Préface
p. 11-14
Texte intégral
1L’ouvrage de Mehdi Ghouirgate s’inscrit dans le contexte d’un profond renouvellement historiographique sur l’histoire du Maghreb médiéval en général, sur celle des Almohades en particulier. L’Espagne et le Maroc ont devancé la France dans ce domaine pour des raisons qui leur sont propres. En Espagne, les liens avec le Maroc sont nombreux et anciens, et au Maroc, l’histoire médiévale est intégrée naturellement dans la construction d’une identité nationale. La publication du livre de M. Ghouirgate, tiré de sa thèse, s’insère dans un vaste programme européen intitulé Imperial Government and Authority in Medieval Western Islam (FP7-2010-StG 263361). Ce programme, auquel participent plusieurs chercheurs comme Hicham El Aallaoui (post-doc CNRS), Hassan Chahdi (doctorant CNRS) et Travis Bruce (Wichita State University), porte principalement sur la réédition scientifique, la traduction et l’étude des documents de chancellerie. M. Ghouirgate s’est intégré à ce projet à la fin de sa thèse pour la complé-mentarité de ses compétences, de son approche et des sources qu’il exploitait. C’est donc avec un grand plaisir que j’ai accepté de préfacer son livre. Non seulement sa thèse est d’un grand intérêt historique, mais sa perspective a permis d’enrichir la lecture que nous faisions des documents de chancellerie.
2En s’attachant à l’histoire du Maghreb en général et des Almohades en particulier, M. Ghouirgate met en lumière le processus d’étatisation d’une société à l’origine non ou peu étatisée. On passerait d’une société acéphale, aux structures de pouvoir plutôt horizontales à une structure plutôt verticale avec son centre de référence, le calife mu’minide. En effet, pour la première fois au Maghreb, le souverain est celui qui impose son modèle au reste de la société, en ce qui concerne les normes religieuses, légales ou juridiques, mais pas seulement. C’est lui qui désigne les figures sacrées à adorer, avec le culte rendu à Ibn Tūmart, « imām impeccable et Mahdī reconnu », les lieux saints à visiter (Tinmal-Iguīlīz), la direction de la prière, les modes vestimentaires ou culinaires. C’est lui aussi qui élabore un programme architectural à l’échelle de l’Empire : par exemple en ce qui concerne les portes monumentales des villes, pleinement intégrées au cérémonial aulique. Ces innovations almohades eurent un impact sur de larges segments de la société, tant en al-Andalus qu’au Maghreb. Ce faisant, M. Ghouirgate prend le contre-pied de la mythologie officielle marocaine qui insistait sur le précédent idrisside (789-985) comme acte de naissance du futur État marocain.
3On peut s’interroger sur la notion d’« étatisation » utilisée par M. Ghouirgate. Y eut-il réellement un État, ou un embryon d’État, au Maghreb durant l’époque almohade ? C’est en notant le maintien en Orient, du viie au xe siècle, non seulement d’une fiscalité portant sur les terres, mais aussi du système des gouverneurs envoyés par le pouvoir central dans les provinces de l’Empire, ainsi que de l’existence d’administrations centrales et provinciales, avec un personnel spécialisé, qu’Hugh Kennedy conclut à la survivance du modèle de l’État antique et donc à la continuité entre l’Antiquité tardive et l’Islam des premiers siècles. Or ces trois éléments se retrouvent à l’époque almohade, à un moment où les philosophes sont au sommet du pouvoir et participent à l’élaboration du dogme almohade, en s’inspirant, dans un cadre théorique islamique, d’ouvrages tels que la République de Platon. Une école d’administration impériale est fondée à Marrakech pour créer le prototype du nouvel homme almohade : ce sont les ṭalaba, venus de tout l’Empire et formés dès leur plus jeune âge, tant aux textes classiques de l’islam – Coran et Sunna –, à la théologie spéculative (kalām), à la philosophie (falsafa), aux mathématiques, à l’astronomie, à la poliorcétique, à la naumachie… qu’à la discipline du corps – natation, art équestre, gymnastique, combat à l’épée et à la lance. Ce corps d’élite a prééminence sur tous les autres dans la hiérarchie almohade. Ses membres accompagnent le souverain (ṭalabat al-ḥaḍar) et sont envoyés aussi, tels des missi dominici, dans les provinces