Chapitre III. Un souverain nourricier
p. 137-202
Texte intégral
Temps et localisation des banquets
1Comme le montre l’exemple de l’asmās, le repas pris en commun et le don de nourriture préexistaient à la prise du pouvoir par les Almohades et jouaient un rôle important dans les sociétés du Maghreb. Cependant, les Almohades modifièrent considérablement la donne. Afin de se réserver une forme d’efficacité, les repas somptuaires étaient donnés à des moments pouvant être qualifiés d’extraordinaires, hors de la vie quotidienne, car ils célébraient la dynastie. Ainsi, la constitution de l’État s’accompagne d’une gestion du temps qui lui est propre et qui traduit sa volonté d’imposer un agenda distinct du calendrier des fêtes religieuses.
Le repas, ou la célébration du pouvoir
2Le déroulement des fêtes religieuses fut loin d’attirer l’attention des différents chroniqueurs, comme si elles étaient restées en dehors de leurs centres d’intérêts. De même, les sécheresses, les épidémies ou les crues de fleuves ne sont rapportées que dans la mesure où elles eurent un impact sur le statu quo almohade. Par exemple, quand Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt rend compte de l’épisode épidémiologique de 571/11751 à Marrakech, c’est avant tout pour signaler la disparition d’un grand nombre d’Almohades qui sont cités en fonction de l’importance et du rang qu’ils occupent. C’est également afin de mettre en relief les dispositions prises par les autorités pour gérer la crise qu’il est fait état des crues du Guadalquivir, car elles endommagèrent l’enceinte qui protégeait Séville, fragilisant la situation de la capitale d’al-Andalus, ce qui décida le calife à faire relever rapidement les murailles. L’événement lui permit de s’acquitter de sa tâche de garant de la sécurité de ses sujets, car si l’initiative de restaurer l’enceinte avait été prise par les habitants, cela aurait constitué une preuve de la déliquescence de l’appareil d’État almohade2. C’est dans ce contexte qu’intervient la consommation de repas collectifs, occasion de célébrer l’ordre établi tout en scellant des alliances.
3L’ordre almohade reposait sur la capacité du souverain à l’emporter militairement sur ses adversaires. Ainsi, les trois premiers califes qui se donnèrent un surnom honorifique (laqab) utilisèrent un substantif dérivé du terme « victoire » (al-Manṣūr, an-Nāṣir et al-Mustanṣir). À partir du moment où fut décidée la conquête de l’Ifrīqiya, les Almohades furent amenés à opérer des choix difficiles, soit porter leurs efforts sur la défense d’al-Andalus, soit conquérir et plus tard maintenir l’ordre dans les parties orientales du Maghreb. C’est pour cette raison que la nouvelle de la prise de Mahdiyya sur les Normands en 555/1160 fut accueillie avec joie à Séville par les membres de l’élite dirigeante. Car cet événement rend compte d’une procédure qui intimait, par le biais d’une lettre, l’ordre de commémorer la victoire et de divulguer la bonne nouvelle. L’importance de cette cérémonie relative à l’arrivée d’une lettre annonciatrice de victoire doit être liée au fait que, désormais, c’est al-Andalus qui focalisa l’attention de ‘Abd al-Mu’min, signe que les musulmans pouvaient escompter reprendre à court terme l’initiative des opérations et, de la sorte, ne plus souffrir passivement les incursions répétées des chrétiens et de leurs alliés :
La missive avec les vers qu’elle contenait fut lue en chaire. Tous, hommes des villes et de la campagne, eurent vent de cette bonne nouvelle […] Le prince le sayyid Abū Ya‘qūb [le futur calife] ordonna de faire donner du tambour en l’honneur de ladite lettre. […] Il offrit à manger (aṭ‘ama) aux Almohades, à l’élite des Sévillans et aux soldats permanents3 (aǧnād), pendant trente jours. Les battements de tambours s’interrompaient uniquement pendant les repas4.
4À l’occasion d’un autre succès, il apparaît que si la durée pouvait être réduite de moitié, passant de trente à quinze jours, la participation au repas célébrant la victoire pouvait être élargie à l’ensemble de la population. C’est ainsi qu’Ibn aṣ-Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt mentionne que pour fêter la victoire du sayyid Abū Ḥafṣ5 sur Ibn Mardanīš, un repas fut organisé à Séville à l’intention des Almohades, des Arabes et de l’ensemble des convives de tout rang, sans doute les notables de la cité6.
5Dans la phase de préparation de la guerre, l’accueil de troupes, dirigées par des Mu’minides à Marrakech visant à organiser une expédition d’envergure en al-Andalus, donnait lieu à la tenue de banquets. Il s’agit du point fort de la mise en visibilité de l’ordre almohade où les festins jouaient une place prépondérante ; c’est de loin l’élément qui revient le plus fréquemment dans les différentes sources. Les délégations étaient composées de contingents prélevés sur place qui appartenaient initialement aux tribus non almohades à l’origine, tels que les Arabes hilaliens et les Zénètes. Ces forces étaient censées s’agréger aux contingents almohades déjà présents à Marrakech.
6L’objectif était d’organiser une armée capable de battre les chrétiens, mais aussi de faire entrer dans le rang des membres de la famille royale qui, bien souvent, n’étaient pas disposés à se soumettre et représentaient un danger potentiel pour le calife. On peut trouver là une illustration du caractère duel de la guerre7, en externe contre les chrétiens et en interne contre les autres Mu’minides. La venue en 1171 à Marrakech des deux frères d’Abū Ya‘qūb, respectivement gouverneurs de Tunis et de Tlemcen, est symptomatique car elle vise en même temps à renforcer le corps expéditionnaire en partance pour al-Andalus et témoigne de la soumission de ces deux Mu’minides au calife. De surcroît, en raison de la minutie avec laquelle sont dépeints les événements, ce récit reste inégalé ; la précision de la description résulte du fait qu’Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt les rapporte en tant que témoin oculaire, alors que les autres auteurs n’en rendent compte que post festum et minimisent l’importance des repas, présentés comme suit :
Le Vendredi du 22 du second Rabī‘ (2 Janvier 1171) après la prière du Vendredi, le Prince des croyants sortit dans le Jardin d’apparat (al-Buḥayra) des environs de Marrakech. Il donna un banquet aux Arabes, ainsi qu’aux membres de la délégation et à d’autres pendant quinze jours. Quotidiennement c’étaient plus de trois mille hommes qui pénétraient dans al-Buḥayra. On y faisait, comme il était d’usage, une rivière (nahr) de jus de raisin cuit (rubb) mélangé avec de l’eau. Quand un groupe avait achevé de manger et se levait, il se rendait là où se tenait le calife. Puis il le saluait et invoquait Dieu en sa faveur. Enfin, ils se dirigeaient vers la rivière de jus de raisin cuit pour boire et se divertir. Les gens (an-nās) virent dans ces banquets ce qu’ils n’avaient encore jamais vu comme bienfaits (al-in‘ām) et sollicitude (al-intihām). La célébration se déroula pendant le nombre de jours précité8.
7Ce passage appelle plusieurs remarques. En premier lieu, il y est fait emploi de termes spécifiques dont le sens mérite d’être explicité ; le terme nās (les gens) s’applique, dans les sources pro-almohades, à tous ceux qui ne sont pas membres de la sphère gouvernante. Dans ce cas précis, il faut comprendre les personnes qui assistent en tant que spectateurs au cérémonial. De même, in‘ām est le terme généralement usité pour « don » ; il le fut dans la longue durée, aussi bien par les Almoravides que par les sultans alaouites, désignant ainsi la rétribution étatique9 qui apparaît comme désintéressée et altruiste. Il est composé d’une racine trilitère [N‘M] qui recouvre les acceptions de « vivre dans le bien-être et l’abondance ». Il est aussi fréquemment usité sous sa forme verbale an‘ama qui signifie, littéralement, « combler quelqu’un de bienfaits ». Pour le Maroc précolonial, Nicolas Michel précise que in‘ām recouvre le sens de « gratification par l’octroi de concessions de revenus par l’État10 », pratique qui consiste le plus souvent à céder à une personne une concession foncière.
8À l’époque almohade, son sens est plus général puisqu’il désigne l’ensemble des dons. Par exemple, au retour d’une expédition où le sayyid Abū Ḥafṣ avait dévasté le territoire d’Ibn Mardanīš, il est rapporté comment à Marrakech, avant de démobiliser les troupes non permanentes ayant répondu à la convocation générale (an-nafīr al-a‘ẓam) dans une ambiance d’allégresse, on donna banquet pendant quinze jours et on fit distribuer (an‘ama) des habits somptueux et du numéraire11. Dans la majorité des cas inventoriés, lorsque l’on entre dans cette temporalité du don, principalement à Marrakech ou à Séville, on associe au numéraire des vivres et d’autres présents. Suite à la tenue de festins, la distribution de vivres (céréales, fruits, bovins, ovins, etc.) peut s’accompagner de celle de vêtements d’apparat et de numéraire.
9Lorsque le calife était en expédition, le don de nourriture apparaît comme l’instrument majeur pour assurer la cohésion de l’armée almohade constituée de recrues disparates12. En effet, si les membres du corps expéditionnaire pouvaient être réunis de façon temporaire pour accomplir une mission bien déterminée, il n’en reste pas moins que l’agrégation de ces éléments restait problématique et source potentielle de conflits. La dépendance à l’égard du calife constitue un moyen de pression pour mieux conjurer le risque de rupture de l’ordre du cortège ou, dans le campement, de sortir de la place impartie à chaque membre.
10Lors de la venue précitée des deux frères du calife Abū Ya‘qūb, des rixes éclatèrent dans le camp à la sortie de Marrakech entre des esclaves des troupes berbères et ceux des troupes arabes13, se soldant par des morts et par un désordre tel que les hommes en vinrent aux mains jusqu’au seuil de la tente califale. Le souverain, gravement offensé, ordonna que l’on punisse les fauteurs de troubles en les privant de ravitaillement pendant quinze jours, avant finalement de se raviser et de leur pardonner14. La gravité d’un tel acte découle du fait que, probablement, les mobilisés ne possédaient ni vivres ni réserves, étant à la merci des autorités almohades chargées de pourvoir à leur approvisionnement. Leur retour en grâce passa par l’ordre donné de les réapprovisionner et par un dédommagement qui leur fut octroyé pour les esclaves morts dans les combats.
11Encore plus révélateur de l’enjeu revêtu par le don de nourriture, l’ouvrage al-Mann bi-l-imāma précise que lors du passage sur un pont de fortune15 du Wādī Umm ar-Rabī‘, un mouvement de panique créé par une bousculade occasionna la mort de plusieurs centaines de personnes ainsi que la dissolution momentanée de l’ordre du cortège16. L’incident hypothéquait non seulement les chances de réussite de l’expédition du calife Abū Ya‘qūb, mais il mettait aussi à mal sa crédibilité. Pour remédier à la confusion régnant dans le cortège, le calife décida d’augmenter les rations octroyées sous formes d’orge, de blé et de têtes de bétail ; à charge ensuite aux soldats de les apprêter.
12En revanche, à aucun moment il n’est fait usage de dérivés de la racine [WHB], habituellement usitée pour rendre l’idée de don, son emploi se situant sémantiquement en deçà de [N‘M]. L’emploi des dérivés de [N‘M] s’accompagne toujours dans les textes de celui de joie, de bonheur (ibsāṭ, surūr) qui découle de la libéralité du prince présenté comme le garant de la prospérité des sujets qui le servent. De plus, cette capacité à assurer le ravitaillement des différents membres de l’armée convoqués pour traverser le détroit de Gibraltar était le plus souvent le signe d’une bonne année agricole, car jamais on ne se lançait dans une telle entreprise si la récolte n’avait pas été fructueuse ; dans le cas contraire, on reportait alors les expéditions en al-Andalus. Le don rejoint un aspect politico-religieux qui s’inscrit dans une vision en grande partie partagée par le peuple. En effet, une fatwā, vraisemblablement d’époque almohade, stipule que le souverain est tenu pour responsable de la prospérité et donc de l’intérêt général :
Certains clercs (ṭalaba) du Maġrib extrême, hommes de petite science, ont reproché aux prédicateurs almohades de faire des invocations en faveur du Sultan. En fait, il y a lieu de reprocher à ces derniers de faire dépendre la prospérité (ḫiṣb) du Sultan17.
13L’information doit être mise en relation avec les indications transmises par al-Ḥimyarī sur les deux confrontations majeures qu’eurent à soutenir les Almohades avec les chrétiens qui louent la générosité du souverain dont dépend le sort des armées. Selon le géographe andalou, la victoire d’Alarcos (591/1195) aurait été précédée de libéralités du prince18, ces largesses étant rendues par l’auteur sous le terme de baraka19 recouvrant le sens de « dons en nature et en espèces » ; ce terme renvoie également à la capacité du calife à transmettre un peu de son pouvoir d’imām. L’utilisation de ce terme positionne le monarque sur le même plan que les saints personnages, eux aussi investis d’une baraka. Elle établit également une comparaison flatteuse pour le monarque almohade, seul capable de diriger une force pouvant défendre les musulmans contre leurs ennemis et agresseurs.
14Tout au contraire, la débâcle de Las Navas de Tolosa, en plus des forfanteries d’an-Nāṣir qui suivirent la prise de la forteresse de Salvatierra (608/1211), fut annoncée par le fait que les contingents ayant pris part à l’expédition ne furent pas ou peu rémunérés20. L’auteur n’hésite pas à faire porter à an-Nāṣir l’entière responsabilité de la catastrophe, en le faisant passer pour inconséquent et arrogant. Cette version diffère de celle d’Ibn ‘Iḏārī qui attribue la défaite à la corruption des agents du fisc (‘ummāl) qui auraient gravement nui à l’approvisionnement du corps expéditionnaire21. Les sanctions appliquées à ces fonctionnaires indélicats amenèrent l’auteur d’al-Bayān al-muġrib à disculper, en partie, le calife almohade.
15L’existence de ces repas collectifs doit être replacée dans leur contexte factuel. En effet, les modalités de déroulement fluctuèrent en fonction de l’enjeu, des moyens mis à disposition, du lieu où ils prenaient place, des objectifs visés et des personnes concernées, le repas somptuaire se caractérisant, comme le reste du cérémonial, par sa plasticité et sa flexibilité. Ces caractéristiques le rendent parfois difficilement intelligible, même si des constantes peuvent être mises en exergue. Il n’en reste pas moins que l’accueil de délégations n’était pas la seule occasion qui donnait lieu à la tenue de repas somptuaires.
La temporalité des repas
16Au regard du caractère lacunaire des sources, on ne sait pas si l’inauguration des bâtiments construits par le pouvoir almohade faisait ou non l’objet d’une cérémonie spéciale. Au cours de l’époque moderne au Maroc, la moindre tente, la moindre maison, à la ville comme à la campagne, était inaugurée par un sacrifice sanglant suivi d’un banquet22. Était-ce le cas à l’époque médiévale ? Dans les fêtes solennelles célébrant l’érection d’une cité nouvelle, Gibraltar, ou d’un pont sur le Guadalquivir, il n’est pas explicitement fait référence à un banquet, même si l’on peut considérer leur tenue comme probable du fait de l’ordre exprès émanant de ‘Abd al-Mu’min, sommant des délégations de venir lui rendre hommage à Gibraltar. Si l’accent est mis sur les dons faits aux membres de ces délégations et aux poètes rivalisant de prouesse pour encenser le régime, aucune description de festins ne nous est parvenue.
17Un extrait d’al-Ḥulal al-mawšiyya évoque probablement le fait que, sous le premier calife almohade, les futurs serviteurs de l’État (Ḥuffāẓ) étaient conviés à un repas, avant que l’on ne leur dispense un enseignement23. Ces banquets, sans lien direct avec le calendrier liturgique, se différenciaient du cérémonial omeyyade et fatimide où la fête du Sacrifice et les repas du Ramadan étaient l’occasion non seulement de se présenter au grand jour d’une façon bien ordonnancée, mais aussi de procéder à la distribution de nourriture au bénéfice des dignitaires du régime et de la population des deux capitales, Cordoue24 et Le Caire-Fusṭāṭ. À ce titre, pendant les nuits du Ramadan, le calife fatimide distribuait en personne les reliefs de son propre repas aux Cairotes25.
18On peut émettre l’hypothèse que si les sources s’attardent peu sur le déroulement des fêtes du calendrier musulman chez les Almohades, ce caractère doit être attribué à l’aspect relativement privé de leurs célébrations. En effet, elles ne pouvaient que difficilement faire l’objet d’une instrumentalisation au même titre que la commémoration de victoires sur les chrétiens où, à travers l’organisation de banquets, les autorités almohades conviaient les élites des capitales dans le but de créer un consensus autour des gouvernants. Dans le cas où ces élites n’étaient pas invitées, elles participaient indirectement à une ambiance d’allégresse générale découlant des libéralités du souverain. Ce motif récurrent des chroniques est probablement à prendre dans un sens littéral, car les mannes du prince irriguaient les circuits économiques de la cité. On peut aussi l’entendre dans un sens allégorique, celui du retour du volontarisme politique, pourvoyeur de sécurité pour tous, condition sine qua non de la prospérité générale, l’implication des populations de Marrakech et de Séville ainsi que les liens entretenus avec les élites dirigeantes s’expliquant par le fait qu’elles évoluaient dans un espace reconfiguré26 par les Almohades.
19À la lecture des sources, on est frappé du fait que l’on s’attarde plus sur les fêtes relatives aux départs et arrivées du calife qu’aux fêtes liturgiques. La célébration de tels événements imposait à tous un calendrier et une scansion du temps répondant à l’initiative du souverain almohade. Cela ne pouvait être le cas pour la célébration du Ramadan ou la fête du Sacrifice. On peut déduire de ce silence, ou du caractère laconique des descriptions de ces deux fêtes, que les chroniqueurs ne souhaitèrent pas s’étendre sur le déroulement de célébrations, sans doute assimilées à des fêtes privées où n’étaient conviés que le calife, sa famille proche et sa domesticité. Ce postulat semble être confirmé par un extrait du aḏ-Ḏayl w-at-takmila27 relatif à la disgrâce d’un notable almohade connu sous le nom d’al-Mumnānī, intervenue en 639/1241-1242, cet épisode laissant entrevoir le fait que les principaux soutiens du pouvoir almohade n’étaient jamais conviés au repas de la fête du Sacrifice organisé par le souverain à Marrakech28.
20Un indice bien que ténu indique qu’un repas marquait tous les matins l’entrée dans l’enceinte palatiale des grands au service du souverain. Cette mention, bien que relative aux sultans mérinides, se réfère peut-être à un legs du cérémonial almohade. En effet, les Mérinides agirent d’abord en qualité de mandataires des Hafsides29, tout comme l’histoire almohade constitue un précédent prestigieux réinvesti dans le cérémonial en y intégrant certains de ses symboles, ce que vient confirmer, entre autres, le fait que les Mérinides réutilisèrent, temporairement à Fès et plus durablement à Marrakech, les anciens palais almohades. Mais aussi que, contrairement à leurs prédécesseurs, les Mérinides ne disposèrent jamais d’une assise politico-idéologique légitimant leur entreprise. De même, les noms des deux premiers souverains mérinides, Abū Yūsuf Ya‘qūb et Abū Ya‘qūb Yūsuf, sont analogues à ceux des deux califes almohades qui succédèrent à ‘Abd al-Mu’min, sur la base d’une inversion chronologique :
Le sultan a coutume de tenir audience tous les jours de bonne heure. Les Grands cheikhs y viennent pour le saluer (probablement en lui baisant la main). On sert pour eux un repas (simāṭ, son sens premier est nappe de cuir qu’on étend par terre et sur laquelle on pose les vases renferment les mets) consistant en de grands plats (ǧifān) de panade (ṯarīd) devant lesquels sont des vases (ṭayfūr), c’est-à-dire des maḫāfī (plats, écuelles), contenant des mets de toutes sortes ainsi que des douceurs faites quelques-unes au sucre, mais pour la plupart au miel ; il y en a de deux sortes, mais le sucre était rare, et la plus grande quantité des douceurs sont faites à base de miel mélangé d’huile. Quand les assistants ont terminé le repas, ils se dispersent dans leurs salles30.
21Contrairement aux autres exemples, le temps du repas est ici compris dans un temps ordinaire quotidien, ne concernant qu’un nombre restreint de personnes.
22L’ensemble de ces manifestations peut être compris, à l’instar des prises de paroles publiques, dans le paradigme suivant : la volonté d’intervenir, à partir du seul point d’impulsion incarné par le souverain, pour régler des conflits latents ou déclarés. Dans ce cadre, les sources arabes médiévales ne mentionnent pas de repas collectif pris lorsque le pouvoir central est vacant, soit que le calife n’a pas encore réussi à s’imposer face à ses parents, soit qu’il est malade, ou encore très jeune31. A contrario, le moment où l’ordre est donné d’octroyer repas, nourriture, numéraire et habits correspond à une volonté affichée de reprendre en main une situation considérée comme précaire. Cette reprise en main consiste, le plus souvent, à organiser une expédition en al-Andalus ou, plus tard, contre les Mérinides ou les ‘Abd al-Wādides. Il s’agit là d’une donne digne d’attention car le repas collectif est un indice probant de volontarisme politique.
23Il reste difficile de préciser les lieux où se déroulaient les banquets et où étaient apprêtés les mets royaux. Dans le cas de la venue des deux frères du calife Abū Ya‘qūb à Marrakech, les festins se déroulèrent dans le lieu connu sous le nom d’al-Buḥayra. Au moment des faits, en 567/1172, al-Buḥayra est constitué d’un ensemble regroupant un jardin composé de plantations (maġrūsāt), d’essences rares et prestigieuses, une résidence d’apparat et un bassin aux dimensions imposantes (ṣihrīǧ kabīr)32, le tout dans un environnement qui était précédemment désertique. De surcroît, cette zone fait face aux portes monumentales de la partie occidentale de la cité, Bāb aš-Šarī‘a et Bāb al-Maḫzan, donnant accès au palais du calife et des membres de la classe dirigeante. Le complexe aulique, qui avait été celui des Almoravides, était alors connu sous son nom berbère d’Agādīr, ce toponyme correspondant à la dénomination arabe actuelle de qṣūr (palais). La résidence du calife, dans une configuration nouvelle, jouxte la mosquée-cathédrale de la ville et son minaret imposant33, ainsi qu’une tour surplombant le tout, à laquelle il faut adjoindre les corps des suppliciés exposés à Bāb aš-Šarī‘a ; ce panorama s’offrait à la vue des seigneurs almohades et des contingents qui les accompagnaient.
24C’est, à notre connaissance, la seule mention faisant clairement état d’un banquet se déroulant à l’extérieur d’une enceinte palatiale urbaine. Cette localisation découle peut-être de la méfiance dans laquelle on tenait les deux seigneurs mu’minides ainsi que leurs armées arabes nouvellement ralliées, qui jouissaient d’une solide réputation d’indiscipline. Le chroniqueur précise que, durant les quinze jours, on ne faisait pénétrer dans l’enceinte palatiale qu’un nombre restreint d’Arabes afin qu’ils puissent rendre hommage au calife. Il ne semble pas non plus que lorsque s’ébranlait la lourde machine de guerre almohade et, d’une manière générale, lorsque le souverain était sur les routes, on procéda à la tenue de festins ; au contraire, le calife et ses gens étaient mis dans l’obligation de se montrer économes.
25Les banquets étaient organisés le plus souvent au sein même du palais, les dons somptuaires étant directement connectés aux complexes palatiaux. Dans sa volonté de brosser un portrait apologétique d’al-Manṣūr, al-Marrākušī précise que lorsque le souverain prenait l’initiative de faire distribuer aux orphelins du numéraire et une grenade, c’était à la porte du Qaṣr qu’on le faisait. Si le nom de la porte n’est pas précisé, le fait qu’il s’agisse d’un lieu d’interaction entre la ville et le lieu de résidence du calife ainsi que des personnes assurant son service reste signifiant, car de la porte ne jaillissaient pas uniquement les tenants d’une force brutale, capables d’en imposer aux autres par la violence, mais aussi des bienfaiteurs soucieux du bien-être des sujets les plus faibles : enfants, orphelins, malades, fous, etc. Ainsi, Ibn ‘Iḏārī rend compte de la générosité sans pareille d’al-Manṣūr, sans toutefois préciser le lieu où était octroyé le don.
