser une dégradation. Bien souvent, avant d’exécuter des hommes de haut rang, notamment des Mu’minides, on leur ôtait au préalable leur turban ; cette perte annonçait la très prochaine décollation infligée au condamné. Un récit met en lumière l’importance du turban en tant que partie prégnante de la dignité califale ; il s’agit de celui d’Ibn Abī Zar‘ qui rapporta que, dans le contexte des troubles des années 620/1220, les cheikhs almohades pressèrent al-‘Ādil d’abdiquer ; devant le refus obstiné du calife en titre, on lui fit endurer la torture sans plus de résultat. En désespoir de cause, il leur opposa qu’il était prince des croyants et qu’il mourrait prince des croyants. Finalement, on l’étrangla avec son turban26. Ce détail, pour le chroniqueur, vient illustrer la contenance exemplaire du calife, mais aussi le choix des cheikhs almohades de respecter les dernières volontés d’al-‘Ādil.
16Dans ce contexte, il semble qu’un habit spécifique ait joué un rôle important dans l’économie de pouvoir almohade ; il s’agit d’al-ġifāra, que nous retrouvons tant comme habit califal que comme don concédé aux troupes.
17Cet habit reste difficile à cerner et sa définition pose problème. Le dictionnaire de référence Lisān al-‘arab27 propose plusieurs significations possibles, dont les principales sont un casque que l’on mettait sous une calotte (et c’est bien le sens que l’on peut retrouver dans l’ouvrage attribué à Ibn Tūmart, qui fit état de la miġfara dans un chapitre relatif à la guerre sainte28) et un pardessus29. Le Supplément aux dictionnaires arabes de Reinhart Dozy donne quant à lui deux sens possibles pour ce terme : il pouvait s’agir d’un bonnet, d’une calotte portée par les hommes au Maghreb, ou bien d’un manteau qui pouvait être de couleur rouge. L’auteur, en faisant état d’un extrait du Bayān al-muġrib, incline pour la dernière possibilité30. De même, un passage de l’ouvrage d’Ibn Bassām rapporte que lorsque le dernier des califes omeyyade, Hišām III (1027-1031), fit son entrée à Cordoue, il portait comme habit alġifāra31. La circonstance solennelle fait penser qu’il s’agissait d’un vêtement d’apparat. Il est probable que ce fut par un truchement andalou que les Almoravides s’approprièrent ce vêtement, étant donné que ‘Alī Ibn Yūsuf siégeait dans sa mosquée, après la prière du vendredi, sur la ġifāra de l’un des principaux dignitaires du régime32. Pour al-Bayḏaq, ce nom revêt l’acception de pardessus ; il remplaçait, peut-être dans un contexte de cérémonial, le burnous qui, en tant que vêtement attaché aux Berbères et à la ruralité, ne pouvait se prévaloir d’un passé aussi glorieux que la ġifāra.
18Le caractère ostentatoire de ce vêtement fit que le souverain almoravide ‘Alī Ibn Yūsuf prêta le flanc à la remarque acerbe d’Ibn Tūmart sur son inconduite, car il arborait une ġifāra alors qu’en tant que prince des musulmans, il aurait dû donner l’exemple en s’en tenant à une tenue plus modeste, ce qui est à lier à l’action d’Ibn Tūmart qui pourfendait les pratiques vestimentaires de ses contemporains jugées trop luxueuses et trop tapageuses à son goût. Or, la première occurrence de la ġifāra en tant que vêtement usité par un calife almohade se retrouve dans le cadre du premier serment d’allégeance que prêtèrent officiellement des notables andalous à ‘Abd al-Mu’min. En revêtant un habit renvoyant au luxe et à l’ostentation des dynasties d’al-Andalus, le calife almohade souhaitait vraisemblablement se mettre à la hauteur des traditions royales des différents pouvoirs qui s’étaient succédés en al-Andalus. Il marquait ainsi, en partie, l’abandon du rigorisme originel tel qu’il avait été instauré par al-Mahdī, ce qui contredit les propos d’Ibn Ḫaldūn affirmant que ce n’est qu’à la fin de leur histoire que les Almohades se conformèrent aux exigences de la pompe royale, en adoptant notamment l’usage des broderies royales (ṭirāz)33.
