Chapitre 10. Héritage et mémoire d’un grand propriétaire colonial (de 1816 à nos jours)
p. 231-244
Texte intégral
1La Révolution a procédé à une profonde redistribution des cartes. L’ordre ancien a partiellement disparu et de nombreuses propriétés foncières ont changé de main. Les Noé n’ont pas été épargnés par la tourmente, même si, finalement, le comte Louis-Pantaléon ne s’en est pas si mal tiré, traversant le Consulat, le Directoire, l’Empire et la Restauration sans trop de dommages sur le plan politique et social.
2Il décède à un âge fort avancé en 1816 et lègue à ses héritiers une fortune en partie entamée, des biens dispersés et un patrimoine éparpillé sur deux continents. C’est à examiner le sort de ce patrimoine antillais que va être consacré cet ultime chapitre. Le décès du comte coïncide en effet avec la perte de ses habitations domingoises, dans cette jeune république haïtienne établie sur les décombres de la plantocratie que Noé, parmi d’autres, incarnait si bien. Il s’agira aussi de s’attarder sur la mémoire d’une histoire coloniale transmise au sein de la famille Noé : que reste-t-il, du xixe siècle à nos jours, de l’itinéraire du comte et de ceux qu’il a croisés, au premier rang desquels Toussaint Louverture ?
LES PROPRIÉTÉS FONCIÈRES
3Les Noé ont la chance de pouvoir, après des années d’infortune, retrouver le château familial et en récupérer la propriété. En revanche, la situation est bien différente pour les biens de Saint-Domingue.
En Gascogne : le rachat du château de L’Isle-de-Noé (1818)
4Louis-Pantaléon de Noé n’est plus de ce monde, et le fidèle Adrien est mort, lui aussi. Son acte de décès précise : « L’an 1817, le 7 octobre, à cinq heures de l’après-midi, par-devant nous, Victor Castex, maire, officier de l’état civil de la commune de L’Isle-de-Noé […] ont comparu Joseph Sainte-Marie [33 ans] et Antoine Delort [84 ans], domestiques au château de Madame de Noé, domiciliés de la présente commune, lesquels nous ont déclaré qu’Adrien Arbriquet, domestique de feu Monsieur le comte de Noé, âgé de 60 ans, époux d’Anna-Maria Van Débergh, est décédé aujourd’hui à l’heure de midi, dans ledit château de ladite dame de Noé… ». Cette déclaration est intéressante car si, officiellement, le château appartient à cette date à Louis-Barthélémy Sénac, propriétaire depuis 1809, il appartient encore aux Noé aux yeux de la population. Deux raisons à cela : d’abord parce que le nouveau propriétaire n’y réside pas (il habite Aux-Ausat, près de Miélan, soit à environ 25 km de L’Isle-de-Noé) ; ensuite, parce que la comtesse de Noé y réside toujours, même si elle n’est plus que locataire (ou peut-être est-elle hébergée à titre gracieux ?).
5Cette situation est transitoire. Le 7 février 1818, le sieur Sénac – devenu juge de paix du canton de Mielan – revend le château de L’Isle-de-Noé à la famille Noé, représentée par le sieur Laclaverie de Choupets (à qui le jeune comte Amédée de Noé a donné procuration)1. L’immeuble est racheté pour 24 000 francs et certains meubles et effets pour 6 000 francs, soit pour un total de 30 000 francs. Après avoir connu de très sérieux revers de fortune, les Noé reviennent donc dans leurs murs, ce qui restaure quelque peu leur prestige passé. En revanche, il n’y a plus d’illusions à se faire en ce qui concerne les terres antillaises.
Les propriétés de Saint-Domingue en de nouvelles mains
6À Saint-Domingue, dans la zone toujours demeurée sous autorité française, les habitations des propriétaires absents sont frappées de séquestre, puis affermées : la République attribue à un candidat, moyennant une somme d’argent, la jouissance de la terre. C’est ainsi que Toussaint Louverture se fait affermer la grande habitation d’Héricourt-Noé (et l’habitation Chapuisé, qui lui est mitoyenne), un choix qui ne doit rien au hasard. Toussaint Louverture devient « fermier » le 25 pluviôse an V (13 février 1797) pour 7 000 francs2 – qu’il ne versera d’ailleurs jamais. De fait, le système du fermage permet d’avoir les avantages (toucher les revenus d’un domaine) sans les inconvénients (sans avoir à payer pour l’entretien de la force de travail, au contraire de ce qu’exigeait le Code Noir pour les propriétaires en titre, théoriquement obligés de fournir logement, nourriture et vêtements aux esclaves).