Le logis des largesses et des Hôtes
26Après l’édification de l’ensemble aulique de Tāmurākušt, dans les années 580/1180, un bâtiment fut affecté à la tenue de banquets. Dans les deux sources qui y font référence34, ce bâtiment est connu sous le nom de Dār al-Karāma, que Maurice Gaudefroy-Demombynes traduit par « le logis des Largesses et des Hôtes », appellation assez fidèle à l’esprit de la dénomination arabe originelle. De fait, le nom karīm (noble, généreux) était un terme employé par les missives de la chancellerie almohade pour se désigner sous la forme de al-Amr al-karīm35 (noble autorité ou autorité généreuse) ; l’appellation démontrait que la classe dirigeante souhaitait se présenter comme généreuse et désintéressée.
27Les sociétés du Maghreb et d’al-Andalus connaissant alors un essor remarquable du soufisme36, il apparaît souhaitable de dépasser le sens littéral de Dār al-Karāma. Dans les principaux corpus hagiographiques de la période, comme le Tašawwuf, les miracles qu’accomplirent les saints ne sont pas désignés, comme cela est usuel en arabe, par le terme de mu‘ǧiza, mais par celui de karāma37. La dénomination est liée à l’importance fondamentale que revêt le don dans le chemin menant à Dieu. Le saint tutélaire de Marrakech, Abū l‘Abbās as-Sabtī, tout d’abord au service des Almohades, développa par la suite une doctrine basée sur le don, à l’exact opposé de la logique prédatrice et accumulatrice qui, d’après lui, caractérisait ce pouvoir38. L’utilisation de la terminologie karāma, à l’instar d’autres éléments, comme par exemple le turban de laine arboré par ‘Abd al-Mu’min lors de la réception de notables andalous venus lui rendre hommage à Salé, serait à interpréter comme une volonté manifeste de faire entrer mutadis mutandis le souverain dans le paradigme du saint.
28L’auteur égyptien al-‘Umarī, pour décrire Dār al-Karāma, s’appuie sur l’ouvrage disparu d’un fonctionnaire au service des Almohades, Ibn Sa‘īd, lui-même issu d’une lignée de serviteurs de la dynastie. Ibn Sa‘īd, qui avait une connaissance physique des lieux, situe sans ambages Dār al-Karāma sur la Grande Esplanade (Asārāg al-qibāb ou ar-Raḥba l-kubrā)39. Cette partie du palais affectée au cérémonial était un espace où l’État se donnait à voir, à la différence de la résidence du calife (Dār al-ḫalīfa) et de sa famille proche qui étaient inaccessibles et invisibles. C’est autour de la Grande Esplanade qu’étaient agencés tous les services assurant le bon fonctionnement de l’État (greniers, coupole du Grand Conseil, coupole du conseil des Savants, maison de la Surintendance, collège réservé aux Almohades de condition, etc.). Seuls les Almohades de naissance et les serviteurs de la dynastie pénétraient cette esplanade et les bâtiments adjacents. À cette liste de personnes jouissant du privilège d’accéder à cette partie du palais, il faut adjoindre les membres des délégations. La première esplanade (Asārāg al-awwal) était d’un accès moins restreint ; on y trouvait une fois qu’on avait dépassé la principale porte d’entrée monumentale (Bāb al-Kaḥl), la nouvelle mosquée et les principaux organes économiques de la cité ; l’ensemble de la population de la ville pouvait y avoir accès.
29En guise de description de Dār al-Karāma, nous ne disposons que du poème d’Abū Bakr b. Muḥammad de Murcie :
Les meilleurs des hommes sont invités dans le meilleur des logis ; il est pour le pouvoir, comme une splendeur et une fleur ouverte.
Le monde des sept climats se trouve en elle, et en sa cour, il semble n’être rien.
Avant d’avoir assemblé sa perfection, je ne me figurais pas qu’il pût y avoir une telle réunion avant le jour de la résurrection40.
30En dépit de la flagornerie et du caractère allégorique inhérent à la poésie de cour, plusieurs éléments méritent d’être relevés. Nous nous situons dans une architecture d’apparat, aux motifs décoratifs que l’on devine complexes, denses et raffinés. Dār al-Karāma semble être à la mesure des ambitions de domination de l’ensemble du monde musulman que sous-tend la fonction califale, bien loin de la fallacieuse réputation de sobriété, voire d’austérité dont jouit l’architecture almohade jusqu’à nos jours. La référence aux sept climats est manifestement une allusion à la géographie hellénistique et à sa conception du monde. Elle peut être considérée comme un indice, certes ténu, d’un plafond étoilé évoquant le firmament réparti en sept registres.
31On peut déduire de l’appellation d’esplanade des Coupoles, ou esplanade des Bâtiments d’apparat (Asārāg al-qibāb) et des vers mentionnés, que ce logis des Largesses et des Hôtes était également une coupole (qubba). Il faut entendre par là une salle généralement carrée, couverte par un toit, précédée d’un bassin41. La description, bien qu’allégorique, doit être mise en perspective avec d’autres salles palatiales, elles aussi destinées à l’accueil des délégations et à la tenue de banquets. Dans ce cas de figure, on peut signaler, chez les Fatimides au Caire42, le Grand Īwān (al-Īwān al-kabīr) et la salle d’Or (Qā‘at aḏ-ḏahab), mais aussi, dans un autre environnement, la Sala de los Embajadores de l’Alhambra. À propos de cette dernière, Oleg Grabar avance l’hypothèse qu’en plus de sa fonction d’accueil des délégations étrangères, elle faisait également office de salle du trône. Les décors étaient composés d’azulejos et de gypseries qui embellissent les murs et le toit43. C’est dire si, dans les cours de l’Occident musulman médiéval, la limite était mince, parfois indiscernable, entre l’audience proprement dite, le conseil, l’accueil d’ambassades et le festin. Cet usage multifonctionnel est imputable au fait que tous ces éléments se rejoignaient pour souligner la majesté du souverain quand il se rendait visible.
32La corrélation qu’établit le poète Abū Bakr b. Muḥammad entre les meilleurs des hommes et le meilleur des logis correspond au programme politico-architectural almohade qui voulait des réalisations architecturales à la hauteur des ambitions de la dynastie. Dans la description transmise par al-‘Umarī, l’accent est mis non pas sur la somptuosité des mets servis qui ne sont pas mentionnés, mais sur la magnificence de Dār al-Karāma ; loin d’être un cas isolé, cette primauté accordée au cadre est également partagée par l’Europe chrétienne jusqu’à la Renaissance.
33À cette mise en lumière des lieux affectés aux banquets, on peut opposer l’invisibilité des cuisines, aucune source n’y faisant la moindre allusion, alors que les cuisines (maṭbaḫ) des complexes auliques fatimides sont évoquées, tout comme leurs réserves de vivre (ḫizānat aṭ-ṭa‘ām) et d’épices (ḫizānat attawābil), elles aussi bien identifiées et décrites44. Sur un plan analogue, on ne trouve pas de descriptions dans les sources arabes médiévales relatives aux modalités pratiques d’approvisionnement des palais almohades. Ce silence est à rapprocher du fait que, dans les deux livres de recettes précités, peu de conseils précisent les lieux d’où devaient provenir les denrées intervenant dans les préparations.
34Il est tout à fait révélateur que ce soit un Espagnol, Luis del Mármol de Carvajal († 1600), qui, parce qu’il y avait été prisonnier45, fit le premier la description des greniers monumentaux du palais almohade de Marrakech46. Ce silence des sources arabes médiévales sur la localisation des cuisines et des greniers fait écho aux mythes émanant des anciens empires d’Afrique occidentale où quiconque apercevant les caravanes chargées de ravitailler le palais était mis à mort séance tenante47. Néanmoins, on peut supposer qu’à l’instar des palais fatimides et ottomans48 ainsi que des maisons aisées, les cuisines étaient séparées de l’édifice destiné à la tenue de banquets. On évitait ainsi aux convives les désagréments inhérents à la préparation de plats (détritus, mauvaises odeurs, etc.), cette cuisine étant de très haut niveau. D’une manière générale, tout ce qui n’était pas cuit était rejeté, comme les plats témoignant d’un rapport direct avec les ingrédients sous leur forme brute et naturelle49. En effet, dans le Faḍālat al-ḫiwān, les recettes simples ne faisant intervenir que peu d’ingrédients restent rares. L’une des plus minimalistes contenue dans l’ouvrage nécessite « seulement » des escargots, de l’eau, du sel et de l’huile : « Les escargots sont des créatures dégoûtantes. Mais la plupart des gens en mangent sans répugnance parce qu’ils se nourrissent au printemps des herbes de la terre50. »
35Ibn Razīn se fait ainsi l’écho d’une tradition aristocratique qui tenait en suspicion les aliments crus et ne manifestait que peu d’appétence pour le gibier et pour tout ce qui ne provenait pas de l’élevage. C’est ainsi qu’il ne consacre que sept recettes à la préparation de gibiers51 quand son ouvrage, dans sa dernière édition arabe, comporte plus de deux cents recettes52.
36On peut émettre l’hypothèse que les cuisines se trouvaient localisées dans la partie du palais dévolue au calife (Dār al-ḫilāfa ou Dār al-ḫalīfa). Cette disposition permettait de signifier aux convives d’où provenaient les bienfaits et les largesses dont ils bénéficiaient, le souverain apparaissant sous les traits d’un père nourricier. De plus, l’éloignement relatif des cuisines permettait la mise en branle de cortèges et par là même une mise en scène du pouvoir. Cela constitue une différence majeure avec l’usage oriental mentionné par l’auteur du Kitāb aṭ-ṭabīḫ. L’auteur anonyme indique qu’en vertu d’impératifs de propreté et peut-être de sécurité, de nombreux califes et rois orientaux ordonnaient que l’on apprête les mets en leur présence, n’hésitant pas à cuisiner en personne53.
Une cuisine royale
L’affirmation d’une politique de prestige
37Le fait que l’auteur restreigne cet usage à l’Orient, notamment en donnant une liste de califes abbassides qui furent cuisiniers, laisse entendre qu’il en allait autrement dans l’Occident musulman. Ainsi, si certains Mu’minides et cheikhs almohades furent reconnus comme des gastronomes accomplis, aucun calife almohade ne fut identifié comme cuisinier. Cette différence est sans doute imputable au manque structurel de légitimité d’un pouvoir qui jamais ne put mettre durablement en avant une forme de sacralité du souverain lui permettant de sortir définitivement du paradigme du primus inter pares54. Un roi cuisinier aurait mis à mal les efforts constants visant à sacraliser leur personne et à créer un fossé infranchissable entre gouvernants et gouvernés.
38Il n’en était pas de même des Abbassides, dont nul ne songeait à contester le statut de parents du Prophète et dont la réputation de rois-cuisiniers constitue probablement un legs sassanide55 moins prégnant au Maghreb. L’exemple de l’asmās des premiers temps du mouvement almohade met bien en relief le fait que, dans le cadre d’une société encore peu étatisée, le repas n’était pas fait pour établir des préséances. En milieu rural, la tenue de banquets ne visait pas non plus à créer des obligés engagés en tant que récipiendaires d’un don dans un processus irrémédiable. Au contraire, le repas pris en commun permettait de sceller des unions entre les différentes forces en présence, en définissant un objectif commun, base d’un accord contractuel mû par l’intérêt. À l’instar de la disparition des prises de parole en public du calife et de l’utilisation de symboles lourds de sens (Coran de ‘Uṯmān, maqṣūra, etc.), l’apparition d’une cuisine royale doit être comprise comme une tentative de sortir de l’ancien usage des banquets pour en instituer un nouveau56. Ce nouvel usage correspond au besoin d’affermir la gloire (maǧd) du souverain, placé au cœur d’un système qui voulait lui assurer la prééminence absolue ; ce processus allait dans le sens d’une création de hiérarchies de plus en plus fines au sein de la société.
39Le repas était probablement amené depuis Dār al-ḫilāfa, espace du palais entouré d’un halo de mystères puisqu’inaccessible, cette situation créant un effet scénique. Les indices donnés par al-Mann bi-l-imāma et par al-Bayān al-muġrib indiquent que ces cortèges étaient composés d’esclaves noirs, tout de blanc vêtus, amenant les mets les plus raffinés présentés dans de la vaisselle luxueuse, le tout accompagné de musique ; les Almohades cherchaient ainsi à jouer de pratiquement toutes les gammes sensorielles. En premier lieu, l’accent était mis sur des effets chromatiques, donc visuels, en combinant des couleurs opposées par les habits dont étaient revêtus les esclaves, à commencer par le noir et le blanc.
40Cette importance capitale de la couleur, on la retrouve dans les deux livres de recettes susmentionnés. Par exemple, chez Ibn Razīn, on peut recenser une riche palette chromatique, la couleur étant intégrée à l’élaboration des différents plats. Pour cet auteur, cela est loin de représenter un élément subsidiaire puisque la couleur intervient comme un véritable critère de classification. En effet, le terme de « recette », « façon » (lawn) est un homonyme du mot « couleur » (lawn) ; on en trouve la trace jusque dans le titre du traité d’Ibn Razīn, Faḍālat al-ḫiwān fī ṭayyibāt aṭ-ṭa‘ām wa l-alwān. Par ailleurs, il n’est pas impossible que l’auteur ait voulu jouer de cette homonymie. De façon récurrente, les rôts étaient badigeonnés de safran (wa yusbaġ al-laḥm bi-z-za‘farān), ce qui donnait une dominante jaunâtre au mets, plus ou moins intense suivant la cuisson, la quantité et la qualité utilisées. Cette nuance chromatique devait trancher, le cas échéant, avec le vert-gris des olives confites (zaytūn muṣayyar), le noir des aubergines (bāḏinǧān) et le vert tendre du fenouil (basbās). Très explicite à cet égard, on peut trouver la mention suivante : « Répandez du safran en quantité suffisante afin de donner aux miettes (de pain maigre) la teinte que vous jugerez appropriée57. »
41L’auteur anonyme du Kitāb aṭ-ṭabīḫ précise qu’en plus de ses vertus gustatives et ses propriétés thérapeutiques, al-murrī servait à colorer les mets58. On pouvait donc choisir les ingrédients d’un plat en fonction des teintes que l’on voulait lui donner. C’est ainsi qu’un même mets est décliné dans différentes versions qui présentent autant de couleurs différentes. Par exemple, il est fait mention d’une tafāyā verte59 et blanche60. Il existait également un mets dénommé le vert (al-aḫḍar)61 en raison du rôle prépondérant qu’y joue la coriandre fraîche.
42Au cours de ces banquets, les Almohades firent intervenir des effets sonores en faisant battre de nombreux tambours qui ne s’interrompaient qu’une fois les convives attablés. Cet élément est également à mettre en perspective avec le caractère martial des roulements de tambour qui marquaient la victoire. De même, dans la Risālat aš-Šaqundī, il apparaît que les festins organisés par les seigneurs almohades à l’intention de leurs favoris étaient agrémentés de musique en utilisant des instruments, dont l’auteur dresse la liste, occasion pour lui de mettre en exergue des nuances entre al-Andalus et le Maghreb62. En effet, le protagoniste principal de cette Épître (risāla) assiste à ces collations, dans le cadre de réjouissances propres aux puissants et à leurs habitus. Cependant, de par leur caractère transgressif et caché, elles n’entrent qu’indirectement dans les mises en scène du pouvoir, ce dispositif autorisant une expression plus « libre », irrecevable par le public, car on pouvait y critiquer les autorités en leur présence, si ce n’est les railler. Aš-Šaqundī adopta ce subterfuge pour faire valoir au gouverneur almohade de Tanger la prééminence des Andalous arabes sur les Maghrébins berbères.
43La recherche d’expressions de prestige concernait le domaine gustatif en proposant en abondance aux convives un mélange de saveurs salées et sucrées saturant leur palais. De fait, les moyens substantiels dont disposait l’élite dirigeante lui permettaient d’utiliser de grandes quantités de sucre63, y compris dans des recettes de charcuterie, dans l’optique de contrecarrer les saveurs amères et acides64. C’est une distinction avec le peuple qui était dans l’incapacité, vu le prix, de se procurer du sucre, ou en petite quantité, et devait le plus souvent se contenter d’employer du miel.
44Le toucher n’était pas non plus en reste, puisque rien n’indique qu’il était fait usage, à la table des puissants, de couteaux et de cuillères. Bien au contraire, une indication transmise par as-Saqaṭī, auteur d’un traité de ḥisba du début de l’époque mérinide, soutient qu’il était d’usage chez les Berbères de consommer les rôts avec un couteau65. De même, al-Aštarkūnī met en scène des Almoravides qui s’attablent armés66. Cette pratique venant conforter la réputation de rustres et de sauvages attachée aux Berbères dans l’Occident musulman médiéval. Généralement, les milieux lettrés, majoritairement andalous, se plaisaient ainsi à mettre en évidence le caractère barbare de leurs voisins et gouvernants berbères et, au-delà, le caractère illégitime de leur emprise sur al-Andalus67, leur pratique réputée barbare ne pouvant être une composante de la tradition des repas royaux. Ainsi, couteaux (sakākīn)68 et broches (safāfīd)69 n’interviennent que dans la préparation des mets. L’absence de ces ustensiles autour de la table contraste avec les banquets de l’Occident chrétien médiéval où le couteau était l’accessoire principal et indispensable de tout convive, quel que soit son rang70. S’il est important d’établir les occasions donnant lieu à la tenue de banquets, le tableau resterait incomplet si l’on n’appréhendait pas, dans leur matérialité, les mets préparés dans les cuisines royales almohades.
45Dans l’ouvrage d’Ibn Razīn (viie/xiiie siècle), peu d’éléments nous informent sur les destinataires des recettes et sur leur lieu de préparation. L’imprécision résulte du fait que l’auteur, originaire de Malaga, rédigea son ouvrage au tout début de la période mérinide, à un moment où les pouvoirs émergeant des décombres de l’Empire almohade (mérinide, nasride, hafsides, abdelwadides) se disputaient le pouvoir71. Cependant, le Faḍālat al-ḫiwān est tout entier imprégné par les épisodes almoravide et almohade qui réalisèrent, à partir du Maġrib, l’unité des deux rives de la Méditerranée occidentale, avec pour conséquence principale l’intensification des échanges. L’apparition au Maghreb d’une culture matérielle que l’on pourrait qualifier de royale transparaît, par exemple, dans des intitulés de recettes comme De la préparation d’une recette qu’on appelle ṣanhāǧī72.
46Un faisceau d’indices concordants ne laisse planer aucun doute sur la dimension aristocratique et probablement royale de cette recette, à commencer par le fait que les ingrédients et les condiments y sont d’une prodigieuse diversité. On y remarque la présence d’un assortiment conséquent de viandes (pas moins de treize), qui sont de plus citées dans un ordre décroissant en fonction de leur grosseur. De même, on utilisait pour la cuisson un plat émaillé (ṭāǧin muzaǧǧaǧ)73, alors que très probablement, le menu peuple se contentait d’un plat en terre cuite (ṭāǧin turāb). La haute technicité de la recette donne un autre indice sur les destinataires de ce ṣanhāǧī ; ce plat se caractérise par le fait que plusieurs ingrédients cuisent simultanément bien que séparés, l’attention étant portée sur l’intensité des cuissons, avec parfois des ingrédients nécessitant d’être portés à ébullition à plusieurs reprises. En définitive, la place de choix accordée à la couleur, avec des contrastes de jaune, de vert, de noir, etc., ne fait que souligner le caractère extraordinaire de ce mets dont voici la traduction in extenso :
Prendre un tajine émaillé, le plus grand possible. Y mettre les parties nobles du bœuf, du mouton, du chevreau, du gibier. Autant que cela soit possible. Ainsi que du lièvre, du lapin de garenne, du poulet, de l’oie, de la perdrix, des pigeonneaux, des ramiers engraissés, des étourneaux blancs rondelets, des oiseaux gras. Découper le tout en morceaux de taille moyenne. Laisser entier ce qui ne saurait être découpé. Y ajouter des merguez, saucisses, ḥarš [autre type de saucisse], citrons confits, olives confites, amendes émondées, pois-chiches trempés, feuilles de citron, branches de fenouil. Y ajouter l’eau, le sel, l’huile, le poivre, la coriandre séchée et fraîche, les feuilles de menthe, un oignon découpé et une cuillère de murrī74. Badigeonner la viande de safran. Mettre le tajine sur le feu. On prend du chou-fleur de très bonne qualité, ainsi que des navets, des aubergines, du céleri et des carottes, si on en trouve. Les nettoyer, les laver, et les enduire de safran. Puis les mettre dans le tajine. Quand le tout est cuit, y ajouter des pommes et des coings, préalablement nettoyés et épluchés. Puis rajouter du vinaigre de bonne qualité, selon le goût. Laisser le tajine sur le feu, jusqu’à ce que le vinaigre soit porté à ébullition, une à deux fois. Enfin il faut l’enlever du gros feu, pour le mettre à feu doux75.
47Pour sa part, l’auteur anonyme du livre de recettes complète le tableau en y adjoignant comme à son habitude une précision d’ordre sociologique : « Tel est le véritable ṣanhāǧī dont font usage les notables. Quant au ṣanhāǧī du peuple, nous l’évoquerons en temps et lieu76. »
48De là, on peut supposer que ṣanhāǧī est une allusion directe aux Almoravides, suivant en cela un procédé habituel où l’accent est davantage mis sur l’ethnique que sur l’aspect idéologique et militant des gouvernants. Découlant de l’unité politique entre les deux rives sous l’égide de dynasties maghrébines, on identifie en al-Andalus des recettes clairement originaires du Maġrib, tel que le gros couscous nommé d’un nom berbère, Zabzīn77 ; de même, des ingrédients sont donnés sous une forme bilingue arabo-berbère et peut-être même sous une forme arabe dialectale-berbère78. Un peu comme si ces livres de recettes avaient saisi, dans leur matérialité79, un aspect civilisationnel et structurel, une réalité sous-jacente que les chroniques, soucieuses de coller au plus près aux poncifs du genre, ne nous font qu’entrapercevoir. Entre dans ce cas le bilinguisme arabe-berbère utilisé pour désigner, entre autres, les cardons (ḫaršuf-ifezan)80 et les escargots (qawqan-aġlāl). Signe du succès de l’acclimatation des recettes d’origine berbère en al-Andalus : Pedro de Alcalá atteste dans son Petri Hispani de lingua Arabica, publié en 1505, qu’à Grenade, au xve siècle, on cuisinait toujours du Zabzīn et du Bzīn81. De même, aš-Šaqundī, dans sa šu‘ūbiyya incluant comme critères la valeur guerrière, la pureté de la langue, la supériorité dans les matériaux de construction employés et la fertilité de la terre, ne fit aucune référence à la cuisine. Étaitce là le signe qu’après plus d’un siècle d’unité politique, il était difficile de faire la part dans la civilisation matérielle entre les éléments d’origine andalouse et ceux qui ne l’étaient pas ?
49Un passage de la Maqāma l-barbariyya82 semble attester l’existence de cet impact. L’auteur, originaire des environs de Saragosse, met en scène un personnage ingénu, as-Sā’ib Ibn Tammām, qui est un Oriental. Celui-ci se rend de Tanger83 à Algésiras où il est confronté à des hommes voilés, des rustres aussi grotesques que brutaux84. Si le mot almoravide n’est pas prononcé, l’allusion est limpide. Les voilés font preuve d’une générosité aussi incroyable que déplacée, c’est là un procédé stylistique pour les tourner en ridicule. À peine le héros du récit a-t-il mis un pied en al-Andalus que les hommes voilés s’empressent de l’accueillir. En guise de bienvenue, il est convié à un banquet où il goûte à « une panade » (ṯarīd) accompagnée de boulettes de blé « qui ressemblent à des grains de raisin ». Si la présence de panade ne choque pas l’Oriental, habitué sans doute à trouver ce mets à la table des rois d’Orient85, il n’en est pas de même des boulettes de blé qui, à coup sûr, constituent une étrangeté.
