Annexe 5. Audience accordée par le roi Kpodégbé d’Allada à Ferdinand Abissi
Le 11 juillet 2004 au palais royal d’Allada (Bénin)
p. 309-312
Texte intégral
1Afin de recueillir une version officielle béninoise sur l’origine du père de Toussaint Louverture – que la tradition rattache à la dynastie des rois d’Allada –, l’instituteur Ferdinand Abissi a obtenu audience auprès du roi Kpodégbé d’Allada, le 11 juillet 2004.
2Le roi – Que la bénédiction divine et ancestrale jaillisse sur vous et que la paix royale vous accompagne.
3(Acquiescement)
4Le roi – Que la paix soit avec vous.
5(Acquiescement)
6Le roi – Que les ancêtres vous protègent.
7Maître Abissi – Comme il a dit1, la leçon a été faite en 1971 et mon élève a été si sidéré, si heureux qu’il est devenu un fanatique de Toussaint Louverture. En juillet 2003, il m’a invité en France, au bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture2, juste quelques jours après que vous l’ayez fêté au palais, ici…
8Le roi – Oui, le 7 avril, à la place Toussaint-Louverture…
9MA – En France, on a rencontré les gens de l’unesco, la colonie d’Haïti, et il est ressorti certaines questions. La première, c’est que les Congolais disent que Toussaint Louverture n’est pas d’Allada. Donc, mon fils, mon élève, qui prépare actuellement son doctorat sur Toussaint Louverture, m’a demandé de rechercher effectivement les origines de Toussaint Louverture et, si possible, de prendre une vue des parents de Toussaint Louverture. Deuxième question : comment un Gaou, un chef de guerre, peut-il être vendu comme esclave pour se retrouver en Haïti ?
10Le roi – Voilà ! […] Que la paix royale soit avec toi. Toussaint Louverture est un digne prince d’Allada. Cela, c’est une vérité première, on ne saurait contourner cela. Toussaint Louverture est le fils de Déguénon Gaou, et Déguénon Gaou est de la première lignée royale d’Allada, de la lignée Kokpon3. C’est un prince bouillonnant à la cour royale, qui avait jugé bon en son temps de suivre les amis du roi d’Allada. Déguénon Gaou n’était pas vendu en tant qu’esclave, il était parti en tant qu’homme libre, c’est une vérité qu’il faut rétablir, d’une importance capitale. On ne vend pas un prince comme cela. Et Allada, c’est un royaume pacifique. On parle de traite des esclaves, du commerce triangulaire, et de beaucoup de choses, toujours est-il dit que la route passe par ici, même si entre-temps il y a beaucoup de choses, toujours est-il dit que la route passe par ici… Et Dégnénon Gaou avait suivi les amis de son père le roi. Donc, les contacts étaient permanents en ce temps-là, et puis nous avions su que Déguénon Gaou avait donné naissance à François-Dominique Bréda, François-Dominique-Toussaint, surnommé Louverture à cause des brèches qu’il ouvrait… Il s’agit de l’homme des situations impossibles, difficiles, n’est-ce pas ? Vous voyez, ce digne prince d’Allada il n’est pas congolais. Nous autres, nous étions en Haïti, nous étions en Haïti pour célébrer avec nos enfants les Haïtiens le bicentenaire de l’indépendance d’Haïti. On était chez eux les 1er, 2 et 3 janvier passés, en 2004 […] à Port-au-Prince. On nous a reçu en grande pompe, nous étions reçus comme un héros, l’ancêtre de Toussaint, le grand roi du pays de Toussaint, avec tous les honneurs. Tous les honneurs. Tous les historiens haïtiens le savent, ils savent tous que Toussaint Louverture est natif d’Allada, le royaume d’Ardres. Bien sûr qu’il y a des Congolais en Haïti, il y a d’autres peuples en Haïti. Mais toujours est-il dit que les Béninois, les Dahoméens sont nombreux là-bas. Dites-vous qu’Haïti est le prolongement du Dahomey tout court, ils n’ont pas perdu leur identité culturelle, jusqu’à preuve du contraire. Donc, vous m’avez posé deux questions : on ne vend pas un