Introduction
Les bruits publics ou le piège de l’anachronisme
p. 7-17
Texte intégral
1Quel plaisir de redécouvrir dans un monde ancien nos savoureuses histoires colportées par les bruits publics1 ! Une sordide affaire de mœurs ? Un terrible complot ? Un effroyable empoisonnement ? Voilà de quoi délier les langues et déclencher les rumeurs les plus folles. Souvent mensongères, parfois perfides, on les imagine aisément passer d’une échoppe à l’autre, courir les rues de la cité pour aboutir sur la place publique où elles alimentent les conversations des commères excitées à l’idée d’apprendre des informations officieuses. On les imagine aussi traverser le temps, indemnes et fidèles aux invariants de la nature humaine, crédule et volontiers persifleuse.
2Quelle erreur cependant de se fier à une connaissance intuitive d’un phénomène familier à qui l’on prêterait volontiers une existence intemporelle2 ! À entendre sans méthode les bruits publics de la Grèce ancienne, on risque fort de n’écouter que soi-même et de sombrer ainsi dans le plus redoutable des écueils : l’anachronisme. Il faut dès lors se résoudre à un travail de distanciation conceptuelle et abattre, les uns après les autres, nos a priori sur les rumeurs. Contre notre conception immédiate et intuitive de la rumeur, on notera que les sociologues peinent encore aujourd’hui à donner une définition exacte à un phénomène qui semble insaisissable3. Contre l’étonnante prétention de façonner les médias des Anciens à partir d’un patron contemporain4, on rappellera que la notion même de rumeur est née récemment5 et qu’elle est véritablement devenue objet d’étude pour les sociologues et les historiens d’aujourd’hui.
3Si les historiens sont peu nombreux à se pencher sur les bruits publics au début du xxe siècle, ils n’en livrent pas moins deux études fondatrices : un petit ouvrage consacré par M. Bloch aux fausses nouvelles durant la Première Guerre Mondiale6 et un travail majeur signé par G. Lefebvre sur les rumeurs traumatisant les campagnes françaises en 17897. Le mouvement est véritablement amorcé avec la Seconde Guerre Mondiale. Dans le cadre d’une guerre totale où le contrôle de l’information fait partie intégrante de l’arsenal des belligérants, le gouvernement des États-Unis redoute que des rumeurs sapent le moral des civils, s’engage à contrôler les radios ennemies diffusant sur son territoire, met sur pied un organisme de contre-propagande, l’Office for War Information, et soutient des universitaires, comme G. W. Allport ou R. H. Knapp, dans leur recherche sur les bruits publics8. À partir de la seconde moitié des années 1960, sous l’impulsion de M. Mac Luhan, qui démontre que les principales caractéristiques d’une société sont forgées grâce aux outils de communication9, les sociologues se lancent, plus nombreux, dans l’étude des médias en général et, pour certains, dans celle des rumeurs en particulier10. Les travaux sur les rumeurs connaissent alors, chez les sociologues11 comme chez les historiens, un succès croissant dans les deux dernières décennies du xxe siècle.
4À plusieurs reprises, des médiévistes12, des modernistes13 tout comme des contemporanéistes14 se sont penchés sur le phénomène. L’histoire ancienne fait, quant à elle, figure de parent pauvre en ce domaine. En histoire romaine15 comme en histoire grecque, le phénomène de la rumeur n’est l’objet ni de débat historiographique majeur ni de synthèse substantielle16. Une vingtaine d’articles s’intéressent directement aux bruits et aux rumeurs en Grèce ancienne. À la différence d’un article de M. Detienne17 qui étudie le phénomène en général, la plupart préfèrent se focaliser sur un type de bruit particulier, le kleos à l’époque archaïque18 ou bien abordent le problème essentiellement sous un angle politique19.
