Conclusion
p. 245-249
Texte intégral
1Le comte de Noé se démarque-t-il d’attitudes ou de réactions observées par ailleurs, en quoi est-il représentatif de son milieu ? On a eu l’occasion d’examiner successivement l’environnement où il naît, sa carrière militaire, ses préoccupations de propriétaire antillais, son attitude en tant que seigneur gascon, la façon dont il affronte le vent de la Révolution et les changements qui en découlent. Cet examen nous permet de relever des réflexes déjà connus, avec l’observation de cas similaires, et également de mettre en lumière là où se situe l’originalité de son parcours.
2Louis-Pantaléon de Noé naît noble. Dans la société d’alors, aux yeux de laquelle la naissance conditionne si fortement la destinée, il possède un avantage considérable par rapport à la roture : d’emblée, Noé peut prétendre aux meilleures places. Il naît aussi créole, ce qui constitue une indéniable originalité. De cette double identité, on peut dégager quelques grandes lignes qui vont largement tracer sa voie et expliquer son attitude.
3Louis-Pantaléon de Noé suit, sans surprise, la carrière des fils de l’aristocratie dans la voie traditionnelle du métier des armes, ascenseur social primordial à l’époque. Parallèlement, sa famille veille à entretenir un réseau serré de relations et d’alliances en France et possède ses entrées à la Cour. Autrement dit, l’objectif premier reste bien sa position en métropole. Quand on regarde l’ensemble de sa vie, il passe bien plus de temps en Europe (73 ans) qu’aux îles (14 ans) : Saint-Domingue n’est qu’un lieu de naissance fortuit et semble surtout considérée comme le point d’ancrage d’un domaine foncier. La colonie n’est donc là que pour renforcer cette position métropolitaine, par le biais d’une fortune reconstituée – mission que s’est donnée la génération précédente, de petite noblesse devenue « habitante ». Cette fortune doit toutefois être maintenue, voire développée ; ceci motive sans doute le séjour relativement long de six ans qu’effectue le comte pour remettre en bon état de marche un domaine chancelant. Mais, une fois ses arrières assurés, le propriétaire peut s’absenter : Louis-Pantaléon de Noé n’hésite pas à revenir en métropole où l’attend le devoir de perpétuer sa lignée et de vivre en grand seigneur.
4Sur le plan militaire, il n’y a rien non plus que de très classique dans le parcours du comte de Noé, issu d’une noblesse d’épée « immémoriale » : entré tôt dans la carrière, placé par recommandation, il devient officier supérieur des armées du roi. Cette trajectoire ne doit pas minimiser sa bravoure pour autant ; loin de n’être qu’un officier de parade, il s’expose au feu, paye de sa personne, est sérieusement blessé au bras droit. Noé, issu d’une lignée de soldats, se comporte en soldat. Noblesse oblige.
5En tant que propriétaire de sucreries, il se montre extrêmement soucieux de percevoir son revenu, ce qui est peu surprenant. Durant les troubles révolutionnaires notamment, il s’adresse au pouvoir du moment pour que ce revenu soit garanti : le roi, les Britanniques, Toussaint Louverture, Bonaparte… C’est bien là un souci essentiel. Comme de nombreux propriétaires, il a des dettes dont l’effet cumulatif remonte au temps de ses parents, voire de ses grands-parents. Ses faits et gestes ne le distinguent donc pas fondamentalement des autres propriétaires d’habitations aux Antilles. Comme bien d’autres, il illustre le schéma courant de l’endettement et la dépendance de ceux de son milieu envers des négociants métropolitains. Durant son séjour à Saint-Domingue, il a d’abord un comportement de citadin, fréquente la bonne société et s’entoure d’un certain luxe : rien de surprenant pour un homme de son rang. Absentéiste, le comte de Noé adopte l’attitude du rentier, qui dépense sans trop compter et ne se soucie guère des contingences. Pendant ce temps, sur place, procureurs et gérants ont les coudées franches et en profitent.
6Quant à son regard envers les esclaves et les affranchis, il traduit le paternalisme de l’époque que nombre de maîtres adoptent envers la main-d’œuvre servile. À titre individuel, reconnaissant les mérites de tel ou tel, il peut affranchir ou récompenser. Sur place, il entretient de bonnes relations avec Toussaint ou Blaise, bien loin de se douter des conséquences à long terme de ses choix. De retour en métropole, il a le souci du très relatif bienêtre des esclaves : dans ses instructions, Louis-Pantaléon de Noé souhaite que rien ne soit épargné pour que les équipes de son atelier soient soignées. Mais, parallèlement, il néglige de renforcer le nombre de travailleurs et n’a que peu conscience de la charge croissante du labeur qui pèse sur les épaules des malheureux. A contrario, la masse des esclaves n’est pas mieux lotie aux Manquets ou à Bréda qu’ailleurs, bien au contraire. Peut-on penser que, si le comte de Noé était resté sur place, les choses seraient allées autrement ? Peut-être, mais cela n’aurait rien changé au fondamental rapport de subordination maître/esclave que la détermination des esclaves révoltés va balayer.
