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Chapitre III. Les manipulateurs de rumeurs, maîtres du vraisemblable

p. 225-247


Texte intégral

1« À tant de menteries, comme il savait donner l’apparence du vrai (iske pseudea polla legôn etumoisin omoia) ! »1. Polumètis, polutropos, polumèchanos2, Ulysse est expert en ruses variées3 et maître en mensonges. Facette d’une mètis multiple et polymorphe, ses duperies sont redoutables, car elles lui donnent la possibilité de rendre le faux semblable au vrai. Parmi les victimes de son art consommé du mensonge, on compte des monstres comme Polyphème4, des vieillards comme Eumée5 et des foules entières comme les gens d’Ithaque. Pour retarder la propagation du bruit annonçant le massacre des prétendants, Ulysse choisit ainsi de lancer une contre-rumeur afin de détourner l’attention de leurs proches. Il demande alors à Télémaque et à Pénélope : « Allez d’abord au bain et changez-y de robes ! Puis faites prendre aux femmes leurs vêtements sans tache ! Et, pour vous entraîner, que le divin aède, sur sa lyre au chant clair, joue quelque danse alerte. À l’entendre au-dehors, soit qu’on passe en la rue, soit qu’on habite autour, on dira : “C’est la noce !”. Car il faut que la [rumeur] (kleos) de la mort des seigneurs prétendants ne soit connue en ville qu’après notre départ, quand nous aurons gagné notre verger des champs. Là, nous aurons le temps de chercher quel secours Zeus pourra nous offrir »6. Le piège fonctionne : « Bientôt le grand manoir résonnait sous les pas des hommes et des femmes à la belle ceinture, et, dans le voisinage, on disait à ce bruit : “Un mari nous la prend, la reine courtisée ! La pauvre ! Déserter cette grande demeure ! N’avoir pas eu le cœur d’attendre que revînt l’époux de sa jeunesse !”. Et l’on parlait ainsi sans connaître l’affaire »7.

2Fruit de la mètis d’Ulysse8, le stratagème repose sur sa capacité, partagée avec les autres conseillers avisés du monde homérique, de voir en même temps derrière et devant (hama prosso kai opisso)9. C’est bien grâce à son expérience des hommes qu’il peut anticiper la réaction des gens d’Ithaque et les duper par un bruit mensonger. Fort de ses voyages qui lui ont permis de visiter les cités de tant d’hommes et de connaître leur esprit (noos)10, Ulysse prévient ainsi son fils qu’ils seront confrontés à la vengeance des parents des prétendants11. Lucide observateur de la situation chaotique d’Ithaque12, il lance une rumeur attendue de longue date par les gens d’Ithaque13 : Pénélope s’est enfin décidée à prendre un nouvel époux et à mettre ainsi un terme au flou politique qui règne dans l’île14. Fin connaisseur des mécanismes des bruits publics comme il l’a montré lors de sa confrontation avec Démodocos15, Ulysse choisit enfin de placer les badauds d’Ithaque en position de témoins oculaires pour donner à la contre-rumeur des garants inattaquables. Alors que l’aède agit en maître de vérité lorsqu’il chante les klea andrôn dont l’authenticité est garantie par son inspiration divine16, Ulysse se comporte en maître du vraisemblable en lançant un bruit mensonger, nourri aux sources de son propre savoir et soutenu par des garants qu’il a lui-même créés. Il ne s’agit pas pour lui de convaincre en proclamant une vérité, mais de persuader17 provisoirement les gens d’Ithaque avec une rumeur fausse, mais semblable au vrai.

3La figure tutélaire du manipulateur de rumeurs prend ainsi forme dès l’Odyssée. Si, au début de l’époque classique, Ulysse reste une référence partiellement positive pour les hommes qui parviennent, comme Thémistocle, à tromper leurs adversaires avec des on-dit mensongers18, le héros vient à incarner, dans le théâtre tragique, la figure du démagogue cruel et rusé, notamment en raison de sa capacité à duper les siens par ses bruits perfides19. Sans toutefois les associer directement à Ulysse, Platon condamne quant à lui, dans Les Lois, toute une série d’impies qui présentent des aptitudes comparables à celles du héros20. Devins, tyrans, orateurs populaires, généraux, sophistes possèdent, pleins de ruses et d’artifices (dolou de kai enedras plèrès), le don d’une mémoire forte (mnèmai te ischurai) et un esprit pénétrant (mathèseis oxeiai). Régulièrement présentés dans nos sources comme des manipulateurs de rumeurs, ces maîtres du vraisemblable, à l’instar de Pisistrate, des Corinthiens ou bien encore des accusateurs de Socrate, pâtissent-ils, au ve siècle, du même discrédit que la figure d’Ulysse au théâtre ? Alors que la contre-rumeur lancée par le fils de Laërte après le massacre des prétendants pouvait conforter son prestige à Ithaque, leurs bruits mensongers semblent désormais au mieux mal compris, au pire dénoncés comme d’infâmes stratagèmes incapables de prétendre, dans la cité démocratique comme dans la philosophie platonicienne, au rang de savoir légitime21. Qu’ils soient laudateurs ou calomnieux, véridiques ou mensongers, les bruits publics restent, jusque dans leur utilisation quotidienne, un objet de débat et de concurrence particulièrement sensible, tant ils engagent l’autorité intellectuelle de leur auteur.

PISISTRATE, DE MAÎTRE DU VRAISEMBLABLE À MAÎTRE DE VÉRITÉ

4À Athènes, en 555 ou en 550, Pisistrate parvient à prendre le pouvoir, pour la deuxième fois, grâce à une mise en scène peu commune. L’épisode, auquel font allusion aussi bien Aristote, Clidème, Polyen qu’Athénée de Naucratis ou Valère Maxime22, est l’objet d’une longue description chez Hérodote : « [Pisistrate et Mégaclès] imaginèrent (mèchanôntai) pour le retour de l’exilé un expédient que je trouve le plus naïf du monde – étant donné que le peuple hellénique s’était dès longtemps distingué des Barbares en se montrant plus fin, plus dégagé d’une sotte naïveté, - si véritablement ils ont à cette époque, chez les Athéniens, réputés les premiers des Grecs pour leur esprit, imaginé pareille chose. Dans le dème de Péanie, il y avait une femme nommée Phyè, d’une taille de quatre coudées moins trois doigts, et d’ailleurs belle personne. Ils revêtirent cette femme d’un armement complet, la firent monter sur un char, lui enseignèrent l’attitude dans laquelle elle devait faire le plus noble effet, et la menèrent à la ville. Ils avaient envoyé devant, en éclaireurs, des hérauts qui, arrivés à la ville, y proclamaient ce qu’on leur avait ordonné, disant : “Athéniens, recevez favorablement Pisistrate. Athéna, qui a voulu l’honorer entre tous les hommes, le ramène elle-même dans sa propre acropole”. Allant çà et là, ils tenaient ces propos. Aussitôt le bruit (phatis) se répandit dans les dèmes qu’Athéna ramenait Pisistrate et les habitants de la ville persuadés (peithomenoi) que la femme était la déesse en personne, adorèrent cette créature et accueillirent Pisistrate »23.

5Comme lors de sa première prise de pouvoir en 561-56024, Pisistrate n’hésite pas à recourir à une mise en scène dont l’efficacité semble reposer sur la sotte crédulité des Athéniens. L’épisode déconcerte manifestement Hérodote, qui comprend difficilement qu’un procédé aussi naïf puisse abuser un peuple réputé, à l’époque classique, pour son intelligence. Si, dans son récit initial, l’historien stigmatise probablement le manque de finesse des Grecs par rapport à la supériorité intellectuelle des Barbares25, une version corrigée de l’épisode, plus favorable aux Athéniens, courut sans doute rapidement26. C’est dire combien la ruse tramée par Pisistrate échappe aux hommes de l’époque classique. Cette incompréhension souligne probablement le caractère archaïque du stratagème27 qui se révéla de toute façon assez efficace pour le reconduire au pouvoir.

6Comment dès lors comprendre la ruse de Pisistrate ? Faut-il voir en lui un tyran expert en propagande28 ? Un acteur29 jouant adroitement le rôle du roi30 ? L’époux de la déesse protectrice d’Athènes31 ? Un héros fondateur recevant publiquement le soutien divin32 ? Un nouvel Ulysse de retour en son royaume après une longue absence33 ? Un nouvel Héraclès34 au service de l’ordre olympien35 ? Un agent de la déesse poliade qui, en reproduisant la procession des Panathénées, démontre sa volonté de promouvoir un nouvel ordre civil36 ?

7Pour séduisantes qu’elles soient, les hypothèses alimentant le débat historiographique contemporain reposent souvent sur des interprétations symboliques qui tendent à s’éloigner du texte d’Hérodote. Aucune de nos sources, même parmi les plus tardives, ne mentionne explicitement d’identification héroïque, de procession panathénaïque ou même de mariage de Pisistrate avec Phyè déguisée en Athéna. L’oubli de ces détails si importants a de quoi surprendre si l’on estime qu’ils sont au centre de la stratégie de Pisistrate. Pour comprendre les intentions premières du tyran, la démarche la moins risquée reste probablement de s’en tenir à ce que les Athéniens ont retenu de l’événement et en ont dit par la voix de la rumeur : Athéna ramène Pisistrate.

8Alors même qu’elle n’a pas retenu l’attention des historiens, la rumeur lancée par Pisistrate invite, par son efficacité, à le considérer comme un digne émule d’Ulysse. Expert en ruse, Pisistrate réussit, comme lui, à persuader en donnant au faux l’apparence du vrai grâce à une savante mise en scène et à une fine connaissance des bruits publics. Maître du vraisemblable au même titre que le fils de Laërte, Pisistrate place les Athéniens en position de témoin oculaire d’un événement auquel ils peuvent s’attendre : la déesse poliade apporte son soutien à Pisistrate.

9La rumeur de Pisistrate ne fait effectivement que s’inscrire dans la continuité des bruits athéniens de l’époque archaïque. Pour détourner leurs sujets de la mer, les anciens rois d’Athènes auraient, selon Plutarque, répandu l’histoire selon laquelle Athéna, disputant le pays à Poséidon, avait montré l’olivier sacré aux juges et remporté ainsi la victoire37. Par ailleurs, Pithée aurait lancé la rumeur (logos) selon laquelle Thésée était le fils de Poséidon38. Bacchylide estime pareillement que la belle renommée (kleos) de Thésée est soutenue par Poséidon39. Objet de propagande, la caution divine accordée aux rois mythiques athéniens a pu préparer les contemporains de Pisistrate à accepter l’idée qu’il est lui aussi épaulé par Athéna.