5Pour tenter de pallier le problème de l’enracinement contemporain de notre questionnement, il faut chercher à penser le phénomène des bruits publics dans les termes utilisés par les Anciens20 et s’inspirer de la définition qu’ils en ont donnée. En 34621, dans le Contre Timarque, Eschine estime ainsi que « lorsqu’il s’agit de statues, de maisons, d’objets possédés, en un mot de toutes les choses inanimées, [il] entend exprimer des opinions nombreuses, variées, et toujours différentes : car ces choses ne font rien par elles-mêmes de bon ou de mauvais, et l’on n’en parle qu’en raison de la notoriété plus ou moins grande de l’individu, quel qu’il soit, qui entre en contact avec elles. S’agit-il au contraire des hommes, de leur vie, de leurs actions (…) sans que personne s’en mêle, un bruit (phèmè) se répand par la ville, qui fait connaître partout sans mentir tous leurs faits et gestes et prédit même, dans bien des cas, quels seront leurs actes futurs. Et cela est si évident et si vrai que l’histoire vous montre notre cité et nos ancêtres élevant un autel à la Renommée (phèmè) comme à la plus puissante des déesses »22. En 343, dans Sur l’ambassade infidèle, le même orateur complète la définition de phèmè : « Il y a bruit public (phèmè) lorsque tout un peuple, de lui-même et sans que l’y pousse un motif déterminé, témoigne de la réalité d’une action »23.
6Autant la définition de phèmè est utile à Eschine pour démontrer la réalité des mauvaises mœurs de Timarque24, autant elle permet de mettre en évidence l’ambiguïté sémantique fondamentale caractérisant les principaux termes du champ lexical des bruits publics en Grèce ancienne25. Relativement peu nombreux26 (kleos, phèmè, phèmis, phatis, klèdôn, baxis et logos), ils peuvent tous se traduire de deux façons : ou bien, on choisit de voir en eux une rumeur ; ou bien, on préfère leur donner le sens de renommée27. Pour Eschine, il y a en effet phèmè lorsque, sans que personne s’en mêle, une communauté discute de la vie et des actions bonnes ou mauvaises d’un individu28. Ainsi présentée, phèmè se comprend aussi bien dans le sens de rumeur, puisque c’est une nouvelle à l’origine mystérieuse (« sans que personne s’en mêle »), que dans celui de renommée, puisqu’elle exprime une opinion d’un large public sur quelqu’un (elle juge ses actions). L’information à l’origine incertaine ainsi colportée par phèmè paraît marquée du sceau du jugement moral de la communauté. À la suite de ses analyses menées sur le Contre Timarque, S. Gotteland estime de la même façon que la rumeur ancienne ne se contente pas de propager une information. Elle peut moquer un comportement et condamner moralement certaines pratiques29. Elle pourrait ainsi se rapprocher de la renommée, par le fait qu’elle diffuse dans l’espace une information moralisée, un jugement éthique d’une communauté sur la valeur d’un homme. À traquer ainsi, dans les textes anciens, les rumeurs ou les renommées célébrées ou dénoncées par les auteurs, on risque fort de pénétrer dans l’univers culturel des sociétés grecques et de toucher du doigt la hiérarchie des valeurs et des contre-valeurs qui les ont structurées.
7Aussi séduisante soit-elle, la définition de phèmè par Eschine n’en est pas moins dangereuse si elle est acceptée comme un document exceptionnel taillé sur mesure pour notre étude. L’historien ne doit pas s’incliner, dans une crainte révérencielle30, devant les sources littéraires anciennes. Encore une fois, la tentation de l’anachronisme est grande et le piège du contresens béant. La qualité et la postérité des textes étudiés sont telles que l’on a tendance, selon les propres termes de N. Loraux, à les considérer comme « un monument, à jamais élevé dans le jardin des humanités, soustrait à la corrosion du temps comme à la relativité des lectures, et auquel on a rapport sous le signe de l’admiration : on en exalte la beauté (…), on en proclame l’inaltérable actualité, celle même des chefs d’œuvre qui savent dire ce que l’homme a d’humain »31. Pour éviter de tels écueils, la compréhension des conditions d’émission et de réception des sources anciennes reste indispensable. Elle passe par une double contextualisation des extraits sélectionnés, impérative pour les transformer en document d’étude32. La définition de phèmè par Eschine ne prend sens qu’à condition d’être replacée dans le contexte littéraire et historique de son époque. Instrumentalisée, elle complète l’arsenal d’arguments déployés par Eschine pour contrer les amis de son adversaire Démosthène33. Partisane34, elle s’inscrit dans la continuité des autres bruits dénonçant ses mœurs sexuelles douteuses35. Propres au ive siècle, les informations colportées par la phèmè d’Eschine sont destinées à un public athénien pris dans les débats politiques du temps et indifférent à l’utilisation qu’en feront les historiens contemporains.