impériales pour assister et contrôler les gouverneurs provinciaux. On peut ainsi considérer l’Empire almohade comme une « renaissance » tardo-antique, juste après la disparition au siècle précédent des derniers vestiges du christianisme romano-byzantin. Il y a sans doute beaucoup à apprendre encore sur les événements majeurs qui se produisent au xie-xiie siècle au Maghreb : la concomitance de la disparition du christianisme antique, et d’un paganisme encore bien vivant au xie siècle, l’arrivée des Arabes hilâliens en provenance d’Orient, le succès de la philosophie aristotélicienne dans les milieux savants du Maghreb et d’al-Andalus, l’unification, unique dans l’histoire, de tout le Maghreb sous une dynastie locale berbère, l’élaboration d’un dogme théologico-politique extraordinaire en Islam, tous ces éléments entretiennent vraisemblablement des liens entre eux qu’on a encore du mal à bien identifier. L’ouvrage de M. Ghouirgate est un élément clé pour la compréhension de la période par son approche, par l’utilisation de sources jusque-là peu utilisée dans cette perspective et par les passerelles qu’il établit entre des domaines très différents.
4Depuis l’organisation intérieure du palais, M. Ghouirgate étudie la conception et l’organisation almohades de la société. L’imām-calife almohade met en place une bureaucratie hiérarchisée et organisée avec un rôle important des chancelleries centrale et provinciales ; son autorité était relayée dans les provinces par une administration complexe. L’armée était par ailleurs essentiellement fondée sur un système de conscription. Dans ce contexte, le rapport entretenu entre les structures étatiques et la société tribale segmentaire est abordée de manière originale : M. Ghouirgate montre comment les Almohades empruntèrent de nombreuses institutions tribales, tel le banquet collectif (asmās) ou le campement califal (afrāg), dont le nom berbère évoque les haies de jujubiers faites pour protéger les troupeaux des bêtes fauves. C’est cette connaissance intime des langues berbère et arabe, une approche ethnologique confrontée à la méthode historique de lecture des textes qui permet à M. Ghouirgate d’écrire ses plus belles pages.
5Partant de sources apparemment marginales, M. Ghouirgate parvient à éclairer d’un jour nouveau le tournant du xiie siècle qui se caractérise d’abord par l’émancipation par rapport aux centres orientaux de référence et de légitimation, ensuite par la revendication de l’héritage berbère et, enfin, par la récupération du culte des saints, qui se développe au même moment à partir de traditions locales préexistantes, au profit d’une dynastie, donc par un pouvoir politique. Cette réorganisation de l’espace sacré et cette hiérarchisation des sujets dans leur rapport à la prédication du Mahdī Ibn Tūmart se manifestent dans le domaine architectural par la mise en place d’un véritable programme de construction et par l’apparition d’un art spécifiquement almohade, destiné à influencer durablement les arts islamiques occidentaux. Les murs de prière des grandes mosquées de l’Empire sont réorientés vers Tinmāl, nouveau centre religieux de référence, le décor à losanges des minarets se répand au Maghreb et en al-Andalus, les portes des villes reçoivent une attention particulière.
6L’apport essentiel du travail de Mehdi Ghouirgate réside ainsi dans la mise en relation d’éléments qui commencent à être bien connus avec d’autres qui le sont beaucoup moins. Utilisant des sources jusque-là peu exploitées, ou alors dans une autre optique, M. Ghouirgate porte son regard sur les modes vestimentaires des élites et du calife, sur l’utilisation des portes des villes dans un cérémonial aulique, ainsi que sur les usages sociaux de l’alimentation princière. Il montre comment les innovations almohades eurent une profonde influence sur de larges pans de la société, au Maghreb comme en al-Andalus qui incarnait pourtant jusque-là le modèle de l’urbanité, des arts et des lettres pour tout l’Occident musulman médiéval. Ce sont là deux renversements dont les Almohades sont les promoteurs, l’un à l’échelle de l’Islam vis-à-vis de l’Orient, l’autre à l’échelle de l’Occident médiéval à l’égard de la péninsule Ibérique.
