Conclusion
p. 323-326
Texte intégral
1Le traitement de la colonisation de l’Algérie dans une étude portant sur la réception du fait colonial a pu paraître relever d’un pari tout autant que l’ensemble du thème abordé. En effet, non seulement le fait colonial n’a pas rempli les dépôts d’archives locaux mais les archives subsistantes – c’est-à-dire la production intellectuelle, les pratiques conservées par l’écrit et les documents privés – sont dispersées et fragmentées. Ce constat ne relève pas de la déploration car cette dispersion est propre à cet objet d’histoire, dont la place dans le méta-récit régional (ou national), a été définie par la tradition historique comme étant extérieure à la vie nationale. La mise en récit des faits que dévoilent les archives ne peut provenir que d’un changement de paradigme qui les ré-inscrit dans l’arrière-plan d’intelligibilité des sociétés contemporaines de l’expansion coloniale et dans l’histoire nationale.
2Cette démarche, privilégiant l’insertion des pratiques dans les dynamiques contemporaines, a pu permettre de considérer la colonisation de l’Algérie comme un objet d’histoire sociale. Par ailleurs, le changement de paradigme a remis en perspective les déterminations économiques et collectives mais aussi l’aspect volontariste des migrations et, de manière plus générale, des actions humaines. Le thème de l’exclusion, prégnant dans la mémoire collective, replacé dans un faisceau de pratiques structuré par la question sociale, a fait resurgir d’autres objets.
3En premier lieu, celui de la filiation des colonies agricoles expérimentées en Algérie, ainsi que les débats contemporains sur le rôle de l’État dans la politique d’assistance et dans la sphère économique dans la problématisation de la colonisation en Algérie. En bref, il s’est agi de redonner à cette expérience une dimension politique demeurée latente dans les propos des théoriciens de la colonisation.
4De même, la confrontation du fait colonial au fait régional a montré toute sa pertinence. Malgré le caractère périphérique de la Haute-Vienne et de la Corrèze, le fait colonial a trouvé des relais à la faveur de l’homogénéisation culturelle qui s’opère progressivement en France à partir de la fin du xixe siècle. Néanmoins, l’analyse des relais, replacés dans leur environnement social et spatial, relativise fortement l’idée d’une propagande intensive qu’auraient subie passivement les Français ; mais, contrairement à ce qu’avait analysé Raoul Girardet, le fait colonial a dépassé le cadre des milieux traditionnellement intéressés par le monde ultra-marin tout en ne concernant que les régions les plus urbanisées. De fait, l’idée d’un bain médiatique continu ne résiste pas à l’analyse in situ : 1914 constitue une rupture.
5En premier lieu, le changement de génération induit celui des rapports au monde global. L’après-guerre voit en effet disparaître la génération de la Défaite et de la Commune qui laisse place à une autre, traumatisée par la guerre et tentée par le repli sur le « pays », dissociant dès lors « chez-nous » et « là-bas ».
6La rupture est ensuite particulièrement visible dans les sociabilités culturelles qui s’adaptent aux évolutions des paradigmes des disciplines dont elles se font les relais. En effet, au « décentrement épistémologique »1 provoqué par l’expansion européenne succède, sous l’impulsion de l’école vidalienne mais aussi de la sociologie durkheimienne triomphante2, le relativisme culturel, constitutif de l’épistémologie de ces deux disciplines. La construction en parallèle d’une science coloniale3 contribue ainsi à cloisonner le savoir qui, de global devient spécialisé, rendant ainsi caduques les structures intellectuelles qui avaient été des agents de diffusion du fait colonial.
7Si les pratiques culturelles sont déterminées par l’évolution intellectuelle qui se déroule à l’échelle nationale – voire internationale – leur appropriation doit tenir compte des mutations culturelles régionales. La prise en compte de la dimension régionale a ainsi remis en question la vision d’une France baignant dans le culte de l’Empire car le fait colonial s’est inséré dans cet ensemble d’une manière singulière. En effet, élément exogène au départ, il est venu en renfort des identités politiques, non pas selon une perspective anticoloniale mais comme un attribut supplémentaire de définition de ces identités. C’est bien moins une attitude pro ou anticoloniale qui a été mobilisée qu’une position au sens spatial du terme. En effet le monde colonial, élément du monde global, a cristallisé les menaces qui pesaient sur la collectivité : menace du service militaire, risque de partage des bienfaits de la République et crainte de l’exode. Cette dimension spatiale, constitutive des identités, est présente dans toutes les pratiques culturelles et politiques dans notre région, ce qui nous a conduit à préférer le terme de concurrence des territoires à celui d’anticolonialisme. D’où le grand absent dans notre étude, l’Autre qui, pour reprendre l’expression d’Éric Savarèse, a été oublié4. Ce qui n’a rien de surprenant puisque l’Ailleurs, notion spatiale, est un référent qui permet de définir les contours de la communauté qui se pense dans un territoire entretenant avec d’autres territoires ou espaces des relations définies aussi par l’appartenance culturelle et politique.
