Préface
p. I-V
Texte intégral
1En choisissant de traiter de la résolution des conflits pendant un long xiie siècle, du xie au milieu du xiiie siècle, Hélène Couderc aborde un sujet novateur par son thème, par la période choisie, et par le choix de son champ d’application, la Gascogne.
2Le thème est délibérément emprunté à l’anthropologie juridique et sociale qui, sans négliger l’analyse institutionnelle, ouvre sur les liens que la justice entretient avec la société et permet de comprendre comment la population, les puissants comme les humbles, a su et pu s’affronter et se pacifier. La période choisie est particulièrement significative, puisque, selon une historiographie traditionnelle, elle voit se profiler un certain nombre de changements radicaux : celui du droit et des procédures, qui aurait permis d’imposer l’inquisitoire aux dépens de l’accusatoire, tandis que le développement étatique aurait fait reculer les règlements individuels et marquerait la fin programmée de la vengeance. À des modes de preuves archaïques, tel le duel judiciaire, succéderaient des preuves rationnelles que viennent conforter les condamnations des ordalies par le concile de Latran IV en 1215. Quant à l’État, il imposerait sa justice en même temps qu’il construirait un filet institutionnel efficace, dans le but plus ou moins avoué d’assurer un monopole de la violence légitime. Il y aurait donc une « révolution du xiie siècle », qui succéderait, dans l’historiographie, à celle de l’an Mil qui a été, on le sait, à l’origine de vastes querelles…
3Un certain nombre d’études sont revenues depuis une vingtaine d’années sur ces différents points, qui interdisent de parler désormais d’anarchie féodale et de violence débridée pour la période considérée, et qui montrent que la vengeance est loin de s’arrêter en 1200. Les approches novatrices de Stephen White pour la période considérée, puis les travaux de Dominique Barthélemy sur le Vendômois prolongés par ceux de Bruno Lemesle sur l’Anjou, les interventions rassemblées lors du XXXIe Congrès de la Société des Historiens médiévistes, tenu à Angers en 2000 et consacré au Règlement des conflits au Moyen Âge, ont déjà considérablement nuancé une vision traditionnelle qui opposait l’ordre étatique naissant au désordre social. Mais l’enjeu de la recherche reste de taille car il y a beaucoup à faire pour affiner les clivages et pour comprendre comment la paix a pu naître de la violence et s’enchaîner viscéralement à elle.
4Dans cette perspective, le lieu choisi est d’autant plus intéressant que la Gascogne, pour cette période et ce sujet, à la différence de son voisin, le Languedoc, est en ce domaine une sorte de terra incognita. Si la société a été fort heureusement décrite grâce aux travaux de Benoît Cursente et si les cadres juridiques ont été largement campés par Paul Ourliac, les études sur la pratique judiciaire y sont rares pour cette époque. Il existe en fait deux Gascogne, celle des pays de la Garonne, au Centre et à l’Ouest, où s’impose le gouvernement des évêques, celle des Pyrénées où perdure un pouvoir comtal de nature monarchique, apparenté à celui des royaumes nord-ibériques, en dépit de la montée en puissance des pouvoirs châtelains. Dans ces deux espaces, les pouvoirs de type étatique ne sont pas absents. Quant aux vallées de montagne, elles forment encore un autre monde, que caractérisent de fortes communautés paysannes et un droit à la violence reconnu même aux non-nobles. Dans tous les cas, la question est de savoir ce que veulent les seigneurs de la terre : sont-ils des prédateurs prêts à user de la violence à tout prix ou des régulateurs de conflits pour lesquels la paix a un sens ? Quelle place joue dans leur attitude le droit, celui que révèle une justice très tôt hiérarchisée, d’une part, ou celui des fors de Bigorre et de Béarn, d’autre part, mais aussi celui qui se manifeste dans la seconde moitié du xiie siècle, suite à la Réforme grégorienne ? Car pour comprendre les effets d’une pacification imposée, il s’agit moins d’analyser des soubresauts de la paix de Dieu héritée du xe siècle que l’influence d’un juridisme nouveau, issu de Rome et des décisions conciliaires, en particulier de Latran III en 1179. Le droit canonique semble s’exprimer très tôt en Gascogne, en tout cas plus tôt qu’on ne le pensait jusqu’alors, et le suivre jusqu’en 1220 environ comme le fait ce livre, quand se clôt le grand pontificat d’Innocent III, est parfaitement justifié. La place des légats et des évêques dans cette évolution est essentielle et elle est exposée ici de façon totalement neuve et convaincante. Ne tient-on pas là, avec la diffusion du droit canonique plus encore que du droit romain, l’un des fils qui peut expliquer les réticences de l’aristocratie et des populations aux injonctions de la papauté quant à la discipline des mœurs, leur méfiance, voire leur défiance vis-à-vis des évêques prompts à l’excommunication pour mieux imposer leur loi, qui conduit certains, en particulier dans le Toulousain proche, à basculer dans la dissidence, voire dans l’hérésie au cours du xiie siècle ?