7Pour compliquer le tout, en regardant d’un peu plus près les « libres de couleur » dont le comte de Noé croise le chemin, on remarque qu’ils s’accommodent eux aussi du système esclavagiste et de la société dans laquelle ils évoluent, ce qui ne constitue pas non plus une surprise et ajoute complexité et nuances au tableau de la société esclavagiste antillaise du xviiie siècle finissant.
8De retour en métropole, étant devenu par son mariage un grand seigneur, Louis-Pantaléon de Noé ne se distingue guère d’autres grands noms du royaume. Il adopte l’attitude du maître très sourcilleux quant à ses droits et n’anticipe en rien les changements politiques et sociaux qui s’annoncent. Le comte de Noé incarne le type même de la grande noblesse qui se crispe sur ses privilèges, possède de très hautes relations et s’est coupée des réalités, à l’inverse d’une autre noblesse moins fortunée ou plus éclairée. Grand seigneur en Gascogne, Noé participe à la réaction seigneuriale qui, dans la seconde moitié du xviiie siècle, réactive des impôts tombés en désuétude, opère à des rappels d’impayés depuis des décennies et défend bec et ongles ses prérogatives, crispée sur des privilèges d’un autre âge et peu encline à évoluer sur ce point. Il faut tenir son rang et en avoir donc les moyens, d’où ce regard aiguisé sur ses droits et sur ce qu’ils rapportent, d’où cette course perpétuelle après l’argent. L’agrandissement du patrimoine foncier s’effectue dans cette optique-là. Mais le grand travers du comte de Noé est un caractère dépensier qui, en la circonstance, n’arrange rien.
9De façon prévisible, ses prises de position politiques n’en font pas un progressiste, mais un membre de cette aristocratie honnie des partisans du changement, qui voient dans son refus d’évoluer un obstacle majeur à la reconnaissance du mérite contre la naissance. Conservateur, le comte de Noé milite pour le maintien de ses intérêts de grand propriétaire ; créole, il plaide pour une certaine autonomie de Saint-Domingue, l’autonomie de décision des maîtres blancs, dans la fidélité à la Couronne. Il n’accepte que contraint et forcé des changements qu’il n’a pas anticipés et ne les accepte que jusqu’au moment où, après la tentative de fuite du roi et la houleuse perquisition de son château, il décide de rejoindre les Princes émigrés et de leur offrir le concours de son épée. Son parcours d’émigré est également classique : agent actif de la Contre-Révolution, il se heurte à une Révolution qui contrecarre ses rêves de restauration monarchique. Devenu impécunieux, le vieux créole sombre dans l’ennui et la nostalgie des siens, au cœur de la brumeuse Angleterre. De guerre lasse, et comme bien d’autres, il se résigne à se ranger derrière Bonaparte, une fois le pouvoir du Premier Consul solidement établi. Le comte de Noé accepte l’Empire dans la mesure où celui-ci assure une stabilité interne et lui permet de survivre, puis de retrouver un rang. Il se rallie naturellement à la monarchie lors de la Restauration. Ce qui peut surprendre, en revanche, c’est la facilité avec laquelle il traverse cette époque troublée, et qui est sans doute un indice des protections dont il bénéficie. Au bout du compte, à aucun moment de sa vie, il ne se distingue par des attitudes ou des réactions différentes de celles que l’on attend a priori d’un grand noble, cramponné à son état et aux avantages qui en découlent.
10Mais s’il n’y a rien d’original dans les faits et gestes du comte de Noé, que retenir ? D’abord son histoire personnelle croise celle d’hommes et de femmes de toutes conditions, nés en Europe, en Amérique, en Afrique, et permet d’appréhender cette histoire connectée qui est, intrinsèquement, celle de l’esclavage. Au-delà de la destinée individuelle, la biographie lève le voile sur les mentalités d’une époque et fournit un exemple éclairant du fonctionnement de l’économie de plantation : travail harassant des esclaves et conditions de vie déplorables, déboires financiers de propriétaires endettés et soucieux de leur rente à tout prix, marge de manœuvre des procureurs qui aspirent à devenir propriétaires à leur tour. On ne peut vraiment comprendre ce qu’a été le système esclavagiste sans s’interroger, illustrations à l’appui, sur l’attitude et les préoccupations de ceux qui en tiraient bénéfice, et sur l’échec final d’un type de gestion à distance caractéristique des habitations de Saint-Domingue. À ne les considérer que sous l’angle intéressé de la rente foncière, à vouloir maintenir le système esclavagiste en ne l’humanisant qu’aux marges, de façon aléatoire, arbitraire et seulement sous la pression d’une opinion publique de plus en plus sensible à cette question, ces grands maîtres de terre – ainsi que les gérants à qui ils confiaient leurs affaires – n’ont fait que précipiter leur chute collective. L’enquête mérite d’être poursuivie par la comparaison avec d’autres situations esclavagistes, sous d’autres latitudes.