7Le vent de la liberté ne souffle donc pas pour tout le monde, car Toussaint Louverture impose en octobre 1800 un règlement de culture qui transforme les ex-esclaves en « cultivateurs » obligés de demeurer sur place sous strict encadrement et de travailler aux champs comme autrefois, à ceci près qu’ils touchent désormais un salaire. Pour une habitation donnée, la masse salariale représente le quart du prix de vente des sucres, dans un système d’intéressement à la production. Deux recensements permettent de connaître quelque peu l’évolution de ce grand domaine sous la férule louverturienne. Quand Toussaint Louverture reçoit l’habitation Noé-d’Héricourt en fermage, on compte alors 163 cultivateurs (74 hommes, 68 femmes, 19 enfants) et le terrain pouvant être mis en culture représente 24 pièces de cannes alors incultes. Quinze mois plus tard, le 1er prairial an VI (20 mai 1798), il y a 175 cultivateurs (87 hommes, 72 femmes, 26 enfants). Si 15 pièces de cannes sont encore incultes, 5 sont « entretenues » et 4 plantées. Le moulin à eau et le moulin à bêtes fonctionnent. On recense une sucrerie, un hôpital et 63 « cases à cultivateurs » (logements), sans oublier une case principale, ce qui signifie que ces bâtiments ne sont pas détruits et remplissent leur fonction. Le cheptel se compose alors de 54 mulets, 28 bœufs et 6 vaches ; on compte aussi 2 cabrouets à mulets et 3 à bœufs. En l’espace d’un an, il y a donc eu une légère augmentation de la population laborieuse – 12 individus de plus – et une reprise, modeste mais réelle, de l’activité agricole3.
8Telle est la situation lorsqu’en juin 1802, Toussaint est arrêté par le corps expéditionnaire français. Dans les jours qui suivent, sont effectués l’inventaire et le séquestre de ses habitations par le citoyen Corneille qui, pour les Manquets, indique dans son procès-verbal : « En exécution des ordres qui m’ont été transmis par le citoyen Deraine, chef d’Administration de la Marine, sous-préfet colonial, en date du vingt-et-un de ce mois, à l’effet de me transporter dans les communes et quartiers où sont situées les propriétés appartenant à l’ex-général Toussaint Louverture, pour y apposer les scellés et les séquestres, je me suis transporté sur l’habitation d’Héricourt Noé4, sucrerie, située à la Plaine du Nord5 accompagné du citoyen Joseph Neptune faisant fonction de juge de paix et agent municipal dans ledit quartier, où étant arrivé, nous avons requis le citoyen Jean-Baptiste, gérant de ladite habitation, d’abord à nous représenter tous les animaux et autres objets appartenant audit Toussaint, ce à quoi il a satisfait ; de suite avons procédé de la manière suivante :
9Premièrement, nous avons été dans la grande case où nous n’avons rien trouvé, et de là, dans la sucrerie, où il existe pareillement deux moulins dont l’un à eau et l’autre à bêtes, deux cabrouets à bœufs en bon état et un dito à mulets, plus deux mulets marqués sur la cuisse du montoir T. L.
10Ledit citoyen Jean-Baptiste nous ayant déclaré n’avoir à son pouvoir sur ladite habitation que les objets ci-dessus mentionnés, nous l’avons nommé gardiataire et lui avons délivré de suite expédition du présent.
11Fait et clos le présent procès-verbal sur ladite habitation, les jours, mois et an que dessus [28 prairial an X/17 juin 1802] et ledit citoyen Jean-Baptiste nous ayant déclaré ne savoir signer, de ce par nous interpellé suivant la loi, et donc signé avec ledit citoyen Joseph Neptune.
12Signé : Joseph Neptune et Corneille6 »
13Cet inventaire est succinct. D’après les quelques éléments qu’il indique, il apparaît que si reprise d’activité il y a eu sous la houlette de Toussaint, le cheptel et l’équipement n’ont pas réellement beaucoup progressé. Le décollage économique a du mal à se concrétiser aux Manquets, comme ailleurs du reste. Un courrier d’un certain citoyen Avalle, gérant titulaire de la procuration de Mme de Latour7, daté du 29 fructidor an X (16 septembre 1802) et retrouvé dans les papiers Noé, fournit une indication sur l’état général des Manquets quelques semaines après l’arrestation du général noir : « Depuis que Toussaint a quitté ce bien, il y a eu un camp ; les brigands noirs l’environnent continuellement et il ne sera pas remis en meilleur état que les autres ». On n’en sait pas plus.