prince, surtout à Allada, chez nous, ici, et il est parti en tant qu’homme libre dans un pays où tout le monde est confondu en esclaves […] Il faut être vraiment clair. Dites-vous que Toussaint Louverture né en Haïti, fils de Déguénon Gaou, vraiment, n’est pas un esclave. On parle d’esclave affranchi à 30 ans… Non, non, quand ces Blancs-là posent des questions, demandent à connaître la vérité, on leur dit les quatre vérités. Pas d’esclavage. Il est parti en tant qu’homme libre. […] Il y a d’éminents historiens haïtiens. Rendez-vous dans les Caraïbes, là-bas, vous allez voir ! Il est béninois, il est dahoméen, on ne peut pas discuter de cela. C’est un ancrage historique. Vraiment, nous sommes fiers de nous-mêmes. Le Premier des Noirs dans les Amériques. Toussaint Louverture, nous devons être fiers de cet homme-là, c’est l’homme le plus extraordinaire au monde que l’humanité ait conçu après Jésus-Christ et qu’elle ne concevra peut-être jamais plus encore… C’est un génie militaire, un génie politique, disons un homme extraordinaire tout court. D’aucuns diront que Toussaint Louverture est le plus grands des Noirs, ou alors le Noir le plus grand de tous les temps. Que la paix royale soit avec toi.
11MA – S’il vous plaît… Ils m’ont écrit de là-bas qu’ils ont formé « l’association des Amis de Toussaint Louverture » et il m’ont pris là-bas comme membre d’honneur de cette association. En venant ici aujourd’hui, je me suis dit que j’allais demander un rendez-vous pour que nous puissions discuter de la création d’une association des amis de Toussaint Louverture dont le siège serait à Allada et d’office vous êtes le président d’honneur de cette association. Maintenant le rendez-vous sera pour qu’on monte l’association de façon plus ou moins officielle…
12Le roi – Que la paix royale soit avec toi. […] Est-ce qu’il y a cette volonté politique, n’est-ce pas ? Nous n’arrivons pas à le comprendre… Nous avons célébré le 197e anniversaire de la mort de Toussaint Louverture, notre souhait était de préparer le bicentenaire de sa mort, car il faut le faire connaître à tous les Béninois, à tous les Africains. Ceci étant, nous n’arrivons pas à le comprendre : dites-vous que les gens n’ont pas voulu. Mais contre vents et marées, nous autres nous étions restés imperturbables, nous sommes allés jusqu’au bout. Vous voyez, il y a un temps pour tout, quand on a un objectif précis on combat et on agit, c’est très important…
13MA –…
14Le roi – Quand le roi parle, on ne dit plus rien, si le roi ne donne pas la parole, on ne parle plus, il y a une déontologie à la cour royale. Ceci étant… Le problème maintenant, il faut continuer. Ceux qui avaient dit en son temps « Cet homme est une nation4 »… Les gens ont dit ça ! Mais un Sud-Africain, un Congolais, un Zaïrois, un Ivoirien… peut dire que Toussaint Louverture est ivoirien, congolais, zaïrois, sud-africain… Ce que nous disons, c’est pertinent : Toussaint Louverture n’est pas que béninois, il n’est pas qu’haïtien, c’est un homme mondialement connu. Il est de toutes les nations. Qu’un Congolais dise ci et ça, les historiens le disent : Toussaint Louverture est d’Allada, il est natif d’Allada.
15(Signe que l’audience est levée).
16NB : Les coupes […] correspondent à des moments où le roi parle en langue fon ou se répète.
REMARQUES
17S’il ne sort rien de nouveau de cet entretien, en revanche, les paroles du roi illustrent de quelle façon on peut s’approprier et interpréter l’histoire. Manifestement, le roi Kpodégbé a lu des travaux littéraires ou historiques sur Toussaint Louverture et y fait référence. Ce qu’il dit est donc une version de son cru, il ne reprend pas un récit oral traditionnel (si tant est qu’il y en ait un). Que peut-on relever comme éléments pertinents du discours royal ?