50Le but escompté était sans doute de mettre l’accent sur un mets caractéristique de l’Occident musulman86 et sans doute plus spécifiquement du Maġrib, tant du point de vue de sa consistance physique que de son usage social. C’est ce que semble indiquer l’auteur, d’origine andalouse, du Kitāb aṭ-ṭabīḫ, qui mentionne qu’il eut l’occasion de voir un couscous apprêté avec de la panade constituée de farine de qualité supérieure (ra’aytu kuskus yuṣna‘ bi-futāt ḫubz ad-darmak)87. Ibn al-Aštarkūnī fait ainsi allusion à un plat familier d’origine berbère, sans doute l’un de ceux mélangeant des graines de couscous ou des pâtes connues sous le nom de fidāwš88 avec de la panade89. L’auteur du Faḍālat al-ḫiwān va plus loin que son prédécesseur puisqu’il inclut couscous, pâtes et bouillons dans un même chapitre, en vertu de leur fonction d’aspersion des panades90. C’est ainsi que l’on peut trouver, entre autres, dans le livre anonyme de recettes, les recommandations suivantes :
On prend de la viande grasse parmi les parties les plus grasses. On la découpe et on la met dans une marmite avec du sel, des oignons, du poivre, du safran, du cumin, de l’ail, du vinaigre fort et beaucoup d’huile. On fait cuire à feu doux. Quand la viande est très cuite, on y met des légumes potagers tels que des navets de Grenade, des aubergines et des courges. Quand l’eau s’est évaporée, on lui ajoute du vinaigre jusqu’à ce que ce goût apparaisse. Et quand le tout est cuit à point, on retire du feu et on s’en sert pour arroser la panade (ṯarīd) de morceaux de pain, coupés à partir d’un pain blanc et bien cuit ; on répète l’aspersion jusqu’à ce que le tout soit imbibé et on mouille aussi le couscous91.
51À l’instar de l’asmās, ce plat joue dans la maqāma une fonction d’inclusion et d’exclusion. Gare à qui repousserait l’invite et refuserait de s’attabler avec ces barbares voilés ; il se mettrait dans une situation de péril extrême. Il convient bien de préciser « extrême », car dans tous les cas on est continuellement en danger avec des sauvages qui se jettent des armes tranchantes pendant le repas. La présence de ces armes est à mettre en perspective avec la propension de la tradition royale arabe à bannir de table tout ustensile. Il n’est pas impossible que la présence de couteaux rappelle le monde bédouin originel, monde caractérisé, d’après Ibn Ḫaldūn, par son insécurité chronique et conséquemment par le caractère violent de ses habitants. Ce monde est situé aux antipodes du monde urbain et civilisé où le luxe environnant amène les habitants à ne plus être sur leurs gardes et à se défaire graduellement de leur capacité à assurer eux-mêmes leur défense, tâche qu’ils confient à d’autres.
52L’indéfectible appartenance au monde bédouin des gouvernants berbères, d’après Ibn al-Aštarkūnī, explique la présence à table d’hommes en armes, les maîtres de céans étant avant tout des militaires sans savoir-vivre qui tirent leur légitimité de leur maîtrise de l’art de la guerre. Par là même, l’auteur souligne la propension de ces émirs maghrébins à faire bon accueil à des étrangers92, tout en resserrant les liens entre membres de la caste dirigeante, quitte à faire un usage aussi dispendieux qu’inconsidéré de nourriture. Cette pratique est à comparer avec l’extrait précité d’al-‘Umarī relatif aux cheikhs mérinides qui, systématiquement, prenaient au palais de Fās al-Ǧadīd une collation offerte par le sultan. Ibn al-Aštarkūnī souligne alors l’étrange façon de faire d’un pouvoir étranger (ġarīb), en tout point, où l’on règle en partie les affaires, les relations, y compris les conflits latents, à table. De plus, les princes berbères, en raison de leur faible niveau en matière de culture savante, se montrent toujours disposés à faire bon accueil à des étrangers, surtout s’ils sont lettrés, leur concours s’avérant indispensable pour assurer le bon fonctionnement de l’État.
53Kitāb aṭ-ṭabīḫ fut rédigé par un auteur qui reste à ce jour non identifié. Les indications transmises inscrivent cet ouvrage dans un contexte politique dont il porte la trace indélébile, donnant des précisions sur les auteurs des mets, leurs destinataires, ainsi que sur les lieux de préparation. Ces informations sont remarquables et résultent probablement du fait que l’auteur, bien qu’originaire d’al-Andalus, ait résidé au cours de la seconde moitié du vie/xiie siècle à Marrakech avant de s’installer en Ifrīqiya. Il est probable qu’il résida un temps dans les grands pôles civilisationnels de l’Empire almohade (Marrakech, Séville, Tunis et Bougie).
54Des indices concordants laissent également entrevoir la possibilité d’un voyage en Orient, comme en atteste le nombre conséquent de références à des recettes élaborées par les femmes cairotes, ce que ne fait nullement Ibn Razīn. De surcroît, l’auteur anonyme bénéficia d’une éducation solide, si l’on en juge par les nombreuses références littéraires et diététiques citées dans son ouvrage93. Il n’est pas d’ailleurs impossible qu’il ait été l’un des nombreux Andalous qui servirent d’hommes de plume aux Almohades. Si tel fut le cas, cela expliquerait le caractère gyrovague du personnage94 ainsi que sa bonne connaissance des mets, qu’il qualifie lui-même de royaux ou d’apprêtés dans les maisons des gouverneurs almohades. Il n’était pas rare que, dans le cadre d’une carrière, un homme de plume suive le sayyid ou le cheikh auquel il était attaché en l’accompagnant au gré des nominations et des disgrâces successives. Il faut donc situer son ouvrage en fonction de cette culture de cour. C’est dans la capitale des Almohades, siège permanent du pouvoir (Kursī almamlaka95, Dār al-mulk96) qui jouissait d’une forme de préséance sur les autres cités (Miṣr al-amṣār)97, qu’il localisa les recettes mentionnées dans les tableaux 4, 5 et 6.
Tableau 4 – Les recettes spécifiques de Marrakech
Nom du mets | Nom du mets | |
Pages du K. aṭ-Ṭabīḫ | À Marrakech | En dehors de Marrakech |
p. 22 | Isfīriyya | Sorte de ḥarš |
p. 87 | Tāḥṣaḥt98 | Tafāya frite |
p. 181 | Fityānī | Sorte de couscous |
p. 225 | Ma‘āṣim al-awlād | Ma‘āṣim |
Tableau 5 – Mets spécifiquement apprêtés pour les Almohades
Mets | Mentions | Ville où était apprêté le mets | Pages du K. aṭ-ṭabīḫ |
Al-Isfīriyya | « Il était apprêté chez Abū l-Ḥasan99 et d’autres. » | Marrakech | 22 |
aṯ-Ṯarīd al-kāmil | « C’est un mets de rois et de vizirs. » | 179-180 | |
Lawn minhu muzawwa (recettes d’aubergine) en faux-semblant | « Il était apprêté par Ibn Muṯannā100. » | Séville ou Marrakech | 170 |
aṯ-Ṯūmiyya Aillade | « Cette poule était apprêtée pour Abū l-Ḥasan qui l’appréciait. » | Marrakech ? | 46 |
Sansabūk al-mulūk Sansabūk des rois | « Il était apprêté chez le Prince des croyants Abū Yūsuf al-Manṣūr. » | Marrakech | 213 |
‘Iǧl mašwī Rôti de veau | « Il était cuisiné chez Abū ‘Ulā101. » | Ceuta | 32 |
aṣ-Ṣābūniyya Gâteaux en forme de savon | « Cuisine royale qui se faisait à Marrakech. » | Marrakech | 212-213 |
Muǧabannāt bi-l-bayḍ Beignets aux œufs | « C’est ce qui était préparé pour Abū Sa ‘īd Ibn Ǧāmi‘102. » | Marrakech | 200-201 |
Tableau 6 – Mets qualifiés de royaux ou de princiers qui ont pu être consommés par les Almohades
Mets | Mentions | Sources |
Fī ‘amal al-amḫāḫ | « De nombreux rois et chefs aiment à le goûter et l’apprécient. » | K. aṭ-ṭabīḫ, p. 35 |
Šiwā’al-mulūk | K. aṭ-ṭabīḫ, p. 63 | |
aṯ-Ṯarīd al-kāmil | « C’est un mets de rois et de vizirs. » | K. aṭ-ṭabīḫ, p. 179 Ibn Razīn103, p. 124-125 |
Rafīs mulūkī | K. aṭ-ṭabīḫ, p. 204-205 | |
Rafīs ṭayyib mulūkī | K. aṭ-ṭabīḫ, p. 205 | |
Ṯardat al-amīr | K. aṭ-ṭabīḫ, p. 99 | |
Miṯardat al-amīr | Ibn Razīn, p. 68 |
55Tous les mets dont il est spécifié qu’ils étaient apprêtés pour des Almohades (califes, mu’minides, vizirs, grands commis de l’État) constituent sans exception des innovations. Des créations originales qui certes s’appuient sur la cuisine abbasside, mais qui cherchent à s’en démarquer, voire à la dépasser. À cette fin, des personnalités aussi prestigieuses que le Ḥāǧǧ Ya‘īš furent mises à contribution ; il créa la recette des beignets aux œufs alors qu’il était muḥtasib105 de Marrakech. C’est dire que les personnes en pointe de l’expertise technique et au fait des technologies les plus avancées pouvaient aussi s’adonner à la cuisine au bénéfice de leurs employeurs106 : « Le résultat était admirable en raison de son caractère exquis. Ce plat était apprêté pour Abū Sa‘īd Ibn Ǧāmi‘ et ses compagnons. Tous le trouvaient délicieux. C’était une invention du Ḥāǧǧ Ya‘īš le muḥtasib de Marrakech107. »
56Les Almohades appliquèrent un programme systématique et cohérent pour imposer leur pouvoir en mobilisant les intelligences disponibles, sollicitées pour accomplir, entre autres, l’exploit démiurgique d’amener l’eau dans des contrées jadis désertiques, ou pour procéder, comme à Séville, à une refondation urbaine symbolisée par la construction d’un minaret d’une hauteur inédite. À la lecture du Kitāb aṭ-ṭabīḫ, il est manifeste que la préparation de mets extraordinaires était bien intégrée à ce programme. Malheureusement, les données manquent pour établir si la cuisine du Maġrib était précédemment plus fruste et moins diverse. Cependant, l’apparition d’une société restreinte menant grand train a constitué un ferment puissant de changement de la culture matérielle du Maghreb. En effet, ses membres étaient unis par une éducation commune, une façon spécifique de se comporter, de consommer et de donner qui fut érigée en modèle. La manière même dont les deux auteurs de recettes ont l’habitude, il est vrai non systématique, de clôturer l’énonciation de leurs recettes par la formule « mange sereinement, si Dieu veut ! (wa kul hanī’an in šā’Allāh) », abonde dans le sens d’un modèle à diffuser en tant que modèle de civilité.
57Ces indices prouvent que les dirigeants almohades désiraient qu’un maximum de personnes soient en mesure de consommer ces mets, ou pour le moins de prendre connaissance de la façon dont ils étaient apprêtés, y compris ceux qui avaient été élaborés dans un espace où le commun des mortels108 était proscrit. Chercher à rééditer une recette élaborée dans les cuisines des palais almoravides ou almohades, ce qui ne pouvait être le fait que de personnes riches et puissantes, rehaussait le prestige des gouvernants qui mettaient en demeure les sujets de faire aussi bien. Au sein même de la classe dirigeante, le calife se devait d’avoir le dessus sur les autres Mu’minides et sur les cheikhs almohades en matière de consommation ostentatoire. Car se distinguer du menu peuple est une chose, se différencier de ses familiers en est une autre. Or, la constitution d’une société de cour allait de pair avec une compétition pour l’acquisition de biens luxueux et une volonté de dépassement par son mode de consommation. De cette émulation devait être exclu le vulgaire avec sa préoccupation pour la survie. On peut en trouver trace dans plusieurs titres de recettes qui font intervenir la notion d’extraordinaire, de prodigieux, de fabuleux (‘aǧīb). Au-delà du goût proprement dit, la cuisine d’apparat et ses commanditaires cherchaient à créer des effets pour susciter l’étonnement, l’émerveillement, voire l’éblouissement. Pour obtenir de tels effets, il fallait innover, notamment à partir de mélanges improbables et en sophistiquant des recettes rendues de plus en plus difficiles à apprêter, avec toujours plus d’ingrédients onéreux109. Cet aspect extraordinaire des recettes devait les rendre attrayantes, avec pour résultat de les ériger en modèles, en les assimilant à une sorte d’idéal vers lequel on tendait mais qui restait malgré tout inaccessible.
58De même, on pouvait faire étalage d’une prodigalité inégalable, en prolongeant sur plusieurs semaines le temps où le souverain régalait ses commensaux des mets les plus surprenants, ou en utilisant des mets préexistants dans des proportions inédites. La propension à transformer le repas en spectacle est corroborée par les épithètes de « faux-semblant » (muzawwar), comme par exemple dans la mention du plat apprêté par le grand homme d’État Ibn Muṯannā. Ce n’est pas un cas isolé puisque le Kitāb aṭ-ṭabīḫ fait état d’une recette où l’on fabriquait de toutes pièces une cervelle110, ce que dénote l’intitulé de la recette, « recette de la cervelle qui n’en est pas, au point de s’y méprendre (‘amal al-muḫḫ min ġayr muḫḫ lā yuššakk fīh) », que l’on pourrait qualifier de programmatique. Dans une autre recette, donnée elle aussi par l’auteur anonyme, on joue davantage sur l’étonnement d’ordre gustatif. On y imite si parfaitement la moelle que le commensal n’est pas en mesure de deviner, jusqu’à ce qu’il la mette en bouche, qu’il s’agit en réalité d’un tout autre plat, à dominante sucrée111.
59D’une façon générale, l’artifice joue dans le cadre de la cuisine aristocratique un rôle capital et en est une composante essentielle112. En effet, les deux livres de recettes précités accordent une large place aux plats fourrés et aux différentes formes de farce (ḥašw) ; cette caractéristique s’accorde bien avec la présentation proposée. La cuisine aristocratique se caractérise par sa capacité à convoquer différentes cultures matérielles et à les instrumentaliser, si ce n’est à les amalgamer. À l’évidence, la plupart des recettes, tout particulièrement dans l’ouvrage anonyme, sont issues de la cour abbasside, creuset des cultures arabe, perse et mésopotamienne. Les noms de nombreuses recettes font directement référence à des célébrités de cette époque qui furent des personnages politiques de toute première importance, comme c’est le cas des recettes dites de la Būrāniyya113 et de la Barmakiyya114 ; plus indirectement, elles utilisent des noms de mets d’origine perse (sikbāǧ, sanbūsak, isfīḏabaǧāt, fālūḏaǧ, etc.).
60La « naturalisation » d’une partie de ces plats est ici caractérisée par l’habitude prise en al-Andalus de désigner des mets au nom persan par un nom arabe, ce dont rend compte Ibn Razīn : « tafāya c’est le nom qui est donné en al-Andalus au isfīḏabaǧāt115. » Cette pratique illustre un éloignement géographique et culturel par rapport au legs abbasside116, qui peut être interprété comme une mise à distance, plus ou moins consciente, de l’héritage d’une puissance politique concurrente à celle des Omeyyades, puis à celle ultérieure des Almohades. Toutefois, cette mise à distance ne put être que limitée tant la civilisation abbasside joua un rôle crucial dans l’élaboration de la culture arabo-musulmane. En outre, le titre même de Kitāb aṭ-ṭabīḫ constitue un emprunt à la culture savante élaborée à l’ère abbasside, étant donné que le célèbre bibliographe Ibn an-Nadīm († 998) mentionne, dans son Fihrist (Lexicon), deux ouvrages du même nom aujourd’hui égarés117. On retrouve aussi dans le Kitāb aṭ-ṭabīḫ des recettes juives maghrébines, c’est-à-dire berbères118, mais aussi siciliennes119 et plus spécifiquement andalouses120. À ce propos, Maxime Rodinson observe : « Un des traits caractéristiques de la cuisine princière est, peut-on dire, son cosmopolitisme, l’emploi de produits d’origines lointaines et la préparation de mets suivant des recettes d’origine étrangère121. »
61Au-delà des distinctions géographiques et temporelles, l’auteur anonyme multiplie les références à des différences de classe ; il le fait parfois également pour un mets désigné par un même nom générique. Par exemple, pour un mets dénommé rafīs, il donne diverses façons de l’apprêter : à la manière des Berbères et du menu peuple qui apprécient ses hautes qualités nutritives122, avant de citer deux recettes de rafīs royal (Rafīs mulūkī) et un rafīs spécialité des gens de Fès dont le nom, tarfīst, est une forme berbérisée du nom arabe. C’est là un indice probant, bien qu’il puisse être sujet à caution123, de l’acculturation des citadins du Maġrib à une donne arabe124. La démultiplication de niveaux découle d’un mouvement impulsé par l’unification territoriale sous la bannière almoravide puis almohade, mais aussi de l’implantation pérenne d’une société de cour servant de modèle aux élites urbaines en matière de goûts culinaire, vestimentaire, littéraire, etc. Ce processus complexifia notablement le tissu sociétal au sud du détroit de Gibraltar, en le sortant d’un modèle de société relativement acéphale.
62Dans ce nouveau modèle de société de cour, il convenait de se concilier les gens les plus capables dans leurs domaines respectifs. C’est ainsi que l’utilisation des compétences avérées d’un personnage tel que le Ḥāǧǧ Ya‘īš participa de la lutte sans merci que se livrèrent les différents personnages almohades entre eux pour se hisser et se maintenir au premier rang après celui de calife, soit celui de vizir. L’élaboration, par Ḥāǧǧ Ya‘īš, de mets somptueux dans les cuisines d’Abū Sa‘īd Ibn Ǧāmi‘ contribua à la victoire momentanée de celui-ci sur son cousin et rival mortel Ibn Iwūǧǧān. Dans ce contexte, Abū Sa‘īd Ibn Ǧāmi‘ possédait le palais le plus étendu et le plus luxueux après celui de son souverain125 ; il apparaît donc logique qu’il ait pu disposer des plats les plus savoureux, qui étaient de surcroît des créations originales pour son plus grand plaisir et celui de ses compagnons126.
Un goût prononcé pour la distinction
63Avec l’installation d’une société de cour au Maghreb, l’écart entre puissants et menu peuple n’eut de cesse de se creuser sous les empires berbères. Afin de bien mettre en relief ce mouvement, il faut le comparer a contrario avec l’état du Maġrib tel qu’il nous est dépeint par Jean-Léon l’Africain127. Il convient de rappeler que cet Andalou d’origine brosse le portrait d’un pays où l’État centralisé n’eut de cesse de décliner après la seconde moitié du xive siècle, jusqu’à s’atomiser et pratiquement disparaître à l’orée du xvie siècle, dans une conjoncture marquée par les avancées des Espagnols (prise de Grenade, de Tanger, etc.) et des Portugais (prises de Ceuta, Azemmour, Safi, etc.). Suite à ce recul de l’État, Jean-Léon l’Africain rend compte de la diminution des écarts entre dirigeants et administrés ; ce constat s’appuie sur son vécu de commensal de plusieurs seigneurs du Maġrib al-aqṣā128. Pour cet auteur, la comparaison entre ces seigneurs et leurs contemporains, les gentilshommes italiens de la Renaissance, s’avère impossible ; rien ne pouvait au Maghreb être comparé avec la magnificence de ses commanditaires et parrains, les papes Borgias qui entreprirent à Rome des travaux pharaoniques alors même que les rois hintāta de Marrakech129 vivaient reclus dans les dernières parties du palais almohade encore debout130.
64Si l’auteur établit dans sa Description de l’Afrique des parallèles entre le mode de fonctionnement des sociétés européennes et celui des sociétés maghrébines, il ne mentionne pas, peut-être parce qu’elle avait disparu à l’époque mérinide, l’absence du souverain à table. Néanmoins le Kitāb aṭ-ṭabīḫ semble y faire allusion. S’il n’est pas fait explicitement référence aux Almohades, l’allusion à un dynaste mu’minide reste claire, étant donné que l’auteur du Kitāb aṭ-ṭabīḫ évoque un événement récent. De plus, pour être recevable et par là même se doter d’un caractère édifiant, le récit se devait d’acquérir un semblant de vraisemblance. De fait, la rédaction de l’ouvrage intervint à un moment où les Almohades monopolisaient le pouvoir politique dans l’Occident musulman depuis plus d’un demi-siècle, et il n’est pas impossible que l’auteur ait aussi gravité autour de la sphère dirigeante. Le caractère unique de cette histoire mérite en soi que l’on en donne l’extrait :
J’ai entendu dire qu’un roi donna à un des membres de sa suite (sāqa) une charge importante. Ce dernier vint pour prendre congé du roi et prendre la route. Pour ce faire, il fit apprêter un repas qu’il fit amener. Quand on présenta le premier mets, on proposa un deuxième dans lequel il y avait de la moelle. Cet homme s’en saisit et l’en retira. Le roi était en admiration de sa conduite et ne doutait pas qu’il lui en proposa. Mais alors il s’en saisit et l’enfourna aussi sec avec du pain qu’il avait au préalable salé. Le roi ne dit mot se retira de table et se lava les mains131. L’homme fit de même et se prépara à faire ses adieux. Cependant le roi le rabroua en lui assénant : « Il y a une ou deux choses dont je souhaiterais m’entretenir avec toi. » L’homme s’en revint chez lui et ne partit pas briguer son poste. Le roi en fut informé et dit : « Ne lui suffit-il pas d’engloutir dans sa charge pour cinq mille dirhems annuels de moelle132 ? »
65Dans cet extrait, si le mets est bien apprêté chez l’un des membres de sa suite, c’est bien chez le calife qu’il est consommé. L’information est à lier à l’absence de texte relatif à des descriptions de repas où le roi serait l’invité soit d’un de ses familiers, soit d’un membre important de son Empire. Pourtant, on aurait pu imaginer que le caractère itinérant de son pouvoir aurait amené le souverain à se créer un droit d’alberge. On peut songer, entre autres, à la difficile expédition entreprise par le calife Abū Ya‘qūb en 1172 pour reconnaître l’ancien territoire détenu au préalable par Ibn Mardanīš, qui l’amena jusqu’à Cuenca ; or, aucun élément ne permet d’indiquer que le calife se fit inviter, où même se nourrit de ce qu’il avait pu extorquer sur place. Au cours de ce raid, si les membres de l’expédition eurent à souffrir de graves pénuries qu’aggravèrent des conditions climatiques déplorables133, rien n’est dit sur la condition du calife à ce moment-là, ni s’il endura à un degré moindre les mêmes avanies que les membres de son corps expéditionnaire. Ce propos est à lier au choix fait par le calife, au cours de cette même expédition, dans une conjoncture difficile, de ne pas prendre personnellement la parole pour haranguer les soldats mais de déléguer cette fonction à un cheikh almohade, ‘Abd al-Wāḥid b. ‘Umar, ancien compagnon d’Ibn Tūmart. On peut rapprocher cette volonté d’entretenir l’image d’un roi qui se nourrit du sien134 du fait que jamais les sources ne font référence à des califes souffrant dans leur corps135. Le cas échéant, ils peuvent être en proie aux affres du doute136 ou se mettre en colère137, mais jamais il n’est fait mention de la souffrance physique du souverain.
66Les sources ne montrent pas le calife et sa suite armée en train de se restaurer chez l’habitant. De même, aucune des chroniques conservées ne fait part d’un calife partageant un repas avec ses sujets, almohades de condition ou pas ; elles tentèrent peut-être ainsi de résoudre plusieurs problèmes. En premier lieu, le fait de s’asseoir autour de la même table, ou plus exactement sur les mêmes tapis (ou nattes) autour d’un même plat, reste un rite plutôt égalitaire, peu à même en vérité d’établir des préséances. En s’attablant avec d’autres convives, le calife pouvait au mieux, comme l’avait fait Ibn Tūmart, donner le ton en arrachant le premier un morceau de quartier de viande au milieu du plat commun.
67Il lui était également possible, à la façon du maître de maison qui accueille des convives, de répandre du sel au-dessus du mets. Un extrait du corpus hagiographique consacré aux saints du Rif, al-Maqṣad aš-šarīf, indique que le souverain pouvait procéder de même avec du beurre rance (samn)138 et peut-être même avec de la lavande139. Cependant, au cours de la suite du repas, il lui aurait fallu plonger ses doigts dans le même plat et consommer les mêmes mets que ses compagnons de tablée. Face au caractère relativement égalitaire du repas, les califes almohades tranchèrent en faveur d’un retrait total et, au moment de se restaurer, préférèrent se dérober à la vue de leurs sujets. Pour accueillir ses deux frères et les délégations arabes, Abū Ya‘qūb offrit à boire et à manger aux membres des délégations et à tous les Almohades en général sans partager le repas avec eux, alors qu’il est volontiers mis en scène en train de faire preuve de ses qualités de cavalier hors pair140. Autant dire que les chroniqueurs souhaitaient mettre l’accent sur son caractère guerrier et non pas sur son caractère humain mis dans la nécessité, à l’instar du reste des autres mortels, de se restaurer. À notre connaissance, il n’existe pas, chez les différents thuriféraires du régime, de mention où l’auteur se met en scène en train de partager le repas de son calife. Cette faveur constituait dans l’économie de pouvoir des états arabes médiévaux le summum de la proximité avec le prince.