Les effets de la politique almohade en matière de mode vestimentaire
19Une politique aussi systématique du point de vue des tenues vestimentaires, en solidarisant les gouvernants et en établissant entre eux une hiérarchie, amena les administrés à se situer par rapport aux blocs des gouvernés. Telle est sans doute l’interprétation à donner aux habits caractéristiques du soufisme : les bures de laine brute visant à mortifier les corps, les habits rapiécés et monocolores ainsi que ceux portés sous leur forme brute. Ils constituaient l’exact pendant des vêtements de laine soigneusement ouvragés, des travaux complexes de broderie, de l’utilisation de couleurs chatoyantes difficiles à obtenir, des tenues bariolées, des matières brutes les plus rares, des couvre-chefs compliqués et enfin des robes longues portées par ceux dégagés de l’obligation de travailler de leurs mains.
20À ce titre, Abū Ya‘zā, figure de proue du soufisme au Maghreb et chantre d’une forme d’idéal ascétique, était réputé ne se vêtir que d’un burnous noir rapiécé lui arrivant jusqu’aux genoux, d’une tunique qui était initialement un bât de chameau et d’une chéchia faite en feuilles de palmier tressées34. Ces éléments étalaient au grand jour des différences jouant à la fois sur des contrastes de qualité et de quantité et sur l’opposition entre le nécessaire et le superflu. C’est en effet à cette époque des empires berbères que l’habit rapiécé (al-muraqqa‘a) devint la tenue par excellence des dévots et des ascètes. Il ne faut pas se tromper quant aux signes distinctifs de la foi ; sur un mode plus ou moins allusif, les porter constituait une désapprobation du pouvoir almohade et de ses pratiques. Pour les soufis, la signification de la tenue vestimentaire croissait au fur et à mesure que l’on passait d’un acte personnel à un engagement commun, pour s’ériger en contre-modèle avant de constituer une alternative politique crédible. Les soufis et leurs bures faisaient ainsi écho aux Almohades qui arboraient des habits luxueux bien distincts du commun. L’importance conférée aux vêtements comme moyen pour identifier des rangs et des statuts souligne la façon de percevoir du saint précité de Bādis pour qui, automatiquement, la vue de celui qu’il assimila par erreur à un fonctionnaire almohade était liée à l’impiété.
21Le cas échéant, le calife almohade pouvait être tenté de récupérer à son profit ce mouvement de fond, le soufisme, qui touchait l’ensemble de l’Occident musulman. Il n’existait pas de meilleur moyen que de taire temporairement la pompe royale en revêtant les habits du commun. C’est ainsi qu’au cours de la venue des délégations d’al-Andalus et spécialement de l’Algarve, ‘Abd al-Mu’min ne portait, en guise de couvre-chef, qu’un turban de laine (‘imāmat ṣūf)35. Cette façon de se vêtir traduisait peut-être la volonté du calife almohade de prendre en main le mouvement des murīdūn à ressort mystique. Cette modestie, toute momentanée, du couvre-chef s’explique peut-être par la volonté de s’adapter à une conjoncture spécifique ; elle n’en démontre pas moins que les tenues luxueuses de l’élite au pouvoir pouvaient être vécues comme une source de tension. De nombreux dévots allaient jusqu’à estimer qu’il existait une inadéquation fondamentale entre le titre de prince des croyants et l’étalage d’habits fastueux. Tel fut, entre autres, le sens de l’intervention d’un saint personnage, consignée par Ibn ‘Arabī, qui admonesta vertement le souverain en lui rappelant que ces habits somptueux étaient mal acquis et qu’ils le mettaient dans l’incapacité d’être un bon musulman36.
22En temps de faiblesse caractérisée de l’État, comme lors des débuts de règne, il était tentant de restreindre l’utilisation d’habits luxueux qui constituaient l’exemple-type d’une dépense ostentatoire jugée comme outrancière. Al-Manṣūr, dans les circonstances politiques difficiles de son début de règne, décida de prohiber le port de la soie et des broderies précieuses pour les femmes. Il fit sortir des réserves de son palais des habits de soie ainsi que des brocarts dorés afin de les mettre en vente37. Toutefois, les Almohades revinrent bien vite à leurs pratiques initiales, même si l’on voulait donner les gages d’un retour à une forme de pureté originelle, inextricablement liée à l’ascèse et au souvenir d’Ibn Tūmart. Ils adoptèrent le principe de base qui voulait qu’une identité sociale ne pouvait que s’affermir dans la différence ; l’habit était un moyen d’affirmer le primat absolu de l’élite au pouvoir. En vue de cela, les dirigeants se devaient de créer un écart quasi infranchissable avec les gouvernés, même si l’interdiction relative au port d’habits trop luxueux à Marrakech semble prouver qu’il existait une tendance à l’imitation de l’élite politique.