10La rumeur de Pisistrate prend d’autant plus facilement que Solon recourt, dès le début du vie siècle, à des pratiques comparables pour imposer ses vues. Grâce à une rumeur stratégique, il n’hésite pas, lui aussi, à informer les Athéniens qu’il bénéficie d’un soutien divin. Fin politique, le législateur sait, d’après Plutarque, utiliser cette forme d’autorité pour contourner les lois de sa cité : « Les Athéniens fatigués de la guerre longue et pénible qu’ils soutenaient contre les Mégariens au sujet de l’île de Salamine, avaient défendu par un décret, sous peine de mort, de faire désormais aucune proposition, par écrit ou de vive voix pour engager la ville à en revendiquer la possession. Solon était indigné de cette lâcheté et voyait que parmi les jeunes gens beaucoup souhaitaient recommencer la guerre, mais n’osaient prendre aucune initiative à cause du décret (nomos). Il feignit donc d’avoir perdu l’esprit et fit répandre dans la ville par les gens de sa maison le bruit (logos) qu’il était devenu fou. Cependant, il avait composé en secret une élégie et l’avait apprise par cœur. Soudain, il s’élança vers la place publique avec un petit bonnet sur la tête. Une grande foule étant accourue, il monta sur la pierre réservée au héraut et chanta toute son élégie (…). Pisistrate, de son côté, encouragea et exhorta si bien les citoyens à se laisser persuader par ce qu’ils venaient d’entendre qu’ils révoquèrent le décret, reprirent la guerre et mirent Solon à leur tête »40. Il faut sans doute voir dans la « folie » de Solon un délire prophétique. Il s’agit pour lui de déclamer une élégie composée sous le coup de l’inspiration divine, comme le confirme Diogène Laërce : « Alors que sa patrie [Salamine] faisait l’objet d’une dispute entre Athéniens et Mégariens et que les Athéniens (…) avaient voté la condamnation à mort de quiconque proposerait encore de partir en guerre pour la conquête de Salamine, notre homme qui contrefaisait le délire prophétique (mainesthai) et s’était mis une couronne sur la tête se précipita sur l’agora ; là il fit lire aux Athéniens, par la voix du héraut, les vers élégiaques… »41. Si l’on peut douter de la véracité historique de l’événement, il reste possible que des on-dit aient couru sur l’inspiration divine que Solon pouvait recevoir en tant que « maître de vérité »42.

11La rumeur lancée par Pisistrate prend également sens quand elle est rapportée aux autres bruits désignés par phatis43 dans l’Enquête. À chaque fois, il est question de manipulation politique et de caution divine44. La rumeur portant sur Cyrus45 est à cet égard symptomatique : « Cyrus, de retour dans la demeure de Cambyse, fut reçu par ses parents ; et, quand après l’avoir reçu, ils se furent informés, ils l’accueillirent avec beaucoup de joie, eux qui le croyaient mort aussitôt né. Ils lui demandèrent comment il avait survécu. Cyrus le leur raconta (…) : jusqu’alors, il croyait être le fils d’un bouvier d’Astyage, mais que, depuis qu’il était venu d’Ecbatane, il savait par ce qu’il avait entendu des hommes de son escorte l’entière vérité. Il dit qu’il avait été élevé par la femme du bouvier, dont il n’arrêtait pas de faire perpétuellement l’éloge ; et il n’y en avait dans son récit que pour Kyno. Les parents s’emparèrent de ce nom ; et, afin que le salut de leur fils parût davantage aux Perses être l’œuvre de la divinité, ils répandirent le bruit (phatis) que Cyrus, exposé, avait été nourri par une chienne. Tel fut le point de départ de cette légende (phatis) »46. En annonçant partout que Cyrus a été nourri par une chienne, la rumeur le range du côté de personnages extraordinaires ou bien des héros qui ont, à l’instar d’Héraclès ou d’Égisthe, reçu un tel soutien divin47. Fort de ce prestige, Cyrus persuade les Perses de se révolter contre Astyage. Après les avoir réunis, il argumente ainsi : « Maintenant, écoutez-moi, rendez-vous libres. Moi, je crois être né, par une rencontre que les dieux ont voulue, pour prendre en mains cette affaire ; vous, je ne juge pas que vous valiez moins que les Mèdes, ni à la guerre ni ailleurs. Dans ces conditions, révoltez-vous contre Astyage au plus tôt »48. La révolte est couronnée de succès. Vainqueur d’Astyage, Cyrus devient roi de Perse en 559. La Perse place ainsi, à sa tête, un homme qui, grâce à une rumeur, passe pour être le protégé des dieux.

12Pisistrate n’a pas d’autre ambition à Athènes. En Grèce, le soutien divin constitue aussi un atout de première importance. Source de légitimité politique pour des législateurs comme Solon dont Pisistrate serait le parent49 et Lycurgue avec lequel il est mis en parallèle dans l’œuvre d’Hérodote50, la caution divine est en outre utile pour imposer ses vues à des foules récalcitrantes51.

13Elle permet, par ailleurs, à Pisistrate de s’inscrire dans une sorte de continuité avec les rois d’Athènes mythiques et archaïques52. Ses prétentions généalogiques comme son propre nom sont particulièrement suggestifs. Hérodote admet ainsi que les Pisistratides « étaient eux aussi originaires de Pylos et descendants de Nélée ; ils avaient les mêmes ancêtres que les familles de Codros et de Mélanthos qui, avant eux, étaient devenus les rois d’Athènes malgré leur origine étrangère. C’est d’ailleurs pour rappeler cette origine qu’Hippocrate choisit pour son fils le nom de Pisistrate, qu’avait porté le fils de Nestor53 »54. Outre sa parenté, l’utilisation de la ruse à des fins politiques rapproche directement Pisistrate55 des rois athéniens. Si elle est nécessaire à Mélanthos pour s’imposer56, elle permet à Codros de sauver Athènes57. Au pouvoir, Pisistrate cherche de la même façon à imiter les rois archaïques58. Il gouverne selon d’anciennes lois et garantit, comme jadis, la fécondité et l’abondance du pays59. Dispensateur de justice et de richesses60, Pisistrate met en place un régime qui s’évertue à faire sien les traits les plus séduisants de la royauté mythique.

14Quelques éléments incitent même à penser que Pisistrate entend poursuivre la lignée des sages de la fin de l’époque archaïque et des débuts de la période classique. À l’image de Pythagore61, de Démocrite62, d’Anaxagore63 et d’Empédocle64, il est l’objet de bruits assurant qu’il est soutenu par un dieu. Comme eux, il entretient un rapport privilégié avec le monde divin en général et avec Athéna en particulier. Protégé personnel de la déesse, il réside sur l’Acropole65, centre sacré de la cité et lieu oraculaire. Il y réalise des travaux à sa gloire66 et organise probablement les Panathénées. Cherchant peut-être à se présenter comme un être inspiré, il côtoie un prophète67. Il serait même, d’après la Souda, chresmologue et prophète comme l’indique le terme Bakis68, un surnom emprunté à un personnage lui-même renommé pour ses dons prophétiques69. Le retour de Pisistrate en compagnie d’Athéna pourrait à cet égard constituer une étape importante de cette identification. Si Hérodote rappelle que les Athéniens adorent à cette occasion Athéna, Aristote assure que Pisistrate en est le principal destinataire70. Plus que d’une naïve crédulité, l’attitude des Athéniens pourrait alors davantage relever d’un geste d’approbation du nouveau pouvoir tyrannique et d’acceptation de Pisistrate comme un sage soutenu par les dieux et admiré par ses contemporains.

15Sage ? Prophète ? Roi de justice ? Qui est donc ce Pisistrate juché sur un char auprès d’Athéna ? Un tyran expert en manipulation de rumeurs, sans doute. Un maître du vraisemblable cherchant à passer pour un maître de vérité, probablement71.

LA PERFIDIE LACÉDÉMONIENNE OU L’INTOLÉRABLE CRUAUTÉ DES BELLIGÉRANTS DE LA GUERRE DU PÉLOPONNÈSE

16Alors qu’au début du ve siècle, les rumeurs sur les menaces ennemies s’intéressent surtout au nombre des adversaires déferlant sur la communauté civique, une rumeur (throos) d’un genre nouveau inquiète, selon Thucydide, les Péloponnésiens aux lendemains de la paix de Nicias de 421 : « À la suite de la défection des Mantinéens [qui se rangent aux côtés des Argiens], [une rumeur (throos) dit dans le reste du Péloponnèse]72 qu’il fallait suivre cet exemple. Les Mantinéens, se disait-on, devaient en savoir plus long qu’eux-mêmes, pour s’être séparés de Lacédémone. On en voulait surtout aux Lacédémoniens d’avoir inscrit dans le traité avec Athènes qu’il serait possible d’y faire des additions et des retranchements du commun accord des deux cités. Cette clause troublait tout particulièrement les Péloponnésiens en leur faisant soupçonner que, de concert avec les Athéniens, les Lacédémoniens avaient dessein de les asservir (…). Aussi la crainte poussa la plupart d’entre eux à embrasser avec empressement le parti d’Argos (…). Ces rumeurs (throoi) du Péloponnèse n’échappèrent pas aux Lacédémoniens. Les Corinthiens, ils le savaient, les avaient propagées et se disposaient à traiter avec Argos »73.

17Pourquoi les Péloponnésiens prêtent-ils une oreille attentive à la rumeur lancée par des députations (presbeiai) corinthiennes74 ? Tout est encore ici affaire de manipulation politique. Dignes représentants des héros corinthiens réputés pour leurs fourberies75, les ambassadeurs persuadent aisément les Péloponnésiens grâce à leur art du mensonge vraisemblable et à leur maîtrise des mécanismes des bruits publics76. Leurs victimes ne sont pas cette fois-ci mises en position de témoin oculaire grâce à une mise en scène, mais confrontées à des garants dont la véracité des propos pourrait être soutenue par leur statut77. Le stratagème corinthien est d’autant plus efficace qu’il repose sur une fine connaissance des bruits relatifs à la Guerre du Péloponnèse, qui dénoncent régulièrement la perfide cruauté ennemie et célèbrent volontiers la renommée des belligérants lorsqu’ils se présentent en libérateurs des Grecs.

18Les Lacédémoniens peuvent-ils être perfides au point de nuire à leurs propres alliés ? L’affaire ne semble pas faire de doute pour les Péloponnésiens, car elle porte, violente78, les marques de son époque. Dans un monde déstabilisé par la Guerre du Péloponnèse, « la violence poussée jusqu’à la frénésie était considérée », selon Thucydide, « comme le partage d’une âme vraiment virile (…). Dresser des embûches avec succès était preuve d’intelligence (…). En un mot, devancer qui se disposait à commettre un mauvais coup, inciter à nuire qui n’y songeait pas, cela valait mille éloges »79. Comme en écho au bouleversement général des mœurs provoqué par le conflit, le théâtre athénien décrit aussi, pour la première fois, des bruits dénonçant les cruelles décisions prises au nom de la raison d’État, à l’instar de la rumeur (muthos) s’inquiétant chez Euripide du cruel exil infligé à Médée et à ses enfants80, ou bien encore, plus tard, à l’image des bruits annonçant celui de Philoctète chez Sophocle81. Toute l’habileté des ambassadeurs corinthiens semble bien reposer sur leur capacité à mettre leur rumeur au diapason des sensibilités contemporaines.