68Dans son autobiographie, Ibn Ḫaldūn rapporte qu’il fut convié à la table du souverain nasride141. L’invitation intervenait à un moment historique où, d’un point de vue politique, l’Occident musulman était gouverné par plusieurs entités et où le célèbre polygraphe tunisois avait déjà œuvré pour au moins deux d’entre elles (hafside et mérinide) ; les lettrés de grande valeur étaient effectivement susceptibles d’être sollicités par une puissance adverse. Dans le cadre de cette concurrence, les différents potentats pouvaient opter pour le repas pris en commun pour se concilier des serviteurs potentiels et marquer aux yeux de tous la faveur accordée, ce qui diffère fortement de l’époque almohade où les souverains mu’minides monopolisaient le pouvoir dans l’ensemble de l’Occident musulman. Dans le contexte de cette unité, un temps réalisée par les Almohades, l’absence d’indication formelle relative à l’un des califes en train de banqueter ou même de se restaurer constitue une donne d’une très grande importance. Les souverains mu’minides cherchaient probablement à éviter des déconvenues similaires à celle de la scène de la moelle et, au-delà, le but escompté était d’apparaître comme un roi nourricier et non pas comme un roi que l’on nourrit.
69Ce retrait démontre que les souverains se défiaient du nivellement des commensaux, auxquels ils ne voulaient être associés, ne souhaitant pas être mis sur le même plan, celui, horizontal, de la table ; la pratique est à situer à l’exact opposé des monarques chrétiens médiévaux qui acceptaient volontiers d’être nourris par leurs sujets et pour lesquels le droit d’alberge était un droit régalien142. Le calife almohade jouait quasiment le rôle d’un deus ex machina qui offre, dans sa grande bonté, des mets prodigieux sans même daigner apparaître. Ce n’est qu’une fois rassasié que l’on vient lui rendre hommage et lui baiser la main en signe de totale allégeance, ce qu’il convient de mettre en perspective avec le caractère mystérieux des modalités d’approvision-nement, autre élément absent des sources.
70Les souverains almohades surent mettre sur pied, de façon directe ou indirecte, des moyens pour atténuer le malheur de leurs sujets frappés par des crises de subsistance, soit en chargeant de saints personnages de venir en aide aux nécessiteux au sein de funduq-s loués pour l’occasion143, soit en essayant d’appliquer une politique monétaire facilitant la sortie de crise144 ou, exceptionnellement, en intimant l’ordre d’ouvrir les réserves du palais145. En revanche, aucune source ne fit état de califes almohades distribuant en personne des vivres aux victimes de la disette, comme cela fut le cas, entre autres, du sultan mérinide Abū Sa‘īd ‘Uṯmān (1310-1331) lors de la famine de 723/1324146. On peut constater que même dans le cadre d’une conjoncture exceptionnelle, les souverains mu’minides restaient attachés à une forme de retrait. Ils étaient à la fois lointains, le seul contact avec eux étant le baisemain, mais aussi proches, car ils ne se désintéressaient pas complètement du sort de leurs sujets résidant dans la capitale, comme le prouve par exemple l’édification d’un māristān à Marrakech.
71Au même titre que le reste du cérémonial, la façon de disposer les mets répond à un ordre et à un agencement stricts qui peuvent être englobés dans la notion de tartīb. Cet intérêt pour l’ordre transparaît dans l’intitulé même de cette sous-partie du livre de recettes d’époque almohade : « Comment ordonnancer les différents mets, et comment il convient de les présenter. » L’auteur attribue la paternité de cet usage au calife omeyyade de Syrie, ‘Umar Ibn ‘Abd al-‘Azīz († 720), archétype du bon souverain ; ce fut le seul des Omeyyades qui trouva grâce aux yeux des Abbassides, notamment en raison de sa piété proverbiale. C’est peut-être là une explication plausible au fait que l’auteur anonyme du Kitāb aṭ-ṭabīḫ, qui présente les recettes de maints et maints plats élaborés à la cour abbasside, se réclame aussi de ‘Umar Ibn ‘Abd al-‘Azīz, établissant ainsi une forme de synthèse entre les deux dynasties rivales, en Occident comme en Orient147. L’emprunt semble poser problème à l’auteur ; en effet, au moment de la rédaction de l’ouvrage, les deux entités politiques abbasside et almohade se disputaient la prééminence sur le monde musulman148. De plus, ce rapprochement permit d’attribuer à un personnage dévot, omeyyade de surcroît, l’un des éléments constitutifs d’une tradition monarchique, sans doute préislamique, l’ordre de présentation des mets :
Nombreux sont les Grands et leur suite qui disposent sur la table, devant leurs commensaux, des mets séparés, présentés l’un après l’autre. Sur ma vie, cette disposition est plus attrayante que de mettre sur la table un tas indigeste composé de tous les mets à la fois. Ceci est plus élégant, policé et novateur. Telle est la mode des gens d’al-Andalus et du Maghreb, de leurs dirigeants et des hommes qui leur sont attachés, ainsi que des personnages et hommes de mérite de ces contrées. Ce qui a cours depuis ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azīz et les Omeyyades jusqu’à nos jours149.
72Pour abonder dans le sens d’une cuisine visant à affermir le prestige de l’élite dirigeante et donc du calife, il faut savoir qu’il existait un autre moyen d’asseoir la supériorité des corps des gouvernants sur celui de leurs administrés, les préparations royales.
Les préparations royales
73Ibn az-Zayyāt at-Tādilī atteste qu’il était d’usage, quand on recevait des invités, de se laver les mains dans le même récipient d’eau que ses convives à la vue et au su de tous150. L’adoption de nouvelles manières de table, en lien avec le processus d’étatisation, a sans doute élargi le fossé entre les élites dominantes et la masse des dominés. En effet, Ibn Razīn évoque les conditions à remplir pour acquérir un maintien royal à la fin de son traité, dans son douzième et dernier chapitre où il évoque les « préparations pour se laver les mains, procurant une bonne haleine, raffermissant bouche et gencives et chassant les odeurs des aliments gras (Ašnān yunaẓẓif al-yad wa yuṭayyib arrā’iḥa wa yuṣliḥ al-fam wa al-liṯṯa wa yuḏhib rawā’iḥ al-aṭ‘ima ad-dasima)151 ». Il établit une nette distinction entre une préparation qu’il qualifie de distinguée (Ašnān rafī‘)152, de royale (Ašnān mulūkī)153, et une formule dont il précise qu’« elle est celle dont se servent les gens154 (wa huwa al-ašnān al-laḏī yasta‘ miluh an-nās) ». À la fin de l’énoncé de la composition des différentes préparations royales, Ibn Razīn mentionne systématiquement : « C’est avec cela que les rois et les puissants se nettoient (wa hāḏā mimmā yaġsilu bihi almulūk wa l-‘uẓamā’). » Parmi ces préparations royales, on peut trouver la recette qui suit :
Prendre des épluchures de pommes séchées, du musc, du souchet ainsi que des pétales de roses rouges, chaque ingrédient doit peser dix charges. Prendre du fenouil, de la cardamone, du cubèbe, du thym, des clous de girofle, de la casse aromatique, du henné, de la cannelle et du bois de santal frotté, avec pour chaque ingrédient un poids de deux charges. Ensuite, il faut ajouter du bois de camphre à hauteur d’une charge. Enfin, il faut piler le tout et l’utiliser pour se laver les mains. Ce sont les rois et les grands qui s’en servent pour se laver les mains après les repas155.
74Ces recettes se singularisent toutes par un emploi massif d’épices en tout genre (cannelle, camphre, cubèbe, cardamone, clous de girofle, etc.), de bois exotiques156, d’eau de rose et de pétales de roses en grande quantité157. Ce mode opératoire procède d’une volonté d’exhaler une odeur suave d’épices, ce que renforce le fait qu’aucune partie du visage, en plus naturellement des mains, n’est négligée puisqu’il est bien spécifié que les différentes préparations peuvent s’appliquer au menton, aux gencives, aux dents, sans entraîner de dommages si elles sont ingurgitées par mégarde158. Ces mixtures (ašnān) étaient usitées donc par aspersion et elles entretenaient une parenté certaine avec les différentes boissons aromatisées dont on peut retrouver un panel assez complet à la fin du Kitāb aṭ-ṭabīḫ159. Leur proximité est liée dans l’esprit de l’auteur à un impératif thérapeutique et hygiénique qui ne cesse de faire l’objet de toutes ses attentions.
75Il faut probablement lier cette préoccupation pour l’hygiène à une volonté de distinction par rapport aux recettes usitées par le commun où, pour se débarrasser des odeurs indésirables de nourriture, le peuple se contentait du jus produit par une macération de pois-chiches exempte de tout panachage avec des épices ou tout autre ingrédient160. Concernant cette mixture plébéienne, il n’est pas précisé quelles parties du corps on désirait laver en sus des trois doigts de la main droite utilisés pour l’acte de préhension161. De même, n’est pas cité le lieu où étaient apprêtées ces mixtures, étant donné que l’auteur du Faḍālat al-ḫiwān, comme à l’accoutumée, ne le précise pas. Néanmoins, on peut avancer qu’il s’agissait d’une production de cuisines palatiales ; ces ašnān-s étant trop chères, trop élaborées, trop lentes à apprêter162, peu aisées de maniement et de conservation pour faire l’objet d’un négoce163. Le maintien royal ainsi défini pouvait poser problème, car il marquait une prise de distance avec l’idéal ascétique de la genèse de l’islam et du mouvement almohade. La consommation quasi systématique par l’élite au pouvoir d’un plat lié à la mémoire du prophète de l’islam joua le rôle de liant entre la tradition royale, d’origine abbasside, et la tradition prophétique.
Le ṯarīd, ou le plat du calife
76En complément des deux livres de recettes, un commentaire, bien qu’isolé, semble indiquer que la panade (ṯarīd) était le plat de prédilection des puissants. Ce terme provient de la racine trilitère arabe [ṮRD] qui recouvre les sens de « casser » et d’« émietter en morceaux du pain qu’on imbibe de bouillon ». À partir de cette racine, on forme les noms d’action ṯarīd ou ṯarda. On rend généralement ce terme en français par « panade » et en espagnol par « empanada » ; indice probant de son importance, la panade est bien représentée dans le Faḍālat al-ḫiwān avec vingt-neuf recettes différentes164, contre cinq recettes pour le couscous165, ce que vient corroborer le Kitāb aṭ-ṭabīḫ qui précise que le ṯarīd, dans sa version complète (kāmil)166, était l’un des mets des rois et des vizirs (ṯarīd kāmil min āṭ‘imat al-mulūk wa l-wuzarā’). En voici la traduction :
Prendre de la viande bovine, le poitrail, la gite, l’épaule, le collier, le ventre ainsi que les morceaux les plus gras et mettre le tout dans une potée, avec à foison sel, oignons, poivre, gingembre, coriandre sèche, cumin et de l’huile en abondance. Cuire à feu modéré, jusqu’à ce qu’elle soit à point. Retirer la viande de la potée et la laisser de côté. Puis se saisir de la viande d’un mouton bien gras et faire de même en la faisant mijoter dans une potée, accompagnée de ce qu’il convient d’épices et d’huile jusqu’à ce que la viande en soit imprégnée. Procéder de façon identique avec une poule, des pigeonneaux et des tourterelles cuites à point. On y adjoindra également des oiseaux frits. Prendre les viandes précitées et verser le tout dans une potée, après les avoir désossées. Ajouter ce qu’il manque de vinaigre fort, de safran et de poivre et ce qu’il convient d’épices et de blettes conservées dans du vinaigre. Cuire le tout. Une fois à point, il faut y verser le ṯarīd émietté. Ce dernier sera composé de pain blanc et de semoule qu’on aura préalablement pétrie et cuite. Quand le ṯarīd sera suffisamment humidifié167, le placer au-dessus de la viande. Il sera de la sorte aligné autour de la viande de bœuf, à côté de celle de poule, et, au-dessus des pigeonneaux et des tourterelles, que couronnent les oiseaux frits, les morceaux de viande, les saucisses frites, al-aḥrāš [autre type de saucisse], le jaune d’œuf, les olives dénoyautées et les amandes émondées. Enfin, il convient d’asperger le mets de poivre moulu et de ce qu’il faut de cannelle168. Pour finir, il faut le recouvrir de crêpes (raġā’if) d’isfīriyya et le présenter. C’est un mets de rois et de vizirs169.
77Ce plat met en lumière l’importance complémentaire des viandes et des différentes façons d’apprêter des plats, bouillis, frits, rôtis, ainsi que la manière de les agencer les uns avec les autres. Il permet également de souligner le dévoiement d’un mets ; en effet, la fortune du ṯarīd semble découler d’une volonté de s’inscrire dans la suite de la geste prophétique, un peu à la façon dont les Almohades essayèrent probablement d’assimiler le sawīq à l’asmās. Dans la nomenclature des aliments goûtés par le prophète de l’islam, le ṯarīd tient une place prépondérante. Une tradition transmise par al-Buḫarī rapporte que Muḥammad tint les propos suivants : « Le roi des aliments c’est la panade (ṯarīd). Parmi eux [sous-entendu les mets] elle occupe la même place que ‘Ā’išā170 parmi les femmes171. »
78Al-Ǧāḥiẓ précise, dans son Livre des avares, que le nom du clan du Prophète (Hāšim) proviendrait de l’habitude prise par son ancêtre d’émietter (haššama) le pain pour les pèlerins se rendant à ‘Ukāẓ172. Nous évoquons un possible dévoiement, car la complexité d’un plat, tel que celui de la panade complète, ainsi que les moyens considérables consacrés à sa préparation se situent à l’opposé de la réputation de prud’homie alimentaire, voire de frugalité auréolant la personne du prophète de l’islam. Il faut rappeler que, de façon inédite au Maġrib al-aqṣā, les élites dirigeantes cherchèrent à se doter d’une ascendance mohammadienne173. Il serait donc logique de considérer que si l’on fit une si grande consommation de ṯarīd, jusqu’à lui inféoder d’autres plats174, c’est en partie en raison de la lourde charge sémantique de ce mets, en connexion directe avec les temps premiers et sacrés de l’islam.
79À ce titre, une fois la logique dynastique et royale dûment installée175, le ṯarīd joua le rôle du plat par excellence, attaché à l’habitus royal et aristocratique ; ne pas en consommer fréquemment, c’était choir de son rang. C’est ce que semble indiquer un extrait d’al-Mann bi-l-imāma relatif à la mort édifiante de celui qui fut à la fin du règne de ‘Abd al-Mu’min le principal dignitaire du régime, le vizir ‘Abd as-Salām al-Gūmī. Alors qu’il avait été disgracié et emprisonné, la consommation de ce plat emblématique marque sa réhabilitation qui s’avéra mensongère176 :
On écrivit au gouverneur de Tlemcen avec l’ordre de trouver un stratagème pour donner la mort à ‘Abd as-Salām. Quand il reçut la missive, il partit s’entretenir avec le geôlier qui apprêta pour le prisonnier une panade au poulet (ṯarda min daǧāǧ), dans laquelle il mit du poison. Il pria ‘Abd as-Salām de la manger en le trompant : « Ordre a été donné de te libérer. Mon souhait est que tu me récompenses de la bonté dont j’ai fait preuve à ton égard ». Il lui présenta alors le mets empoisonné, qu’il avala177.
80Il est d’ailleurs significatif que dans l’ordre des recettes proposées par le Kitāb aṭ-ṭabīḫ178, celle de la panade au poulet suive celle royale et aristocratique du sansabūk179 ; l’ouvrage signale que ce mets, à l’instar d’autres plats, pouvait être consommé avec « un mélange d’épices » (āḫlāṭ at-tubul) servis dans un ustensile à part180.
81La panade parvint à maintenir son rang d’un bout à l’autre de l’histoire almohade et même au-delà puisque, comme le souligne justement al-‘Umarī, elle constituait la partie substantielle du repas servi quotidiennement à Fès al-Ǧadīd aux cheikhs mérinides ; son adaptation à une commensalité royale était probablement un processus irréversible et ambivalent181. Ambivalent, car ce plat devint, à une époque difficile à déterminer, le plat de prédilection des zaouïas, dont la montée en puissance est corrélée à celle du chérifisme182, ainsi que le mets consommé lors de la célébration de la naissance du Prophète (al-mawlid an-nabawī). L’habitude de fêter cet événement fut introduite pour la première fois au Maġrib al-aqṣā par le roi de Ceuta al-‘Azafī dans les années 1250, suivi par le calife almohade al-Murtaḍā.
82En outre, les mentions relatives à une forme de tempérance alimentaire des souverains berbères sont rarissimes ; on n’identifie pas plus d’un monarque par dynastie. Pour les Almoravides, les sources concordent pour mettre en avant l’exceptionnelle sobriété de Yūsuf b. Tašfīn, qui resta toute sa vie fidèle à l’ancien régime alimentaire de son désert natal, se contentant de dattes et de lait de chamelle. Les recettes présentées du ṣanhāǧī et de la lamtuniyya183, ainsi que le caractère grandiose des cadeaux offerts à son cousin et rival Abū Bakr b. ‘Umar184, où figurent en bonne place des quantités considérables d’épices, démontrent que cet exemple resta isolé, à moins qu’il ne relève de la propagande. Pour les Almohades, Abū Yūsuf Ya‘qūb al-Manṣūr joua le rôle de l’archétype du bon monarque dans des chroniques qui invoquèrent sa sollicitude à l’égard des plus faibles, son combat victorieux contre les chrétiens, sa volonté de différencier les juifs des musulmans ; néanmoins, al-Marrākušī est le seul à faire valoir qu’« al-Manṣūr fit preuve d’ascétisme, d’austérité et de sobriété en matière de vêtements comme de nourriture185 ».
83Le peu de mentions relatives à une forme d’idéal ascétique, trouvant une application dans le régime alimentaire des souverains almohades, est sans doute une preuve que l’État, le gouvernement des hommes, ne se départissait en aucun cas de manifestations de son faste alimentaire lié au pouvoir et à la puissance186. L’élite gouvernante se devait de maintenir une cuisine bien au-dessus de l’ordinaire, tant dans sa qualité que dans la façon d’apprêter les mets, et par là même de tenir son rang. Dans ce contexte, la sobriété alimentaire d’al-Manṣūr est à attribuer à la volonté de l’auteur du Mu‘ǧib de dresser un portrait apologétique du troisième calife almohade187. Pour mieux faire cadrer l’action d’al-Manṣūr avec les canons en vigueur en Orient, al-Marrākušī laisse entendre qu’il rompit secrètement avec l’almohadisme et avec la figure d’Ibn Tūmart en adhérant à un islam tout à la fois soufi et sunnite d’obédience malikite ; obédience qui ne fut relevée par aucun des hagiographes du viie/ xiiie siècle auprès desquels il ne semble pas avoir trouvé grâce188.
84Le tableau 7 illustre cette dialectique entre cuisine royale et cuisine populaire.
Tableau 7 – Les différences majeures entre la cuisine royale et celle du peuple
Cuisine royale | Cuisine du peuple |
Variété | Monotonie |
Abondance | Absence de superflu ou pénurie |
Certitude de passer sans dommage le temps de la disette | Possibilité de souffrir de la faim |
Viandes | Carence en alimentation carnée |
Sucre | Miel |
Blé, froment | Orge |
Relevé, épicé | Fade comparée à la cuisine royale |
85Grâce à ce jeu de miroir, faire preuve de tempérance alimentaire équivalait pour les califes à déroger de leur rang. Maintenir un train de vie au-dessus des possibilités du commun était vécu comme un impératif fondamental transcendant les personnes et les opinions. Il est d’ailleurs remarquable que la seule mention qui nous soit parvenue d’un mets ayant mijoté dans la demeure d’al-Manṣūr soit aṣ-Ṣābūniyya189. Or, ce plat ne se singularise pas par sa frugalité, ni même par une affectation de simplicité en dévoyant d’anciens mets attachés à un passé bédouin plus ou moins mythifié190. De surcroît, il est expressément fait mention de l’origine orientale de ce mets, bien qu’il fût apprêté de façon originale dans la résidence du souverain almohade à Marrakech. Autre précision de taille, ce plat était connu en Orient sous le nom de Sanbūsak, « le Sanbūsak des rois » ; l’auteur du Kitāb aṭ-ṭabīḫ surenchérit sur la dimension élitiste de ce plat en établissant un corollaire avec un Sanbūsak du peuple, qui en lieu et place des épices n’utilise que de l’ail, de la graisse et du beurre fondu.
86C’est un procédé récurrent chez les deux auteurs de livres de recettes191, comme cela a été vu pour l’accommodement des différentes mixtures. La propension à établir une nette distinction entre cuisine royale et cuisine du commun est sans doute imputable au fait que les recettes plébéiennes n’étaient données que dans la mesure où elles mettaient en relief la magnificence de la cuisine royale et aristocratique. Ce mode opératoire cherchait à rehausser également le prestige des commanditaires, en grande partie consommateurs de ces mets192, par le moyen du dévoilement (kašf) et de la divulgation de recettes créés et accommodés dans les cuisines palatiales. Charge à qui en avait les moyens de relever le défi et de se hisser à la hauteur des habitudes des gouvernants, enjeu qui, au regard des moyens employés pour apprêter les mets, relevait de la gageure.
87Le dévoilement limité dans le temps cadre bien avec la logique inhérente au cérémonial, qui visait en grande partie à valoriser le calife, sa personne et sa fonction, en mettant en scène chacune de ses rares apparitions qui lui conféraient un caractère évanescent193. De fait, si l’on était en mesure de lire les recettes précitées, autrement plus difficile était la tentative de rééditer l’exploit d’apprêter de tels mets qui n’existaient, pour le plus grand nombre, que dans la possibilité de les imaginer, à partir d’ouï-dire et de la lecture d’ouvrages les invoquant. Seuls les livres de recettes révèlent la nature des plats préparés dans les cuisines palatiales, tant les autres sources restent laconiques sur ce sujet194. Car, pour bien comprendre ce phénomène, il faut rappeler que les cuisines palatiales étaient situées dans un espace sanctuarisé, les complexes auliques almohades, notamment grâce au couplage inédit mosquée-résidence du calife. Les recettes se donnaient donc à voir un peu à la façon des califes almohades, subrepticement et avec parcimonie ; ce procédé bien connu permettait de susciter l’intérêt et la curiosité, si ce n’est l’admiration.
Le caractère contraignant du don
88En plus de cette volonté de se situer au-dessus de leurs sujets par un certain train de vie, le don était une composante essentielle de la façon de gouverner des Almohades. Bien avant leur règne, on trouve la trace de débats portant sur le caractère licite ou illicite de recevoir des cadeaux du souverain, de partager son repas ou celui de ses courtisans. La première mention relative à ce cas de figure est repérable chez le juriste cordouan Ibn Muzayn († 259/873), qui énonce le problème de la manière suivante :
– Peut-on consommer des aliments appartenant au Sultan (ṭa‘ām as-sulṭān) ou à l’un de ses courtisans ou à quelqu’un ayant des attaches avec lui en acceptant ses cadeaux et ses dons ?
– Nul ne doit le faire. Quiconque accepte un cadeau de ces gens-là doit en faire l’aumône. Si l’on mange leur nourriture en leur présence, on devra se faire vomir. Si l’on ne peut le faire Yaḥyā b. Ibrāhīm est d’avis qu’il faut faire l’aumône de la valeur des mets ingurgités195.
89En référence à l’univers plébéien, rural et berbère, si l’acte généreux et altruiste constitue un ressort fondamental des sociétés du Maġrib, il n’en demeure pas moins que ces sociétés mettaient en avant un idéal d’autoconsommation. Pour les soufis, cet attachement était corrélé à l’ascétisme. Or, les mentions relatives à l’autoconsommation sont fréquentes, comme l’indiquent les exemples suivants :
Je n’en ai pas besoin [l’argent que voulait lui offrir un sultan almoravide]. Un tel de mes frères en Dieu laboure pour me nourrir et m’envoie chaque année une brebis à immoler pour la fête du sacrifice. De sa laine, ma femme me fait un manteau que je revêts196.
Il ne mangeait que les céréales qu’il avait cultivées, récoltées et foulées197.
Il s’en revint à son désert natal et se sustenta pour vivre du lait produit par ses deux chamelles198.
