La fabrique des bruits publics
p. 137-139
Texte intégral
1Un héros, trois bruits différents. Comme tout objet historique, la renommée d’Oreste est prise dans l’histoire et porte la marque des sociétés qui ont véhiculé les traditions qui le concernent pour s’interroger sur le matricide. Celle que présente Euripide est différente de celle qu’évoque l’Odyssée et aussi de celle que mettent en scène les Choéphores d’Eschyle. D’un auteur à l’autre, la renommée d’Oreste se fait de plus en plus sombre.
2L’Odyssée choisit de passer sous silence la souillure liée au meurtre de Clytemnestre, la mère d’Oreste, et ne retient que l’exemplarité de l’acte d’un fils qui lave l’affront du père1. Mettant souvent en parallèle les destins d’Agamemnon et d’Ulysse2, Homère propose à Télémaque de s’inspirer du kleos du matricide pour venger son propre père : « Écoute la gloire (kleos) que, chez tous les humains, eut le divin Oreste, du jour que, filial vengeur, il eut tué ce cauteleux Égisthe qui lui avait tué le plus noble des pères ! Toi, mon cher, bel et grand comme je te vois là, sois vaillant pour qu’un jour quelque arrière-neveu parle aussi bien de toi… »3.
3En 458, Les Choéphores font également reposer la renommée d’Oreste sur la vengeance d’Agamemnon qui n’a pas pu connaître la belle mort4. Au fils de sauver la renommée du père5 en tuant ses meurtriers, qui, comme dans l’Odyssée, pillent ses richesses pour conforter leur pouvoir6. Eschyle s’écarte cependant de la perspective homérique et choisit, par un déplacement habile, de présenter Oreste comme l’instrument de la justice divine7. À la différence de l’Odyssée qui fonde seulement le kleos d’Oreste sur le meurtre d’Égisthe, l’auteur tragique retient l’horreur du matricide, sans toutefois condamner définitivement le héros qui, après avoir agi sur ordre d’Apollon, laisse derrière lui la renommée (klèdôn) d’un homme dont le sort appelle la compassion : « Oui, j’ai tué ma mère, à bon droit : elle avait tué mon père, elle n’était que souillure, exécration des dieux ; et j’affirme que le grand stimulant de mon audace (tolma) fut le prophète de Pythô, Loxias, qui me prédit qu’à agir comme j’ai fait je ne risquais pas d’être accusé de crime, tandis qu’à négliger son ordre – je ne vous dirai pas le châtiment : la portée de nos arcs ne va pas jusqu’à pareilles souffrances. – Et maintenant voyez comment (…) je vais prendre la route du temple, bâti autour de l’Ombilic du monde, sol de Loxias (…), pour fuir le sang d’une mère (…). Pour moi, errant, banni de cette terre, je fuirai par le monde, vivant où mort, ne laissant que ce renom (klèdôn) »8.
4Euripide complexifie davantage encore la renommée d’Oreste9. Dans une pièce consacrée en 408 au malheureux matricide, Clytemnestre le prévient ainsi avant d’être abattue : « Qu’oses-tu là, mon fils ? Tuer ta mère ? Ne va pas encourir, pour honorer ton père, éternel renom d’infamie (duskleia) ! »10. La cité d’Argos exècre Oreste, refuse qu’on lui adresse la parole et s’apprête à le lapider11. On reconnaît en son acte moins une juste vengeance filiale12 qu’un crime de sang impie13 dangereux pour le salut de la communauté civique. Telle est notamment la position de Tyndare, qui conspue Oreste pour avoir violé, par son matricide, la loi commune des Grecs14. La condamnation est à la hauteur de sa responsabilité. Plus que ses prédécesseurs, Euripide accable le héros qui agit sans Apollon. Dans Les Choéphores, le dieu lui insuffle de l’audace et le contraint à suivre son oracle en le menaçant de terribles supplices pour que, bras armé de la justice divine, il supprime Clytemnestre qui a souillé la maison des Atrides par un meurtre ignominieux. Chez Euripide, Oreste fait aussi preuve d’audace (tolma), mais elle ne lui est pas explicitement inspirée par Apollon15. Dans l’Électre, le rôle de son oracle est également très limité. Critiqués comme insensés par Oreste lui-même, qui va jusqu’à se demander si un mauvais génie ne s’est pas substitué à Apollon16, les ordres du dieu ne sont pas présentés comme le principal moteur du matricide. Euripide fait de la féroce17 Électre l’âme de la vengeance18, à la différence d’Eschyle qui la fait disparaître quand son frère passe à l’action. À la glorieuse vengeance filiale valant à Oreste une belle renommée dans l’Odyssée, au geste pieux d’un homme malheureux guidé par Apollon dans Les Choéphores, s’est ainsi substitué un crime abominable, conforme au plan des dieux, mais motivé par des passions humaines.
5Autant l’exemplarité du geste d’Oreste provoque le débat chez les Anciens, autant celle de sa renommée ne prête pas à discussion pour l’historien qui s’intéresse au fonctionnement des bruits publics et à leur rôle dans la société grecque. Comme les autres bruits, la renommée d’Oreste repose sur un acte exceptionnel qui, réalisé grâce à un courage particulièrement audacieux, engage l’avenir de la communauté familiale ou civique.
6Comme les autres bruits courant sur les héros, elle propose, selon les époques, des modèles ou des contre-modèles de comportement à même de distinguer les personnes qui honorent les valeurs fondamentales du groupe et de stigmatiser celles qui les bafouent. Si les rumeurs et les renommées permettent ainsi de conforter la cohésion de la communauté en opposant, comme le disent les sociologues, l’out-group à l’in-group19, elles constituent également un puissant moteur comportemental. C’est bien, dans l’Odyssée, le kleos d’Oreste que Télémaque doit prendre en exemple pour passer à l’action, affirmer son statut de héros et obtenir une renommée glorieuse. Pour les dramaturges athéniens du ve siècle, la renommée du héros sert à questionner et à mettre en débat les comportements susceptibles de heurter la morale commune.