7Avec les Almohades, c’est l’imām-calife qui s’impose comme unique interprète de la Loi divine, en fondant son autorité et sa légitimité sur l’impeccabilité du Mahdī Ibn Tūmart qui reçoit un culte posthume. M. Ghouirgate montre comment, au moment où se développent en Orient les fêtes en l’honneur de la naissance (mawlid) et de la mort (mawsim) du prophète Muḥammad, la tombe du fondateur du mouvement almohade, à Tinmāl, devient l’objet d’un pèlerinage concurrençant le pèlerinage à la Mecque. Il démonte le processus qui a conduit à la naissance d’une nécropole impériale en s’attachant aux funérailles et au testament du calife al-Manṣūr († 1199) en replaçant l’épisode dans son contexte.
8Cette approche, fortement marquée par l’anthropologie, est particulièrement fructueuse au service de l’histoire. L’idée même d’utiliser des livres de recettes de l’époque almohade est d’une grande nouveauté dans l’historiographie du Maghreb médiéval. En ce sens, ce livre rédigé à partir d’une thèse d’histoire est un modèle d’interdisciplinarité. Indépen-damment des informations qu’il fournit sur l’époque et au-delà de ce qu’il apporte pour la compréhension de l’Empire almohade, c’est une véritable leçon de méthode. D’ailleurs cette interdisciplinarité ne s’arrête pas à l’anthropologie. L’attention portée aux origines berbères du fondateur Ibn Tūmart et de la dynastie mu’minide, et de manière générale à la question de la berbérité, conduit M. Ghouirgate à des découvertes qui intéresseront les historiens et les linguistes. L’enracinement berbère, tant familial du Mahdī que politique de la dynastie et de ses cadres, transparaît dans les sources rédigées en arabe à l’époque. Ce n’est pas un des moindres mérites de ce chercheur que d’avoir attiré l’attention sur les traces de cette langue berbère dans les sources arabes qui sont conservées. Elles révèlent l’existence d’une culture savante élaborée qui permit à la nouvelle dynastie d’ériger le berbère en langue sacrée. Dorénavant appelée « langue occidentale » (al-lisān al-ġarbī) et non plus « langue des Berbères » (lisān al-barbar) tel qu’il était d’usage de la désigner dans les sources arabes orientales, le berbère des Maṣmūda obtint la préséance sur l’arabe dans les discours officiels, et de nombreuses œuvres virent le jour écrites en berbère avec des caractères arabes, comme par exemple les textes théologiques d’Ibn Tūmart. Cette mise en lumière de l’importance que revêtit la berbérité à l’époque almohade est un des apports majeurs de l’ouvrage. M. Ghouirgate fournit ainsi des éléments qui permettent de comprendre le succès du mouvement almohade dans les sociétés maghrébines, et le souvenir vivace qu’il y a laissé pendant de longs siècles après sa disparition.
9Cet épisode maghrébin, berbère, est d’autant plus remarquable que les dynasties postérieures, mérinides, saadiennes et alaouites, prirent le parti de mettre l’accent sur leurs origines orientales et sur l’importance des Lieux saints d’Arabie, cependant que la sainteté maghrébine se tournait résolument vers le chérifisme, c’est-à-dire la revendication d’une appar-tenance à la famille du prophète Muḥammad. On attribua une ascendance chérifienne même aux saints, indubitablement berbères, apparus à l’époque almohade : cette ascendance devint la caractéristique essentielle de la sainteté maghrebine, et aussi un trait important de la légitimation dynastique.
Auteur
CNRS-UMR 5648-CIHAM
ERC-StG 263361
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