18Sur le père de Toussaint Louverture : son nom, Déguénon, est avancé spontanément, sans hésitation, ce qui plaide pour sa validité. « Gaou » est un titre, valable au royaume du Danhomè (voisin d’Allada) et aussi à Allada, signifiant commandant en chef de l’armée. La formule « Gaou Déguénon » peut donc, par légère distorsion de la prononciation, avoir été transformée en « Gaou Guinou », terme par lequel la tradition familiale louverturienne nomme le père de Toussaint. Le roi affirme, sans le démontrer, que Déguénon est un prince de la lignée royale d’Allada et défend la thèse d’un homme parti libre de l’autre côté de l’Atlantique, étant entendu qu’un prince ne saurait être vendu. En l’état actuel des connaissances, c’est loin d’être vérifié… et demeure fort douteux.
19Toussaint Louverture étant devenu l’une des grandes figures des Amériques, c’est avec fierté que les Béninois d’aujourd’hui le considèrent comme un héros national, même s’il est né de l’autre côté de l’Atlantique et n’est jamais venu en Afrique. Le roi Kpodégbé s’inscrit dans cette revendication, déjà exprimée de façon très officielle par la toute jeune République du Dahomey par l’émission, en 1963, d’une série de timbres-poste à la gloire du personnage (dont on commémorait alors le 160e anniversaire de la mort), avec la mention suivante : Toussaint Louverture (1743-1803), descendant des Rois d’Allada (Dahomey), Général Haïtien, homme d’État libérateur et martyr. Cette mention est en partie erronée, du fait que la filiation avec les rois d’Allada reste à prouver et que Toussaint Louverture a été général français.
20Les Béninois (le pays, anciennement Dahomey, ayant été renommé Bénin en 1975) ont donc le nationalisme transatlantique, ce qui s’explique dans une démarche de fierté retrouvée, de conscience d’avoir un prolongement culturel au sein de la diaspora noire outre-Atlantique. Et cela est d’autant plus fort que cette diaspora, sortie de sa condition d’esclave, a relevé la tête et montré toute sa valeur dans le domaine politique ou celui des arts (musique et littérature notamment). Dans le domaine religieux, l’apport du Dahomey-Bénin est considérable : les rites du vodoun sont implantés en Haïti (vaudou), au Brésil (candomblé), à Cuba (santeria), etc., ainsi que le panthéon de divinités qui s’y rattache. Cette démarche religieuse est désormais commune aux deux rives de l’Atlantique.
21C’est dans un tel contexte de dignité et fierté retrouvées que s’inscrivent, à la fin du xxe siècle et au début du xxie, l’érection à Ouidah de la Porte du Non-Retour et la mise en place d’un Festival des cultures vaudou, visant à sceller les retrouvailles Afrique-Amériques. D’autres manifestations ou événements, comme l’inauguration du Musée da Silva des arts et de la culture afro-brésiliens à Porto-Novo, le rappel du rôle historique de ce retour des « Brésiliens » au pays ancestral au xixe siècle (à commencer par Félix « Chacha » de Souza, étroitement lié au roi du Danhomè Guézo… et marchand négrier notoire), ou le rassemblement en 2005 de la famille Paraiso (descendante d’un dignitaire yorouba emmené esclave au Brésil), participent aussi de ce mouvement culturel de retrouvailles et reconnaissance.
Notes de bas de page
1 Il s’agit de moi-même, élève en classe de CM1 à l’école Félicien Nadjo de Porto-Novo, en 1971. Ferdinand Abissi était alors mon instituteur (NdA).
2 Aux manifestations de L’Isle-de-Noé, du 19 au 21 juillet 2003.
3 Roi d’Allada qui a probablement régné de 1593 à 1613.
4 Alphonse de Lamartine, Toussaint Louverture, Acte III, Scène VIII.
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Un grand seigneur et ses esclaves
Ce livre est cité par
- Alcouffe, Alain. Massot-Bordenave, Philippe. (2020) Adam Smith in Toulouse and Occitania. DOI: 10.1007/978-3-030-46578-0_4
- Cousseau, Vincent. (2018) Les liens familiaux des esclaves à Saint-Domingue au xviiie siècle. L’exemple des habitations Galliffet (1774-1775). Annales de démographie historique, n° 135. DOI: 10.3917/adh.135.0021
Un grand seigneur et ses esclaves
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