8Si ces remarques autorisent l’historien à faire des bruits littéraires un objet d’étude, elles l’invitent également à les considérer comme un objet d’histoire. Différents de notre rumeur, ils ne peuvent pas être considérés comme des phénomènes intemporels prompts à traverser, immuables, l’histoire grecque ancienne, comme Eschine le pense ou tout du moins feint de le croire dans sa polémique l’opposant à Démosthène. Les arguments avancés par l’orateur à la suite de sa définition de phèmè démontent, par leurs faiblesses, cet a priori. Alors qu’il cherche à prouver que phèmè divulgue la vérité, il convoque à ses côtés de grands poètes pour appuyer son point de vue : « Cela est si évident et si vrai que (…) vous voyez Homère répétant souvent dans l’Iliade, avant quelque événement : “La Renommée (phèmè) est arrivée au camp” (…). De son côté Hésiode (…) prouve que la Renommée est une déesse, et son langage est assez net pour ceux qui veulent comprendre. Ne dit-il pas en effet : “Elle ne s’évanouit jamais tout à fait, la renommée (phèmè) proclamée par des hommes nombreux. Elle est aussi une divinité” »36. Contre son intention première visant à montrer que phèmè, de tous temps, et de l’aveu des plus grandes autorités, est une déesse véridique, Eschine évoque, en réalité, en se référant à Homère, une conception propre à son époque. Il attribue effectivement au poète un vers douteux. L’hémistiche « La Renommée (phèmè) est arrivée au camp » ne se trouve pas dans notre Iliade. Deux hypothèses s’offrent au commentateur moderne : soit il s’agit d’un vers parasite, oublié dans notre version, et que l’on trouve dans des papyrus ptolémaïques37 ; soit Eschine commet une erreur. La deuxième solution semble préférable, car le vers n’apparaît jamais dans l’Iliade, alors même qu’Eschine insiste sur sa fréquence dans l’œuvre homérique. En outre, phèmè ne prend jamais dans l’Iliade et l’Odyssée le sens de renommée38. Seule Ossa y est personnifiée et pénètre dans le camp des Achéens39. Eschine commet sans doute un anachronisme en faisant allusion à un poème épique postérieur à Homère40 ou bien encore en plaquant sur les bruits homériques une réalité propre à son époque (c’est en effet au ive siècle que phèmè devient le terme le plus utilisé du champ lexical étudié). Qu’Eschine se trompe involontairement ou à dessein pour servir son argumentation, l’essentiel est pour nous de retenir, à partir de son anachronisme, que les bruits publics en Grèce ancienne ont eux aussi une histoire.
9Fascinante, l’histoire des bruits publics n’en est pas moins difficile à suivre tant elle est prise dans des temporalités diverses. À chaque objet historique, sa périodisation spécifique. Si cette conception distingue souvent les évolutions politiques des évolutions économiques ou religieuses, qui ne suivent pas les mêmes rythmes, elle s’applique tout autant à l’appréciation du phénomène des bruits publics en Grèce ancienne, dont le vocabulaire, les mécanismes et les thématiques constituent eux aussi des objets historiques à part entière, avec une ou des temporalités propres.
10Les évolutions globales affectant le champ lexical des bruits publics s’apprécient à l’échelle pluriséculaire41. Depuis Homère jusqu’à la fin du ve siècle, on assiste à sa mise en place progressive. Telle est l’œuvre des poètes mais aussi de Thucydide qui l’étoffent sans cesse en introduisant des termes nouveaux. Très divers au milieu de la période classique, il est nettement dominé par des termes poétiques. Kleos occupe alors une place prépondérante, même si son importance a tendance à s’amenuiser au fil des années au profit de phèmè et de phatis. À partir du ive siècle, cette tendance à la diversification du vocabulaire des bruits publics s’inverse. Les termes du champ lexical se font, d’une part, moins nombreux. Ainsi les nouveaux vocables désignant la rumeur, tels que rhèma et lalia, se raréfient. Les auteurs retiennent principalement phèmè, logos et occasionnellement kleos pour désigner une rumeur ou une renommée. Seuls les poètes alexandrins se démarquent en s’inspirant du champ lexical des poètes archaïques et classiques. D’autre part, phèmè devient le vocable le plus fréquent : sur les 165 rumeurs et renommées recensées depuis Xénophon jusqu’à Polybe, près de la moitié sont des phèmai (77 mentions). Cette large prédominance ne fait que s’affirmer d’un auteur à l’autre : on compte 22 phèmai sur 29 rumeurs et renommées mentionnées chez les orateurs attiques, 44 phèmai sur les 55 relevées dans l’œuvre de Polybe. Cette évolution se comprend en partie par la nature des sources conservées, qui sont essentiellement des œuvres en prose. Elle s’explique également par la mise en place progressive de la koinè linguistique grecque, qui a tendance à spécialiser les termes.