23En effet, les autorités almohades se dotèrent, grâce à l’édification d’un nouveau complexe aulique dans leur capitale et d’une ou de plusieurs qayṣariyya-s38, de structures facilitant l’exercice de leur politique de dons somptuaires d’habits d’apparat. On peut en détecter un indice dans le fait qu’al-Murtaḍā, en renonçant à organiser la moindre expédition, priva les contingents occasionnels de cet apport de revenus et de prestige qu’étaient les habits d’apparat distribués aux troupes non permanentes. Cette frustration explique en grande partie avec quel empressement les Haskūra39 apportèrent leur soutien à Abū Dabbūs dans sa tentative de renverser le calife précité en 665/1266 ; leur premier soin, alors que le palais n’était pas encore tombé entre les mains du nouveau prétendant, fut de s’emparer du contenu de la qayṣariyya avant d’y mettre le feu40.
24En vérité, les califes almohades ne renoncèrent jamais à ce caractère distinctif, première marque visible de leur rang, même au moment où ils étaient dans l’incapacité d’inclure un large panel de personnes en leur octroyant des habits d’apparat. On peut trouver la mention d’un événement fâcheux pour les Almohades qui indique l’importance accordée à l’habit. Il se rapporte à l’apparition sur le devant de la scène des Mérinides ; quand ces tribus s’agitèrent en 613/1216-1217, le gouvernement almohade de Fès ainsi que des troupes régulières se dirigèrent dans leur direction ; les Almohades furent battus et faits prisonniers. Comble de l’humiliation, on les renvoya chez eux dans leur plus simple appareil, ne disposant pour se couvrir les parties que de la feuille d’une plante appelée mašġala41. L’incident fut si mémorable que l’on désigna cette date sous le nom d’année de la mašġala. Par cette appellation, il faut sans doute entendre l’année où les Almohades furent déchus du signe le plus ostensible de leur pouvoir. Témoignage de la portée de cette déconvenue almohade, la majorité des chroniqueurs en rendirent compte. La terminologie employée renvoyait au fait que l’histoire de cette défaite almohade était toute entière comprise dans la thématique de l’habit, pris pour métaphore du caractère éphémère du pouvoir temporel, car si les Mérinides surent mettre à nu les rois du moment, c’était pour mieux se revêtir de leurs habits et prendre ainsi leur place. Le fait que l’on ait songé à user d’une allégorie en référence à l’habillement indique l’importance de cette question pour les habitants de l’Occident médiéval et à quel point pouvoir et manière de se vêtir entretenaient des liens indissociables.
25Une politique de prestige basée sur les dons somptuaires de nourriture, de boissons et d’habits était essentielle pour faire évoluer la donne en faveur d’un investissement accru de l’État dans les sociétés du Maghreb ; elle ambitionnait également d’élever les Almohades au niveau des puissances du passé afin de les rendre crédibles aux yeux de leurs gouvernés andalous. Néanmoins, le don ne suffisait pas pour assurer la suprématie du calife qui se devait de donner des gages sérieux aux gardiens de l’orthodoxie almohade, c’est-à-dire aux cheikhs. Cette fidélité s’accompagnait d’une forme d’attachement au legs d’Ibn Tūmart, mais aussi à cette matrice de l’almohadisme qu’avait été la société des Maṣmūda.
Notes de bas de page
1 Ibn Ṣāḥīb aṣ-Ṣalāt, éd. at-Tāzī, 1987, p. 215.
2 Ibid., p. 216.
3 Ibid., p. 347.
4 Ibid., p. 213.
5 Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 469.
6 Ibid., p. 207.
7 Ibn ‘Abd al-Malik, aḏ-Ḍayl wa-t-takmila, éd. Benchérifa, 1984, p. 183.
8 Ibn Ṭufayl, Le Philosophe autodidacte : le roman de Hayy ben Yaqzân, éd. et trad. L. Gauthier, Paris, 1999, Mille et Une Nuits, p. 39-40.