90La sainteté a partie liée avec un renoncement sur le plan de la nourriture où l’aliment n’est considéré que comme un moyen d’entretenir la vie, mais il peut également, le cas échéant, être l’objet d’une véritable ascèse et d’une mortification visant à dresser l’âme et le corps199. La mortification pouvait revêtir différentes formes, la défiance vis-à-vis de toute alimentation carnée, la consommation exclusive de brouet d’orge sans sel jusqu’à « dessécher le corps », voire de plantes au goût âpre, habituellement utilisées en temps de famine, bourgeons de rhododendrons et mauves ; pour finir, la consommation de mets crus (poissons, glands, etc.) représentait l’ultime étape avant le jeûne prolongé. Sans conteste, dépasser le strict nécessaire était assimilé à un péché et les saints personnages préféraient se situer en deçà qu’au-delà de ce seuil du minimum vital200. L’excès représente pour eux la base de l’inégalité entre croyants et le fondement sur lesquels furent édifiés les projets impériaux almoravide et almohade.
91L’État apparaît pour les sujets comme un appareil de capture, c’est-à-dire comme une instance de pouvoir principalement intéressée par le prélèvement de toute sorte de ressources (marchandises, populations, argent, etc.). Les Almohades étaient réputés avoir pris l’initiative de procéder à l’arpentage de l’ensemble des terres du Maghreb, de Barqa à Nūl, afin de percevoir dans des conditions optimales l’impôt foncier (ḫarāǧ)201. Dans cette intention, l’État instaura une violence de droit fondée sur un appareillage idéologique complexe. Pour contrebalancer cette image désastreuse d’un État assimilé à un appareil de capture, les lettres de la chancellerie almohade insistent sur la dimension protectrice du calife, qui est censé protéger les intérêts du peuple. Il se présente comme le pasteur (rā‘ī) veillant sur le troupeau (ra‘iyya)202 et par extension sur l’ensemble des assujettis à l’autorité du berger-calife203, mais aussi comme le garant des intérêts du troupeau (maṣāliḥ ar-ra‘iyya)204. Il est également spécifié qu’il gouverne dans l’intérêt de la multitude (li-maṣāliḥ alǧumhūr)205, ou encore dans celui des gens (li-maṣāliḥ an-nās)206, ainsi que dans l’intérêt des serviteurs207 et du pays (li-maṣāliḥ al-‘ibād wa l-bilād)208.
92Du point de vue des contingences historiques, l’invocation d’un gouvernement au nom et en vertu de l’intérêt des gouvernés apparaissait avec plus d’acuité au fur et à mesure que les difficultés de tous ordres s’accumulaient pour les Almohades. Cette évolution dans le discours résultait de stratégies de pouvoir fluctuantes qui tentaient de s’adapter, au moins dans l’ordre du discours, à une situation de plus en plus critique après Las Navas de Tolosa (609/1212). Dans les lettres de la chancellerie, les autorités almohades n’étaient légitimées à avoir prise sur les gens et le territoire qu’ils gouvernaient que dans la mesure où elles étaient garantes de leurs intérêts ; l’ordre almohade se donnait l’image d’un pouvoir conditionné à l’intérêt de ses sujets. En agissant de la sorte, le calife établissait un lien personnel avec ces derniers. En effet, quand il procédait à un don, il était bien mis en relief que c’était lui personnellement qui donnait, posture qui l’obligeait à sortir de son retrait pour mieux entrer dans le paradigme de l’affection et de l’attachement209, lequel était indéfectiblement lié au don. Le lien entre don et service du prince n’apparaît nulle part avec plus d’éclat que dans ce passage d’Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt relatant son entrevue avec Abū Ya‘qūb à Marrakech dans ces termes :
Le vizir Abū l-‘Ulā Idrīs b. Abī Isḥāq Ibn Ǧāmi‘ et le faqīh Abū Muḥammad al-Mālaqī210 nous firent mander afin de nous présenter au Prince des croyants fils du Prince des croyants. Ce dernier était détendu après sa guérison, appuyé sur de nombreux et confortables coussins qui l’enserraient de toutes parts. Nous le saluâmes comme il se doit pour le calife. Il dispensa ses faveurs et ses bienfaits. Il s’enquit dans sa grande magnanimité de notre état. Nous comprîmes [de cette attitude] qu’il nous portait de l’affection et qu’il n’allait point décevoir nos espoirs. Nous invoquâmes Dieu afin qu’il veuille bien lui accorder victoire, puissance et longue vie. Enfin nous baisâmes sa main bénite. Alors nous nous rassîmes et étanchâmes notre soif et notre regard à la vue de tous ces bienfaits. Grâce à lui, nous arrivâmes au sommet de la hiérarchie et toutes nos attentes furent comblées. Il ordonna qu’on dispense à chacun d’entre nous ce qu’il désirait. J’eus l’infime honneur de recevoir un décret califal [ẓahīr] qui m’octroyait le droit de percevoir l’impôt dans une localité (ashām)211.
93Une lettre de la chancellerie almohade, relative à un don en nature et en numéraire consenti à un saint personnage, corrobore le fait que les largesses pouvaient revêtir la forme d’un décret califal (ẓahīr)212. Il faut probablement entendre par là que le don était investi par l’État et consigné officiellement par écrit ; le récipiendaire était ainsi doublement attaché aux donateurs. La méthode employée souligne à quel point les Almohades cherchaient à obliger leurs serviteurs en instance, ou tout du moins à inclure un maximum de personnes qui, de par leur position dans la société, auraient pu potentiellement leur nuire. Le fait que les dons aient pu être consignés par écrit constitue un moteur puissant de changement au Maġrib al-aqṣā, car cela permettait de tenir une comptabilité précise.
94L’image d’un pouvoir éminemment généreux est bien différente de celle que donnent à voir diverses sources, à commencer par les différents corpus hagiographiques qui insistent sur le caractère prédateur de cet État, qu’aucun scrupule ni interdit ne font reculer pour amasser des biens. L’une des pratiques les plus infamantes de ce pouvoir fut sans doute la confiscation des biens de mainmorte (aḥbās)213, biens inaliénables auxquels on conférait un caractère sacré. Attenter à ces aḥbās revenait donc à transgresser un interdit religieux. Or, la saisie des biens de particuliers était une pratique courante du fisc214, qui n’hésitait pas alors à employer la torture, l’emprisonnement, voire l’exécution pure et simple215. Les spoliations associées à des violences corporelles provoquèrent le courroux et l’exaspération de nombreux saints personnages, qui osèrent parfois apostropher leur souverain dans ce sens, au péril de leur vie et dans des termes rappelant la parrhesia antique. C’est ainsi qu’un saint lettré originaire de Murcie, Abū Muḥammad ‘Abd Allāh al-Qaṭṭān († après 1180), prit à partie publiquement le calife almohade de la façon suivante :
Le souverain (almohade) demanda au cheikh ce qu’il pensait de son royaume. À cela le cheikh éclata de rire. « Pourquoi ris-tu ? » demanda le souverain. « Tu appelles royaume cette folie dans laquelle tu es et tu te donnes le nom de roi. Tu ressembles plutôt à celui dont Dieu dit : “Il y avait derrière eux un roi qui s’emparait de tous les bateaux, lequel roi est maintenant rétribué et brûle en enfer. Quant à toi, eh bien tu n’es qu’un homme pour lequel on pétrit un pain et auquel on dit : Mange-le”. Le cheikh devint alors cinglant dans sa condamnation, laissant aller son courroux contre tout ce qui lui causait de l’aversion et cela en présence des ministres et des juristes. Le souverain resta silencieux, rempli de honte. « Voici un homme, dit-il enfin, qui parle avec justesse. Ô ‘Abd Allâh, prends place parmi-nous ». Le cheikh répondit : « Jamais, car il y a ici des biens usurpés et le palais que tu habites a été acquis par le mensonge, si je n’y avais pas été forcé, je n’aurais jamais mis les pieds ici. Que Dieu me préserve de toi et de tes pareils216. »
95Dans le même ordre d’idée, al-Bādisī prête à son grand-père217 des paroles représentatives de la défiance dans laquelle on tenait les puissants : « Malheur à qui devint corpulent. Moi je ne le suis pas218. »
96Ce fut sans doute pour trouver la parade aux critiques véhémentes que l’on ne cessa d’invoquer pour les califes almohades ce rôle de garant de l’intérêt des gouvernés. Le souverain était avant tout perçu comme le maître des surplus ou des stocks ; la constitution, la conservation, la reconstitution et l’utilisation des stocks revêtait une importance fondamentale pour l’État almohade, comme pour ses successeurs. En effet, le mot maḫzan, qui désigne l’État au Maroc jusqu’au Protectorat et même après, découle en droite ligne de l’action d’emmagasiner, de faire des réserves. Très précocement, on trouve différentes références dans les missives de la chancellerie almohade à des ašġāl maḫzaniyya219 qui ne font pas directement allusion à la gestion de stocks stricto sensu, mais déjà à une entité abstraite allant au-delà de la simple gestion de ces réserves provenant de l’impôt, du butin, de la rente ou de la confiscation.
97Déjà le nom qui désignait en berbère le dieu du monothéisme, Yākuš, signifiait étymologiquement « celui qui donne220 ». Cette précision souligne le rôle capital joué par le don dans ces contrées avant même que ces sociétés, restées jusque-là acéphales, ne soient engagées dans un mouvement d’étatisation progressive. Or, avec l’édification de greniers monumentaux de taille et de contenance inédites, personne n’était en mesure de rivaliser sur le plan de la maîtrise des stocks et du don avec les Almohades. Les serviteurs de l’État pouvaient ainsi être assurés de passer sans grand dommage les famines qui, périodiquement, éprouvaient les populations de l’Occident musulman. La sécurité alimentaire dont jouissait le calife et sa cour contribua au prestige de la classe dirigeante, qui pouvait se prévaloir d’être à l’abri d’un éventuel retournement de conjoncture. Ce phénomène est à double tranchant, car il témoigne aussi de l’assujettissement total des serviteurs de l’État à l’égard de leur souverain. En effet, s’ils étaient prémunis face au retour cyclique de la disette, ils ne l’étaient pas face aux aléas de la faveur royale. C’est ainsi que la notice biographique consacrée au grand homme d’État almohade Abū l-Ḥasan b. ‘Alī al-Qaṭṭān221 († 1231) rapporte les faits suivants :
Le souverain donna ses ordres pour que l’on récompensât celui qui s’était acquitté de ce travail [la remise en ordre de la bibliothèque du palais qui avait été précédemment saccagée] et que lui fussent octroyés une grande quantité de muids de céréales, une forte somme d’argent et des vêtements d’honneur. De l’ensemble de ces gratifications, la plus appréciée fut l’octroi de céréales, car cette époque connaissait de dureté et de cherté des prix, état des choses qui perdurait à Marrakech depuis environ sept années [depuis 614/1217], au point d’avoir touché de façon générale quantité de ses habitants, et d’avoir éprouvé d’une façon plus particulière Ibn al-Qaṭṭān étant donné la nombreuse famille qu’il avait à sa charge ; il s’était alors trouvé privé des ressources indispensables après qu’on l’eut mis en congé des occupations grâce auxquelles et par lesquelles il avait jusque-là largement couvert les besoins de son existence222.
98La disgrâce et ses conséquences soulignent le fait que le don, sous ses différentes formes et à commencer par celui de denrées comestibles, visait à obliger et à mettre les personnes sous la coupe de leur souverain, également père nourricier avec lequel était établi un lien direct par le biais du don. De plus, le caractère exemplaire de la disgrâce d’Ibn al-Qaṭṭān possède le mérite de mettre à nu le mécanisme du don, car donner était un moyen d’instaurer une différence et une inégalité de statut entre donateur et donataire. L’inégalité, dans le contexte almohade et médiéval, se muait immanqua-blement en hiérarchie et, si cette dernière existait préalablement au don, celui-ci venait à la fois l’exprimer et la légitimer223. La frontière était ténue entre l’acte de générosité, permettant au récipiendaire du don de vivre dans l’opulence, et l’acte de violence ; la disgrâce possible pouvait le condamner du jour au lendemain à une forme de déchéance l’exposant lui et sa famille à la faim et à plus ou moins long terme à la mort.
99Dans le cadre d’un fonctionnement étatique, le don ne se singularisait pas par la demi-mesure. Bien au contraire, les sources font continuellement état de dons somptueux sous forme de numéraire, d’habits d’apparat ou de nourriture octroyés par les Almohades, exception faite toutefois lorsque le calife était en expédition et où son pouvoir devenait itinérant224. Du moment où l’on recevait un don de l’État et que par là même on entrait dans la sphère concentrique assurant la complétude du centre incarnée par le calife225, on accédait à l’opulence. Du moins, c’est ainsi que les sources présentent habituellement ces pratiques, avec une tendance récurrente à la mise à l’écart du trivial et du prosaïque.
100L’histoire rapportée par Ibn ‘Abd al-Malik concernant ‘Īsa b. ‘Abd al-‘Azīz Ilā-lbaḫt al-Ǧazūlī226 est à cet égard révélatrice des contraintes liées au don et des frontières fragiles entre opulence et pauvreté, entre acte altruiste et violence. Ce saint personnage originaire de la tribu des Ǧazūla227, après s’être formé en Orient, vint s’installer à Marrakech. Il était considéré par ses contemporains comme l’un des meilleurs grammairiens de son temps228. Un jour, alors qu’il exerçait la profession de maître d’école dans une mosquée à proximité immédiate de la porte de Bāb Aġmāt, il reçut la visite de deux dignitaires du régime, le vizir Abū Zayd b. Iwuǧǧān et le chef des Ṭalabat al-‘ilm, Abū l-Qāsim Ibn Abī Muḥammad al-Mālaqī229. Ces éminentes personnalités étaient dépêchées par al-Manṣūr, qui avait estimé dans son conseil (maǧlis) que les compétences remarquables, doublées de l’envergure mystique d’Ilā-lbaḫt, devaient être mises à profit ; dans le cas contraire, il serait mis à mort, étant donné que sa notoriété n’avait de cesse de se répandre et qu’il pouvait éventuellement fomenter des troubles. Une fois en sa présence, les émissaires lui enjoignirent de le suivre au palais230, les émissaires ayant pour ordre de lui couper la tête sur-le-champ231 en cas de refus. Finalement, il céda aux injonctions des dignitaires ; ils le conduisirent au calife, qui en fit le premier prédicateur de la mosquée de son nouveau palais ; à cette occasion, il lui fit octroyer, en plus d’une demeure située dans l’ancien complexe aulique de l’Agādīr, « des aliments variés et des épices (aṭ‘ima ‘alā iḫtilāfihā wa tawābil)232 ».
101On souhaitait, à travers le don, que le récipiendaire atteigne un point de non-retour, qu’il acquière définitivement, aux yeux des administrés, les marques distinctives de ceux qui assuraient le service du souverain, opulence, résidence dans la partie de la ville dévolue au logement des serviteurs du prince, etc. Ces marques distinctives étaient perçues par une partie de la population, en particulier par les soufis, comme des marques infamantes, signes distinctifs d’une classe honnie de mauvais musulmans opprimant les vrais croyants. C’est peut-être à ce caractère infamant du service du prince qu’il faut attribuer le fait qu’alors que le Valencien Ibn al-Abbār s’attarde sur les modalités du parcours du savant Ilā-lbaḫt, notamment en soulignant sa qualité de grammairien émérite, il ne fait aucune allusion à une fonction étatique exercée par ce personnage233.
102Un autre aspect du don consenti par le souverain suscita la désapprobation, si ce n’est la colère de la masse des gouvernés. À partir des différentes mentions textuelles extraites du Tašawwuf, on comprend qu’il incombait au bénéficiaire de rendre, à plus ou moins brève échéance, la pareille ; tant que l’on ne s’était pas acquitté de cette dette, on était débiteur vis-à-vis du donateur234. C’est une réalité fondamentale qui structure la société du Maġrib, la dette obligeant à donner en retour. La personne qui ne jouait pas le jeu, en refusant un don ou en ne le rendant pas, était mise au ban de la société235. Or, la position de maîtres des stocks permettait aux gouvernants de procéder à des dons somptuaires mettant les récipiendaires dans une posture où ils n’étaient pas en mesure de procéder à des contre-dons. Au mieux les sujets pouvaient-ils servir leur bienfaiteur, sans que cela ne puisse jamais pour autant hisser les donataires au niveau du donateur. Désormais, le don n’est plus un moyen visant à créer du lien entre des parties relativement égales, mais plutôt une manière d’affirmer l’existence de différences de nature entre gouvernants et gouvernés ; les présents servaient aussi à marquer les qualités des membres au sein de la sphère dirigeante.
103C’est probablement ce changement de paradigme236 qui, du point de vue des saints hommes, pouvait justifier un refus les amenant, le cas échéant, à s’opposer à jouer le rôle qui leur était dévolu d’intermédiaire dans la redistribution des biens entre les gouvernants et le peuple237 :
Le sultan238 vint de Marrakech à Aġmāt Ūrīka. Il visita ‘Abd al-Ǧalīl b. Wiḥlān et Abū Muḥammad ‘Abd Allāh et envoya à chacun d’eux mille dinars. ‘Abd al-Ǧalīl les prit et en fit l’aumône aux pauvres. Quant à ‘Abd Allāh, il les lui renvoya. ‘Abd al-Ǧalīl lui demanda : « Pourquoi n’en as-tu pas fait l’aumône aux pauvres ? Tu l’as pris parce que tu sais ce que tu peux recevoir et donner. Mais moi, je ne sais pas quoi prendre et quoi donner239. »
104À partir des indications transmises par les différents corpus hagiographiques abondant en griefs adressés aux dirigeants, on peut établir le tableau 8.
Tableau 8 – La cuisine vue par les saints personnages du at-Tašawwuf et d’al-Maqṣad.
Valeurs et caractéristiques attribuées à la cuisine royale | Valeurs et caractéristiques attribuées à la cuisine des saints |
Citadine | Rurale |
Imparfaite | Tend vers la perfection grâce à une ascèse alimentaire |
Élaborée | Élémentaire240 |
Mélangée | Exempte de mélange ou a minima |
Artificielle | Naturelle |
Impure | Pure |
Cuite | Potentiellement crue |
Produits importés, parfois de fort loin | Locale – autoconsommation |
Épicée | Absence totale d’épice241 |
Goût malsain | Goût sain |
Gros | Maigre |
Logique accumulatrice242 | Logique dilapidatrice243 |
105Les valeurs prônées par les saints personnages sont à analyser en fonction de l’essor des principales entités urbaines du Maġrib al-aqṣā, avec des villes gonflées par un afflux de populations venues de tous horizons244. D’autre part, l’érection d’un État allait de pair avec un mouvement qui voyait s’affiner et se diversifier les pratiques des populations245, le développement d’une cuisine royale constituant une part de ce processus. C’est contre cette dernière que les soufis développèrent un mode de vie axé sur l’ascèse et le dépouillement visant à se débarrasser des scories d’une civilisation corrompue. Ils le firent avec un succès qui ne se démentit jamais et ils s’érigèrent en contre-modèle face à l’élite dirigeante qui fut tentée d’utiliser le charisme de ces personnages, dont le mouvement s’appuyait sur les forces vives de la société. Les gouvernants berbères éprouvèrent quant à leur conduite des scrupules et cherchèrent à se repentir de leurs mauvaises actions en sollicitant la compagnie des soufis ; de même, le crédit accordé par la population ainsi que le culte dont ils firent très tôt l’objet246 amenèrent les puissants à se les concilier.
106En effet, la montée en puissance du mouvement soufi est contemporaine des deux tentatives impériales almoravide et almohade ; la récupération de cette puissante dynamique engageait les souverains à souffrir leur remontrance, voire à percevoir une invite à partager un brouet d’orge (‘aṣīdat ša‘īr) comme un insigne honneur247. Par exemple, dans une notice biographique, un saint accepte comme disciple (murīd) un homme d’État, à condition qu’il ne se nourrisse plus que de brouet d’orge, un peu comme si le catéchumène devait, en plus de l’enseignement théorique dispensé par le maître, se déprendre de ses anciennes habitudes alimentaires en ne consom-mant que des mets cuisinés dans le giron du cheikh. La rupture en matière de consommation alimentaire opérée par les soufis était aussi une manière de vouer aux gémonies les gouvernants en soulignant l’origine illicite des aliments et des condiments constituant la cuisine royale. De facto, ces derniers provenaient en grande partie de l’argent des taxes extra-coraniques, à moins qu’ils n’aient été le fruit de propriétés ou de biens mal acquis. Les soufis pouvaient tout aussi bien faire valoir dans leur condamnation le caractère nouveau248, étranger et extrêmement sophistiqué de cette cuisine.
107Cette tension explique probablement pourquoi, à la différence des Abbassides, il n’existe pas dans les deux livres de recettes précités d’annotation relative à des califes almohades qui furent de fins gourmets ou des cuisiniers confirmés. Sur ce point, on serait bien en peine de trouver une mention équivalente à celle concernant l’anti-calife abbasside Ibrāhīm b. al-Mahdī, qui fut un gastronome averti et l’auteur d’un livre de recettes faisant autorité249. Tout au plus, il semble que ce rôle de promoteur de la bonne chère échut dans le Kitāb aṭ-ṭabīḫ à un vizir, Abū Sa‘īd Ibn Ǧāmi‘, ainsi qu’au Mu’minide Abū l-Ḥasan, qui fut un temps gouverneur de Marrakech. Cette fonction incomba à des personnes qui n’étaient pas à l’abri des vicissitudes inhérentes à la faveur royale et qui, de surcroît, étaient mises en concurrence avec d’autres Almohades. À ce titre, la cuisine, comprise dans un mode de vie ostentatoire, était l’un des éléments utilisés pour faire valoir sa prééminence au sein de la caste dirigeante, ces dignitaires pouvant toujours faire office de boucs émissaires250.
108Le fait que le nom de ces vizirs soit mentionné est à rapprocher de la manière mesurée avec laquelle le rôle direct du calife est mis en lumière, en tant que personne, dans l’évocation des deux plats qui, selon l’auteur anonyme du livre de recettes, étaient apprêtés dans sa demeure. Nulle part il n’est précisé, comme pour les souverains orientaux, qu’ils furent les initiateurs directs de ces plats, ni même s’ils goûtèrent effectivement ces mets. Les souverains almohades voulurent raffermir leur majesté en entourant leur banquet d’une aura de mystère en se retirant des repas pris en commun, usage naguère central dans le contexte tribal et rural. Il est possible qu’à l’instar des saints, le mode de consommation ostentatoire de l’élite dirigeante, de même que le retrait du prince, aient provoqué le ressentiment, voire l’exaspération des gouvernés. En particulier, lors de la première moitié du viie/ xiiie siècle, on observe un net retournement de la conjoncture économique et démographique, avec une multiplication des mentions relatives à l’enchaînement bien connu des sécheresses (ǧadb-qaḥṭ), des crises de cherté des céréales (ġalā’) et des disettes (maǧā‘a). Le caractère inédit de ces crises n’échappa pas aux chroniqueurs251 ; en effet, elles s’accompagnaient d’un retournement de la conjoncture politique et militaire, les Almohades étant incapables d’endiguer les ennemis du dehors (les chrétiens) et d’établir la sécurité pour les biens et les personnes en triomphant des fauteurs de troubles du dedans (Mérinides, tribus arabes, etc.).
109On peut retenir que là tient toute l’ambigüité du phénomène. En effet, les califes almohades devaient apparaître comme les promoteurs du merveilleux à travers leur cuisine, au risque de déroger de leur rang, mais en même temps, ils ne pouvaient pas trop s’exposer, et voulurent entretenir l’image d’un souverain tempérant. Somme toute, c’était là le critère qui primait quand l’on désirait esquisser le portrait d’un souverain jugé vertueux. Nulle part ailleurs on ne retrouve ce paradoxe aussi bien mis en lumière que dans le cas du ar-rubb.
Le rubb et les Almohades, ou les promoteurs du merveilleux
110On traduit généralement ce terme arabe en français par « jus de raisin cuit », qui a donné dans cette même langue le mot « rob », par le truchement du castillan « arrope ». Voici, in extenso, la définition qu’en donne François Clément : « Les grappes destinées au pressurage étaient versées dans le sihrîj ou cuveau de foulage. On recueillait ainsi un premier moût (mustâr). Ce liquide, réduit par la chaleur, donnait le rob252. »
111Tel était au Maroc, au moins jusqu’au Protectorat, le nom usuel servant à désigner en arabe dialectal le vin253, sous toutes ses formes. Or, à l’époque almohade, l’arabe n’était pas la langue usuelle de la majorité de la population ; ainsi le géographe al-Idrīsī († 1166) reste-t-il sans conteste celui qui donna le plus d’indications sur la consommation d’une boisson issue du raisin par les populations du Maġrib al-aqṣā, de même que sur sa dénomination vernaculaire :
Ils [les habitants du Sūs] ont une boisson appelée Anzīr254. C’est un breuvage sucré qui donne une grande ivresse, plus forte que celle du vin, tellement il est consistant et concentré. Pour le préparer, ils prennent du jus de raisin sucré qu’ils font bouillir au feu jusqu’à qu’il s’en évapore un tiers. Alors ils le retirent du feu et le laissent refroidir avant de le boire. Ils ne peuvent le boire que coupé d’eau à quantité égale. Les gens du Sūs al-aqṣā pensent que sa consommation est licite, tant qu’elle n’entraine pas d’ivresse255.