11Les mécanismes de diffusion des bruits publics semblent quant à eux s’inscrire dans un temps historique très long. Du viiie siècle jusqu’au iie siècle, les hommes de lettres forgent les bruits publics à partir de patrons hérités des textes homériques, les associent aux mêmes acteurs et leur prêtent les mêmes modalités de diffusion temporelle, spatiale et sociale. Faut-il convoquer pour autant ici la notion de « temps immobile » pour caractériser ces permanences ? Sans doute, mais à condition de retenir que ce temps reste un temps, une durée qui enregistre des changements très lents, et n’est en aucune mesure une stabilité absolue. Si le rôle de plaque tournante des bruits publics est ainsi assuré, tout au long de la période, par les places publiques, les échoppes et les banquets, il est également assumé par de nouveaux espaces de sociabilité s’affirmant à l’époque classique, comme l’Assemblée, le théâtre ou les tribunaux.
12Par ailleurs, on remarquera que les histoires colportées par les bruits publics se modifient considérablement d’un siècle à l’autre. Les rumeurs et les renommées prennent véritablement sens quand, comparées entre elles, elles sont replongées dans un contexte historique particulier. Elles portent toutes la marque des représentations culturelles de leur époque. L’enjeu n’est pas tant de s’apercevoir que des rumeurs sur l’adultère d’une femme ont existé tout au long de la période, mais de comprendre qu’à chaque époque correspondent des rumeurs et des renommées, qui font écho à l’estime sociale de leur temps. Cette démarche conditionne directement notre utilisation des sources tardives. Couramment exploitées par les historiens contemporains, les informations tirées des auteurs grecs d’époque romaine, à l’instar de Pausanias ou de Plutarque, se révèlent souvent indispensables pour comprendre les périodes classique et hellénistique. Il faudra cependant les utiliser avec prudence, comme le conseille P. Schmitt Pantel dans le débat historiographique portant sur la validité historique des informations livrées par Plutarque42. Pour éviter tout anachronisme, nous sélectionnerons des informations dans les sources tardives en gardant à l’esprit le fait qu’elles doivent aussi être replacées dans un contexte historique et mental propre à leur époque de rédaction. Ainsi, plutôt que de suivre aveuglément les dires de Plutarque, de Diodore de Sicile, d’Élien, d’Arrien ou d’Athénée, nous retiendrons essentiellement les rumeurs et les renommées évoquées dans leurs œuvres qui portent sur des sujets déjà mentionnés par Hérodote, Thucydide, les orateurs attiques ou Polybe, de manière à en mesurer la portée à l’aune de témoignages contemporains.
13Rythmée par les sources littéraires, l’histoire des bruits publics ne se laissera saisir que par bribe. L’historien, après avoir écouté les bruits publics tels qu’ils sont rapportés par les sources grecques anciennes, ne peut connaître que ce qu’elles ont choisi de lui offrir. Il faut s’y résoudre et se consoler en rappelant que les partis pris des hommes de lettres constituent eux aussi un sujet d’étude de première importance. En se penchant sur les bruits publics littéraires, on explore leur Weltanschauung, leur conception de l’événement, leur rapport au passé et on découvre ainsi les mécanismes à l’œuvre dans l’écriture de l’histoire.
14Quelle perspective adopter dès lors pour étudier les rumeurs et renommées relevées, éparses, dans les différentes sources anciennes ? Adaptées à leur objet, nos analyses seront systématiquement mises au service des textes anciens, dans le respect de leur contenu littéral comme de leur nature littéraire. Si la trame de l’ouvrage distingue plusieurs temporalités, elle s’engage surtout dans une voie ouverte par G. Genette43 en présentant l’histoire des bruits publics comme une histoire palimpseste, avec ses structures permanentes et ses réécritures systématiques d’une époque à l’autre. Parmi les temps forts de cette histoire singulière, on retiendra tout d’abord les caractéristiques immuables attribuées, dans nos sources, aux mécanismes de diffusion des bruits publics pour mieux ensuite apprécier les changements séculaires de leurs thématiques. Ces rythmes ne sauraient cependant suffire à expliquer le processus profond de reproduction littéraire ou historique des bruits publics d’un siècle à l’autre, qui fera l’objet des deux dernières parties de l’étude. En effet, les rumeurs et les renommées, telles qu’elles nous sont parvenues depuis l’Antiquité, sont avant tout des objets littéraires décrits, contrôlés et mis au service des hommes de lettres comme des acteurs de l’histoire. Il ne s’agit donc pas d’écrire une nouvelle page de l’histoire de la littérature grecque, mais de replacer, plus simplement, la littérature au cœur de l’histoire grecque.