11Suivre à la trace le comte de Noé revient aussi à éclairer la vie quotidienne d’habitations sucrières comme celle des Manquets ou des deux Bréda, dont le rôle n’est pas négligeable dans l’histoire d’Haïti. C’est une façon d’appréhender, à l’échelle micro-historique, la société des esclaves qui, par leurs souffrances, ont fait prospérer ces domaines. Rappeler leur destin ne peut que contribuer à une meilleure compréhension de leur vie, de leur ressenti, de leur révolte et de leurs espoirs.
12La famille de Noé a également joué un rôle dans la trajectoire de l’esclave Toussaint, devenu l’affranchi Toussaint Bréda, puis Toussaint Louverture. En dépit de l’abîme social qui les distingue, plusieurs points communs rapprochent le comte de Noé et le général noir. Le premier est un officier, habitué à commander, qui a de l’ascendant sur son entourage. Toussaint est sans doute issu d’une lignée de dignitaires, et a lui aussi de l’ascendant et du charisme. La même compréhension des hommes les rapproche. Est-il un repère, ou même un modèle, pour Toussaint ou pour Blaise – et plus largement pour les affranchis qui le côtoient – qui, passés du côté des hommes libres, aspirent à s’en rapprocher ? À Saint-Domingue, le comte de Noé sort du lot commun des Blancs : un grand nom, du maintien, des entrées à Versailles et de très hautes relations. À n’en pas douter, tout ceci a dû influencer Toussaint, notamment à observer son comportement ultérieur, comme l’avait déjà observé Pierre Pluchon qui le qualifie de « révolutionnaire d’Ancien Régime », aspirant à reproduire au profit de Noirs libres le modèle des Blancs. On peut même aller plus loin dans l’analyse : Toussaint, pragmatique et fin observateur, a certainement puisé chez le procureur-gérant Bayon de Libertat cet art du double langage, de l’esquive et du calcul qui a fait de lui un interlocuteur déroutant pour les différents envoyés de la République.
13Par une ironie de l’histoire, c’est grâce à l’ancien esclave que le patronyme des Noé n’a pas complètement sombré. La logique aurait voulu que, comme bien d’autres, ce nom ne soit qu’une trace dans de fragiles et poussiéreux papiers, connue des seuls érudits. S’il a survécu, c’est à cause de l’extraordinaire ascension politique d’un esclave, passé du plus complet anonymat aux lumières vives de l’histoire. Au fur et à mesure que le temps passe, l’ex-servile prend progressivement le pas sur le maître, dans un mouvement de bascule étonnant. Le comte de Noé et l’esclave Toussaint sont deux hommes que tout sépare a priori. L’un est un grand aristocrate ; l’autre un simple « bien meuble » condamné à courber l’échine. Échoit à Toussaint une extraordinaire ascension politique et un nom devenu synonyme d’émancipation ; au comte de Noé, une chute d’autant plus dure qu’elle est brutale vers la ruine et la marginalisation. S’il y a eu survivance de la mémoire du comte, ce n’est pas tant en vertu de son prestige passé que des relations humaines qu’il a su tisser avec Toussaint Louverture.
14C’est enfin, à travers le parcours de Louis-Pantaléon, tout un pan du passé colonial français qui ressurgit, et qui pousse sa corne vers une Gascogne longtemps oublieuse de ses liens ultramarins. Cette histoire enfouie et passionnelle, porteuse d’interrogations et de résonances fortes, invite à envisager ce passé douloureux dans sa complexité et dans ses résurgences contemporaines. Restituée dans l’actuel contexte de mondialisation historiographique et mémorielle, la trajectoire d’un grand propriétaire d’esclaves, contribue pleinement à enrichir la connaissance de l’histoire des esclavages, dans un héritage commun. Comme le chante le poète : Istwa annou/Sé on trezò33 : « Notre histoire est un trésor ».
Notes de bas de page
33 Laurent Voulzy (Amélie Colbert), Avril, rca, 2002.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Bestiaire chrétien
L’imagerie animale des auteurs du Haut Moyen Âge (Ve-XIe siècles)
Jacques Voisenet
1994
La Gascogne toulousaine aux XIIe-XIIIe siècles
Une dynamique sociale et spatiale
Mireille Mousnier
1997
Que reste-t-il de l’éducation classique ?
Relire « le Marrou ». Histoire de l’éducation dans l’Antiquité
Jean-Marie Pailler et Pascal Payen (dir.)
2004
À la conquête des étangs
L’aménagement de l’espace en Languedoc méditerranéen (xiie - xve siècle)
Jean-Loup Abbé
2006
L’Espagne contemporaine et la question juive
Les fils renoués de la mémoire et de l’histoire
Danielle Rozenberg
2006
Une école sans Dieu ?
1880-1895. L'invention d'une morale laïque sous la IIIe République
Pierre Ognier
2008