19Troublés par la possibilité retenue par Sparte de modifier secrètement, en accord avec Athènes, la paix de Nicias, les Péloponnésiens croient d’autant plus facilement à la rumeur corinthienne qu’elle s’inscrit dans la continuité de bruits dénonçant les perfidies lacédémoniennes. Il n’y a jamais de fumée sans feu, surtout quand il s’agit de se protéger de quelques coups bas fomentés par une grande puissance. Au début de la Guerre du Péloponnèse, les Athéniens ont déjà accordé crédit à des bruits anti-lacédémoniens plus inquiétants encore. Thucydide rapporte ainsi au sujet de la peste qui ravage sa cité : « [Le mal] se déclara subitement à Athènes, et comme il fit au Pirée ses premières victimes, on colporta le bruit que les Péloponnésiens avaient empoisonné les puits ; car au Pirée il n’y avait pas encore de fontaines »82. Alors que les maladies et les fléaux ont longtemps été tenus pour des châtiments divins83, les Athéniens nourrissent une telle haine des Lacédémoniens, après leurs raids en Attique, qu’ils ont pu voir en eux des êtres retors capables de leur infliger une mort ignominieuse (akleôs) et impie (atheôs)84. Ces méchants on-dit ne sont que le fruit de la gravité des tensions et de la lourdeur des suspicions auxquelles la Guerre du Péloponnèse a pu conduire les belligérants.

20S’il est difficile de savoir si des on-dit aussi violents ont pu être colportés dans le Péloponnèse même, on imagine volontiers qu’ils ont sans cesse agité Athènes. On sait, grâce à Aristophane, que les Athéniens se méfient des complots organisés depuis l’étranger85, et notamment depuis Sparte86. Probablement composée après les violations lacédémoniennes de la Trêve d’un An (423)87, l’Andromaque d’Euripide stigmatise la fourberie malfaisante des Spartiates88 et entretient à Athènes une atmosphère de suspicion propice au développement de on-dit plus ou moins calomnieux à l’égard des Lacédémoniens.

21Outre leurs manigances politiques, la rumeur corinthienne reproche aux Lacédémoniens de ne pas honorer leur renommée de libérateurs des Grecs. Informés par ce bruit, les Péloponnésiens redoutent en effet que « de concert avec les Athéniens, les Lacédémoniens [ont] dessein de les asservir ». Les Corinthiens ne sont pas, en la matière, à leur premier coup d’essai. Déjà, lors des débats menés à Sparte sur l’opportunité d’entrer en guerre, ils utilisent l’argument pour pousser les Lacédémoniens à l’action89. L’accusation est grave car les Grecs considèrent, depuis les Guerres Médiques90, cette liberté comme un droit inaliénable91. Le thème est largement exploité par les belligérants de la Guerre du Péloponnèse pour obtenir une belle renommée, gagner les faveurs des Grecs et pouvoir ainsi passer des alliances92. Les Lacédémoniens savent en profiter93. Au début du conflit, leur renom de libérateurs de la Grèce leur attire la sympathie de nombreuses cités grecques94 et leur permet de décrédibiliser les Athéniens, à qui est souvent reprochée leur politique d’asservissement95.

22On comprend alors l’habileté des Corinthiens. Leur rumeur entache non seulement la bonne réputation des Spartiates mais provoque aussi la défection de leurs alliés, en suscitant leur crainte et leur indignation. Un asservissement leur retirait la liberté et risquerait de porter directement atteinte à leur survie. L’alliance des Péloponnésiens conclue avec les Athéniens n’est du reste pas rassurante96. L’affaire de Mytilène ou bien encore celle de Scioné ont montré à tous que les Athéniens sont capables d’une très grande violence97. Les Spartiates peuvent également se montrer très durs98. Le sort réservé aux Platéens est là pour le rappeler. Lors du siège de Platées, des bruits ont couru qui affirmaient que les Spartiates avaient massacré tous les fuyards99. Leur décision de satisfaire les Thébains en détruisant Platées a aussi probablement entaché leur renom, car elle bafoue les lois communes de la Grèce100. Elle a en tout cas marqué durablement les esprits de leurs adversaires101, au point qu’Isocrate se souvient encore, presqu’un siècle après les événements, de leur terrible cruauté lors de cette affaire102.

23Instrumentaliser les circonstances historiques, susciter l’indignation, aviver les suspicions, marquer les mémoires… l’efficacité d’une rumeur stratégique est souvent fille de l’émotion collective. Si les circonstances dramatiques de la Guerre du Péloponnèse ont joué, à coup sûr, un rôle décisif dans la diffusion de la rumeur corinthienne, celles de l’après-guerre ont, elles aussi probablement, servi les perfides on-dit condamnant Socrate, dans une Athènes encore déboussolée par le conflit.

QUAND LES MAÎTRES DU FAUX-SAVOIR SE FONT MAÎTRES DU VRAISEMBLABLE

24Qui est responsable de la mort de Socrate ? À lire Platon, on pense surtout aux hommes qui ont propagé les bruits dénonçant sa troublante singularité103. L’Apologie de Socrate imagine ainsi les arguments utilisés en 399 par les Athéniens afin de justifier son procès pour impiété104 : « Mais alors Socrate, quelle affaire est donc la tienne ? D’où sont venues ces calomnies (diabolai) répandues contre toi ? Tu prétends que tu ne fais rien de plus extraordinaire que les autres, mais tu ne serais sûrement pas l’objet de tant de bruits (phèmai) et de racontars (logoi), si tu ne faisais pas autre chose que les autres. Dis-nous donc ce qui en est, afin que nous ne te jugions pas à la légère »105.

25Faut-il dès lors incriminer Anytos, Mélétos et Lycon ? Principaux responsables du procès, ils emploient si bien les artifices de la rhétorique106 pour persuader107 le jury de l’Héliée de ce que Socrate admet lui-même : « Je ne sais trop, Athéniens, quel effet mes accusateurs, ont pu produire sur vous. Pour moi, en les écoutant, j’ai failli oublier qui je suis, tant leurs discours étaient persuasifs. Et pourtant, sans exagérer, ils n’ont pas dit un seul mot de vrai »108. Maîtres du vraisemblable, ils exploitent les rumeurs calomnieuses stigmatisant Socrate109 pour fonder leur plainte qui, selon Favorinus, était ainsi formulée : « Socrate enfreint la loi parce qu’il ne reconnaît pas les dieux de la Cité que reconnaît la Cité, et qu’il introduit d’autres divinités nouvelles ; et il enfreint la loi aussi parce qu’il corrompt la jeunesse. Peine requise : la mort »110. Aussi habiles qu’ils soient, les accusateurs officiels de Socrate ne font donc qu’utiliser à leur profit une calomnie (diabolè) depuis longtemps enracinée dans les esprits athéniens111 ; ils ne forgent pas de toutes pièces les bruits le dénonçant. Pour Socrate, on aurait tort de les considérer comme ses adversaires les plus dangereux112.

26Anytos, Mélétos et Lycon113 se font en réalité les porte-parole des hommes qui, poètes, artisans ou orateurs114, ont été mis face à leur ignorance au terme d’un entretien avec Socrate115. C’est bien leur impuissance à honorer leur réputation d’hommes savants116 qui est à l’origine des calomnies (diabolai) dirigées contre Socrate117, puis des bruits haineux, nourris à la source de leur frustration et de leur jalousie118, sur lesquels s’appuie le procès. L’acte d’accusation est à lire dans une perspective platonicienne, selon laquelle la véritable sophia est contemplative et ne peut être un savoir-faire pratique prompt à faire du vraisemblable son propre étalon. Ce n’est pas l’insaisissable Socrate vivant, dont la pensée exacte n’a pas été mise par écrit, mais bel et bien un Socrate platonicien qui condamne, dans l’Apologie de Socrate, les maîtres du faux-savoir artisanal, poétique ou politique qui s’exprimeraient ici sous la forme de rumeurs mensongères : « Oui, Athéniens, les premiers [accusateurs] sont les plus redoutables, parce que, prenant la plupart d’entre vous dès l’enfance, ils m’ont chargé d’accusations qui ne sont que mensonges et vous ont fait croire (epeithon) qu’il existe un certain Socrate, savant homme, qui spécule sur les phénomènes célestes, recherche ce qui se passe sous la terre et qui d’une méchante cause en fait une bonne. Les gens qui ont répandu ces bruits (phèmai), voilà, Athéniens, les accusateurs que j’ai à craindre. Car ceux qui les écoutent sont persuadés que les gens qui se livrent à ces recherches n’honorent pas les dieux »119.

27La menace est redoutable. Malfaisants et calomnieux, les bruits sont également anonymes. Il est impossible de faire comparaître les accusateurs et de réfuter, par le dialogue, leurs insinuations. Un seul nom vient à l’esprit de Socrate : Aristophane120. De l’aveu même de Platon, Les Nuées121 servent, en 423, de caisse de résonnance aux méchants bruits courant sur son compte122, alors même que la comédie s’en prend au moins autant à l’ensemble des médito-penseurs (merimnosophistai)123 qu’à Socrate lui-même. Poète, comique, Aristophane se transforme, pour l’occasion, en maître du faux-semblant suffisamment habile pour placer, comme les autres manipulateurs de rumeurs, sous les yeux de son public « un certain Socrate qu’on portait à travers la scène, déclarant qu’il se promenait dans les airs et débitant toute sorte de sottises à propos de choses où [il] n’entend rien »124. S’il faut montrer pour persuader, il faut également rendre crédible la caricature en l’inscrivant dans la continuité des bruits publics de l’époque. Comme les premiers accusateurs de Socrate, Aristophane reprend les griefs traditionnels allégués contre les philosophes, « à savoir qu’ils étudient ce qui se passe dans les airs et sous terre, qu’ils ne croient pas aux dieux, qu’il font prévaloir la mauvaise cause »125.

28Alors que, dans les comédies d’Aristophane, les sages sont gratifiés, à l’instar d’Homère126, d’Hésiode127 ou d’Aristophane lui-même128, d’une belle renommée (kleos) pour la qualité de leurs enseignements pratiques et moraux prodigués aux contemporains, Socrate est dénoncé comme un être nuisible en raison de l’inutilité de ses recherches. La caricature aristophanesque ne fait ici que reprendre la conception traditionnelle de la sagesse qui considère le vrai savoir comme un savoir-faire pratique129. Au Socrate des Nuées, perdu dans ses pensées, volant au-dessus des préoccupations bassement humaines, le regard fixé dans les astres, véritable caricature du philosophe platonicien tel qu’il est décrit dans le Théétète130, semble ainsi répondre en écho toute une série d’historiettes cinglantes bâties à partir d’une trame commune et stigmatisant, depuis la fin de l’époque archaïque, les hommes s’écartant de la voie traditionnelle de la sagesse. Thalès est le premier à se voir reprocher un savoir scientifique sans utilité pratique131. Platon et Diogène rapportent ainsi : « On raconte encore qu’une vieille le conduisit un jour dehors pour étudier les astres, il tomba alors dans un trou qu’on avait creusé ; ce que voyant la vieille, au lieu de le plaindre, le railla : “Eh oui ! Thalès ! Tu n’arrives pas à voir ce qui est à tes pieds et tu crois pouvoir connaître ce qui se passe au ciel ?” »132. L’épisode constitue un véritable topos du savant tête-en-l’air qui marquera les mentalités grecques des siècles durant. L’anecdote semble effectivement pouvoir s’appliquer à n’importe quel sage menant des réflexions trop théoriques, comme le rappelle une fable d’Ésope : « Un astronome avait l’habitude de sortir tous les soirs pour observer les astres. Un soir qu’il errait dans les faubourgs, plongé dans la contemplation du ciel, il tomba par inadvertance dans un puits. Comme il poussait des cris lamentables, un passant fut attiré par ses gémissements ; apprenant ce qui s’était produit : “Eh bien, toi ! dit-il à l’astronome, tu cherches à saisir les phénomènes célestes, et ce qu’il y a sur terre, tu ne le vois pas ?”. On pourrait adresser cette fable à ceux qui se vantent d’accomplir des prodiges, sans pouvoir s’acquitter des tâches les plus communes »133.