Notes de bas de page
1 Nous entendons par « bruit public » tout ce qui est dit et répété par une grande partie d’une communauté au sujet d’un événement récent ou de quelqu’un. Nous considérerons ainsi les rumeurs et les renommées comme des sortes de bruits publics. Les textes qui semblent les évoquer, sans toutefois les nommer concrètement, ne seront utilisés que dans un second temps, en complément. Nous utiliserons le terme « on-dit » pour désigner les bruits auxquels ils font allusion.
2 Tel est l’avis de J.-N. Kapferer, Rumeurs, le plus vieux média du monde, Paris, 1987, d’A. Gryspeerdt et A. Klein, La galaxie des rumeurs, Bruxelles, 1995, p. 10 et même de R. Brethes et L. de Chantal qui signent une anthologie intitulée Celebriti : Riches, célèbres et antiques, Paris, 2010 présentant toute une série de textes latins et grecs de façon à lire la vie des « célébrités » antiques à travers le prisme de références contemporaines empruntées aux magazines « people ». Si le caractère humoristique de l’ouvrage est clairement assumé, notamment lorsqu’il compare fama à un buzz, il n’en reste pas moins que Celebriti tente d’éclairer réciproquement les époques et contribue ainsi à alimenter la croyance en une rumeur intemporelle.
3 J.-N. Kapferer, op. cit., pp. 10-29.
4 P. Froissart, La rumeur. Histoire et fantasmes, Paris, 2002, p. 56 estime ainsi que « la rumeur antique n’est pas assurément la rumeur moderne. Les Anciens ne connaissent pas la rumeur au sens où nous l’entendons aujourd’hui ». Pour C. Gauvard, « la rumeur, au sens actuel du terme, n’a pas une place claire dans le champ sémantique du Moyen Âge français. On lui préfère des mots comme “nouvelle” ou “renommée” ». À l’instar de C. Beaune, les médiévistes se gardent ainsi d’appliquer linéairement les concepts modernes à leur objet d’étude (C. Gauvard, « Rumeur et stéréotypes à la fin du Moyen Âge » et C. Beaune, « La rumeur dans le Journal du Bourgeois de Paris », in La circulation des nouvelles au Moyen Âge, XXIVe Congrès de la SHMES, Avignon, 1993, Paris, 1994, respectivement pp. 157-177 [p. 169] et pp. 191-203 [p. 191]).
5 P. Froissart, op. cit., pp. 49-52. Les premières études sur la rumeur datent du début du xxe siècle et s’inscrivent dans la lignée des travaux entrepris par L. W. Stern en 1902 (L. W. Stern, « Zur Psychologie der Aussage. Experimentelle Untersuchungen über Erinnerungstreue », Zeitschrift für die gesante Strafrechtswissenschaft, 22, 2/3, 1902, pp. 315-370).
6 M. Bloch, Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, Paris, 1921, rééd. 1999.
7 G. Lefebvre, La Grande Peur de 1789, Paris, 1932, rééd. 1970.
8 Quelques études importantes sur la rumeur paraissent à la fin du conflit : R. H. Knapp, « A Psychology of Rumor », Public Opinion Quaterly, 8 [1], 1944, pp. 22-37 et G. W. Allport, L. J. Postman, « The Basic Psychology of Rumor », Transactions of the New York Academy of Sciences, Série II, 8, 1945, pp. 61-81. Sur la Seconde Guerre Mondiale comme tournant dans l’histoire des bruits publics : P. Froissart, op. cit., pp. 77 sq.