112Cet extrait est remarquable, car il donne la terminologie dans sa dénomination originelle, ce qu’al-Idrīsī fait à plusieurs reprises pour désigner des mets ou des condiments spécifiques de cette région (asalū, anzīr, argān, yardan n’tazwaw, etc.). Dans le contexte de la littérature géographique relative à la description du Maġrib al-aqṣā, ces précisions, à l’exception de celles concernant l’huile d’arganier, sont exceptionnelles. La consommation de boissons enivrantes était tout à fait courante, les sociétés de cette région étant régies par des normes très éloignées de celles en vigueur dans le reste du monde musulman, à commencer par al-Andalus. Cet éloignement par rapport aux normes en vigueur dans le monde arabo-musulman est confirmé par des consultations juridiques du ve/xie siècle qui indiquent la conduite à tenir si un voyageur est amené à se rendre dans le pays des Maṣmūda car, disent les jurisconsultes, le droit musulman (fiqh) est inconnu dans ces contrées256. Nombre d’indications issues des corpus hagiographiques et des dictionnaires biographiques257 rédigés au viie/xiiie siècle amènent à penser que le fiqh était un produit d’importation récente, en voie d’enracinement au Maġrib al-aqṣā.
113Ce processus était une résultante de l’unité territoriale entre al-Andalus et le Maghreb initiée par les Almoravides et la venue de réfugiés lettrés en provenance de l’Ifrīqiya, suite aux désordres provoqués par les Banū Hilāl. Paradoxalement, la vallée du Nafīs était simultanément réputée pour ses cépages258 et pour avoir été un centre actif dans le processus de conversion à l’islam des populations du sud du Maġrib al-aqṣā259. On peut supposer que dans un premier temps, la cohabitation entre un cépage renommé et la mosquée attribuée à ‘Uqba b. Nāfī‘ († 683) ne posait pas problème.
114Seule une autre source mentionne ce breuvage sous sa dénomination originelle, anzīr. Il s’agit d’al-Maqamāt al-luzūmiyya d’Ibn al-Aštarkūnī. Au moment où enfin son personnage ingénu met pied à terre en al-Andalus, à Algésiras, il découvre à sa grande stupéfaction des agapes d’hommes voilés s’enivrant avec une boisson nommée anzīr. Si le traducteur espagnol a laissé en suspens ce nom260, il n’en va pas de même du traducteur anglais de l’ouvrage, James Monroe, qui l’a rapproché de celui donné par al-Idrīsī261.
115Dans cette maqāma, le narrateur est confronté à des hommes étranges s’exprimant dans un langage absolument incompréhensible ; l’auteur fait sans aucun doute référence aux Almoravides. La dénomination originelle nous est donnée dans l’objectif de souligner le caractère étrange de ces barbares et de leur langage assimilé à un galimatias informe. La consonance même du mot, du point de vue adopté par l’auteur, celui d’une oreille orientale ainsi que la présence de la consonne alvéolaire sonore et emphatique [z], phonème propre au berbère, vient rappeler leur statut de non-Arabes. De fait, la structure narrative du récit donne à voir le monde à partir du regard d’as-Sā’ib b. Tammām, un poète oriental chevronné qui énonce les maqāmāt. Ce procédé vise à mettre en lumière l’écart séparant le personnage as-Sā’ib b. Tammām des maîtres d’al-Andalus qui sont, à ce moment-là, des Berbères. Néanmoins, la connaissance de la dénomination berbère par Ibn al-Aštarkūnī, lui-même originaire des environs de Saragosse, est en soi remarquable puisqu’elle met en lumière ce mouvement complexe d’acculturation mutuelle qui était alors à l’œuvre en Occident musulman262 ; ce mouvement se caractérisait, entre autres, par une connaissance accrue du berbère par les Andalous.
116Cette maqāma, en plus de sa visée littéraire et politique263, n’en demeure pas moins d’un intérêt exceptionnel car elle évoque des agapes d’hommes s’assemblant pour consommer des boissons et un mets identifié comme étant un mélange de panade et de couscous. Elle témoigne de l’importance du banquet et du rôle qui lui était conféré : en effet, al-Andalus restant une terre étrangère pour les Almoravides, ces derniers se devaient de trouver un moyen leur permettant de conserver leur esprit de corps (‘aṣabiyya), voire de l’affermir. La dissolution ou l’amollissement de cette ‘aṣabiyya représentait pour eux un danger mortel, ainsi qu’un signe indubitable de déclin264. Or, la consommation d’un mets (du ṯarīd mélangé avec du couscous) et d’une boisson (anzīr), distinctement identifiés comme originaires du sud du détroit de Gibraltar, pouvait jouer ce rôle de marqueur d’une identité assimilée à celle des gouvernants. Leur consommation pouvait donc contribuer à affermir les liens entre Berbères membres de l’élite au pouvoir installés en al-Andalus.
117Du moment où les Almoravides exerçaient sur le plan de la violence légitime un monopole de fait et qu’ils se montraient suffisamment solidaires, en arborant le même vêtement (liṯām) et en étant assez unis pour s’assembler devant les mêmes plats et boissons les distinguant des gouvernés, ils pouvaient, dès lors, se permettre d’inviter des non-Berbères à rejoindre cette assemblée. Ils souhaitaient ainsi les inclure dans leur dispositif, alors que du côté andalou, se mettre à table revenait à rendre hommage à ces étrangers en reconnaissant leur position de gouvernants. À l’inverse, les dirigeants berbères escomptaient distinguer un sujet en lui conférant l’insigne honneur de s’attabler avec ses maîtres. Cet empressement à convier un lettré arabe est à mettre en relation avec l’impérieux besoin, jamais démenti, des autorités almoravides et almohades de trouver des collaborateurs locaux sur qui s’appuyer. Faisant preuve d’habileté, Ibn al-Aštarkūnī retourne la situation en plaçant les voilés du côté du grotesque et en taisant la dimension toute politique de ce genre d’assemblée organisée par les membres de l’élite au pouvoir.
118Nous ne trouvons plus, par la suite, trace de l’anzīr ; il est cependant probable que les Maghrébins qui commencèrent à rédiger des ouvrages en arabe, à partir du xiie siècle, traduisirent anzīr par rubb. Tel est sans doute le cas du petit-fils du cheikh Abū Muḥammad Ṣāliḥ († 1230), le saint tutélaire de Safi, qui déconseillait fortement la consommation du rubb. À cet effet, il développa une argumentation complexe, n’hésitant pas à faire état des rêves de son aïeul265 conversant en songe de ce grave sujet avec le prophète de l’islam en personne. Cet exemple, associé au développement consacré à ce thème, indique que l’auteur accorde la plus extrême attention à ce qui représente un premier pas en direction du péché et de la perdition. Or, Abū Muḥammad Ṣāliḥ, qui était d’origine berbère266, se consacra toute sa vie durant à une islamisation en profondeur de la société dans laquelle il vivait, notamment en organisant tout un réseau facilitant pour les Maghrébins l’accès aux lieux saints. C’est en vertu de cette logique qu’il faut comprendre sa condamnation du rubb, qui était un produit de consommation courante.
119Toutefois, cette traduction constitue une distorsion du sens berbère ; si sans nul doute l’anzīr est un alcool, la dénomination ar-rubb laisse planer une incertitude sur la nature du breuvage. C’est ainsi que, dans le Kitāb aṭ-ṭabīḫ, il est fait mention de trois recettes de rubb267 : une au coing, une autre à la grenade et une dernière à la figue. Toutes ont en commun d’être accommodées à partir du jus tiré de ces fruits, ensuite porté à ébullition. En revanche, à aucun moment il n’est précisé que ce procédé entraîne une fermentation et constitue au final une boisson alcoolisée. L’indétermination sur la nature de la boisson est plutôt singulière si l’on prend en compte le fait qu’une recette de coq au vin figure dans le livre de recettes précité268. Cependant, la recette du rubb de coing rejoint quasiment à la lettre la définition donnée par le Littré du rob en ne précisant pas s’il s’agit d’un alcool : « Suc épuré d’un fruit cuit, épaissi jusqu’à consistance de miel. »
120En plus de la volonté de rendre un mot berbère par un mot arabe, il se pourrait que ce flou sémantique soit à attribuer à un raidissement des autorités almohades face à la consommation de boissons alcoolisées résultant d’une volonté claire de suivre les préceptes rigoristes d’al-Mahdī qui, en la matière, comptait bien infléchir la donne dans le sens d’un rapprochement avec les canons en vigueur dans le reste du monde arabo-musulman269. Dissimuler cette situation peu avouable pour qui se réclamait de cet intransigeant censeur des mœurs qu’était Ibn Tūmart passait par le fait de jouer sur l’ambigüité du mot rubb. C’est cette ambigüité qui ne permet pas, pour cette époque, de rendre de façon satisfaisante rubb par le français « rob ». On peut également ajouter que les deux seuls auteurs faisant mention du anzīr vécurent la totalité de leur vie, ou presque, à un moment où les Almoravides dominaient l’Occident musulman. Or, ils ne firent pas usage de terminologies ayant cours dans les cercles gravitant autour des Almohades, le temps et le lieu où ils rédigèrent leurs ouvrages expliquant leur particularité sur ce point précis. A contrario, c’est bien le rubb qui était la terminologie officielle chez les Almohades. On peut par exemple trouver, dans les missives rédigées par la chancellerie de cette même dynastie, un ordre édicté par le propre ‘Abd al-Mu’min : « J’ordonne de vérifier et de trier les robs [rubūb], d’opérer des descentes chez ceux qui vendent, qui s’adonnent à la boisson, ou qui en utilisent. On répandra le moût par terre et on le fera disparaître270. »
121Ce type d’injonction permettait aux califes mu’minides de recentrer leur pouvoir en le situant dans le droit fil de la geste d’Ibn Tūmart, lequel, loin de s’être contenté d’exhorter les musulmans à adhérer aux préceptes coraniques qui enjoignaient à tous « la prescription du bien et la proscription du mal (alamr bi-l-ma‘rūf wa n-nahy ‘an al-munkar) », passa à l’acte en détruisant les récipients vinaires271.
122Par la suite, l’acclimatation d’une logique royale et dynastique amena les Mu’minides à s’écarter de la voie tracée par al-Mahdī. Dans la chronique qu’il conçut comme un instrument au service de la propagande politique almohade272, le thuriféraire du régime prend bien soin de préciser que lors des réceptions solennelles organisées par les Almohades, il était servi des boissons en conformité avec la loi musulmane (mašrūbāt ḥalāl)273. Ce souci du détail est tout à fait singulier car, si cet auteur se donne la peine de préciser la nature exacte du breuvage, cela laisse supposer qu’il n’en était pas toujours de même.
123À l’inverse, tout semble indiquer que la consommation de breuvages alcoolisés était, pour les Almohades de haut rang, tout à fait courante. Elle pouvait servir le cas échéant à confondre tel ou tel notable que l’on cherchait ainsi à compromettre. L’exemple le plus représentatif de ce genre de pratique reste le cas du propre fils de ‘Abd al-Mu’min, héritier présomptif du trône, qui, alors qu’il était accompagné du vizir ‘Abd as-Salām al-Gūmī, fut prévenu juste à temps que le calife avait pris connaissance du fait qu’ils s’adonnaient à la boisson et comptait venir en personne le vérifier. Si les deux personnages les plus éminents de l’État après le calife en furent quittes pour un coup de semonce, cet incident n’en marque pas moins le début du déclin de leur parti et le triomphe prochain d’un autre clan, celui d’Abū Ya‘qūb et d’Abū Ḥafṣ, eux-mêmes soutenus par une majorité de cheikhs almohades.
124De ces indications, on constate une normalisation des pratiques du pouvoir par rapport aux normes orientales ; la consommation d’alcool devenait l’apanage des puissants et le signe manifeste de leur pouvoir. En agissant ainsi, les Almohades se conformèrent au modèle en place dans le monde arabo-musulman depuis au moins les Omeyyades de Syrie274, c’est-à-dire depuis le temps où s’était imposée une logique royale et dynastique, à la nuance près que jamais il n’est fait allusion à des califes almohades en train de boire. Cela aurait constitué une transgression et une déviance par rapport à leur base, celle des enseignements d’al-Mahdī, les privant de cette instance de légitimation porteuse de force et cohésion. La consommation d’alcool était désormais à apprécier en fonction de la norme qui s’imposa alors. L’interdit valait aussi pour l’élite au pouvoir, mise en demeure de le respecter ; elle ne pouvait se soustraire au verdict prononcé par ce censeur des mœurs en chef qu’était alors le calife. En effet, pour être déclaré en état d’ivresse, un Almohade devait être confondu par le souverain en personne ; par exemple, les cheikhs almohades sommèrent ‘Abd al-Mu’min de venir constater l’ébriété de son fils Abū ‘Abd Allāh Muḥammad et du vizir ‘Abd as-Salām al-Gūmī.
125Au niveau de la représentation, la propension à constituer un paradis terrestre était de façon exclusive et absolue le seul contexte où le vin avait droit de cité. Ainsi rejoignait-il une partie du programme almohade. En effet, ce mouvement se caractérisait depuis ses débuts par une forte dimension eschatologique275, dont le propos était d’annoncer le jour du Jugement dernier (yawm al-qiyāma) et la venue imminente du royaume de Dieu sur terre. Cette tension entre la nécessaire censure des mœurs et les velléités d’imposer hic et nunc un paradis terrestre, ou tout du moins une ébauche de paradis, explique pourquoi il est difficile de déterminer la nature exacte du ruisseau de rubb mentionné par Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, même si les raisons invoquées inclinent à penser qu’il s’agissait de vin. Toujours dans le cadre de cette équivoque, savamment entretenue, la porte principale qui ouvrait sur l’ensemble palatial édifié dans les années 580/1180276 portait le nom de Bāb ar-Rubb. Dans une notice biographique consacrée à celui qui fut choisi par al-Manṣūr pour devenir le premier imām de la mosquée adjacente à la nouvelle résidence califale, il est clairement exposé qu’elle était la porte de ce complexe connu aujourd’hui sous le nom d’al-Qaṣba : « Ils [l’imām et un dignitaire almohade] entrèrent par la porte du palais (Bāb al-Qaṣr), bien connue sous le nom de Bāb ar-Rubb277. »
126Les précisions données par Ibn ‘Abd al-Malik et que l’on retrouve également chez Ibn Abī Zar‘ indiquent que telle était dès l’origine sa dénomination et infirment l’hypothèse avancée par G. Deverdun d’une origine mérinide278. Pour al-‘Umarī, son nom proviendrait des taxes prélevées par les autorités almohades à cette porte sur ar-rubb, explication qui sous-tend qu’il s’agissait d’un produit de consommation courante : « Bāb ar-Rubb est la porte par laquelle entre ce produit ; car il serait possible qu’il entrât en ville en fraude279. » En effet, elle faisait face au Haut Atlas occidental, et tout particulièrement à la vallée du Nafīs dont les cépages jouissaient d’une grande renommée280. Il faudrait toutefois s’interroger sur la dénomination de cette porte en vertu des informations données par Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt sur le ruisseau de rubb. Celui-ci était localisé par le chroniqueur à proximité immédiate du lieu où allait être construite cette nouvelle porte, dans un espace situé face aux deux principaux jardins monumentaux de facture almohade et sur le trajet emprunté par le souverain, sa cour et son armée quand ils sortaient du lieu d’invisibilité que constituait, pour les sujets, le palais.
127En plus du rôle qui lui était imparti de contrôler les flux de population et de marchandises, il se pourrait que la porte résonnât aux oreilles du commun comme un avant-goût du jardin céleste. De surcroît, si l’on met en résonance les noms des différentes portes les unes avec les autres, on s’aperçoit que tous, à une exception près, étaient des noms relevant de la volonté d’établir une hiérarchisation de l’espace : la porte dévolue au commun (Bāb al-Kaḥl), la porte réservée aux Mu’minides (Bāb as-Sādāt), la porte où était administrée la peine capitale (Bāb aš-Šarī‘a), etc. À y regarder de plus près, le point nodal de cette structuration était constitué par les deux portes principales ouvrant sur la demeure du calife ; or, toutes les deux portaient des noms renvoyant clairement à l’idée de jardin : Bāb ar-Riyāḍ281 et Bāb al-Bustān282. À ce propos, il n’est pas impossible que Bāb ar-Rubb leur ait fait écho en tant que premier sas d’accès au saint des saints, la demeure du calife. Cette porte aurait par conséquent procédé du dessein de matérialiser dans l’espace un idéal visant à instaurer un ordre, le seul conforme à la volonté divine à l’exclusion de tous les autres. Ainsi, dans la description du complexe aulique almohade transmise par al-‘Umarī, Bāb ar-Rubb était l’élément premier du Tamrrākušt283, signifiant en berbère « le pays de Dieu ».
128On peut imaginer que l’institutionnalisation du terme de rubb contribua à pérenniser l’emploi de ce vocable ambigu et, au-delà, à éradiquer les anciens usages relatifs à la consommation d’alcool ou à la restreindre. Ainsi, la consommation du anzīr / rubb relevait sans doute originellement de pratiques communautaires destinées à affermir l’esprit de corps des différents clans lignagers. Suite au volontarisme almohade en la matière, la disparition de cette pratique de la sphère publique entraîna le repli de la consommation d’alcool dans le huis-clos des murs des maisons, des palais et des jardins, à l’abri des regards indiscrets. Si tel a été le cas, les Almohades auraient réussi à parachever l’action réformatrice entreprise par Ibn Tūmart. La disparition des pratiques liées à l’anzīr provoqua aussi la disparition de ce terme qui n’est plus attesté après le xiie siècle. En outre, l’appellation actuelle, qui sert à désigner le vin en tachelḥit, littéralement « eau de raisin » (aman n’waḍil), est tout à fait neutre et ne renvoie à aucune une pratique communautaire ou politique.
129Le don de nourriture et de boisson permettait de s’assurer le soutien de partisans, qui dépendaient pour leur survie des bonnes grâces du souverain. En tant que maître des stocks, le calife assurait également aux Almohades et à ceux qui leur étaient associés une vie de luxe. Les cuisiniers des membres de l’élite au pouvoir surent réinterpréter le legs abbasside et même le dépasser. Au-delà de cette élévation et de cette diversification des plats apprêtés, le souverain, loin du fonctionnement relativement égalitariste des communautés villageoises, apparaissait comme un roi nourricier absent de ce moment de convivialité par excellence qu’était le repas en commun. La prise de distance heurta manifestement la sensibilité des sujets maghrébins et alimenta l’opposition de la plupart des soufis. Si la manière de se nourrir constitua un aspect crucial dans l’apparition d’un habitus d’homme d’État, il existe une autre composante qui permettait d’objectiver encore plus directement un ordre. Il s’agit de l’habit.
Notes de bas de page
1 L’épidémie de 1175 affecta la majeure partie du Maġrib al-aqṣā, puisqu’elle est citée dans le Tašawwuf. Cet épisode épidémiologique fut précédé d’une sécheresse qui entraîna une crise de cherté. Cette calamité n’est pas signalée dans al-Mann bi-l-imāma.
2 Les passages du Rawḍ al-Mi‘ṭār et du Bayān consacrés aux événements qui survinrent en al-Andalus dans les années 1220 ne le prouvent que trop. Durant ces années, ce furent les populations de Cordoue et de Séville qui prirent en charge leur propre défense. Faute de militaires de profession, la défense de leur territoire se résumait à entretenir les murailles, et en désespoir de cause à mettre sur pied des sorties contre les chrétiens. La confrontation de civils face à des hommes aguerris équivalait, le plus souvent, à un véritable suicide.
3 Il s’agissait de soldats professionnels, distincts des autres membres de l’armée almohade. En effet, la majorité des recrues de l’armée étaient convoquées à partir d’un système de conscription (an-nafīr al-a‘ẓam), qui avait pour l’armée de terre une assise tribale et, en ce qui concerne la marine, une assise citadine et portuaire.
4 Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, p. 74-75. Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 65.
5 Il s’agit du frère utérin du calife Abū Ya‘qūb, véritable homme fort du régime. Il fut l’instigateur de l’accession et du maintien au pouvoir de son frère, ainsi que le bienfaiteur d’Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt. Par un juste retour des choses, cet homme de lettres brossa un portrait élogieux d’Abū Ḥafṣ, figure éminente de la dynastie almohade dont l’un des descendants, Abū Dabbūs, fut le dernier calife.
6 Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, al-Mann, éd. At-Tāzī, 1987, p. 215.
7 Ce caractère duel a bien été mis en lumière depuis Aristote.
8 Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, p. 344-345. Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 117.
9 À ce titre, Nicolas Michel remarque que le terme de hadiyya (cadeau) recouvrait tout entier l’idée d’imposition.
10 Michel N., p. 348 et 367.
11 Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, éd. At-Tāzī, 1987, p. 215. Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 92.
12 On peut retenir, comme principales divisions, tribus almohades et non almohades, tribus berbères et tribus arabes, troupes permanentes stipendiées et troupes mobilisées de façon temporaire.
13 Ce conflit est sans doute à comprendre à la lumière de la lutte pour imposer une prééminence au sein de l’appareil d’État. Il était donc nécessaire, pour s’imposer, d’être le plus proche possible du calife. Dans ce contexte, il était indispensable d’obtenir la préséance dans l’ordre du cortège.
14 Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, éd. At-Tāzī, 1987, p. 215. Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 92.
15 Nous parlons de pont de fortune car il ne s’agissait pas, contrairement aux fleuves Tensift et Guadalquivir, d’ouvrages d’art mais de planches portées par un système d’outres, capables de supporter le passage de milliers d’hommes et de têtes de bétail.
16 Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, éd. At-Tāzī, 1987, p. 354.
17 Lagardère V., Histoire et société en Occident musulman au Moyen Âge : Analyse du Mi‘yār d’al-Wanšarīsī, Madrid, CSIC, 1995, p. 165. Cet extrait va à l’encontre des théories de Bernard Rosenberger, et plus récemment de Nicolas Michel, qui tous deux ont émis l’hypothèse selon laquelle, en cas de crise de subsistance, le peuple ne songeait que vaguement à imputer à ses dirigeants la faute de leurs malheurs.
18 Al-Ḥimyarī Ibn ‘Abd al-Mun‘im, ar-Rawḍ al-Mi‘ṭār, éd. I. ‘Abbās, Beyrouth, Maktabat Lubnān, 1975, p. 521.
19 Il est à noter que, pressentant la difficulté de rendre dans toute sa complexité le mot baraka, É. Lévi-Provençal n’a pas traduit ce terme et a conservé la forme arabe originelle.
20 Al-Ḥimyarī, ar-Rawḍ al-Mi‘ṭār, éd. I. ‘Abbās, Beyrouth, 1975, p. 521. Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 344-345.
21 Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 259.
22 Laoust É., « L’habitat chez les transhumants du Maroc central », Hespéris, 14, 1934, p. 115-116.
23 Ibn Simāk, al-Ḥulal, éd. Zakkār, 1978, p. 150.
24 Ar-Rāzī ‘Īsā Ibn Aḥmad, Anales palatinos del califa de Córdoba al-Ḥakam II, éd. et trad. par E. García Gómez, Madrid, Sociedad de Estudios y publicaciones, 1967, p. 51-53. Sanders P., Rituals, Politics and the City in Fatimid Cairo, Albany, 1994, p. 28, 66 et 78.
25 Sanders P., op. cit., p. 78.
26 Du moins c’est ainsi qu’apparaît la très vaste activité constructrice des Almohades chez Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt.
27 Ibn ʿAbd al-Malik, aḏ-Ḏayl w-at-takmila, éd. Benchérifa, 1984.
28 Ibid., p. 351.
29 Kably M., Société, pouvoir et religion au Maroc à la fin du Moyen Âge, p. 19.
30 Al-‘Umarī, Masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār, éd. Gaudefroy-Demonbynes, 1927, trad. p. 208.
31 Les notions de minorité et de régence n’eurent jamais, dans les différentes dynasties de l’Occident musulman médiéval, une traduction institutionnelle.