29Non content d’être un philosophe tête-en-l’air, le Socrate d’Aristophane est également présenté comme le chantre des idées à la mode, soucieux de recherches abstruses sur le monde et prêt à encourager le mépris des lois. C’est bien dans son « pensoir » (phrontisterion)134, que l’on apprend, contre salaire, « à faire triompher par les discours, toutes les causes, justes et injustes »135. Alors même que Socrate cherche toujours, dans les rues d’Athènes, à discuter pour établir une vérité au-delà des opinions dominantes et qu’il « prodigue sans retenue à tout le monde ce qu’[il] sait, et cela, sans demander de salaire »136, Aristophane le considère comme un dangereux sophiste137 à même de saper les fondements de la société en corrompant les jeunes138. L’accusation, qui repose sur sa faculté supposée de transformer l’argument faible en argument fort139, est grave. Reprise par Isocrate dans son discours fictif Sur l’échange140, elle fait de lui un homme qui va à l’encontre du devoir moral imposant aux philosophes, comme à tout homme de savoir, de donner d’utiles conseils éthiques à la jeunesse141.

30Outre son art du raisonnement, Les Nuées caricaturent les recherches entreprises par Socrate et contribuent ainsi à amplifier les rumeurs l’accusant d’enseigner l’impiété aux jeunes gens142. Aristophane s’attarde longuement sur son intérêt pour les études physiques et astronomiques, dont la modernité est à même de susciter la méfiance du plus grand nombre. Aidé d’un esclave, Strepsiade s’attaque ainsi à lui et à ses disciples à la fin de la comédie : « Qu’est-ce qui vous prenait aussi, de faire subir aux dieux les derniers outrages et de scruter la Lune en son fondement ? (à l’esclave) Vas-y ! Pousse, expédie, cogne ! Tu as trente-six raisons pour ça, tu le sais bien : mais la meilleure, c’est qu’ils bafouaient les dieux »143.

31La charge d’Aristophane contre Socrate prend sens quand elle est replacée dans le contexte culturel de la fin du ve siècle. D’une façon injuste, on redoute probablement que les spéculations de Socrate sur les phénomènes célestes le poussent à suivre les idées d’Anaxagore144 qui aurait été accusé d’impiété pour avoir nié les personnalités d’Hélios et de Sélénè en présentant de façon rationnelle le soleil comme une pierre incandescente et la lune comme une terre145. Cette conception scientifique de l’univers est ressentie par la communauté civique comme nuisible, car elle porte atteinte à son panthéon.

32Les raisons de considérer le Socrate d’Aristophane comme un contempteur des dieux de la cité146 sont d’autant plus fortes que, comme le suggère Les Thesmophories d’Aristophane147, l’impiété semble progresser dans l’Athènes de la fin du ve siècle. Les troubles et les injustices suscités par la Guerre du Péloponnèse ébranlent la religion traditionnelle. L’idée d’un ordre divin qui fait régner d’une façon éclatante la justice chez les humains a tendance à s’estomper chez Euripide148 comme chez Sophocle149. Indigné par les nombreuses injustices, Thrasymaque imagine quant à lui que « les dieux ne voient pas les choses humaines »150. Certains sophistes vont même jusqu’à discuter de l’existence des dieux. Protagoras estime ainsi ne pas être en mesure de savoir qui ils sont151. Prodicos voit dans les dieux des puissances utiles qui ont été divinisées par les hommes reconnaissants152. Pour Critias, la religion est une fiction délibérée destinée à faire respecter la morale153.

33Non content de nier l’existence des dieux de la cité, Socrate songerait peut-être aussi à les remplacer. La menace paraît sérieuse tant sa piété ne se coule pas dans un moule traditionnel. Pourtant, tout en respectant scrupuleusement les pratiques religieuses154, Socrate développe, selon les termes de Xénophon, une conception personnelle du divin, assez éloignée de celle des autres hommes155. Originale, elle perturbe les Athéniens et les prépare à prêter attention aux rumeurs qui voient en lui un dangereux novateur en matière religieuse. Sa prétention d’entendre en toute circonstance une voix divine (daimonion)156 suffit à en convaincre ses détracteurs. Dénoncée par Aristophane qui le dépeint comme étant à l’écoute de nouvelles divinités (Les Nuées)157, elle est déformée par de méchantes rumeurs. Xénophon leur accorde un rôle majeur dans le discrédit dont Socrate a pu souffrir à la veille de son procès et rappelle que « C’était en effet un bruit répandu (diathruleô) que Socrate prétendait recevoir des avertissements d’un démon et c’est principalement pour cela, je crois, qu’on l’a accusé d’introduire des divinités nouvelles »158.

34Il reste cependant peu concevable d’imputer à Aristophane la responsabilité de la mort de Socrate. Mise en scène vingt-quatre ans avant le procès, sa pièce ne vise en rien à le condamner, mais à faire rire ses contemporains en le caricaturant comme représentant d’une forme nouvelle de savoir, difficilement acceptée dans une société perturbée par la Guerre du Péloponnèse, qui cherche, après l’épisode des Trente, à rétablir les traditions et renforcer ses liens avec les dieux159. Aristophane n’est sans doute pas coupable, mais il a, aux yeux de Platon, sa part de responsabilité. Une responsabilité certes partagée avec les autres comiques de l’époque, tel Eupolis160, qui ont également porté tort à Socrate. Une responsabilité cependant réelle, car Les Nuées servent d’amplificateur aux bruits lancés par ses détracteurs et contribuent ainsi à enraciner dans les esprits l’image d’un Socrate dangereux pour la cité. Une responsabilité symbolique également, car Aristophane permet de mettre un nom sur la foule des anonymes qui, partisans d’une forme traditionnelle de savoir-faire habile, supportent difficilement de voir leur autorité intellectuelle remise en question par la nouvelle conception socratique de la sagesse humaine, contemplative et en quête de la vérité immuable. Alors que la rumeur (phèmè) est, dans Les Lois de Platon, un instrument efficace pour faire respecter les lois morales non écrites quand elle est mise au service du législateur161, elle agit, dans la perspective des défenseurs de Socrate, comme une arme malfaisante lorsqu’elle est employée par ses adversaires qui prétendent, à l’instar d’Aristophane, utiliser leur connaissance pour conseiller les Athéniens alors que, maîtres du vraisemblable, ils se complaisent dans des faux-semblants d’habileté et de sagesse inachevée n’aboutissant qu’à la force brutale162 et, sans doute aussi, à la stagnation morale et intellectuelle.

35Voix de la connaissance, les bruits publics sont-ils des voix de vérité ? S’ils ne peuvent tous le prétendre, chacun d’entre eux doit cependant passer pour tel afin d’être écouté. Parmi les soutiens régulièrement convoqués pour conforter leur véracité, on compte la caution divine, le témoignage oculaire, le témoignage par ouï-dire et même la lecture d’ouvrages littéraires. La valeur de ces garants varie en fonction du régime de vérité auquel l’auteur a choisi de se référer. Si l’inspiration divine constitue pour les poètes de l’époque archaïque et classique un garant solide, Hérodote lui préfère une analyse critique des témoignages oraux, Thucydide privilégie la vue à l’ouïe comme source de connaissance, Isocrate accorde sa confiance aux témoignages oraux repris par tous et les poètes alexandrins s’appuient sur la lecture des ouvrages de leurs prédécesseurs pour briller par leur érudition. Cependant, les garants intellectuels ne sauraient remplacer à eux seuls la considération sociale et morale dont s’efforcent de se prévaloir les colporteurs de bruits publics. Pour être entendus, ils doivent en effet bénéficier de l’estime de leurs contemporains. Un lâche sera ainsi moins cru qu’un brave, un étranger ou un domestique moins persuasifs qu’un citoyen, une femme moins convaincante qu’un homme…

36Miroir des rivalités sociales et intellectuelles de la Grèce ancienne, les bruits publics engagent l’autorité de leurs colporteurs autant qu’ils la confortent. Assurer la diffusion d’un bruit public peut être une activité hautement valorisante. Elle permet potentiellement à son auteur de prendre l’ascendant sur ses contemporains qui, en l’écoutant, montrent à la fois qu’ils savent moins ou moins bien que lui. En confiant à son public des informations considérées comme capitales, le logopoios de Théophraste cherche ainsi à passer pour un homme important, brillant par son savoir, par sa perspicacité tout comme par la qualité de ses relations sociales. En relevant le défi lancé par Ulysse, Démodocos est assuré de voir sa renommée de poète soutenu par les dieux diffusée à travers le monde. Si les poètes alexandrins exhibent leur érudition savante en remaniant les bruits évoqués chez leurs prédécesseurs archaïques et classiques, les historiens comme Hécatée de Milet, Hérodote ou même Thucydide s’avancent tous comme des hommes capables, par leur esprit critique, de conduire leurs lecteurs sur le chemin de la connaissance légitime.

37Non content de conforter l’autorité de son porte-voix, le bruit public lui permet également de déprécier ses rivaux. À lui les qualités morales et intellectuelles indispensables pour reconnaître les bruits véridiques, aux autres les défauts qui rendent incapables de discerner le faux du vrai. C’est ainsi souvent contre la conception des bruits publics de leurs prédécesseurs que les historiens cherchent à justifier leur entreprise. À la prise de distance critique d’Hécatée de Milet ou d’Hérodote à l’égard des bruits qui ont séduit les générations précédentes, répond celle soutenue par Thucydide à l’encontre d’Hérodote et de la tradition poétique, ou encore celle de Polybe qui reproche à Timée sa naïve fidélité aux connaissances livresques. Les rivalités se poursuivent jusqu’au tribunal où Démosthène condamne Eschine pour son goût des bruits populaires calomnieux.

38Voix de la connaissance, voix de vérité autoproclamée, voix d’autorité sociale et intellectuelle, les bruits publics sont une arme redoutable qui aiguise les rivalités dans un combat qui ne se joue pas toujours à fleuret moucheté. La maîtrise des bruits publics est une chasse jalousement gardée car elle est la promesse, pour ceux qui savent les manier, de s’arroger le pouvoir de persuasion. Dans les œuvres littéraires, les rumeurs du petit peuple comme celles des devins n’ont généralement pas voix au chapitre, car elles reposent sur un régime de vérité méprisé par les hommes de lettres. Au quotidien, la rumeur permet de conforter ses intérêts particuliers, d’accéder au pouvoir comme de tromper ou d’éliminer ses ennemis. Si les marchands athéniens ont pu lancer des rumeurs alarmistes au ive siècle afin d’augmenter les cours du blé, on retiendra aussi que Pisistrate a instrumentalisé la rumeur pour s’imposer à la tête d’Athènes et que les Corinthiens ont savamment manipulé les bruits publics pour renverser des alliances lors de la Guerre du Péloponnèse. Fruits de ruses habiles fondées sur un art savant de la mise en scène et une fine connaissance des bruits publics de l’époque, les rumeurs stratégiques érigent le vraisemblable en auxiliaire des ambitions personnelles et prennent à cet égard l’exact contrepied d’une parole socratique qu’elles contribueront elles-mêmes à faire taire.