9 M. Mac Luhan, Understanding Media, New York, 1964.
10 Notamment T. Shibutani, Improvised News. A Sociological Study of Rumor, Indianapolis, 1966 ; E. Morin, La rumeur d’Orléans, Paris, 1969 ; J. Gritti, Elle court, elle court, la rumeur, Ottawa, 1978 ; M.-L. Rouquette, La pensée sociale et les phénomènes de rumeur, Thèse de doctorat d’État, Marseille, 1980.
11 F. Reumaux, Toute la ville en parle. Esquisse d’une théorie des rumeurs, Paris, 1994 ; P. Aldrin, Sociologie politique des rumeurs, Paris, 2005. La revue Le Genre humain lui a consacré un numéro entier transdisciplinaire : Le Genre humain, 5, Paris, 1982.
12 C. Gauvard et C. Beaune, op. cit., pp. 157-177 et pp. 191-203.
13 S. L. Kaplan, Le complot de famine. Histoire d’une rumeur au xviiie siècle, Paris, 1982.
14 F. Ploux, « L’imaginaire social et politique de la rumeur dans la France du xixe siècle (1815-1870) », Revue historique, 2000, pp. 395-433.
15 A. Chauvot, « Rumeur et pouvoir au Bas-Empire : l’affaire Gallus », in F. Reumaux (dir.), Les Oies du Capitole ou les raisons de la rumeur, Paris, 1999, pp. 57-65 ; J.-P. Néraudau, « La fama dans la Rome antique », Médiévales, 24, 1993, Paris, pp. 27-34 ; R. Laurence, « Rumour and Communication in Roman Politics », Greece & Rome, 41/1, Oxford, 1994, pp. 62-74 ; A.-M. Tupet, « La fama au livre IV de l’Énéide », in R. Chevallier (éd.), L’épopée gréco-latine et ses prolongements européens, Calliope II, Paris, 1981, pp. 81-91 ; B.J. Gibson, « Rumours as Causes of Events in Tacitus », MD, 1998, pp. 111-129.
16 Seuls certains ouvrages, aux problématiques plus larges, lui consacrent quelques pages : M. Greindl, KLEOS, KUDOS, EUCHOS, TIME, PHATIS, DOXA. Eine Bedeutungsgeschichtliche Untersuchung des epischen und lyrischen Sprachgebrauchs, Munich, 1938 ; J. Ober, Mass and Elite in Democratic Athens, Princeton, 1990 ; J. -M. André et M.-F. Baslez, Voyager dans l’Antiquité, Paris, 1993 ; C. Coulet, Communiquer en Grèce ancienne, Paris, 1996 ; S. Gotteland, Mythe et rhétorique, les exemples mythiques dans le discours politique de l’Athènes classique, Paris, 2001 ; J. Andreau et C. Virlouvet (dir.), L’information et la mer dans le monde antique, Rome, 2002 ; D. Bouvier, Le sceptre et la lyre, l’Iliade ou les héros de la mémoire, Grenoble, 2002 ; C. Doganis, Aux origines de la corruption : démocratie et délation en Grèce ancienne, Paris, 2007, pp. 102-107.
17 M. Detienne, « La rumeur, elle aussi, est une déesse », in L’écriture d’Orphée, Paris, 1989, pp. 135-145.
18 E. D. Floyd, « Kleos Aphthiton : An Indo-European Perspective on Early Greek Poetry », Glotta, 88, 1980, pp. 133-157 ; G. Nagy, « Another Look at Kleos Aphthiton », WJA, 7, 1981, pp. 113-116 ; C. Segal, « Kleos and its Ironies in the Odyssey », L’Antiquité Classique, 52, 1983, pp. 22-47 ; J. Lallot, « La source de gloire [Héraclite, fragment 29 D.K.] », REG, 84, 1971/2, pp. 281-288 ; J.-P. Vernant, « La belle mort et le cadavre outragé », in L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, Paris, 1989, 1996, pp. 41-79.
19 S. Gotteland, « La rumeur chez les orateurs attiques : vérité ou vraisemblance ? », L’Antiquité Classique, 66, 1997, pp. 89-119 et « Rumeur et politique dans la cité grecque à l’époque classique », in Travaux de l’École doctorale d’histoire, Paris-I, journées d’études de l’École doctorale organisée par J. -M. Bertrand et P. Schmitt Pantel, Paris, 2000, pp. 267-279 ; V. Hunter, « Gossip and the Politics of Reputation in Classical Athens », Revue Phœnix, 44, 1990, pp. 299-325 ; A. B. Bosworth, « The Death of Alexander the Great, Rumour and Propaganda », CQ, 21, 1971, pp. 112-136 ; I. Savalli-Lestrade, « Rumeurs et silences autour de la mort des rois hellénistiques », in La mort du souverain de l’Antiquité au haut Moyen Âge, Actes de la table ronde de l’UMR 7113, 2002, Université Paris X-Nanterre (non publié).