32 Rabitat Eddine M., Marrākuš zaman ḥukm al-muwaḥḥidīn ǧawānib min tārīḫ al-maǧāl wa l-insān, Marrakech, Publications de la Faculté des lettres de Marrakech, 2008, p. 186-189.
33 Si l’on ne peut avoir la certitude qu’à ce moment les travaux du minaret étaient achevés, il n’en reste pas moins qu’ils devaient être bien avancés.
34 Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 405. Al-‘Umarī, trad. p. 339.
35 Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, éd. At-Tāzī, 1987, p. 183, 193, 251 et 434.
36 Voir Ferhat H., Le Maghreb aux xii e- xiii e siècles : les siècles de la foi.
37 Par exemple, al-‘Azafī et at-Tādilī évoquent, à propos du plus important des « saints » du Maġrib al-aqṣā, le cheikh Abū Ya‘zā, ses karāmāt. Il est d’ailleurs tout à fait remarquable que at-Tādilī établisse un net distinguo entre les saints personnages, dont les miracles étaient apparents aux yeux de tous les musulmans (marcher sur l’eau, faire le pèlerinage sur des créatures ailées et dans un temps record, multiplier les pains, guérir les malades par imposition des mains ou par crachat, etc.), et les autres, dont les prodiges et les mérites étaient souvent secrets et n’éclataient au plein jour que post mortem.
38 Ferhat H., « Abū l-‘Abbas al-Sabtī, sainteté et contestation », Al-Qanṭara, 5, 1992, p. 185-199.
39 Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 439. Al-‘Umarī, éd. Gaudefroy-Demonbynes, trad. p. 339-340.
40 Al-‘Umarī, éd. Gaudefroy-Demonbynes, trad. p. 339.
41 Jiménez Martín., « Al-Andalus en época almohade », La Arquitectura del Islam occidental, (dir.) R. López Guzmán, Madrid, El Legado andalusí, 1999, p. 178.
42 Canard M., « Le cérémonial fatimite et le cérémonial byzantin, Essai de comparaison », Byzantion, 66, 1951, p. 359.
43 Grabar O., La Alhambra : iconografía, formas y valores, trad. en castillan par J. Luís López Muñoz, Alianza Editorial, Madrid, Alianza Editorial, 1980, p. 196.
44 Canard M., p. 365.
45 Ces greniers monumentaux, une fois désaffectés après la déchéance des dynasties almohade et mérinide, servirent à Marrakech sous les Saadiens de geôles pour les chrétiens. Leur destruction fut occasionnée par une explosion de poudre. Luis del Mármol de Carvajal, en sus de sa Description générale de l’Afrique, est surtout connu pour avoir laissé un récit relatif aux guerres morisques (1568-1571) dont il fut témoin.
46 Mármol Carvajal L. del., Description générale de l’Afrique, traduit par le Chevalier d’Albancourt, 1667, t. II, p. 56.
47 Bayart J-F., L’État en Afrique : la politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, p. 208.
48 Necipoǧlu G., Architecture Ceremonial and Power. The Topkapi Palace in the Fifteenth and the Sixteenth Centuries, Cambridge-Londres, MIT Press, 1991, p. 70.
49 Lévi-Strauss C., Le Cru et le Cuit (Mythologiques I), Paris, Plon, 1964, p. 158-163.
50 Ibn Razīn, p. 275.
51 Ibid., p. 138-142.
52 D’autres recettes de l’ouvrage font intervenir bien plus accessoirement du gibier dont l’utilisation était, d’après l’auteur, facultative. Cette rareté est à situer à l’exact opposé du goût jamais démenti des élites européennes, féodales puis royales, pour le gibier.
53 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 80.
54 Dakhlia J., « Du sacré duel au sacré débattu : la légitimité en écho des souverains maghrébins », Al-Qanṭara, 17-2, 1996, p. 341-374.
55 Maxime Rodinson précise que des monarques sassanides furent de fins gourmets et des cuisiniers réputés.
56 Nouveaux au moins pour le Maghreb, car la cuisine royale était bien connue en al-Andalus depuis au moins le ixe siècle et la venue du célèbre poète, musicien, gastronome et cuisinier Ziryāb, qui introduisit à Cordoue les usages et les modes de la cour abbasside.
57 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 24. Ibn Razīn, p. 193.
58 Ibid., p. 72.
59 Ibid., p. 173. Ibn Razīn, p. 103.
60 Ibid. Ibid.
61 Ibid., p. 175.
62 Aš-Šaqundī, « La Risāla d’aš-Šaqundī », éd. et trad. A. Luya, Hespéris, 22, 1936, p. 153.
63 Il convient de prendre en considération le fait qu’Almoravides et Almohades contrôlaient, à partir de Taroudant, toute la vallée du Sūs, qui était alors la première zone productrice de sucre de canne au monde.
64 Kuhne Brabant R., « Le sucre et le doux dans l’alimentation d’al-Andalus », Médiévales, 33, 1997, p. 61-62.
65 Chalmeta P., « El Kitāb fī ādāb al-ḥisba de al-Saqaṭī », al-Andalus, 32, 1967, p. 153.
66 Al-Aštarkūnī as-Saraqusṭī, La Maqāma Barbariyya de al-Saraqusṭī, éd. et trad. en castillan par I. Ferrando Frutos, Anaquel de estudios árabes, 1991, p. 125-129. éd. et trad. en anglais par J. Monroe, Al-Maqamāt al-Luzūmīyah, Leiden-New-York, E. J Brill, 2001.
67 Tel est l’axiome de la Risālat aš-Šaqundī.
68 Ibn Razīn, p. 79.
69 Ibid., p. 51 et 55.
70 Élias N., La Civilisation des mœurs, trad. P. Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 253-256.
71 Cette unité ne fut réalisée que très temporairement par le sultan mérinide Abū l-Ḥasan (1331-1348).
72 Ibn Razīn, p. 193-196. Suite à la publication de cet ouvrage, il semble que le roi du Maroc Hasan II (1961-1999) ordonna d’introduire ce mets dans les cuisines du palais. Depuis lors, il est devenu l’un des plats que l’on sert de préférence aux invités de marque.
73 Sur ce sujet, on ne peut trouver mention dans le Tašawwuf que des plats en terre, ce qu’il faut lier à la propension de l’hagiographe à condamner les gouvernants et tout leur luxe.
74 Il s’agit d’une sauce composée de farine d’orge ou de blé fermentée et parfumée à des essences que l’on laissait longtemps fermenter. Le murrī se préparait en grande quantité et se gardait longtemps, même si sa conservation était fragile et nécessitait beaucoup de soins. De même, il existait plusieurs façons de l’apprêter. Ibn Razīn ne donne pas moins de quatorze recettes de murrī. Il était réservé à une classe aisée, et les autres couches sociales l’ignoraient. Ambrosio Huici-Miranda, dans sa traduction du Kitāb aṭ-ṭabīḫ (La cocina hispano-magrebí durante la época almohade, éd. et trad. en castillan par Ambrosio Huici Miranda, Madrid, Ayuntamiento de Valencia, 1966), précise en note de bas de page que l’on peut trouver trace de la préparation de ce condiment dans le traité de Dioscoride. Selon Halima Ferhat, les riches faisaient appel à des spécialistes qui venaient à domicile fabriquer la quantité de murrī nécessaire à la consommation, mensuelle ou annuelle, de la famille. De par sa composition et son goût, il n’est pas sans rappeler le garum antique et l’actuel nuocmâm vietnamien. On a émis l’hypothèse que sa disparition serait liée à l’introduction progressive de la tomate.
75 Ibn Razīn, p. 193. Nous avons choisi de donner la version d’Ibn Razīn car elle reste, d’un point de vue technique, plus étoffée que la recette du ṣanhāǧī donnée par l’auteur du Kitāb aṭ-ṭabīḫ.
76 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 24.
77 Ibn Razīn, p. 60 et 91.
78 Il est clair que pour un locuteur de l’arabe dialectal maghrébin, la compréhension de ce texte peut être facilitée par une lecture à voix haute. De même, certains ingrédients ne nous sont donnés que dans un vocabulaire bien spécifique à l’Occident musulman. C’est ainsi que le fenouil n’est donné que sous une forme réputée aujourd’hui dialectale, basbās, alors que le terme oriental šamar, consacré par l’arabe standardisé, en est absent.
79 Nous nous inscrivons résolument contre les théories qui émirent un soupçon quant à la réalité pratique de ces plats.
80 Ibn Razīn, p. 93.
81 Pedro de Alcalá, El Léxico árabe según Pedro de Alcalá, éd. F. Corriente, Madrid, Universidad de Madrid, 1988, p. 85.
82 Al-Aštarkūnī as-Saraqusṭī, La Maqāma barbariyya de al-Saraqusṭī, trad. en castillan par I. Ferrando Frutos, p. 125-129. Trad. en anglais par J. Monroe, Al-Maqamāt al-Luzumiyya, Brill, Leiden, 2001.
83 Tanger joue tout comme dans la Risālat aš-Šaqundī le rôle d’interface entre al-Andalus et le Maghreb. Il est d’ailleurs remarquable que ce rôle n’ait pas échu à Ceuta, ce qui découle peut-être du fait que de nombreux personnages de cette cité avaient, depuis le ve/xie siècle, joué un rôle de tout premier plan dans l’Occident musulman médiéval, et que si l’on suit les Ṭabaqāt, les hommes de lettres y avaient été relativement nombreux. À ce titre, elle ne pouvait jouer le rôle de la ville archétypale des Berbères.
84 Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt souligne que tous ces termes peuvent être englobés dans l’acception de ǧahl.
85 Rodinson M., « Recherches relatives à la cuisine arabe », Revue des Études islamiques, 17, 1949, p. 95-109.
86 Oubahli M., p. 50.
87 Kitāb aṭ-Ṭabīḫ, p. 171.
88 Ce nom d’origine romane (fideus) se référait par un mécanisme d’inclusion-exclusion à la nourriture archétypale du croyant musulman, qui se situe aux antipodes de la nourriture des mécréants. Cela illustre le fait que le repas, loin de réunir, peut aussi fonctionner comme une machine qui exclut.
89 Le plat que donne le seigneur du Dar‘a pour honorer son hôte Jean-Léon L’Africain est constitué, entre autres, d’un mélange de couscous et de panade.
90 Ibn Razīn, p. 87.
91 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 171. C’est là une des nombreuses possibilités existantes, tant les mentions textuelles de la maqāma ne permettent pas de préciser de quel plat il s’agissait réellement. Néanmoins, l’allusion aux pâtes arabo-berbères reste limpide.
92 Il faut entendre par étranger tous les non-berbères. On peut recenser dans l’ouvrage d’Ibn al-Abbār quelques notices biographiques relatives à des Orientaux, en particulier à des Égyptiens, qui vinrent se mettre au service des dynastes berbères, ce qui ne manque pas d’apporter une touche réaliste au récit susmentionné.
93 Marín M., « Cuisine d’orient, Cuisine d’occident », Médiévales, 33, 1997, p. 10.
94 Dans les différentes Ṭabaqāt, il apparaît qu’un nombre substantiel de notices biographiques font mention de déplacements en lien avec le pouvoir. Dans ce cas de figure, le champ des possibles se restreignait à deux attitudes : soit on se mettait à son service (il fallait alors se plier au jeu des nominations et des disgrâces), soit on le fuyait.
95 Ibn ‘Abd Rabbih, p. 181.
96 Al-Marrākušī, éd. Ibn Manṣūr, 1998, p. 143.
97 Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 174.
98 Il n’est pas impossible qu’il s’agisse là de la première occurrence d’une transposition du mot arabe « santé » (ṣiḥḥa) en berbère ṣaḥḥet, à partir du procédé usuel qui consiste à berbériser les noms féminins arabes en leur adjoignant un « t » final, et moins systématiquement un « t » initial. La présence du terme « santé » s’explique par le caractère indissociable de l’alimentation et de la médecine dans les deux livres de recette précités.
99 C’était un petit-fils de ‘Abd al-Mu’min. Son cousin, le calife Abū Yūsuf al-Manṣūr, le nomma gouverneur de Marrakech lors de son départ pour l’Ifrīqiya en 582/1186. Cette expédition visait à rétablir la situation des Almohades compromise par la poussée des Banū Ġāniya à l’est du Maghreb (Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 186).
100 Cet homme d’origine andalouse commença sa carrière comme muḥtasib sous Abū Ya‘qūb ; plus tard, sous le calife an-Nāṣir, il eut la haute main sur les finances de l’État (ṣāḥib al-ašġāl al-maḫzaniyya) (Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 259 et 263.
101 C’était l’un des fils d’Abū Yūsuf al-Manṣūr, qui fut un temps gouverneur de Ceuta, avant de devenir gouverneur de Séville, puis calife en 1226.
102 Ce fils de cheikh almohade, originaire de la tribu des Hintāta, fut un temps le vizir d’Abū Yūsuf al-Manṣūr, avant de connaître la disgrâce et le bannissement en al-Andalus sous al-Nāṣir. Il sut un temps profiter de la faiblesse du fils de ce dernier pour reprendre son ancienne place, avant d’être ignominieusement mis à mort par la populace au moment des troubles des années 1224-1225. L’ouvrage du viiie/ xive siècle, intitulé ar-Rawḍ al-mi‘ṭār, est la source qui donne le plus de renseignements sur son cheminement et sa fin tragique.
103 La recette que donne Ibn Razīn diffère cependant de celle de son prédécesseur : la panade enduite de blanc d’œuf est introduite directement dans le corps du mouton, avant que ce dernier soit recousu et présenté.
104 Nous n’avons pu trancher entre les deux acceptions, car R. Dozy stipule que la miṯarda était également un plat en argile, un peu à la façon du tajine contemporain. Sur le même mode, on peut trouver, dans le Kitāb aṭ-ṭabīḫ, la trace de plusieurs recettes portant le nom de miṭaǧin.
105 Sur le muḥtasib, voir Lévi-Provençal É., « Séville musulmane au début du xiie siècle. Le traité d’Ibn ‘Abd ‘Abdun sur la vie urbaine et les corps de métiers », rééd. Maisonneuve & Larose, Paris, 2001.
106 D’après Maxime Rodinson, Miskawayh (xe siècle), figure éminente de l’humanisme arabe, était également un cuisinier chevronné.
107 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 201.
108 C’est-à-dire en dehors du cercle très fermé des dirigeants.
109 Représentatif à cet égard, l’auteur anonyme du Kitāb aṭ-ṭabīḫ fait état d’une « recette extraordinaire », suivie d’une autre qu’il qualifie d’« autre nouveauté ».
110 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 36.
111 Ibid., p. 37.
112 On retrouve ce trait distinctif, par-delà le temps et les civilisations, du repas donné par Trimalcion, dont l’apothéose est constituée par un porc dont s’échappent par « surprise » saucisses et boudins, jusqu’aux fameux pâtés volières de la Renaissance, qui n’étaient pas fait tant pour être consommés que pour éblouir l’assistance. De même, on peut trouver la mention dans le livre VIII du traité d’Apicius, d’ailleurs intitulé « Le cuisinier somptueux (Politeles) », mention de trois recettes de « Stockfisch sans stockfisch », dans lesquelles on ne trouve nul produit de la mer mais des foies de lièvre, de chevreau, d’agneau ou de volaille qui pouvaient, le cas échéant, être servis dans un plat en forme de poisson.
113 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 173-175. Du nom de Būrān, femme du célèbre calife abbasside al-Ma’mūn.
114 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 49. Du nom du célèbre vizir d’origine persane, Abū Ǧa‘far al-Barmakī († 803), qui fut tout à la fois le favori et le vizir du calife abbasside Hārūn ar-Rašīd.
115 Ibn Razīn, p. 103.
116 Il était lui-même très imprégné du legs sassanide, tant du point de vue politique que culturel. Actuellement, en Iran, des chercheurs ont initié des travaux novateurs par lesquels ils tentent de réapprécier l’histoire abbasside à l’aune du bilinguisme multiséculaire arabe-persan.
117 Rodinson M., p. 110.
118 Des nuances seraient à apporter entre les recettes des plats du Maġrib al-aqṣā et celles des parties plus orientales du Maghreb. Par exemple, l’auteur du Kitāb aṭ-ṭabīḫ donne des noms berbères à des spécialités bougiotes.
119 À partir des ingrédients et de la technicité du mets, on peut en déduire qu’il s’agissait d’un plat issu de la cuisine aristocratique de ce prospère centre économique et civilisationnel qu’avait été la cour des rois musulmans, puis chrétiens, de Sicile.
120 Que sanctionne parfois un nom d’origine romane, comme fideos ou fartūn.
121 Rodinson M., p. 98.
122 La sphère dominante se caractérisant, par jeux de miroir, par l’oisiveté. À travers cette façon d’apprêter ce mets sont louées ses hautes qualités nutritives. Au regard de la mention précédente du rafīs pour les Berbères, il se pourrait qu’il s’agisse là d’un mets consommé à l’origine par les Andalous.
123 Ne serait-ce qu’à cause de notre connaissance lacunaire de la civilisation matérielle du Maghreb avant le xiie siècle, ce qui revient à dire, une fois de plus, que le coup de projecteur sur ces sociétés n’est donné qu’au moment où l’unité de l’Occident musulman est impulsée par des dynasties berbères.
124 Nous avons vu, avec les exemples du bazīn et du zabzīn ou encore celui du couscous, que des emprunts pouvaient également se faire en sens inverse.
125 Ce que semblent corroborer deux sources différentes : d’une part, al-‘Umarī, et, d’autre part, Ibn ‘Iḏārī (p. 328) qui mentionnent qu’une fois Marrakech prise, l’homme fort du moment, ‘Umar b. Wāqariṭ, prit sa résidence dans l’ancienne demeure d’Abū Sa‘īd b. Ǧāmi‘.
126 C’est à dessein que nous avons utilisé ce vocable, même si le terme arabe ṣāḥib (pl. aṣḥāb) ne rend pas les termes employés dans les différentes langues romanes issues du latin cum panis. En effet, le terme arabe renvoie plutôt au champ sémantique de l’amitié sur une base affective.
127 L’Africain J.-L., La Description de l’Afrique, éd. et trad. A. Épaulard, Paris, Maisonneuve et Larose, 1956.
128 Tout particulièrement, il décrivit sans luxe de détails le repas qui lui fut donné par le seigneur du Dar‘a. (Ibid., p. 137).
129 Cénival P., « Les Émirs des Hintata, Rois de Marrakech », Hespéris, 24, 1937, p. 245-259. Les pouvoirs qui émergent à partir du xve siècle sont également des pouvoirs exclusivement locaux, qui ont abandonné toute velléité de réaliser l’unité de l’Occident musulman.
130 Si la teneur du récit de J.L. L’Africain prit la mesure de l’écart considérable qui séparait désormais l’urope du Maghreb.
131 Probablement avec l’une de ces savantes décoctions décrites à la fin de l’ouvrage d’Ibn Razīn.
132 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 36. Il est clair que la moelle était un aliment très prisé, pas seulement chez les puissants, ce que corrobore le fait que le verbe maḫḫaḫa peut signifier « extraire de la moelle » mais aussi « être succulent, juteux, substantiel ».
133 Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, éd. at-Tāzī, p. 414-421.
134 Un peu à la façon des rois de France qui entretinrent longtemps la fiction d’un souverain se nourrissant et faisant fonctionner l’État à partir des recettes du domaine royal.
135 Si al-Marrākušī met en scène, à plusieurs reprises, ‘Abd al-Mu’min en train d’endurer des souffrances innommables, ce n’est que dans la mesure où il n’est pas encore devenu calife. Ce procédé permet de mettre en valeur ses mérites et son endurance, comme par exemple lorsqu’il souffre en silence quand le cheval du souverain hammadide lui écrase le pied à Bougie. Mais au-delà, si l’on suit le fil du récit du même auteur, la nature des relations entre Ibn Tūmart et ‘Abd al-Mu’min peut entrer dans le cadre de rapports maître-disciple inhérents au soufisme. En effet, il est relaté comment le futur calife, exténué, manqua de peu de se noyer parce qu’il avait cédé sa place à al-Mahdī et à al-Bašīr sur la barque qui devait leur faire traverser le fleuve connu aujourd’hui sous le nom de Bouregreg.
136 Comme c’est le cas, par exemple, d’al-Manṣūr à la fin de sa vie, tel qu’il est présenté par Ibn ‘Iḏārī.
137 Il s’agit le plus souvent, pour les chroniqueurs, de brosser le portrait de mauvais souverains ou de souverains incapables, gagnés par les passions et par l’affect, comme c’est le cas, par exemple, d’ar-Rašīd.
138 Al-Bādisī, al-Maqṣād aš-šarīf, p. 89. L’auteur indique que le maître du logis répandit sur le plat pris en commun du beurre rance, avant que les invités ne puissent se saisir de la viande qui était située au milieu du plat.
139 C’est ce qui est indiqué dans le Kitāb aṭ-ṭabīḫ, où il est précisé que saupoudrer les mets de lavande était un usage des Berbères.
140 Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, éd. at-Tāzī, p. 215.
141 Ibn Ḫaldūn, Le Livre des exemples, p. 98.
142 Aurell M., « Le roi mangeur et les élites à table », La Sociabilité à table : Commensalité et convivialité à travers les âges, Rouen, 1990, p. 122-123. Ce qui n’empêchait pas que l’on ne présente pas les mêmes morceaux aux convives installés à la même table. La structure hiérarchique de la société conviviale permettait d’admettre les membres des classes inférieures.
143 At-Tādilī, p. 429.
144 Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 338.
145 Ibid., p. 267.
146 Ibn Abī Zar‘, Rawḍ al-Qirṭās, éd. Ibn Manṣūr, rééd. 1999, p. 529.
147 D’une autre manière, Ziryāb avait lui aussi établi en al-Andalus une synthèse entre les manières de table de ces deux entités, mais à une époque où les Omeyyades d’al-Andalus ne se sont pas encore proclamés califes.
148 Il convient de rappeler que leurs prédécesseurs et ennemis almoravides étaient partis en Orient chercher une instance de légitimation, démarche qu’entreprit également le premier potentat andalou, Ibn Hūd, qui, le premier, parvint à ébranler de l’intérieur du Dār al-islām la puissance des Almohades. Pour mieux marquer sa rupture avec les califes berbères, il prit prit le surnom honorifique abbasside d’al-Mutawakil († 861), « le restaurateur de l’orthodoxie sunnite face au mu‘tazilisme ».
149 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 85. Ce qui jure avec les habitudes prises à l’âge classique en Europe, et tout particulièrement en France, de faire littéralement disparaître la table sous un amoncellement de mets.
150 At-Tādilī, p. 136. Il est dans ce cas fait mention d’un saint du Tādla évoluant dans un milieu berbère et rural, ce qui semble indiquer qu’il s’agissait d’un usage largement répandu au Maġrib. Dans cette notice qu’il lui consacre, il est précisé que les convives chassèrent le saint personnage en raison de sa saleté supposée.
151 Ibn Razīn, p. 277.
152 Ibid., p. 275. Une seule recette entre dans ce cas de figure.
153 Ibid., p. 277-278. Ce qu’il fait pour au moins trois recettes.
154 Ibid., p. 279.
155 Ibid.
156 En particulier d’écorce de bois de santal pilé.
157 L’auteur, pour désigner les quantités à employer, peut faire mention d’une somme en argent ; par exemple, il est dit à propos de l’une des mixtures royales que l’« on peut adjoindre à la mixture déjà obtenue une contenance (miqdār) de quinze dirhems ». Mais il peut être précisé, ce qui est loin d’être systématique, le poids exact à incorporer à la recette. On trouve, par exemple, « utiliser dix livres (miṯqāl) de pétales de roses rouges ». Parfois, Ibn Razīn indique, pour le même ingrédient, une quantité correspondant à une somme en argent ainsi qu’une quantité en livres.
158 Ibid., p. 278.
159 C’est particulièrement vrai des différentes formes de sirops qui utilisent, entre autres, de l’écorce de bois de santal pilé et des épices.
160 Ibid., p. 279. Si l’on suit l’auteur, l’ensemble de ces mixtures étaient obtenues par une macération à froid.
161 Ce que dénote l’utilisation du verbe qaraṣa, qui est à comparer avec l’usage répandu dans toute l’Europe médiévale chrétienne de se servir pour manger des deux paumes de la main.
162 Joannès F., « Les parfums en Mésopotamie », Dossiers d’Archéologie, 337, 2010, p. 23. C’est ce que cet article indique nettement à propos des macérations obtenues à froid, qui ressemblent aux ašnān répertoriés par Ibn Razīn, tant du point de vue de la texture que des différents ingrédients qui entraient dans sa composition.