7Mises en scène, soumises à différentes interprétations tragiques puis discutées par le public, les phèmai des héros mythiques peuvent elles aussi être considérées comme de puissantes invitations à l’action. Si l’on en croit Platon, elles s’offrent comme modèle aux individus pour guider leur comportement et les amener à emprunter les voies de la distinction ou éviter celles du déshonneur. Dans Les Lois, l’Athénien affirme ainsi : « Sitôt né, chacun de nous entend, partout et toujours, parler de la sorte soit sur le ton de la comédie soit sur le ton le plus sérieux qui soit, qu’on appelle souvent le ton tragique, quand on met en scène des Thyeste, des Œdipe ou des Macarée qui, ayant avec leurs sœurs un commerce clandestin, d’eux-mêmes, une fois découverts, se donnent la mort pour se punir de leur faute » ; ce à quoi répond Mégille : « Tout ce que tu dis là est on ne peut plus juste, du moins quant au fait que la voix de l’opinion publique (phèmè) possède un extraordinaire pouvoir, dans tous les cas où personne ne se risquerait même à respirer autrement que ne veut la loi »20.
8Pour toutes ces raisons, la renommée d’Oreste constitue un angle d’attaque utile pour pénétrer dans la fabrique des bruits publics en Grèce ancienne. Par delà les évolutions chronologiques qui affectent leurs thématiques, de nombreuses rumeurs et renommées littéraires semblent forgées à partir de patrons qui, souvent hérités de l’œuvre homérique, traversent les siècles et sont susceptibles de s’adapter aux préoccupations de chaque époque. Tel est le cas pour Oreste. Tels sont aussi les mécanismes à l’œuvre dans le procès de production des bruits courant sur des personnages historiques. On distingue en effet, dans l’ensemble de nos sources, plusieurs types de bruits publics placés sous l’autorité d’un personnage tutélaire et présentant de ce fait des structures immuables d’un siècle à l’autre. S’interroger sur les relectures classiques et hellénistiques de la renommée d’Ulysse, d’Achille ou de Phalaris, c’est s’attacher à comprendre comment les hommes de lettres ont lu les gestes de leurs contemporains et, ainsi faisant, mettre à nu la nature profonde de l’histoire des bruits publics.
Notes de bas de page
1 Selon M. Delcourt, Oreste et Alcméon, Étude sur la projection légendaire du matricide en Grèce, Paris, 1959, p. 89 : « parmi toutes les projections légendaires du matricide, celle qui est la plus habilement, la plus rationnellement censurée, c’est celle qu’on trouve chez Homère ». Les rumeurs et les renommées homériques s’intéressent rarement aux crimes familiaux. Seuls les bruits portant sur le meurtre commis par une personne étrangère à la famille paraissent pouvoir s’envoler, à l’image de phatis, de kleos et d’Ossa annonçant, à leurs frères et pères, le massacre des prétendants perpétré par Ulysse (Homère, Odyssée, XXIII, 362-363 ; 135-140 et XXIV, 412-414).
2 Homère, Odyssée, I, 29-30 ; III, 232-235 ; XIII, 383-384 et XXIV, 192-202.
3 Homère, Odyssée, I, 298-302.
4 Eschyle, Les Choéphores, 345-352.
5 Eschyle, Les Choéphores, 505-507.
6 Eschyle, Les Choéphores, 115-139 ; 279-285 et 973-974.
7 Sur la conception de la justice divine chez Eschyle : J. de Romilly, La crainte et l’angoisse dans le théâtre d’Eschyle, Paris, 1958 et La tragédie grecque, Paris, 1970.
8 Eschyle, Les Choéphores, 1027-1043 (traduction P. Mazon).
9 Pour la comparaison entre les pièces d’Eschyle et d’Euripide : R. Aélion, Euripide héritier d’Eschyle, Paris, 1983. Voir aussi E. Fraenkel, Aeschylus, Agamemnon, I-II, Commentary by E. Fraenkel, Oxford, 1978 et P. Judet de la Combe, L’Agamemnon d’Eschyle, commentaires des dialogues, Lille, 2001.
10 Euripide, Oreste, 827-830 (traduction M. Delcourt-Curvers).
11 Euripide, Oreste, 425-430 ; 729-733.
12 Euripide, Oreste, 425-430, 775-785.
13 Euripide, Oreste, 373-376, 544-547, 819-830, 1185-1196.
14 Euripide, Oreste, 491-504.
15 Euripide, Oreste, 373-376 ; Électre, 274-281.
16 Euripide, Électre, 971-979.
17 Avant même de connaître l’ordre d’Apollon, elle s’écrie : « que je meure pourvu que j’égorge ma mère » (Euripide, Électre, 281 ; traduction L. Parmentier et H. Grégoire).
18 Elle écarte les hésitations d’Oreste (Euripide, Électre, 967-987, 1221-1226) et élabore un piège pour tuer sa mère (Euripide, Électre, 647-663, 1139-1146).
19 À l’instar de N. Elias et J. Scotson, Logiques de l’exclusion, Paris, 1997, les sociologues utilisent les expressions in-group et out-group pour évoquer la communauté d’appartenance et les autres auxquels elle s’oppose.
20 Platon, Les Lois, VIII, 838c (traduction L. Brisson et J.-F. Pradeau).
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