Notes de bas de page

1 Homère, Odyssée, XIX, 203. Pour cette expression : M. Detienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Paris, 1967, rééd. 1994, pp. 177 sq.

2 Sur ces notions : M. Detienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence, la mètis des Grecs, Paris, 1974, pp. 25 sq.

3 Homère, Iliade, III, 200-202 et Odyssée, XIII, 291 sq.

4 Homère, Odyssée, IX, 355 sq. P. Pucci, « The Proem of the Odyssey », Arethusa, 15, 1982, pp. 39-62 et Ulysse Polutropos. Lectures intertextuelles de l’Iliade et de l’Odyssée, Lille, 1995, p. 211.

5 Homère, Odyssée, XIV, 191 sq. M. Gigante, « Civiltà corsara nel mediterraneo. Raconto del falso mendico a Eumeo : Odissea XIV », Aufidus, 16, 1992, pp. 7-29.

6 Homère, Odyssée, XXIII, 131-140.

7 Homère, Odyssée, XXIII, 146-152.

8 Homère, Odyssée, XXIII, 125 et 129.

9 Tel est le cas de Polydamas (Homère, Iliade, XVIII, 250). M. Detienne et J.-P. Vernant, op. cit., pp. 302-303.

10 Homère, Odyssée, I, 3.

11 « Tenons conseil pour le meilleur succès : bien souvent, quand on n’a tué dans le pays qu’un homme et qui n’a pas grands vengeurs de sa mort, il faut abandonner sa patrie et les siens ! Nous avons abattu le rempart de la ville, ce que l’île comptait de plus nobles garçons : qu’en penses-tu, dis-moi ? » (Homère, Odyssée, XXIII, 117-122).

12 En l’absence du roi Ulysse, les prétendants paraissent avoir usurpé collectivement le pouvoir à Ithaque.

13 Au chant XVIII de l’Odyssée, Pénélope déclare aux prétendants qu’Ulysse, au moment de partir pour Troie, lui a conseillé de quitter sa maison et d’épouser l’homme de son choix quand elle verrait de la barbe au menton de Télémaque (Homère, Odyssée, XVIII, 259-270). Par ailleurs, on sait que la fidélité de Pénélope à son époux comme aux biens de sa maison intéresse le peuple et lui vaut grand renom : Homère, Odyssée, II, 125 (kleos) ; Homère, Odyssée, XVI, 69-82 (phèmis).

14 Le mariage avec Pénélope conférerait au prétendant choisi du prestige et un titre nouveau pour revendiquer la royauté d’Ulysse. Sur les luttes de pouvoir à Ithaque : P. Carlier, La royauté avant Alexandre, Strasbourg, 1984, pp. 205 sq et « À propos de Pénélope », Ktèma, 27, 2002, pp. 283-291.

15 Homère, Odyssée, VIII, 487-498.

16 On remarquera cependant avec M. Detienne et J.-P. Vernant, op. cit., p. 127 que les Muses savent elles aussi dire des choses trompeuses, semblables à des réalités (Hésiode, Théogonie, 27-28) et que le maître de vérité, inspiré par ces divinités, peut aussi être un maître de tromperie.

17 Sur la notion de persuasion, sœur de Mètis (Hésiode, Théogonie, 349) : G. Kennedy, The Art of Persuasion in Greece, Princeton, 1963 et V. Pirenne-Delforge, « Le culte de la persuasion. Peithô en Grèce ancienne », Revue de l’histoire des religions, 208, 1991, pp. 395-413.

18 Tel est le cas à Salamine en 480 (Hérodote, VIII, 74-78 et Plutarque, De la malignité d’Hérodote, 869F).

19 Par exemple Sophocle, Ajax, 134-171 et Euripide, Andromaque, 1070-1124.

20 Platon, Lois, 908d.

21 M. Detienne et J.-P. Vernant, op. cit., pp. 303 sq.

22 Aristote, Constitution des Athéniens, 14, 4 ; Clidème, FGH, 323 F 15 ; Polyen, Stratagèmes, I, 21, 1 ; Athénée de Naucratis, XIII, 609 ; Valère Maxime, I, 2, 3.

23 Hérodote, I, 60-61 (traduction Ph.-E. Legrand).

24 Prétendant avoir été attaqué, Pisistrate persuade le peuple de lui accorder une garde personnelle : « Quand [Pisistrate] eut réuni des partisans et qu’il fut soi-disant le chef des habitants de la montagne, voici ce qu’il imagina (mèchanatai) : il se blessa lui-même et blessa ses mulets, puis lança son attelage sur la place, comme s’il avait échappé à ses ennemis qui l’auraient voulu tuer pendant qu’il se rendait aux champs ; et il adressa une demande au peuple pour obtenir de lui une garde (…). Le peuple des Athéniens, abusé, lui permit de choisir parmi les citoyens trois cents hommes qui furent, non point les porte-lance de Pisistrate, mais ses porte-massue » (Hérodote, I, 59 ; traduction Ph.-E. Legrand).

25 Il n’est pas rare qu’Hérodote exprime de tels jugements (Hérodote, II, 45, 2-3). Ed. Lévy estime par ailleurs que la comparaison avec les Barbares s’imposait ici, car ils se moquaient de l’anthropomorphisme grec (Hérodote, I, 131, 1-5) et que les Libyens du lac Tritonis, qui costumaient une jeune fille en Athéna, savaient bien qu’il ne s’agissait pas de la déesse elle-même (Hérodote, IV, 180, 9-13) (Ed. Lévy, « Hérodote philobarbaros », L’étranger dans le monde grec, II, R. Lonis [dir.], Actes du Deuxième Colloque sur l’Étranger, Nancy, 19-21 septembre 1991, Nancy, 1992, pp. 209-210).

26 Ed. Lévy, op. cit., pp. 209-210.

27 Aristote, Constitution des Athéniens, 14, 4 estime que Mégaclès, qui répandit le bruit (logos) qu’Athéna raccompagnait Pisistrate, « le ramena d’une façon bien antique et bien simple (katègagen auton archaiôs kai lian aplôs) ». L’expression, employée par Plutarque, Vie de Solon, 3,6 pour souligner le caractère ancien du savoir de Solon en sciences physiques, insiste bien sur la nature archaïque de la rumeur et du stratagème qui est à son origine.

28 M. P. Nilsson, « Political Propaganda in Sixth Century Athens », Studies presented to D. M. Robinson, II, 1953, pp. 743-748 ; R. M. Cook, « Pots and Pisistratan Propaganda », JHS, CVII, 1987, pp. 167-169 et R. Osborne, « The Myth of Propaganda », Hephaistos, 5-6, 1983-1984, pp. 65-70.

29 R. Parker, Athenian Religion : A History, Oxford, 1997, pp. 83 sq estime que Pisistrate s’est largement inspiré d’un phénomène culturel contemporain, les débuts du spectacle dramatique, pour orchestrer son entrée à Athènes.

30 Tout en rejoignant Aristote, Politique, 1314a39sq selon lequel le tyran, qui veut faire durer son pouvoir, « doit, dans tout ce qu’il fait ou prétend faire, jouer adroitement le rôle de la royauté », Z. Petre considère que Pisistrate met en scène la royauté et mime le mythe de la même manière spectaculaire que son contemporain le poète tragique (Z. Petre, « Le comportement tyrannique », Eireine, [Actes de la XIIe conférence internationale d’études classiques], Cluj Napoca, 1972, pp. 563-571, notamment p. 570).

31 L. Gernet considère l’épisode comme le symbole du triomphe et du mariage d’un roi : « [Pisistrate] est le roi qui agrée la déesse du pays, et sa royauté est proclamée à l’occasion par la vertu de son mariage. Pour la pensée mythique, les deux choses sont liées ; et c’est la femme qu’on épouse qui confère la royauté » (L. Gernet, « Mariages des tyrans », Éventail de l’histoire vivante, Hommage à L. Febvre, II, Paris, 1953, p. 52). Voir sur la fréquence des thèmes royaux dans la tradition concernant les tyrans : L. Gernet, « La notion mythique de la valeur en Grèce », in Anthropologie de la Grèce antique, Paris, 1968, pp. 92-137. H. Berve, Die Tyrannis bei den Griechen, Munich, 1967, p. 545 considère quant à lui l’épisode comme un hieros gamos, un rituel royal de fertilité.

32 Après avoir comparé la mise en scène de Pisistrate avec l’accès à la royauté de Gordios et de Tarquin, A. Borghini estime que l’épisode prend les traits d’un mythe de fondation, au cours duquel la femme et le char donnent une sanction supérieure et divine à l’action du héros (A. Borghini, « La scena del carro e la donna divina ; Gordio, Pisistrato et Tarquinio Prisco », Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici, 12, 1984, pp. 61-115).

33 G. F. Else propose de mettre en perspective la mise en scène de Pisistrate avec quelques épisodes de l’Odyssée bien connus de la population athénienne au vie siècle. Le tyran chercherait à reproduire un modèle homérique pour être considéré comme un nouvel Ulysse, c’est-à-dire comme un roi légitime retrouvant, après un douloureux exil, sa cité grâce à l’aide d’Athéna (G. F. Else, « The Origin of ΤΡΑΓΩΙΔΙΑ », Hermès, 85, 1957, pp. 36-46).

34 J. Boardman suggère d’expliquer la scène du char par la volonté de Pisistrate d’être assimilé à Héraclès. Son entrée dans Athènes accompagné par Athéna lui permettrait de reproduire symboliquement l’introduction d’Héraclès dans l’Olympe. Apprécié et souvent figuré sur les vases athéniens de la fin de la période archaïque, l’épisode mythologique pourrait faire l’objet d’une seconde lecture de la part des habitants et ainsi servir la propagande du tyran en le présentant comme un héros protégé par la déesse poliade (J. Boardman, « Herakles, Peisistratos and Sons », Revue archéologique, I, 1972, pp. 57-72 et « Herakles, Peisistratos and the Unconvinced », JHS, 1989, CIX, pp. 158-159). Voir aussi L. J. Balmaseda et R. Olmos, « Mito y figuracion en la ceramica atica de epoca clasica. El ultimo periodo arcaico », Cuadernos de filologia clasica, 1981-1982, 17, pp. 111-134 ; A. Verbanck-Piérard, « Héraclès l’Athénien », in Culture et cité, l’avènement d’Athènes à l’époque archaïque. Actes du colloque international organisé à l’Université libre de Bruxelles du 25 au 27 avril 1991 par l’Institut des Hautes Études de Belgique et la fondation archéologique de l’ULB, A. Verbanck-Piérard et D. Viviers (éds.), Bruxelles, 1995, pp. 103-125.