20 L’approche par le vocabulaire se différencie de la méthode adoptée par V. Hunter. Dans « Gossip and the Politics of Reputation in Classical Athens », Revue Phœnix, 44, 1990, pp. 299-325, elle privilégie une définition « intuitive » du phénomène, relève dans les discours des orateurs attiques tout ce qui paraît être une rumeur et sélectionne ainsi un très grand nombre de passages, où les termes grecs de la rumeur n’apparaissent que rarement. Le risque est de considérer comme des rumeurs de simples calomnies ou des accusations mensongères. Si ces notions sont proches les unes des autres, elles n’en sont pas pour autant exactement semblables, comme le remarque Eschine, II, Sur l’ambassade infidèle, 145.
21 Sauf mention contraire, toutes les dates citées sont antérieures à Jésus Christ.
22 Eschine, I, Contre Timarque, 125 et 127-128 (traduction V. Martin et G. de Budé).
23 Eschine, II, Sur l’ambassade infidèle, 145 (traduction V. Martin et G. de Budé).
24 Sur ce personnage : M. Meulder, « Timarque, un être tyrannique dépeint par Eschine », LEC, 57, 1989, pp. 317-322.
25 Nous proposons de travailler sur l’ensemble des textes répertoriés depuis Homère jusqu’à Polybe, quels que soient leur nature (œuvres poétiques, textes en prose) et leur état de conservation (œuvres complètes, fragments).
26 Les termes secondaires du champ lexical des bruits publics sont quant à eux plus nombreux (throos, ossa, muthos, audè, lalia, rhèma, rhothos, thorubos, kelados, psithuros, psophos), mais ils ne désignent qu’une petite partie des bruits publics analysés dans cette étude. On retiendra qu’ils n’adoptent souvent que le sens de rumeur et se distinguent en cela des termes principaux.
27 Nous suivons ici les définitions données par Le Petit Robert, Paris, 1990 : « rumeur : bruit qui court, nouvelle qui se répand dans le public dont l’origine et la véracité sont incertaines » ; « renommée : opinion publique exprimée et répandue sur quelqu’un, quelque chose ».
28 Eschine, I, Contre Timarque, 127-128.
29 Elle se penche notamment sur la réaction de l’Assemblée lors du discours de Timarque : l’Assemblée du peuple cède à l’hilarité générale en l’entendant parler, car ses propos, compris au second degré, constituent autant d’allusions possibles à sa vie privée (Eschine, I, Contre Timarque, 80 et 82-84). Cette attitude moqueuse et ironique confirme, pour elle, la proximité entre rumeur et renommée (S. Gotteland, « Rumeur et politique dans la cité grecque à l’époque classique », in Travaux de l’École doctorale d’histoire, Paris-I, journées d’études de l’École doctorale organisée par J.-M. Bertrand et P. Schmitt Pantel, Paris, 2000, pp. 267-279 [p. 271]).
30 Nous reprenons ici une expression de N. Loraux, « Thucydide n’est pas un collègue », Quaderni di storia, 12, 1980, pp. 55-81 (p. 56).
31 N. Loraux, op. cit., p. 55.
32 N. Loraux, op. cit., p. 70.
33 Comme pour Démosthène, l’orateur utilise la mauvaise phèmè de son adversaire Timarque pour le déconsidérer : « Eh bien ! Citoyens d’Athènes, rappelez-vous quelle renommée (phèmè) possède Timarque au milieu de vous. On n’a pas plutôt prononcé son nom qu’aussitôt, n’est-il pas vrai, cette question vous vient à la bouche : “Timarque ? Lequel ? Le prostitué ?” » (Eschine, I, Contre Timarque, 130). Si la phèmè de Démosthène dénonce son homosexualité passive, celle de Timarque le condamne pour avoir vendu ses charmes à plus d’un citoyen. L’accusation est grave car la prostitution est considérée au ive siècle comme un acte impur, faisant de son auteur un contempteur des dieux et des lois (Eschine, op. cit., 67) et lui interdisant la tribune comme les magistratures (Eschine, op. cit., 54). Non content de déshonorer Athènes par ses mœurs perverties (Eschine, op. cit., 40), Timarque risquerait également de vendre les intérêts de sa cité comme il a vendu son corps à des hommes de condition servile (Eschine, op. cit., 29-32).