5Pour répondre à toutes ces questions, la documentation d’Hélène Couderc est particulièrement opérante. Issue des principaux cartulaires émis dans toute la région (celui de la Sauve Majeure ou celui de Sorde sont particulièrement riches) et de l’étude des fors, elle se compte en un millier d’actes qui ont été soigneusement passés au crible de l’interrogation informatique et statistique, avec une attention particulière au vocabulaire. Certes, cette documentation n’est pas sans effet pervers. Dans les cartulaires, d’origine ecclésiastique, une rhétorique bien rôdée tend à présenter les laïcs comme des loups et les clercs comme des victimes de leur violence injuste. Évêques et abbés ont aussi recours au droit le plus savant et le plus sophistiqué pour justifier de posséder tel ou tel bien, grossissant ainsi l’effet de pénétration d’armes juridiques dans le règlement des conflits, de la même façon qu’Alain Boureau a pu le démontrer pour quelques établissements ecclésiastiques anglais au même moment. Quant aux fors, leur utilisation pose le problème de l’effet des sources normatives sur la représentation de la réalité. D’où l’utilité, en l’absence de textes de la pratique, de recourir à une méthode qui mêle à la fois le quantitatif et les études de cas, faisant ainsi pénétrer le lecteur de façon subtile dans le déroulement d’affaires exemplaires.
6Que disent-elles ? Du point de vue du substrat social, elles mettent surtout en scène et sans surprise les potentes. La violence est chez eux nettement présente et elle semble même s’accroître dans la seconde moitié du xiie siècle sous l’effet de l’installation des Plantagenêts, ce qui, du même coup, ne lie pas la disparition de la violence au développement de l’État ! Violence contre les biens, violence contre les hommes, qui se manifestent à la fois par la guerre et par la vengeance. Les deux actions ne peuvent pas être confondues : la guerre est destinée à la domination et se dirige vers l’extérieur du territoire ; la vengeance, interpersonnelle, se déroule au-dedans. Mais la vengeance peut inclure la guerre, dans le cas de la faide dont l’existence ne doit pas être réservée aux périodes les plus hautes du Moyen Âge. Certes, les faides repérées sont peu nombreuses en Gascogne, mais quelle violence ! On crève les yeux par mesure de représailles, on décapite l’ennemi… Ces situations extrêmes ne sont pas pour autant l’effet d’une violence anarchique. Elles obéissent à des rituels incluant le défi et ouvrent sur des négociations. Tout se passe comme si la violence était inhérente au pouvoir des grands.
7À l’origine de ces échanges belliqueux, se trouve l’honneur à qui ce livre rend tout son sens. Il ne s’agit pas seulement du potentiel qui constitue la marque visible d’un individu, sa fama personae que l’injure verbale ou physique peut détruire, appelant ainsi le démenti pour se reconstituer aux yeux de tous et entretenir la renommée ; il s’agit aussi des biens possédés par la personne, de sa richesse, de son argent, et ici surtout de ses héritages que viennent amputer d’éventuelles donations. Pour l’historien de la justice, il n’est pas toujours aisé de suivre les origines précises d’un conflit et il doit le plus souvent se contenter de le saisir par bribes, dans son épiphénomène que sont les actes vindicatoires. Or certains cas présentés ici reconstituent la chaîne des opérations, et ils n’en sont que plus précieux pour appréhender la totalité des comportements d’honneur au xiie siècle.
8On ne peut pas inventer les humiliores. Faute de sources de la pratique judiciaire, il faut se contenter, en Gascogne et pour cette période, de deviner leur poids dans le déroulement des conflits. Ils sont pourtant présents, et en premier lieu comme victimes des adversaires de leur seigneur, celui-ci devant assurer leur protection. Ils jouent aussi un rôle comme acteurs de paix, condamnant l’homicide ou le meurtre. Mais, là encore, les sources biaisent considérablement l’analyse. Rien ne dit que ces populations ordinaires n’ont pas aussi été offensives, qu’elles n’aient pas eu d’honneur à défendre et n’aient pas pratiqué la violence comme un beau fait, tout comme les nobles ou les bourgeois des villes. Tout plaide au contraire en faveur de cette hypothèse, à commencer par la puissance du chef de famille et des communautés de voisins qui revendiquent un véritable « droit à la violence », en particulier dans la zone pyrénéenne. Le poids des boni homines, chargés de conseiller, de rétablir la paix, plaide aussi en ce sens. Connus pour le Languedoc après les travaux de Monique Bourin, les voici mis en valeur en Gascogne. Qui sont-ils ? Des frottés de droit ? Des professionnels ? Un collectif qui émanerait de la communauté des habitants ? Le tout à la fois ? Ces questions méritent d’être posées car elles soulèvent celle ! oh combien délicate ! ! de la pratique de la norme au sein de ces communautés, mais aussi de la genèse de ces normes qui est sans doute liée à la vague de concentration de l’habitat concomitante. Sont-elles alors édictées et suivies comme un point fort de résistance juridictionnelle face aux seigneurs ou bien témoignent-elles d’un consensus entre les parties pour régler le mode de vie de ces communautés ?