163 Ce que corrobore peut-être le fait qu’aucun des traités de ḥisba, ni même aucune autre source, n’y fait la moindre allusion. De même, leur disparition est sans doute à rapprocher d’un affaiblissement et d’un appauvrissement des différentes cours du Maghreb à l’époque moderne.
164 Ibn Razīn., p. 39-58.
165 Ibid., p. 85-89.
166 Ce nom provenait sans doute du fait que l’on retrouvait un panel relativement étoffé de viande, ce qui n’était pas le cas des autres préparations de panade, qui n’utilisaient qu’une ou deux sortes de viande à la fois.
167 Ce qui laisse entrevoir deux possibilités : il était imbibé de bouillon ou, comme les recettes marocaines contemporaines, il était antérieurement cuit à la vapeur dans une sorte de couscoussier.
168 Il est exceptionnel que ce ne soit pas de la cannelle de Chine qui entre dans la composition d’un mets royal.
169 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 179-180.
170 Femme préférée du prophète de l’islam.
171 Al-Buḫarī, p. 667. C’est probablement en fidélité à ce ḥadīṯ que l’on rapporte l’usage pratiqué, jusqu’à nos jours dans des régions du Maghreb, de consommer le ṯarīd le jour de la fête célébrant la naissance du prophète de l’islam.
172 Al-Ǧāḥiẓ, Le Livre des avares, éd. et trad. Ch. Pellat, Maisonneuve & Larose, Paris, rééd. 1997, p. 149.
173 C’est ainsi que l’on prêta à Ibn Tūmart et à ‘Abd al-Mu’min une ascendance chérifienne.
174 C’est ce qui apparaît dans l’ouvrage d’Ibn Razīn (p. 87) où, comme nous l’avons mentionné, couscous, pâtes et soupes sont censés arroser les panades (ṯarā’id).
175 Il s’agit d’un processus graduel et progressif que María Jesús Viguera Molins illustre en comparant les trois actes solennels d’allégeance qui furent rendus au premier calife almohade. Voir à ce propos son article « Ceremonias y simbólicos soberanos en al-Andalus », Los Almohades : problemas y perspectivas, p. 105-113.
176 Cet homme était un proche parent du calife, et donc un non-maṣmūda de naissance, ce qui signifie qu’il était rattaché à l’État au double titre de proche de ‘Abd al-Mu’min et de la faveur octroyée par le calife. La légitimité invoquée par ‘Abd as-Salām Gūmī s’opposait à celle des autres Almohades, qui se réclamaient de la proximité qu’eux ou leurs ancêtres avaient entretenue avec Ibn Tūmart. Ce furent d’ailleurs des Almohades de rang et de naissance qui s’employèrent à le perdre.
177 Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, éd. at-Tāzī, p. 118. Ibn ‘Iḏārī, p. 92.
178 Il existe aussi, en plus de la recette proprement dite de la panade à la poule, une préparation dite de la panade aux deux poulets où l’un sert à faire la farce de l’autre. Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 115.
179 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 117.
180 Ibid., p. 116.
181 C’est probablement ce plat qui fut servi par les sultans mameloukes à Saint Louis lors de sa captivité en Égypte, preuve du grand cas que l’on faisait du souverain franc : « Un nommé Ysembart faisait la cuisine pour le roi malade et faisait du pain de chair et de farine, qu’il apportait de la cour du sultan. »
182 Ferhat H., Le Soufisme et les Zaouïas au Maghreb, Casablanca, Toubkal, 2003.
183 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 187.
184 Ibn Simāk, al-Ḥulal, éd. Zakkār, 1978, p. 26.
185 Al-Marrākušī, éd. Ibn Manṣūr, 1998, p. 185.
186 Ibn Ḫaldūn aurait dit le ǧāh, soit la capacité à imposer une volonté à partir du charisme.
187 N’oublions pas que l’auteur rédigea son ouvrage en Orient, à l’intention d’un public oriental. À ce titre, il est fort possible qu’il contribua à auréoler al-Manṣūr au Mašreq d’un halo de sainteté, ou du moins à le présenter comme un souverain vertueux, ce qui expliquerait en partie pourquoi Ibn Ḫallikān († 1282) lui consacra une notice.
188 At-Tādilī ne le mentionne même pas, alors qu’il rend compte de la victoire d’Alarcos remportée sur les chrétiens. De même, Ibn ‘Abd al-Malik, s’il évoque bien sa mémoire, ne met pas spécialement en avant une qualité de prince dévot et ascète.
189 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 213. Ibn Razīn fait également mention de ce mets, sans cependant préciser qu’il s’agissait là d’un mets royal.
190 Il s’agissait d’une forme de gâteau de la taille d’une pomme ou d’une poire, extrêmement difficile à apprêter et qui de plus nécessitait de nombreux ingrédients : sucre blanc, eau de rose, musc, lavande, clous de girofle, gingembre, camphre, etc.
191 Il est vrai que ce caractère se retrouve davantage chez l’auteur du Kitāb aṭ-ṭabīḫ, ce qui est vraisemblablement imputable aux singularités du parcours de l’auteur, que par ailleurs nous méconnaissons totalement, et inhérent au moment historique où il rédigea son ouvrage. Cependant, comme nous l’avons vu pour le cas des mixtures, l’œuvre d’Ibn Razīn est loin d’être exempte d’une volonté de distinction.
192 Ce qui rejoint la problématique de qui écrit et pour qui ? Les auteurs dont nous conservons les écrits furent pratiquement tous, pour la période médiévale et en particulier pour la période almohade et le début de la période mérinide, des personnes gravitant autour de la sphère des gouvernants. À ce titre, on ne peut ignorer que, comme l’a bien mis en exergue M. Marín, si les deux auteurs de livres de recettes furent soucieux de transmettre l’image de la cuisine de leur temps et de leur pays, force est de constater qu’ils en donnèrent une image, la leur, celle de citadins appartenant aux hautes couches de la société, avec tout ce que cela induit comme conséquences. Ainsi, pour appréhender de façon satisfaisante une histoire des usages alimentaires, il nous manque des sources similaires à celles d’al-Bayḏaq faisant état d’un rôle social et politique des plats.
193 Barceló M., « El califa patente : el ceremonial omeya de Córdoba o la escenificación del poder », p. 51-71.
194 Exception faite toutefois des ouvrages de médecine ; on peut se référer, entre autres, à Ibn Zuhr. Voir Debbabi Missaoui S., « L’alimentation dans les traités des médecins andalous », Grenade 1492-1992. Du royaume de Grenade à l’avenir du monde méditerranéen, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1992, p. 301-314.
195 Lagardère V., Histoire et société en Occident musulman au Moyen Âge : Analyse du Mi‘yār d’al-Wanšarīsī, p. 168.
196 At-Tādilī, p. 106.
197 Ibid., p. 113.
198 Ibid., p. 123. Il s’agit d’un notable almoravide qui, afin de vivre dans le dépouillement, quitta Tlemcen où il résidait depuis de nombreuses années pour le désert, au sens propre du terme.
199 Par exemple, il nous est dit qu’au moment d’ingurgiter de la mauve bouillie, le cheikh Abū Ya‘zā rugissait comme un lion pour mieux dompter son âme.
200 Ce qui peut constituer un problème puisque, éventuellement, cette attitude peut être assimilée à un suicide. C’est ainsi que at-Tādilī (p. 197) nous donne l’exemple d’un saint que l’on exhorta afin qu’il s’alimentât correctement.
201 Ibn Abī Zar‘, éd. Ibn Manṣūr, p. 286. En vue de cela, cet arpentage systématique permettait d’établir un net distinguo entre terroirs dévolus à l’élevage (saltus) et terroirs dévolus à l’agriculture (ager). L’arpentage de toutes les terres du Maghreb impressionna nombre de chroniqueurs, y compris dans la longue durée puisque, dans un contexte où le Maroc était menacé de toutes parts, à la fin du xixe siècle, par des projets de conquête, an-Nāṣirī insiste sur ce point, ce qui revient à mettre en perspective la grandeur passée avec la faiblesse actuelle, et de la sorte garder espoir en mettant l’accent sur le caractère supposé cyclique de l’histoire.
202 Azzaoui A., p. 291-319 et 379.
203 Voir, à ce propos, Azzedine Allam, « De la sujétion à la citoyenneté itinéraire du concept de ra‘iyya », Hespéris-Tamuda, 39, 2001, p. 109-117.
204 Azzaoui A., p. 326.
205 Ibid., p. 250.
206 Ibid., p. 348-349.
207 À travers ces différentes formulations (ra‘iyya-ǧumhūr-nās-‘ibād, etc.), il faut entendre par les administrés ceux qui n’appartenaient pas à l’élite dirigeante.
208 Azzaoui A., p. 331 et 361.
209 Voir Dakhlia J., L’Empire des passions. L’arbitraire politique en islam, Paris, Aubier (Collection historique), 2005.
210 On retrouve ici l’aspect dual de cet État. La partie berbère, attachée au souvenir d’al-Mahdī, était représentée par Ibn Ǧāmi‘, fils d’un compagnon d’Ibn Tūmart originaire de la tribu des Hintāta ; la partie arabe, c’est-à-dire andalouse, était représentée par al-Mālaqī.
211 Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, éd. at-Tāzī, 1987, p. 340-341.
212 Azzaoui A., p. 391.
213 À plusieurs reprises, d’après at-Tādilī, les autorités almoravide et almohade cherchèrent à confisquer des biens de mainmorte, en particulier ceux qui étaient localisés à proximité de la mosquée d’Aġmāt. À chaque fois, les saints réussirent à stopper « miraculeusement » ces tentatives de déprédation, occasion de faire montre de leur pouvoir charismatique (karāmāt).
214 Ce caractère prédateur explique que de pieux personnages préféraient louer leurs magasins ou foyers de peur de payer des taxes considérées comme iniques, ce qui leur permettait de ne pas être dépossédés à tout moment de leurs biens, et d’une façon générale de n’entretenir aucun lien avec un État oppresseur.
215 Ce phénomène perdura au Maroc dans la longue durée et attira l’attention d’un observateur aussi averti que Walter Harris, correspondant du Times au Maroc entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle qui, à plusieurs reprises, rapporta comment on laissait s’enrichir des personnages influents du Makhzen. Une fois que ces notables devenaient richissimes, on leur confisquait leurs biens et ils pouvaient s’estimer heureux s’ils gardaient la vie sauve, quitte à ensuite à recommencer : Morocco that was.
216 Ibn ‘Arabī, Les Soufis d’Andalousie, éd. et trad. R. W. Austin, Paris, Actes Sud, p. 130.
217 Celui-ci vécut toute sa vie dans le port rifain de Bādis à l’époque almohade.
218 Al-Bādisī, al-Maqṣad aš-šarīf, éd. S. Aʿrab, Rabat, Imprimerie royale marocaine, 1982, p. 62.
219 Azzaoui A., p. 428-431 et 439.
220 Lewicki T., « Sur le nom de Dieu chez les Berbères médiévaux », p. 227. Taoufiq A., « Ḥawla ma‘nā ism Marrākuš », dir. A. Toufiq, Marrākuš min at-ta’sīs ilā āḫir al-‘aṣr al-muwaḥḥidī, Casablanca, 1989, p. 18. À travers ces deux études, il est mis en avant le fait que les premiers tenants d’un bilinguisme arabe-berbère, un tant soit peu institutionnalisé, traduisait Yākuš par Mu‘ṭī. Ce terme est l’un des attributs de Dieu qui a, en arabe exactement la même acception que le nom berbère Yākuš.
221 Il est également le père de Abū l-Ḥasan Muḥammad Ibn‘Alī, l’auteur du Naẓm al-ǧumān.
222 Ibn ‘Abd al-Malik, aḏ-Ḏayl wa-t-takmila, éd. Benchérifa, 1984, p. 175.
223 Voir Godelier M., L’Énigme du don, Paris, Arthème Fayard, 1996, p. 21.
224 À ce moment-là, les proportions des rations données à la troupe, en particulier chez Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, nous semblent parfaitement plausibles.
225 Cela correspond à la définition littérale du mot dawla que l’on peut rendre, tout à la fois, par « État » et « dynastie ».
226 Comme souvent sous les Almohades, les notices biographiques donnent pour le même personnage un nom arabe, ‘Īsā b. ‘Abd al-‘Azīz, et un nom berbère, Ilalbaḫt. Ce nom signifie « qui a de la chance ».
227 Cette tribu, qui occupait une grande partie de l’Anti-Atlas, comptait dans ses rangs des nomades, mais aussi des sédentaires. On peut en trouver une trace dans le fait que le géographe andalou Ibn Sa‘īd al-Maġribī (viie/xiiie siècle) désigne cette entité géographique sous le nom de montagne des Ǧazūla (Ǧabal Ǧazūla).
228 Signe d’excellence, il avait suivi un enseignement en Orient, notamment en Égypte.
229 Sur l’homme et la fonction, voir Fricaud É., « Les Ṭalaba dans la société almohade », Al-Qanṭara, 18-2, p. 331-387. Il faut noter qu’Ibn Iwūǧǧān était le cousin d’Ibn Ǧāmi‘ et qu’Abū l-Qāsim était le fils d’Abū Muḥammad al-Mālaqī. Cette parenté souligne l’importance de la continuité des lignées de fonctionnaires dans le cadre de la mise sur pied et du renforcement de l’appareil d’État.
230 Il s’agit du complexe aulique, aujourd’hui connu sous le nom d’al-Qaṣba, qui venait alors, dans les années 1190, d’être érigé.
231 Les fonctionnaires almohades, quand ils étaient mandatés, ne se déplaçaient jamais sans une escorte composée d’esclaves noirs ou de mercenaires chrétiens ou turcs, soit des hommes étrangers au pays.
232 Ibn ‘Abd al-Malik, éd. Benchérifa, 1984, p. 250-251.
233 Ibn al-Abbār, at-Takmila li-Kitāb aṣ-ṣila, éd. éd. F. Codera y Zaidín, Saragosse, Rojas, 1887, p. 690.
234 Ce qui rejoint la problématique énoncée par Marcel Mauss en ces termes : « Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui dans les sociétés de type arriéré ou archaïque fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rende ? » À ce propos, le même auteur ajoute : « Les humains qui donnent plus qu’on ne leur a donné ou qui donnent tellement qu’on ne pourra jamais leur redonner s’élèvent au-dessus des autres hommes et sont comme les dieux, du moins ils s’en approchent. »
235 At-Tādilī, p. 241. Un saint personnage originaire du Tādla se met volontairement à l’écart de la société en refusant un don (un récipient de lait) de son beau-frère, afin de mieux pouvoir se consacrer à ses exercices de mortification. De même, on peut donner un autre exemple qui illustre l’importance de rendre la pareille : un Berbère se trouve à Damas dans la plus grande indigence. Dans la Grande Mosquée de la cité syrienne, deux hommes lui offrent pendant deux jours et chacun leur tour de la panade. Le troisième jour, il craint de ne pouvoir être en mesure de donner le change ; là, miraculeusement, un plat de panade apparaît, lui permettant de redonner et de régaler les deux hommes.
236 Il s’agit d’un changement de paradigme, car, s’il convient de se défier de l’idée de continuum, on ne peut ignorer le fait que les sociétés du Maghreb, si elles ne méconnaissaient pas le marché dans son acception classique, la vie était régie jusqu’au siècle dernier par les lois du don lié au concept d’honneur. La dépossession et l’entrée brutale dans le monde moderne telle que l’ont mise en lumière Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayyad se caractérisent par la place nouvelle prise par le salariat et la prépondérance du marché caractérisé par les lois de l’offre et de la demande.
237 C’était tout particulièrement le cas en temps de famine. L’intervention de l’État est attestée, bien que de façon allusive, dans les corpus hagiographiques ; en effet, on pouvait difficilement, après avoir insisté sur le caractère prédateur de cet État, souligner sa propension à répartir des richesses, voire à soulager en temps de crise la misère de ses sujets.
238 Jamais l’auteur du corpus hagiographique le plus célèbre de l’histoire marocaine ne désigne le souverain sous son titre de calife ou de prince des croyants, l’accent étant mis sur le caractère temporel et séculier de son pouvoir.
239 At-Tādilī, p. 147.
240 Dans aucun des repas dont il est fait mention dans at-Tašawwuf et al-Maqṣad, il n’est rapporté que l’on servait deux mets aux convives, ce qui laisse supposer que le repas n’était constitué que d’un seul plat.
241 De fait, dans le Tašawwuf, il n’existe aucune mention relative à des mets apprêtés avec des épices, alors que les références aux produits locaux, beurre rance, huile d’olive, etc., ne sont pas rares.
242 C’est cette propension à accumuler en dehors de la légalité religieuse qui permettait dans un second temps de donner. Ce faisant, le bien donné restait entaché de ce caractère illicite initial.
243 À de nombreuses reprises, la logique dilapidatrice des soufis est mise en relief, en particulier dans ce qu’elle a de plus insensé et choquant qui les plaçait au-dessus du commun des mortels. C’est ainsi que l’on voit des saints faire le don, pendant une période de disette, de l’ensemble de leurs réserves de grain, mettant de la sorte en péril leur propre famille. La logique dilapidatrice allait également à l’encontre des pratiques des habitants du Maġrib qui, pratiquement tous, emmagasinaient du grain.
244 Ce qui est souligné, entre autres, par des auteurs tels qu’al-Idrīsī pour la Fès de la fin de la période almoravide et du début de l’époque almohade, ou Ibn ‘Iḏārī pour la Marrakech des années 1170-1180.
245 Ce qui est bien mis en relief par Ibn Ḫaldūn qui, essentiellement à partir de ces différentes tentatives impériales impulsées depuis le Maghreb, théorisa sur ce mouvement de la bédouinité originelle (badāwa) vers la civilisation (al-‘umrān alinsānī). Norbet Elias résumait bien ce processus pour l’Europe moderne sous le titre de Civilisation des mœurs ; ce mouvement était largement basé sur le souci de plus en plus prégnant de tout ce qui concerne les façons de se tenir à table.
246 At-Tādilī, p. 92-93. Le culte dont fit l’objet le saint ‘Abd al-‘Azīz at-Tūnisī, mort à Aġmāt en 486/1093, est à notre connaissance le plus ancien en date.
247 At-Tādilī, p. 111. Ce qui fut le cas, entre autres, de Mazdālī b. Talkān, cousin de Yūsuf b. Tāšfīn et homme fort du régime. Alors qu’il était gouverneur de Tlemcen, ce notable almoravide se rendit chez le saint Abū Muḥammad ‘Abd as-Salām at-Tūnisī afin de consommer ce mets.
248 On sait les condamnations fermes qu’entraînaient les innovations blâmables (bida‘).
249 Cet ouvrage bénéficia selon toute vraisemblance d’une large diffusion dans le temps et dans l’espace. En effet, l’auteur anonyme du Kitāb aṭ-ṭabīḫ le cite à de nombreuses reprises.
250 Ce fut en particulier le cas d’Abū Sa‘īd Ibn Ǧāmi‘ qui, à un moment de retournement de la conjoncture économique et politique, fut sacrifié à la colère de la foule et finit égorgé par un boucher, comme le rapporte al-Ḥimyarī.
251 Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 351. La crise toucha des villes qui, jusque-là, avaient joui d’une relative prospérité : « En 637/1239, se manifesta à Ceuta une cherté extrême, ainsi qu’une terrible famine [maǧā ‘a ‘aẓīma]. Au point que cette année il n’y avait plus du tout de nourriture. Ils la nommèrent l’année Sept qui est bien connue chez eux. Ils en prirent acte et dès lors s’accoutumèrent chaque année à emmagasiner des vivres dans des silos souterrains (maṭāmir), en souvenir de cette famine sans précédent. »
252 Clément F., « Vignes et vins dans l’Espagne musulmane », Les Vins d’Orient : 4 000 ans d’ivresse, dir. F. Clément, Éditions du Temps, Nantes, 2008, p. 109.
253 Par la suite, ce terme fut progressivement supplanté, entre autres, par le français « rouge » et ses dérivés, qui sont toujours en usage aujourd’hui.
254 Ce terme est formé à partir de la même racine servant à désigner la pluie (anzar). Il renvoie donc probablement à l’idée d’aspersion.
255 Al-Idrīsī, p. 67-68.
256 Lagardère V., Histoire et société en Occident musulman au Moyen Âge : Analyse du Mi‘yār d’al-Wanšarīsī, p. 444.
257 Ces deux types de source concordent pour souligner le rôle crucial que joua Aġmāt dans la diffusion du fiqh au sud du Maġrib al-aqṣā, ce qui constitua un facteur puissant de changement pour ces sociétés.
258 Al-Idrīsī, p. 79-81. Ibn Sa‘īd al-Maġribī, p. 125.
259 Al-Idrīsī, p. 79. Ibn ‘Abd al-Ḥalīm, p. 78. C’est qu’il faut interpréter toutes les légendes ayant trait à la venue de ‘Uqba b. Nāfī‘ dans le Nafīs. Le conquérent arabe y aurait édifié une mosquée, qui joua pendant des siècles un rôle crucial dans la confirmation de l’islam en milieu maṣmūda.
260 Al-Aštarkūnī as-Saraqusṭī, La Maqāma barbariyya de al-Saraqusṭī, trad. en castillan par I. Ferrando Frutos, p. 127.
261 Al-Aštarkūnī as-Saraqusṭī, trad. en anglais par J. Monroe, Al-Maqamāt al-Luzumiyya, p. 422.
262 Nous avons vu avec l’exemple des plats dits al-Lamtūniyya, et en sens inverse du couscous.
263 Il est probable que cette māqama servait de catharsis permettant à l’auteur d’exprimer son ressenti vis-à-vis du pouvoir étranger des Almoravides. Elle traduit également l’impuissance du lettré face aux tenants du pouvoir.
264 Ibn Ḫaldūn, Le Livre des exemples, p. 458-459.
265 Très souvent dans la littérature hagiographique, de même que dans les chroniques où il a une valeur prémonitoire, le rêve sert à dire le vrai, à dévoiler la vérité.
266 L’auteur, qui rédigea la biographie de son grand-père au début de l’époque mérinide, signale qu’il récolta bon nombre de témoignages en berbère concernant son aïeul.
267 Kitāb aṭ-ṭabīḫ, p. 255-256.
268 Ibid.
269 Documents inédits d’histoire almohade, éd. et trad. française Lévi-Provençal, 1928, p. 8-9.
270 Extrait de la Risalāt al-fuṣūl, cité et traduit par Clément F., « Vignes et vins dans l’Espagne musulmane », p. 120.
271 Documents inédits d’histoire almohade, éd. et trad. française Lévi-Provençal, 1928, p. 80.
272 Marín M., « El califa almohade », Los Almohades problemas y perspectivas, p. 471.
273 Ibn Ṣāḥib aṣ-Ṣalāt, éd. at-Tāzī, 1987, p. 215.
274 On n’aura qu’à songer aux fresques de leurs différents palais de Syrie où le souverain omeyyade consomme très ostensiblement du vin.
275 En plus des Almohades, on peut distinguer de 1120 à 1148 au moins deux autres mouvements à dimension eschatologique : celui d’al-Ḫaḍir du Rif en 1124, et d’Ibn Hūd al-Māssī en 1147-1148, ce qui tend à prouver que les Almohades s’inscrivaient dans un contexte propice à ce genre d’initiative. Cela est à rapprocher toute proportion gardée du prophète de l’islam, qui dut faire face à des prophètes rivaux issus d’autres groupements tribaux, comme par exemple Muslayma Ibn Ḥabīb de la tribu des Banū Ḥanīfa.
276 Ibn ‘Abd Rabbih, p. 210. Ibn ‘Iḏārī, p. 286-287. Al-‘Umarī, trad. p. 178.
277 Ibn ‘Abd al-Malik, aḏ-Ḏayl wa-t-takmila, éd. Benchérifa, 1984, p. 251.
278 Deverdun G., p. 241.
279 Al-‘Umarī, Masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār, éd. et trad. partielle M. Gaudefroy-Demombynes, 1927, trad. p. 185.
280 Al-Idrīsī, p. 79. Ibn Sa‘īd al-Maġribī, p. 125. On remarquera que le Nafīs était réputé pour ses cépages et pour avoir joué un rôle crucial dans le processus de conversion à l’islam des populations du sud du Maġrib al-aqṣā. La coexistence du sanctuaire et des cépages indique que, dans un premier temps, cela ne constituait pas un problème.
281 Ibn ‘Iḏārī, éd. M. Kattānī et al., p. 313 et 315.
282 Al-‘Umarī, éd. et trad. partielle M. Gaudefroy-Demombynes, 1927, trad. p. 181.
283 Ibid., trad. p. 180 et 185.
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