35 Si G. Ferrari estime elle aussi que Pisistrate entend être comparé à Héraclès, elle ne voit pas dans la mise en scène un écho à l’apothéose d’Héraclès mais à un épisode de la Gigantomachie que les Athéniens auraient directement placé à l’origine des Panathénées. À l’image d’Héraclès qui a vaincu les Géants, Pisistrate chercherait à être considéré comme un agent de l’ordre olympien capable de triompher des forces du chaos (G. Ferrari, « Heracles, Pisistratus and the Panathenaea », Metis, 9-10, 1994-1995, pp. 219-226). Pour R. H. Sinos, l’intention du tyran n’est pas de se comparer à un héros en particulier mais de présenter aux Athéniens un modèle héroïque susceptible de les séduire et de conforter son autorité politique en l’inscrivant dans un passé mythique (R. H. Sinos, « Divine selection », in C. Dougherty and L. Kurke [éd.], Cultural Poetics in Ancient Greece, Cambridge, 1993, pp. 73-91).

36 Telle est l’interprétation de W. R. Connor qui met en parallèle la mise en scène de Pisistrate avec la procession des Panathénées, au cours de laquelle les citoyens athéniens, armés de leurs boucliers et parfois montés sur des chariots, traversent la ville pour honorer Athéna sur l’Acropole (W. R. Connor, « Tribes, Festivals and Processions : Civic Ceremonial and Political Manipulation in Archaic Greece », JHS, CVII, 1987, pp. 40-50).

37 Plutarque, Vie de Thémistocle, 19, 3-4.

38 Plutarque, Vie de Thésée, 6, 1-3. Son entreprise réussit (Plutarque, Vie de Thésée, 7, 1-3).

39 Bacchylide, 17, 67-89 (Snell).

40 Plutarque, Vie de Solon, 8, 1-3.

41 Diogène Laërce, I, 46.

42 Diogène Laërce, I, 49-50 associe encore Solon à la folie, au délire prophétique et à la vérité qu’il peut délivrer sous une forme poétique : « Solon annonça l’ambition de Pisistrate (...). Le Conseil, formé de gens du parti de Pisistrate, dit qu’il était fou (mainesthai). À cause de cela, il dit ce qui suit : “Sous peu de temps, à coup sûr, aux citoyens, mon délire (mania) apparaîtra. Oui, il apparaîtra, quand sur la place publique la vérité (alètheia) s’avancera”. Quant aux vers élégiaques dans lesquels il a prédit la tyrannie de Pisistrate, voici quels ils étaient... ».

43 En reprenant un vocable utilisé par Homère, Hérodote entend sans doute aussi donner une dimension héroïque à l’exploit de Pisistrate et le rapprocher ainsi de l’univers épique dans lequel les héros bénéficient d’aides divines (sur l’utilisation de phatis dans l’Enquête, consulter les analyses du chapitre précédent consacrées au champ lexical des bruits publics chez Hérodote : pp. 207-211).

44 Le bruit (phatis) dénonçant la lâcheté des Corinthiens à la bataille de Salamine (480) s’inscrit dans une perspective comparable. Lancé par les Athéniens, il discrédite les Corinthiens qui ne seraient revenus au combat qu’après une intervention divine (Hérodote, VIII, 94 ; sur l’épisode, consulter J. C. Carrière, « Oracles et prodiges de Salamine. Hérodote et Athènes », DHA, 14, 1988, pp. 219-275). On remarquera que la phatis dénonçant la folie d’Ajax chez Sophocle présente des caractéristiques comparables (Sophocle, Ajax, 172-197). Le bruit annonce une intervention divine, qui prend ici la forme d’un châtiment à l’encontre d’un homme insolent et orgueilleux. Alors que le soutien divin apporté à Pisistrate et à Cyrus confortait leur autorité auprès des hommes, la rumeur discrédite Ajax aux yeux des Grecs qui rient du déshonneur qu’il subit. Si l’on peut douter de l’origine exacte de la phatis, le chœur estime qu’elle pourrait être le fruit de la ruse d’Ulysse.

45 Sur Cyrus : P. Briant, Histoire de l’Empire perse, de Cyrus à Alexandre, Paris, 1996.

46 Hérodote, I, 122.

47 Élien, Histoire variée, XII, 42 constate ainsi : « Cyrus, fils de Mandane, fut allaité, dit-on, par une chienne, Télèphe, fils d’Augé et d’Héraclès, par une biche, Pélias, fils de Poséidon et de Tyrô, par une jument, de même que le fils d’Alopé. On dit qu’Alexandre, fils de Priam, fut nourri par une ourse, et Égisthe, fils de Thyeste et de Pélopie par une chèvre ». On remarquera, avec O. Murray, La Grèce à l’époque archaïque, Toulouse, 1995, pp. 159-160, que la rumeur s’inspire « d’un groupe de légendes dont la fonction structurelle est d’expliquer l’émergence d’un nouveau chef, en reliant l’usurpation en partie à l’ancien régime, mais surtout à la protection divine et à ses enfances au milieu du peuple. Les caractéristiques en sont l’exposition de l’enfant-roi, sa survie miraculeuse, souvent due à l’intervention divine (comme l’allaitement par des animaux sacrés), son éducation au sein du peuple, et son accession finale au pouvoir. Les exemples les plus illustres sont ceux de Cyrus le Grand, de Romulus et Rémus, de Moïse dans son berceau ».

48 Hérodote, I, 126-127.

49 Plutarque, Vie de Solon, 1, 3.

50 L’entrée de Pisistrate à Athènes lors de sa deuxième prise de pouvoir est en effet rapportée dans l’enquête menée par Crésus sur Athènes et Sparte. Après avoir décrit la situation à Athènes, Hérodote part à Sparte et met alors indirectement en parallèle Pisistrate et Lycurgue (Hérodote, I, 56-70).

51 Plutarque, Vie de Numa, 4, 12 reconnaît ainsi que « Lycurgue, Numa et les personnages du même genre, ayant à manier des foules difficiles à contenir et à satisfaire et apportant de grandes nouveautés dans l’État, ont feint qu’ils tenaient de la divinité leurs projets, qui devaient apporter le salut à ceux-là mêmes à qui ils en faisaient accroire »

52 Aristote, Politique, 1314a35 estime d’ailleurs qu’« un moyen pour un tyran d’assurer sa sécurité sera de rendre son autorité plus semblable à celle d’un roi ».

53 Homère, Odyssée, III, 36 sq.

54 Hérodote, V, 65. Dans un texte apocryphe cité par Diogène Laërce, I, 53, Pisistrate aurait également écrit : « Je ne suis pas le seul des Grecs à avoir aspiré à la tyrannie et ce n’était pas une prétention déplacée pour moi, un descendant de Codros. Car j’ai repris possession de ce que les Athéniens avaient juré d’accorder à Codros et à sa descendance (...). Et moi le tyran, il ne m’est accordé aucun honneur ni aucune considération d’exception, mais seulement les privilèges expressément accordés déjà aux rois des temps passés ».

55 Pisistrate passe pour un spécialiste de la ruse (Hérodote, I, 59, 60 ; Aristote, Constitution d’Athènes, XIV, 4 ; Plutarque, Vie de Solon, 30, 1).

56 Xanthos, roi des Béotiens, propose aux Athéniens de régler le conflit qui les oppose par un combat singulier. Le roi Thymoitès se dérobe et offre la royauté à qui vaincra Xanthos. Mélanthos relève le défi et l’emporte sur son adversaire par une ruse. Au cours du combat, il lui reproche notamment d’avoir un autre combattant derrière lui. Xanthos se retourne et Mélanthos en profite pour le tuer (Hellanicos, FGH, 323 a F 23, 2 ; Éphore, FGH, 70 F 22). Voir P. Vidal-Naquet, Le chasseur noir, Paris, 1981, pp. 155-163.

57 Pour sauver Athènes assiégée par les Péloponnésiens qui savent, grâce à un oracle, qu’ils s’empareront de la cité à condition d’épargner son roi, Codros pénètre sous un déguisement dans le camp ennemi et provoque une querelle au cours de laquelle il trouve la mort (Lycurgue, Contre Léocrate, 84-87).

58 La Souda note par ailleurs qu’Eupolis donnait le titre de roi à Pisistrate (Souda, s. v. Basileus).

59 Aristote, Constitution d’Athènes, XVI, 7 : « Dans son gouvernement, il ne gênait en rien le peuple : il assurait toujours la paix et veillait à sa tranquillité. Aussi répétait-on souvent avec éloge que la tyrannie de Pisistrate, c’était la vie sous Cronos ».

60 Aristote, Constitution d’Athènes, XVI, 2-7 : « En général, [Pisistrate] était humain, doux et indulgent pour les délinquants, et en particulier il avançait de l’argent aux pauvres pour leurs travaux (…). Il établit les juges des dèmes et lui-même sortait souvent dans la campagne pour inspecter et réconcilier ceux qui avaient des différends ». Pisistrate redistribue également une partie des richesses sous forme de travaux d’adduction en eau (Hérodote, VI, 15 ; Thucydide, II, 15 et Pausanias, I, 14, 1).

61 Pythagore étonne par ses apparitions simultanées en deux lieux différents (Apollonios, Histoires merveilleuses, 6). Il passait pour un dieu auprès de ses contemporains (Diogène Laërce, VIII, 11 ; Élien, Histoire variée, IV, 17 ; Justin, XX, 4, 18).

62 Diogène Laërce assure que Démocrite acquiert la réputation (doxa) d’un homme habité par l’inspiration divine (Diogène Laërce, IX, 39). Photius confirme que Pythagore et Démocrite tiennent des propos inspirés (Photius, Bibliothèque, V, 241, 331b, 1-7).

63 D’après Photius, Bibliothèque, V, 241, 331b, 1-7, de justes prédictions météorologiques ont valu à Anaxagore la réputation d’être divin.

64 Fort des bruits annonçant partout ses miracles (Diogène Laërce, VIII, 67), Empédocle cherche à conforter, auprès de ses contemporains, sa renommée d’être divin. Il est capable d’apparition divine, notamment à Sélinonte (Diogène Laërce, VIII, 70). Diogène Laërce rapporte également qu’Empédocle disparut soudainement : « On se mit à sa recherche (…), [un serviteur] déclara qu’au milieu de la nuit il avait entendu une voix d’une extraordinaire puissance qui appelait Empédocle, puis que, s’étant levé, il avait vu une lumière céleste et un éclat de torches (…). Hippobote dit que, s’étant levé, il s’était dirigé vers l’Etna, et que parvenu au bord des cratères de feu, il s’y était élancé et avait disparu, voulant renforcer les bruits (phèmai) qui couraient à son propos, selon lesquels il était devenu un dieu » (Diogène Laërce, VIII, 67-69).

65 Hérodote, I, 59.

66 Pisistrate y aurait construit le premier temple d’Athéna vers 560 (O. Murray, La Grèce à l’époque archaïque, Toulouse, 1995, p. 290). Sur le programme architectural de Pisistrate comme arme de propagande : V. Lézine-Vélissaropoulos, Architecture et politique en Grèce ancienne. L’expérience de la tyrannie archaïque, Athènes, 2002, pp. 87-96 et A. Queyrel, Athènes, la cité archaïque et classique du viiie à la fin du ve siècle, Paris, 2003, pp. 53-79.

67 Hérodote, I, 62.

68 Scholie à Aristophane, La Paix, 10, 7 ; Souda, s. v., Bakis.

69 Hérodote, VIII, 20, 77, 96 ; IX, 43.

70 Aristote, Constitution d’Athènes, XIV, 4.

71 Nous rejoignons ici l’hypothèse de Z. Petre selon laquelle Pisistrate cherche à se comporter comme un maître de vérité (Z. Petre, op. cit., p. 569).