9L’exemple gascon montre encore une fois que la justice évolue en raison des besoins de la société. L’existence d’une communauté structurée exige l’application de normes, à commencer par des interdits d’ordre sexuel, d’où les mesures prises contre l’adultère. Point de dénonciation, de calumnia ou de clamor sans l’existence de voisins, de réseaux de solidarités ou de haines recuites. Les normes s’accumulent alors par strates, certaines étant d’ailleurs paradoxalement voilées à nos yeux par l’écriture, car l’écrit peut devenir le conservatoire de pratiques tombées en désuétude : serment, duel, ordalie au fer chaud… Dans la plupart des cas, ces normes ne sont pas seulement imposées d’en haut, même si certaines obligations seigneuriales et certaines règles édictées par l’Église peuvent se transformer en violence d’État sous l’effet de sanctions draconiennes. Si cette violence est insupportable, elle ne va pas sans résistance, comme on l’a suggéré plus haut. De façon générale, les normes sont intériorisées car elles peuvent aussi être attendues, y compris quand elles puisent leur inspiration dans le droit savant. Ce sont les chartes qui le prouvent, telle celle de Saint-Gaudens. Fruits d’une négociation, elles montrent le degré de civilité des habitants, le partage qu’ils savent opérer entre le licite et l’illicite, la définition du degré supportable ou nécessaire. Ce livre est donc très important pour comprendre comment les populations ont réagi à l’introduction de la procédure inquisitoire, comment s’est opéré ce basculement de la procédure au xiie siècle : l’inquisitoire se développe en même temps que les habitants obtiennent des garanties personnelles ou de compétence comme à Oloron. L’intériorisation est alors rapide et elle fait reculer des procédures jugées trop lourdes comme le duel judiciaire ou le serment. Il ne faudrait donc pas attribuer aux seigneurs, de façon simpliste, une préférence pour l’inquisitoire, tandis que les habitants, dans leur ignorance, seraient restés attachés à l’accusatoire. La répartition des intérêts est complexe et la pratique se charge de mêler les procédures en vue d’un intérêt supérieur : l’accord entre les parties.
10C’est que la justice importe encore moins que la paix. Et ce n’est pas seulement le point de vue des justiciables. L’exemple du comte de Bigorre, du vicomte de Béarn et du duc d’Aquitaine, que donne ce livre, est très significatif. Ces princes territoriaux développent moins leur pouvoir par le biais judiciaire, même si les tribunaux existent et sont hiérarchisés depuis longtemps, que par l’établissement de la paix. Ce sont les conflits et leur résolution qui entretiennent leur pouvoir, ceux qu’ils mènent contre les détenteurs de châteaux, ceux qu’ils résolvent par une sorte de droit d’appel ou de supériorité qui les assoit au sommet des pouvoirs féodaux. L’intervention du prince dans les guerres, dites privées, entre chevaliers, entre chevaliers et monastères, entre bourgs et chevaliers est constitutif de sa domination en ce sens que ces conflits lui permettent d’affirmer que son pouvoir est public. Le recours au duel judiciaire s’inscrit bien dans ce processus qui est tout sauf irrationnel : il est effectivement rationnel parce que public et voulu par la législation. Il en est de même des sauvetés qui, si elles constituent une réelle enclave dans la paix du prince, n’en restent pas moins garanties par lui. Quant au « bris de paix », il devient une arme politique essentielle, qui puise aux ressources du droit et contribue à définir la majesté de ceux qui le détiennent, et cela dès le xiie siècle, sans attendre la constitution de principautés dites à État. La violence est bien inhérente au pouvoir qui sait dire, par la paix qu’elle implique, ce qui peut être considéré comme licite ou illicite.
11En fait, les modes de résolutions des conflits sont très riches d’invention, et le livre montre bien l’existence de normes dynamiques. Mais il montre aussi que le recours à des nouveautés juridiques n’efface pas les moyens possibles issus du passé. Tous peuvent être rassemblés pour parvenir à la paix qui, loin d’être seulement un idéal, prend des allures de construction dans laquelle les différentes parties de la société apportent leur contribution, plus ou moins bricolée. Tout le mérite d’Hélène Couderc est d’avoir su en dénouer les fils, d’en avoir finement analysé les composantes, d’avoir traqué, sans concession, un vocabulaire souvent fuyant, et d’avoir fait agréablement voyager son lecteur d’un bout à l’autre de la Gascogne, pour chercher les réponses que la société de ce long xiie siècle, trop souvent méconnu, a pu apporter à une violence nécessaire à ses comportement.
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