9 Al-Bādisī, al-Maqṣad aš-šarīf, éd. Colin, Archives marocaines, 26, 1926, trad. p. 51.
10 Les deux principaux corpus hagiographiques du viie/ xiiie siècle, ayant trait princi-palement au Maġrib al-aqṣā, ne laissent planer aucun doute sur le fait que les soufis, préalablement à l’apparition de confréries, possédaient déjà leurs lieux de sociabilité, leurs habits distinctifs, leurs pèlerinages et, au-delà, leurs propres systèmes de valeurs.
11 Aš-Šāṭibī, Kitāb al-i‘tiṣām, éd. M-R. Riḍā, Le Caire, sd, Muṣṭafā Muḥammad, t. 2, p. 79.
12 Ibn Tūmart, p. 106-108.
13 Al-‘Umarī, Masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār, éd. M. Abū Ḍuyūf Aḥmad, s. d., p. 98-99.
14 Abū Zakariyyā, le premier hafside à avoir gouverné l’Ifrīqiya, vécut la majorité de sa vie à la cour almohade de Marrakech ; au début, ce fut à contrecœur qu’il quitta la capitale almohade contre de sérieuses garanties d’ordre politique. De plus, le ressort idéologique principal du premier des souverains hafsides consistait à faire valoir le dévoiement, voire la trahison, du message d’al-Mahdī que les Hafsides, en tant que descendants de l’un des plus éminents cheikhs almohades, étaient mieux à même et de droit de se prévaloir de la dignité califale.
15 Al-‘Umarī, éd. M. Abū Ḍuyūf Aḥmad, s. d., p. 98-99.
16 Al-Marrākušī, al-Muʿǧib, éd. Ibn Manṣūr, p. 180-181. La mansuétude dont fit preuve le calife est placée dans un chapitre d’al-Mu‘ǧib consacré au sort éminemment favorable que réservèrent les Almohades aux dynastes qu’ils détrônèrent.
17 Par la suite, on confia des responsabilités importantes aux descendants de celui qui avait été, des années durant, un adversaire acharné des Almohades et un frein puissant à leurs velléités expansionnistes, ce qui tend à prouver que les Almohades savaient composer et que leur pouvoir n’eut pas toujours le caractère exclusif qu’on leur prêta. D’autre part, les Banū Mardanīš surent, de leur côté, se montrer dignes de confiance.
18 Sanders P., op. cit., 1994, p. 31.
19 Ibn Ḫaldūn, Le Livre des exemples, p. 572.
20 Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 44 et 187.
21 Ibid., p. 187.
22 Al-‘Umarī, Masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār, éd. M. Abū Ḍuyūf Aḥmad, p. 99.
23 Arazi A., « Noms de vêtements et vêtements d’après al-Aḥadīṯ al-ḥisān fī faḍl al-ṭaylasān d’al-Suyūṭī », Studia Islamica, 119, 1976, p. 118.
24 Il s’agit en particulier de l’esclave qui se convertit au christianisme, représenté tête nue.
25 Aḥmad Ibn Ibrāhīm al-Māǧirī, p. 325.
26 Ibn Abī Zar‘, éd. Ibn Manṣūr, 1999, p. 324-325.
27 Ibn Manẓūr, Lisān al-‘arab, éd. A. ‘Alā’al-Kabīr et al., Le Caire, Dār al-ma‘ārif, 1984, t. 5, p. 3275.
28 Ibn Tūmart, p. 411-425.
29 Ibn Manẓūr, t. 5, p. 3274.
30 Dozy R., Supplément aux dictionnaires arabes, Leyde et Paris, Brill et Maisonneuve & Larose, 1881, p. 218.
31 Ibn Bassām, aḏ-Daḫīra fī maḥāsin ahl al-ǧazīra, éd. I. ‘Abbās, Beyrouth, Dār al-Ġarb al-islāmī, rééd. 2000, t. 3, p. 387.
32 Documents inédits d’histoire almohade, éd. et trad. française Lévi-Provençal, 1928, p. 67.
33 Ibn Ḫaldūn, Le Livre des exemples, p. 583-584.
34 At-Tādilī, p. 216.
35 Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 44.
36 Ibn ‘Arabī, trad. p. 133.
37 Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 174.
38 Ibn ‘Abd Rabbih, p. 210. Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 257 et 439.
39 Depuis le début de l’épopée almohade, ils avaient toujours fait partie des contingents de l’armée.
40 Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 439.
41 Ibid., p. 266. Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-‘Ibar, t. 6, p. 268. Histoire des Berbères, t. 4, p. 29.
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