72 Traduction personnelle littérale.

73 Thucydide, V, 29, 2 – 30, 1 (traduction J. Voilquin).

74 Thucydide, V, 27, 1-2.

75 Corinthe aurait été fondée par Sisyphe, le plus rusé des hommes (Homère, Iliade, VI, 153 ; Euripide, Médée, 404-405 et 1381-1382). La cité aurait également accueilli la magicienne Médée (Pindare, XIIIe Olympique, 52-54). En 464, dès l’ouverture de la XIIIe Olympique, Pindare annonce son intention de louer, à travers un exploit athlétique, la mètis et les sophismata (découvertes ingénieuses) qui ont fait la réputation de Corinthe (Pindare, XIIIe Olympique, 18-22 et 49-51). Voir aussi M. Detienne et J.-P. Vernant, op. cit., pp. 179 sq.

76 Si l’on se fie à un racontar rapporté par Élien, Histoire variée, V, 21 (Scholie à Médée, 10), les Corinthiens auraient déjà, au début de la Guerre du Péloponnèse, essayé d’acheter Euripide pour supprimer les éléments de la légende de Médée entachant leur renommée.

77 Les sources mettent rarement en doute les propos des ambassadeurs. Ce sont souvent des stratèges qui bénéficient de l’estime de leurs contemporains. Thucydide, VIII, 98 constate ainsi au sujet du siège d’Œnoé (411-410) : « Aristarchos abusa les assiégés en leur disant qu’Athènes avait conclu un accord avec les Lacédémoniens et qu’ils étaient tenus de remettre la place aux Béotiens (…). Comme il était stratège, les assiégés ne mirent pas en doute sa parole et (…) sortirent après avoir capitulé ».

78 Pour la description du déchaînement des passions provoqué par la Guerre du Péloponnèse : Thucydide, I, 23 et III, 81-85.

79 Pour l’ensemble des considérations de l’historien : Thucydide, III, 81-85.

80 Composée au début de la Guerre du Péloponnèse (432-431) alors même que les tensions sont très vives entre Athènes et Corinthe, Médée prête à Créon un comportement cruel dans le but probable de disqualifier un ennemi de la cité athénienne. Afin d’éliminer toute menace, Créon chasse Médée et ses enfants. Sa décision est tout de suite colportée par une rumeur (muthos), rapportée ainsi par le gouverneur : « J’ai ouï un propos, sans avoir l’air d’entendre, m’étant approché des joueurs de dés (…). On disait que ces enfants allaient être chassés du sol de Corinthe avec leur mère par le chef du pays, Créon. Le bruit (muthos) est-il exact ? Je l’ignore. Je voudrais qu’il n’en fût rien » (Euripide, Médée, 67-73 ; traduction L. Méridier). La stupeur du gouverneur est à la hauteur du châtiment envisagé par Créon. L’exil est bien le pire des sorts (Euripide, Médée, 651). S’il prive les condamnés de ressources et de patrie, il les empêche aussi de mener une existence digne et susceptible de leur valoir une belle renommée (kleos). Tel est l’avis d’Hippolyte : « Je veux périr obscur (akleès) et sans nom, sans patrie, sans maison, errant et banni, que la terre et la mer rejettent la chair de mon cadavre, si je suis un homme coupable » (Euripide, Hippolyte, 1028-1031 ; traduction M. Delcourt-Curvers).

81 Sophocle, Philoctète, 251-256 (kleos, klèdôn). Présentée en 409, la pièce ne peut laisser indifférents des Athéniens qui ont parfois été amenés à punir sévèrement des cités ou bien les hommes de guerre qui ont échoué, à l’instar de Thucydide exilé après son échec à Amphipolis en 422 (Thucydide, V, 26). S’il est peu probable que Philoctète s’inspire d’un épisode précis de la Guerre du Péloponnèse, il pourrait cependant faire indirectement écho aux cruelles décisions prises par les Athéniens au nom de la raison d’État. Sur ce point, consulter le dialogue entre les Athéniens et les Méliens (Thucydide, V, 84-111).

82 Thucydide, II, 48, 2 (traduction J. Voilquin).

83 Par exemple Homère, Iliade, I, 43-67. Eschine, Lettre première, Eschine à Philocrate salut, 1-2.

84 C’est ainsi qu’Antiphon, I, Accusation d’empoisonnement, 21, 23, 26-27 considère les morts par empoisonnement.

85 Les Béotiens sont souvent soupçonnés. Dans Les Acharniens, Nicarchos redoute ainsi qu’un Béotien incendie l’Arsenal (Aristophane, Les Acharniens, 909-925). Les Athéniens craignent également un complot organisé par les Barbares (Aristophane, Les Cavaliers, 475-479 ; La Paix, 102-123 ; Les Thesmophories, 331-351).

86 Dans Lysistrata, le chœur des vieillards « flaire la tyrannie d’Hippias et craint fort que certains Laconiens, venus ici se réunir chez Clisthène, n’excitent artificieusement ces femmes ennemies des dieux à s’emparer de notre argent et du salaire dont je vivais (…). C’est un comble qu’elles [les femmes] veuillent nous réconcilier avec les Lacédémoniens, auxquels il ne faut point se fier, pas plus qu’au loup à la gueule béante. Tout cela, mes gens, n’est qu’une trame ourdie en vue de la tyrannie. Mais moi, elles ne me tyranniseront pas » (Aristophane, Lysistrata, 614-635). On a pu craindre également en 415, après l’affaire des Hermès et des Mystères, un complot contre la démocratie, organisé par Alcibiade avec la complicité des Lacédémoniens et des Béotiens (Thucydide, VI, 61). Plutarque rappelle aussi qu’un bruit courut à Athènes assurant que les Corinthiens avaient organisé la profanation des Mystères (Plutarque, Vie d’Alcibiade, 18, 7-8).

87 Thucydide, IV, 122-123.

88 Euripide, Andromaque, 445-452 : « Ah ! De tous les mortels les plus haïs du genre humain, habitants de Sparte, conseillers de fourberies, princes du mensonge, ravaudeurs d’artifices, esprits retors, étrangers à toute droiture, qui ne connaissez que détours ! Vos succès dans la Grèce offensent la justice. Quel crime est inconnu chez vous ? Où voit-on plus de meurtres, des cupidités plus infâmes ? Toujours l’on surprend vos paroles à démentir votre pensée. Malheur à vous ! » (traduction M. Delcourt-Curvers).

89 Thucydide, I, 69, 1.

90 Eschyle, Les Perses, 402-405. Hérodote, VII, 19, 157, 178.

91 J.-M. Bertrand, « La revendication de liberté, réflexions sur les modalités du discours politique dans les cités grecques », in Images et représentations du pouvoir et de l’ordre social dans l’Antiquité, Actes du colloque d’Angers, 28-29 mai 1999, Paris, 2001, pp. 11-25.

92 Thucydide rappelle ainsi que, juste avant la défection des Mantinéens, « Sparte était fort décriée et ses revers l’avaient déconsidérée ». Argos paraît profiter de cette mauvaise réputation pour attirer à elle quelques cités péloponnésiennes (Thucydide, V, 28, 2). Lors de l’affaire de Mytilène, Alkidas est critiqué pour sa cruauté. Elle l’empêcherait, selon les Samiens, de conforter la puissance diplomatique de Sparte (Thucydide, III, 32). On comprend que les Spartiates cherchent tout au long du conflit à mettre en avant leur belle réputation, qui repose tant sur leur volonté à libérer les Grecs que sur leur capacité à agir bravement au combat (Thucydide, VI, 11, 6).

93 Ce thème de propagande est repris par Brasidas en 424 pour convaincre les Acanthiens (Thucydide, IV, 86, 1 ; IV, 87, 5-6).

94 Thucydide, II, 8, 1-5 ; II, 11, 1-2.

95 Thucydide, I, 72, 1 – 73, 1 ; I, 122, 2-4.

96 Leur crainte d’être asservis est ressentie comme raisonnable par Diodore de Sicile, XII, 75.

97 Pour réprimer la révolte de Mytilène en 427, les Athéniens votent d’abord le massacre de tous les citoyens adultes et la vente des femmes et des enfants comme esclaves. Puis ils atténuent ces mesures lors d’une seconde Assemblée (mise à mort d’un millier de responsables de la révolte, destruction des fortifications, livraison de la flotte et installation à Lesbos de 2 700 clérouques). Après la reddition de Scioné, tous les hommes valides sont mis à mort et les femmes et les enfants réduits en esclavage (Thucydide, V, 32, 1).

98 Ils le sont notamment, durant l’hiver 417-416, lorsqu’ils mettent à mort tous les habitants d’Hysiai (Thucydide, V, 83, 2).

99 Thucydide, III, 24, 1-3.

100 Tel est en tout cas l’avis des Platéens : Thucydide, III, 57, 1-2 et III, 58-59.

101 Euripide dénonce encore dans Andromaque la cruauté meurtrière, inflexible, injuste et sacrilège des Lacédémoniens (Euripide, Andromaque, 163-171, 450, 459, 537-540, 614-615, 779-784, 804-810).

102 Isocrate, XII, Panathénaïque, 90-94.

103 Extravagant (Platon, Phèdre, 229c), bizarre, reconnu à son époque comme un personnage « se distinguant en quelque chose de la plupart des hommes » (Platon, Apologie de Socrate, 34e), Socrate embarrasse (Platon, Théétète, 149a). Ses propos irritent sans doute aussi (Platon, Banquet, 221d), car ils ont pu être compris comme l’expression d’une supériorité condescendante, notamment lorsqu’il prétendait communiquer intimement et singulièrement avec le divin (daimonion).

104 Sur les accusations à l’origine du procès de Socrate, voir par exemple T. C. Brickhouse, Socrates on Trial, Oxford, 1990, pp. 133-223 et C. Mossé, Le procès de Socrate, Paris, 1996, pp. 99-108 et R. Waterfield, Why Socrates Died : Dispelling the Myths, New York, 2009.

105 Platon, Apologie de Socrate, 20c-d (traduction É. Chambry) ; voir aussi 19a et 24a.

106 Socrate clame ainsi : « Moi, au contraire, je ne vous dirai que la vérité. Oh ! Par Zeus, ce ne sera pas, Athéniens, en un langage exquis comme le leur, tout enjolivé de noms et de verbes élégants et savamment agencés (…). Tout ce que j’ai à dire est juste, voilà de quoi je suis sûr » (Platon, Apologie de Socrate, 17b-c).

107 La rhétorique est considérée par Platon comme une « ouvrière de la persuasion » qui ne se soucie que de l’apparence et du vraisemblable (Platon, Gorgias, 455a).

108 Platon, Apologie de Socrate, 17a. Socrate n’aura de cesse de clamer son ignorance de la flatterie oratoire (Platon, Gorgias, 522d).

109 Platon, Apologie de Socrate, 19a.

110 Diogène Laërce, II, 40 (traduction M.-O. Goulet-Cazé). Favorinus est un platonicien tardif du ier siècle après Jésus Christ.