14Les recensements consécutifs à l’affermage des habitations des propriétaires absentéistes donnent également quelques détails sur les autres domaines dont le comte de Noé partage la copropriété, et sur leur potentiel à ce moment-là. L’habitation Bréda, à la Plaine-du-Nord, est affermée le 3 floréal an V (22 avril 1797) à Moïse, « neveu » de Toussaint Louverture, pour 6 000 francs. Le domaine change de fermier deux ans plus tard, la sucrerie étant allouée à Richard le 16 vendémiaire an VIII (8 octobre 1799)8, tandis que les places à vivres reviennent à Dominique le 23 frimaire an VIII (14 décembre 1799), ce qui signifie que Moïse n’a pas trouvé son intérêt et a fini par y renoncer. Après l’indépendance, cette même habitation est affermée au général Sicard. Le recensement du 1er prairial an VI (20 mai 1798) y dénombre 82 cultivateurs (39 hommes, 28 femmes, 15 enfants) et comptabilise 3 pièces de cannes plantées, 12 « entretenues » et 4 incultes. Le cheptel se compose de 22 mulets, 16 bœufs et 4 vaches. L’habitation comprend une sucrerie, un hôpital, une case à bagasse, 19 cases à cultivateurs, un moulin à bêtes, possède encore 2 cabrouets à bœufs et 3 à mulets. On ne possède en revanche aucun renseignement sur Bréda du Haut-du-Cap, dont on sait seulement qu’elle est affermée à Jean-Louis Duroc en 1804, après l’indépendance.
15Au-delà de l’aridité des chiffres sont parvenues quelques traces écrites, de la plume du procureur Avalle ou de l’administration des Domaines, documents retrouvés dans les papiers Noé. Les éléments qu’ils contiennent sont établis pour faire connaître aux intéressés l’état des lieux : le tableau n’est guère brillant. Un Rapport de la commission provisoire des Domaines nationaux sur la demande du citoyen Avalle, daté du 19 prairial an X (8 juin 1802), n’incite pas non plus à l’optimisme. L’habitation « du Haut-du-Cap est sans aucune plantation quelconque, il n’y existe que quelques bâtiments en très mauvais état. Elle est entièrement abandonnée depuis 1791, époque de la première insurrection. Elle a été constamment le logement du commandant militaire du quartier, la maison principale a été incendiée en pluviôse dernier » (janvier-février 1801). Autrement dit, tout est à reprendre. Manifestement, la gestion de Delavergne en 1794-1795 n’a été qu’un court épisode sans grand résultat, à en croire ce rapport des Domaines qui ne fait même pas mention de cette tentative de redémarrage.
16À ces indications, le procureur Avalle ajoute : « À la sucrerie du Haut-du-Cap, les plantations de culture sont entièrement détruites ainsi que les haies de clôture de la savane et de toute l’habitation, il ne reste qu’une partie des purgeries et de l’étuve qui sont encore couvertes, mais aucun bâtiment pour le propriétaire et pour les nègres n’existe, ce qui met ce bien présentement sans aucune ressource ni possibilité de l’habiter. La poterie qui est à peu de distance existe dans son entier, il s’y fabrique de la tuile et des briques, mais il n’y a point de bâtiments pour le propriétaire9. » Dans une lettre écrite quelques semaines plus tard10, Avalle donne de nouvelles précisions : « J’ai trouvé non seulement le grand bâtiment, où se fabriquent la tuile, les carreaux et autres marchandises de ce genre, découvert, mais aussi les bâtiments servant de logements aux ouvriers : l’on m’apprit que ces bâtiments avaient été découverts par ordre du citoyen Périès11 et qu’il avait vendu la totalité des tuiles qui les couvraient. […] J’ai été aux Domaines pour me plaindre des dégradations faites aux bâtiments de la poterie en les ayant fait découverts, on me répondit qu’il n’avait été donné aucun ordre pour que les bâtiments de cette manufacture fussent découverts, et qu’il paraissait que le citoyen Périès avait abusé de la confiance du gouvernement ». Ainsi, aux ravages de la Révolution s’ajoutent la malhonnêteté et le profit de petits escrocs qui jouissent de l’impunité dans un contexte, il est vrai, peu propice à la sérénité.
