Appropriation de la geste coloniale dans le limousin
p. 209-213
Texte intégral
1Comme les sociabilités culturelles qui ont accompagné l’expansion coloniale, dans les deux départements du Limousin, la geste coloniale a été prise en charge par les sociétés d’originaires, les régionalistes et les provinciaux qui l’ont associée à leur combat régionaliste pour les uns ou aux festivités locales pour les autres.
2Les sociétés d’originaires ont ainsi créé un récit où se côtoient la défense d’un espace vécu ou imaginé dont sont issus les initiateurs et leur « espace de relation » dans lequel s’inscrit l’espace colonial, a priori concurrent et aux antipodes du premier. La rencontre des deux phénomènes, contemporains, a notamment nourri entre 1898 et 1920, la production de Johannès Plantadis, régionaliste et félibre mais aussi journaliste et porte-parole de la Ruche corrézienne. Sa production, constituée d’une série d’articles sur « le Limousin colonial » et d’une ébauche d’ouvrage sur le même thème, a été d’une certaine manière légitimée par le groupe et par la postérité : elle figure par exemple dans l’ouvrage de Joseph Nouaillac1 et a été reproduite après la Seconde Guerre par les associations d’originaires de Tunisie notamment.
3Au nombre des pratiques générées par le fait colonial se trouvent aussi les réceptions et les fêtes réservées aux acteurs coloniaux qui ont été abordées par Marc Michel2 et surtout par Raoul Girardet qui y avait vu des moments de propagande. Leurs descriptions, réalisées dans une perspective macroscopique offraient une grille d’analyse incontournable mais insuffisante car, localement, l’insertion des réceptions des « héros coloniaux » dans des festivités à tonalité politique3 élargissait les significations de ces manifestations publiques. Il a donc fallu déplacer notre focale et engager une confrontation de ces fêtes mi-coloniales mi-civiques, c’est-à-dire associant tout ou partie de la cité, avec celles décrites par Olivier Ihl, Mona Ozouf, Alain Corbin et François-André Isambert comme autant de moments de « célébration » d’un être ou d’un événement se déployant dans un cadre spatial et politique national4. Ainsi, la décision de tout ou partie de la collectivité de célébrer un « fait colonial », de le porter dans l’espace public, d’accorder à « cet être ou [à] cet événement […] une importance qui veut qu’on le solennise »5 oblige à reconsidérer l’extranéité supposée de l’événement. De même, ces célébrations coloniales se déroulant dans la métropole, se réduisent-elles à des occasions de diffusion des thématiques coloniales : celle du meneur d’hommes, du « bâtisseur d’empire », de l’homme d’action et d’énergie ainsi que celle de la « revivification du pays par l’ouverture sur le grand large et par l’aventure coloniale »6, à travers la célébration des hommes qui sont pour la circonstance transformés en « montreur [s] d’idéal »7 ? De quel idéal s’agit il : d’un idéal colonial, national voire régional ? Dans le premier cas, cet idéal est-il destiné à être « transport [é] dans [la] vie intérieure » des contemporains ainsi que l’imaginaient Henri Massis et Alfred de Tarde8 ? Dans le second, quels sens donne la collectivité organisatrice et participante à ces pratiques festives structurées par un motif colonial ?
4Comme pour toutes les festivités, la panthéonisation des acteurs coloniaux, débutant en 1894 pour s’achever dans les années 1920, offre à l’analyse une autre pratique sociale témoignant d’une modalité de la réception du fait colonial et pose à nouveau la question de ce qu’on veut solenniser ou célébrer. Car la décision de tout ou partie de la collectivité d’intégrer la statue d’un héros colonial aux côtés des « grands hommes » locaux, d’afficher ce choix dans l’espace public n’est pas un acte social anodin. Il convient en conséquence de dégager les significations de l’opération mémorielle – l’érection d’une statue – dissociée spatialement du lieu d’effectuation de ce qui doit être mémorisé, ce qui n’est pas le cas dans la statuaire républicaine. De même, l’événement qu’on veut célébrer ne relève pas de la même catégorie temporelle : il n’appartient pas au temps social et au temps vécu de la collectivité. Or, écrit Paul Ricœur, les célébrations se déroulent :
« dans le temps des proches […] et l’espace qui lui est accolé – cimetière, monument aux morts –, se découpe sur le fond de l’espace public et du temps social. Toutes les fois que nous prononçons ou écrivons la phrase : “en mémoire de…”, nous inscrivons le nom de ceux dont nous faisons mémoire dans le grand livre du co-souvenir, lequel s’inscrit à son tour dans le plus grand temps. »9
5Le fait colonial qu’on veut solenniser est soumis par conséquent à la double dissociation espace/temps mais aussi à la « tyrannie du national ».
6De plus, la statuaire, étudiée pour le territoire national par Maurice Agulhon10 et, pour la statuaire coloniale, par Robert Aldrich11, a pour implicite, écrit Maurice Agulhon, « l’humanisme libéral » qui produit une nouvelle « éthique de l’homme », celui dont « le mérite est personnel (non hérité) et laïque (non canonisé) »12. En ce sens, la statuomanie « coloniale » est-elle héritière de cette tradition ou serait-elle le produit d’une « tradition coloniale » ? La question qui reste à l’arrière-plan de notre étude, l’origine des références idéologiques mobilisées, est à nouveau posée. De quelle idéologie relève la décision de dresser une statue dans l’espace public national en l’honneur d’un héros colonial, attendu que l’idéologie coloniale est traditionnellement distinguée de la nationale ?
Notes de bas de page
1 Histoire du Limousin et de la Marche limousine, 1931.
2 Gallieni, Fayard, 1989.
3 Au sens où l’emploie Pierre Rosanvallon, ce terme consiste à « parler du pouvoir et de la loi, de l’État et de la nation, de l’égalité et de la justice, de l’identité et de la différence, de la citoyenneté et de la civilité, bref de tout ce qui constitue une cité au-delà du champ immédiat de la compréhension partisane pour l’exercice du pouvoir, de l’action gouvernementale au jour le jour et de la vie ordinaire des institutions. », Pour une histoire conceptuelle du politique, op. cit., p. 14.
4 Respectivement La Fête républicaine, Gallimard, 1996 ; « La fête sous la Révolution française », in Faire de l’Histoire, t. 3, Nouveaux objets, Gallimard, 1974, p. 342-360 ; Alain Corbin « Préface », in Les Usages politiques des fêtes aux xixe et xxe siècles, Alain Corbin, Noëlle Gérôme & Danielle Tartakowsky, (Dir.), Publications de la Sorbonne, 1994, p. 7-11 ; Le Sens du sacré, Éditions de Minuit, 1982.
5 François-André Isambert, Le Sens du sacré, op. cit., p. 163.
6 Daniel Rivet, Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc, 1912-1925, L’Harmattan, 1996, t. 3, p. 174.
7 Ibid., p. 175.
8 Agathon [Henri Massis & Alfred de Tarde], Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, [1913], Impr. nationale, préface de Jean-Jacques Becker, 1995, p. 77.
9 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Le Seuil, 2000, p. 53 ; nous soulignons.
10 « La “statuomanie” et l’histoire, », in Histoire vagabonde, t. 1, Gallimard, 1988, p. 137-85.
11 Sites et Moments de mémoire, Société française d’histoire d’Outre-mer, n ° 350-351, 1er semestre 2006 et Vestiges of Colonial Empire in France : Monuments, Museums and Colonial Memories, Royaume-Uni/New York, Palgrave/MacMillan, 2005.
12 La Statuomanie et l’histoire », op. cit., p. 143.
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