111 Platon, Apologie de Socrate, 18e-19a.

112 Platon, Apologie de Socrate, 18d.

113 Tanneur enrichi, élu stratège en 409 puis exilé par les Trente en 404 avant de participer à leur renversement, Anytos est le véritable instigateur du procès contre Socrate. Jeune poète, Mélétos n’est que l’accusateur officiel.

114 Platon, Apologie de Socrate, 23e-24a : « « Voilà comment Mélétos et Anytos et Lycon se sont jetés sur moi, Mélétos prenant à son compte la haine des poètes, Anytos celle des artisans et des hommes politiques, Lycon celle des orateurs. Aussi serais-je surpris, comme je le disais en commençant, si je parvenais à détruire chez vous en si peu de temps une calomnie qui s’est ainsi amassée » (traduction M. Croiset). F. Châtelet, Platon, Paris, 1972, p. 35 considère les trois accusateurs comme des spécialistes, représentant chacun des savoir-faire particuliers (politique, poétique et artisanal).

115 Platon, Apologie de Socrate, 21c-24b.

116 Platon, Apologie de Socrate, 21e-22a.

117 Platon, Apologie de Socrate, 23a.

118 Platon, Apologie de Socrate, 18c-d. Les hommes de lettres imaginent souvent que le savoir, en tant que forme de distinction culturelle et sociale, excite l’envie des ignorants (Euripide, Médée, 292-299 ; Isocrate, XII, Panathénaïque, 172 ; Xénophon, Les Mémorables, IV, 2, 33 ; Aristote, La Rhétorique, II, 21 1394b29 sq et II, 23, 1399a13-17). Platon regrette cette situation dans plusieurs traités (Platon, Protagoras, 316d-e ; Euthyphron, 3b-c ; La République, V, 476e). Dans la cité idéale de La République, dépourvue de jalousie, le philosophe ne soulèvera aucune envie contre lui (Platon, La République, VI, 499e – 500a).

119 Platon, Apologie de Socrate, 18b-c (traduction É. Chambry).

120 Pour un parallèle entre Les Nuées et les chefs d’accusation du procès de Socrate : L. M. Segolini, Socrate a banchetto. Il Simposio di Platone e i Banchettanti di Aristofane, Rome, 1994, pp. 30 sq. Sur la représentation de Socrate dans Les Nuées d’Aristophane : H. Neumann, « Socrates in Plato in Aristophanes : In Memory of Ludwig Edelstein (1902-1965) », American Journal of Philology, 90 (2), 1969, pp. 201-214 ; E. A. Havelock, « The Socratic Self As It Is Parodied in Aristophanes’ Clouds », Yale Classical Studies, 22, 1972, pp. 1-18 ; S. Byl, « Socrate dans les Nuées d’Aristophane, v. 169-190 », Didaskalikon, 37, mars 1976, pp. 13-22 ; F. Harvey, « Nubes 1493 ff : Was Socrates murdered ? », Greek Roman and Byzantine Studies, 22, 1981, pp. 339-343 ; L. Edmunds, « Aristophanes’Socrates », in J. Cleary (éd.), Proceedings of the Boston Area Colloquium in Ancient Philosophy I, Lanhan MD, 1985, pp. 202-230 ; P. Mignanego, « Aristofane e la rappresentazione di Socrate », Dioniso 62 (1), 1992, pp. 71-101 ; L. Strauss, Socrate et Aristophane, 1966, Combas, rééd. 1993, pp. 11-68 ; M. P. Noël, « Aristophane et les Intellectuels : le portrait de Socrate et des ‘sophistes’ dans les Nuées », in Le Théâtre grec antique : La comédie. Actes du Xe colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer, les 1er & 2 octobre, 1999, Paris, 2000, pp. 111-128 ; P. A. Cavallero, « La historicidad del Socrates de Aristofanes y la coincidencia de las fuentes », REA, 1902/2, 2007, pp. 449-464.

121 Aristophane, Les Nuées, 218 sq.

122 Pour Élien, Histoire variée, II, 13, Anytos et ses partisans ont persuadé « le poète comique Aristophane (…) de parodier Socrate en lui attribuant les rumeurs qui circulaient à son sujet, qu’il était bavard, que par ses paroles il rendait fort l’argument faible, qu’il introduisait des démons étrangers, tandis qu’il ne reconnaissait ni n’honorait aucun dieu, qu’il enseignait tout cela à ceux qui le fréquentaient et les persuadait d’en être convaincus ».

123 Aristophane, Les Nuées, 101.

124 Platon, Apologie de Socrate, 19 c (traduction M. Croiset).

125 Platon, Apologie de Socrate, 23 d (traduction M. Croiset).

126 Dans Les Grenouilles, Eschyle rappelle ainsi à Euripide : « Homère, ce divin poète, à qui donc a-t-il dû son honneur et sa gloire (kleos) sinon à ses enseignements sur ce qui est bien, sur la disposition tactique et l’équipement moral et matériel des combattants » (Aristophane, Les Grenouilles, 1034-1036 ; traduction V.-H. Debidour).

127 Aristophane, Les Grenouilles, 1033-1034 range Hésiode parmi les poètes « virils » (andreioi) car il a enseigné aux hommes les travaux de la terre, les saisons des récoltes et des labours. Eschine, III, Contre Ctésiphon, 134 apprécie quant à lui Hésiode pour son rôle d’éducateur des foules et de conseiller des cités.

128 Aristophane fait reposer son propre kleos sur sa capacité à éclairer les Athéniens. En 425, le coryphée des Acharniens chante ainsi ses louanges : « En agissant comme il l’a fait, quel bienfaiteur il a été pour vous ! Et en montrant ce que c’est, pour les peuples des autres cités, que l’administration démocratique ! Voilà pourquoi leurs délégués viendront acquitter le tribut avec un ardent désir de voir l’éminent poète qui n’a pas craint de faire entendre aux Athéniens la voix de la justice. Et les glorieux échos de son audace (tolmès… kleos) se sont propagés bien loin » (Aristophane, Les Acharniens, 641-646 ; traduction V.-H. Debidour).

129 À l’instar des Sept Sages, Solon est un illustre représentant de cette forme de sagesse. Comme le rappelle l’anecdote de son entrevue légendaire avec Crésus rapportée par Hérodote, I, 30, Solon est renommé pour sa sophia reposant, grâce à ses voyages, sur une vaste expérience de la réalité humaine et lui permettant de prodiguer des conseils utiles pour bien se conduire dans la vie. Après lui avoir montré l’ampleur de ses richesses, Crésus lui demande : « Mon hôte athénien, le bruit (logos) de ta sagesse (sophiè), de tes voyages, est arrivé jusqu’à nous ; on nous a dit que le goût du savoir (philosopheô) et la curiosité t’ont fait visiter maints pays, aussi le désir m’est-il venu maintenant de te poser une question : as-tu déjà vu un homme qui soit le plus heureux du monde ? ». Voir P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Paris, 1995, pp. 35-45.

130 Platon, Théétète, 173-176. Voir P. Hadot, op. cit., pp. 111-112.

131 Pour Plutarque, Vie de Solon, 3, 8 « Thalès fut le seul qui eût poussé la science par la théorie au-delà de l’utilité pratique : c’est à leurs mérites d’ordre politique que les autres sages durent leur réputation ».

132 Diogène Laërce, I, 34. Platon, Thééthète, 174a.

133 Ésope, Fables, 40 (traduction D. Loayza). Aux siècles suivants, des bruits de ce genre continuent de dénoncer les savants incapables de surmonter les contraintes du quotidien. On condamne ainsi Empédocle tombé dans un puits (Horace, Art poétique, 458 sq), les mathématiciens qui n’ont d’yeux que pour le soleil et la lune sans remarquer ce qu’ils ont sous les pieds (Diogène Laërce, VI, 27-28) et les astronomes qui ne voient pas les poissons à leurs pieds et prétendent pourtant connaître les astres du ciel (Stobée, WH, II, 1, 20).

134 Sur le pensoir, voir D. E. O’Reagan, Rhetoric, Comic and Violence of Language in Aristophane’s Clouds, New York, 1992, pp. 34 sq.

135 Aristophane, Les Nuées, 98-99.

136 Platon, Euthyphron, 2d.

137 Sur ces personnages : J. de Romilly, Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès, Paris, 1988.

138 Xénophon, Mémorables, I, 1, 1 ; Platon, Euthyphron, 2c ; Apologie de Socrate, 24b.

139 D’après Platon, Apologie de Socrate, 17a, il passe pour être d’une grande habileté oratoire.

140 Isocrate, XX, Sur l’échange, 30.

141 L’accusation est injuste puisqu’il s’est toujours intéressé aux questions éthiques (Diogène Laërce, II, 21) et a souhaité prodiguer le bien (Xénophon, Mémorables, I, 2, 61).

142 Platon, Apologie de Socrate, 26b. Sur l’impiété, voir L. Bruit-Zaidman, Le commerce des dieux, Eusebeia, essai sur la piété en Grèce ancienne, Paris, 2001.

143 Aristophane, Les Nuées, 1504-1507 (traduction V.-H. Debidour).

144 Socrate ne rejoint pas les théories d’Anaxagore (Platon, Apologie de Socrate, 26e et Xénophon, Mémorables, I, 1, 10-11).

145 Platon, Apologie de Socrate, 26d. Pour l’accusation d’impiété dirigée contre Anaxagore en raison de ses recherches sur les phénomènes célestes : Plutarque, Périclès, 6, 1 et 32, 2.

146 Aristophane, Les Nuées, 247-248, 423-426 et 830 pousse la caricature jusqu’à faire de Socrate un homme aux conceptions proches de l’athéisme.

147 Aristophane, Les Thesmophories, 668-676.

148 Euripide, Hécube, 488-491 ; Le Cyclope, 605-607 ; Nauck TGF2 Euripide 286 et 684.

149 Sophocle, Philoctète, 446-452.

150 DK, II (1952) 85 Thrasymaque B 8. Si l’on en croit Origène, Antiphon aurait rejeté l’idée de Providence (Antiphon, DK, II, B, 12).

151 DK II2 Protagoras 80 B 4.

152 DK II2 Prodicos 84 B 5. Cette conception sous-entend que la foi dans les dieux est le fait d’hommes primitifs.

153 Critias, Sisyphe, DK II² 88 B 25.

154 Xénophon, Mémorables, I, 1, 2 et 20.

155 Xénophon, Mémorables, I, 1, 19.

156 Platon, Euthyphron, 3b-c ; La République, VI, 496c. De nature divine (Platon, Apologie de Socrate, 27c-d), son daimôn agit sur lui comme une force d’inhibition (Platon, Apologie, 31d).

157 Aristophane, Les Nuées, 250-253 et 423-426.

158 Xénophon, Mémorables, I, 1, 2 (traduction P. Chambry).

159 Le Contre Nicomaque (XXX) de Lysias témoigne notamment de ce souci.

160 Selon la scholie des Nuées, 96, une pièce d’Eupolis fit plus de mal à Socrate que la comédie d’Aristophane. Voir aussi Eupolis, fr. 386, in R. Kassel et C. Austin, Poetae Comici Graeci, Berlin, 1983-1995.

161 Platon, Les Lois, VIII, 838c.

162 Platon, Théétète, 176 b-c. Voir P. Hadot, op. cit., p. 112.

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