8Le même référent spatial peut être mobilisé de manière positive comme ce fut le cas par les régionalistes et a pu contribuer à définir une francité qui s’est appuyée sur une identité régionale recomposée dans le nouvel espace politique français, l’Empire colonial. La colonisation a été mise au service de l’idée régionale non pas sur le mode de l’assimilation mais de l’association.
9Par conséquent, que l’on tienne l’Empire colonial à distance ou qu’on l’intègre dans les stratégies identitaires, il a fait partie de la géographie de relations et de la géographie mentale des acteurs. Toutefois, au cours de l’Entre-deux-guerres, les conditions de réalisation de la Plus Grande France n’existent plus ; à celle-ci s’est substitué un espace réticulaire mis en place par les échanges économiques et les flux humains.
10Ainsi, à une vision de l’idée coloniale comme reflet/distorsion d’une réalité impériale, s’est substitué l’esquisse d’un imaginaire qui a généré un corpus d’images permettant de penser une identité à construire, validant la vitalité des provinces jalouses de leur spécificité et qui ont trouvé dans la figure des coloniaux limousins une représentation. La célébration des héros coloniaux a ainsi construit un imaginaire, né de la rencontre du fait colonial et du fait national. La figure de l’explorateur-géographe subsume l’idéal scientiste de la société française en repoussant les limites de l’intervention humaine mais la géographie a été pour les libéraux un « art dont la science est l’économie politique »5. L’explorateur représente aussi l’idéal du missionnaire laïc dans la France postrévolutionnaire, idéal que l’on retrouve dans la démarche du Sillon et dans celle du militaire, celui du prestige de la France. Au cours de l’Affaire Dreyfus, il a pu apparaître comme l’homme providentiel et le rassembleur qui se situe au dessus de la mêlée, au-dessus des partis et de la « vile multitude ».
11Cet imaginaire est intimement lié à « l’histoire du colonisateur » et a mêlé ce qui fait consensus – ou divise le moins –, la vocation universelle du modèle français, à ce qui divise, la définition de la société postrévolutionnaire, autrement dit la modernité de la société française6. De même, il n’y a pas eu une idéologie « coloniale » dominante, non pas seulement parce que, selon l’analyse marxiste, elle n’a déterminé les projets que d’une minorité autour du Parti colonial, mais aussi parce qu’il lui a manqué des relais. Elle ne pouvait, à notre sens, l’être du fait aussi de l’existence des idéologies particulières.
12C’est au travers des pratiques que se sont révélées des formes d’appropriation, mobilisant certes une partie de la production intellectuelle des théoriciens ou publicistes coloniaux, mais intégrant les idéologies particulières, l’histoire et la mémoire locales au point de diluer le fait colonial dans le fait régional. Car, ces pratiques résultent d’une lecture sélective et d’une « acclimatation » du fait colonial, exogène dans son essence, pour permettre son intégration au temps social et au corpus de valeurs des communautés.
Notes de bas de page
1 « La conquête coloniale s’est accompagnée d’un véritable décentrement épistémologique, c’est-à-dire un changement de référentiel spatial à partir duquel on développe les connaissances […] l’importance de cette révélation épistémologique de la conquête coloniale […] consiste à réaliser que les territoires à partir desquels il nous était possible de tirer les lois universelles ne pouvait plus se restreindre à une France trop exiguë et trop particulière, que ce soit du point de vue social ou naturel », Olivier Soubeyran, « La géographie coloniale au risque de la modernité ? », op. cit., p. 205.
2 Laurent Mucchieli, La Découverte du social. Naissance de la sociologie en France, La Découverte, 1998, p. 179.
3 Emmanuelle Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique ?, op. cit.
4 Éric Savarèse, L’Ordre colonial et sa légitimation…, op. cit.
5 Catherine Rhein, « La géographie, discipline scolaire et/ou science sociale ? », Revue Française de sociologie, no 23, 1982, p. 229, cité par Paul Rabinow, Une France si moderne. Naissance du social 1800-1950, Buchet/Chastel, 2006, p. 227. On retrouve un propos similaire attribué à Ludovic Drapeyron, directeur de la Revue de Géographie : « La géographie bien comprise centralisera, au profit des sciences politiques, toutes les connaissances humaines », article nécrologique de Levasseur, Revue de Géographie, 1/1901, 58798/RE, BFM.
6 Voir à ce sujet l’analyse de Paul Rabinow, Une France si moderne…, op. cit.
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