34 La définition de phèmè proposée par Eschine n’a pas les faveurs de Démosthène qui, victime de méchants bruits, estime que « rien n’est plus trompeur que la renommée (phèmè) » (Eschine, op. cit., 125).
35 Si l’on se fie à Eschine, Démosthène pâtit au ive siècle d’une mauvaise renommée liée à un comportement sexuel contrevenant aux exigences de la gente masculine. L’orateur n’hésite pas à l’exploiter pour présenter son adversaire comme un homosexuel passif, efféminé et incapable de maîtriser ses passions : « pour ce qui est du surnom donné à Démosthène, la renommée (phèmè) ne s’est pas trompée en l’appelant Batalos [“derrière”]. Car c’est elle, et non pas sa nourrice, qui lui a donné ce nom, qu’il doit à ses mœurs efféminées et [contre nature]. Je ne doute pas, Démosthène, que, si quelqu’un s’avisait de t’enlever cet élégant petit manteau de laine fine, ces tuniques efféminées que tu portes pour écrire tes discours contre tes amis, et de les faire passer sans avertissement entre les mains des juges, ces magistrats en seraient à se demander s’ils touchent des vêtements d’homme ou de femme » (Eschine, op. cit., 131). Sur ce point, voir K. J. Dover, Greek Homosexuality, Londres, 1978 ; P. Carlier, Démosthène, Paris, 1990 et F. Gherchanoc, « Les atours féminins des hommes : quelques représentations du masculin-féminin dans le monde grec antique. Entre initiation, ruse, séduction et grotesque, surpuissance et déchéance », Revue historique, 628, 2003, pp. 739-791.
36 Eschine, op. cit., 128-129.
37 Sur ce point, voir les commentaires de V. Martin et G. de Budé dans Eschine, Discours, tome I, Paris, 1927, p. 63.
38 Phèmè n’apparaît que dans l’Odyssée et n’y adopte que le sens de présage (Homère, Odyssée, II, 35 ; XX, 100, 105).
39 Ainsi Homère, Iliade, II, 93 sq.
40 Phèmè ne prend le sens de rumeur et de renommée qu’à partir d’Hésiode.
41 Pour une étude par champs lexicaux des bruits publics, consulter la thèse à l’origine de l’ouvrage : F. Larran, De kleos à phèmè, Approche historique de quelques termes signifiant rumeur et renommée dans la littérature grecque ancienne, depuis Homère jusqu’à Polybe, Nanterre, 2008, pp. 61-90.
42 P. Schmitt Pantel, « Mœurs et identité politique à Athènes au ve siècle : l’exemple des gouvernants d’après Plutarque », REA, 108, 2006, pp. 83-85 et Hommes illustres. Mœurs et politique à Athènes au ve siècle, Paris, 2009, pp. 175-196. Si le biographe moraliste adopte la démarche de l’historien quand il annonce « s’efforcer de rassembler ce qui est ignoré de presque tout le monde et se trouve épars chez d’autres écrivains ou que l’on découvre sur des monuments consacrés et d’anciens décrets », il le fait cependant « non pas pour en composer une histoire inutile mais pour offrir celle qui fait comprendre un caractère et une conduite » (Plutarque, Vie de Nicias, 1, 5 ; traduction par R. Flacelière et É. Chambry).
43 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, 1982.
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Le bruit qui vole
Ce livre est cité par
- Siron, Nicolas. (2019) Témoigner et convaincre. DOI: 10.4000/books.psorbonne.55158
- Larran, Francis. (2014) Théomnestos au tribunal ou l’injure comme arme du citoyen. Cahiers « Mondes anciens ». DOI: 10.4000/mondesanciens.1241
- Grand-Clément, Adeline. (2015) Le paysage sonore des sanctuaires grecs. Délos et Delphes dans l’Hymne homérique à Apollon. Pallas. DOI: 10.4000/pallas.2698
- Azoulay, Vincent. Damet, Aurélie. (2014) Paroles menaçantes et mots interdits en Grèce ancienne : approches anthropologiques et juridiques. Cahiers « Mondes anciens ». DOI: 10.4000/mondesanciens.1211
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