17On peut dresser le même constat de délabrement pour la sucrerie Bréda à la Plaine-du-Nord. Le rapport des Domaines du 19 prairial an X (8 juin 1802) indique que cette habitation « a été de nouveau incendiée dans les événements de pluviôse dernier [janvier-février 1802], elle est susceptible néanmoins d’être activée et de production (sic) en y apportant sans délai des soins. Elle était affermée à feu Moyse (sic), et est maintenant sans fermier, il serait utile qu’elle fut dirigée et surveillée particulièrement », ce qui semble indiquer que les successeurs de Moïse ne sont guère empressés de faire redémarrer l’activité.
18Le procureur Avalle précise12 : « Je vous remets ci-joint le rapport de la commission des Domaines et le prononcé du Préfet ; ce rapport vous fera connaître l’état où se trouvent les habitations. D’après ce prononcé il y avait lieu d’espérer que l’habitation de la Plaine-du-Nord deviendrait une ressource pour vous ainsi que pour les autres héritiers ayant droit ; mais le prononcé portant que les pièces seraient déposées au Bureau des Domaines, je fus obligé de les remettre au citoyen Jolinger (l’homme de Toussaint, qui de nouveau a été remis à la tête des Domaines), sur la connaissance de cette demande ne manqua pas d’en faire part à son ami Christophe13 (l’incendiaire du Cap et encore chef de révolte par ses manœuvres qui ne sont méconnues que de ceux qui ont intérêt de ne pas vouloir y croire) qui fit au général la demande de lui donner la jouissance du moulin à sucre de l’habitation Bréda de la Plaine-du-Nord pour y transporter sur l’habitation Saint-Michel dont il est fermier, cette demande lui fut de suite accordée et exécutée ; ce qui a détruit entièrement mon espérance de faire valoir cette habitation susceptible de revenus pour l’excédent du prix de la ferme de 6 000 francs, vous procurer un secours à raison de vos droits ».
19Là encore jouent prévarication et passe-droits, ce que déplore ce procureur, peu amène envers les hommes forts du moment. Le rapport des domaines déjà cité conclut que « le rétablissement de ces propriétés [les deux habitations Bréda] ne peut s’opérer qu’en faisant des avances considérables, qu’en apportant aux travaux des soins assidus et en confiant leur surveillance et direction à une personne versée dans la culture et la régie de ces sortes de manufactures ». Un vœu pieux, dans un contexte de plus en plus incertain.
20L’heure est, malgré tout, du côté des propriétaires et de l’autorité française, à un certain optimisme. On trouve, dans les papiers de famille, l’extrait d’une lettre d’un nommé Pont de Gault, négociant au Cap (fondé de pouvoir des héritiers Butler), datée du 13 mai 1803, écrite à la maison de négoce Philibert Guillot & Cie à Bordeaux et transmise à Mme de Latour qui relaye l’information auprès des autres intéressés : « J’ai remis à M. Avalle, auquel M. de Latour [fils de la comtesse de Latour] avait laissé ses pouvoirs en partant pour la Nouvelle Espagne, le paquet contenant les papiers de M. de Noé que vous m’avez adressés. Ce particulier fera sans doute le nécessaire pour les intérêts de votre ami. Le séquestre est levé sur l’habitation Noé et sur celle des héritiers Bréda, je l’ai moi-même fait lever sur ces dernières habitations comme représentant la famille Butler, propriétaire d’un quart de ces biens-là. Il ne nous faut donc plus que l’arrivée des troupes que l’on nous fait espérer depuis si longtemps pour en rentrer en paisible possession. L’habitation Bréda de la Plaine du Nord est susceptible de donner encore des revenus prochains. L’habitation de M. de Noé aux Manquets est trop éloignée pour que j’en ai des détails certains, mais comme elle est très grande, elle ne doit pas manquer non plus de revenus à faire. Ces habitations-là sont dans de bonnes mains. M. Avalle et un administrateur probe et éclairé, très en état de les relever promptement si nous avons de la tranquillité14. »
21Le négociant a raison de préciser que la « tranquillité » est la condition essentielle pour que les habitations soient remises en état et que celle-ci est liée au maintien des troupes françaises. Cette paix ne viendra pas : le 1er janvier 1804, Haïti est indépendante et les propriétaires n’ont plus grand-chose à espérer.
Les indemnisations des années 1820-1830
22Quelque vingt ans plus tard, en 1825, la France finit par reconnaître l’indépendance de Saint-Domingue (devenue Haïti) au terme du marché proposé par Jean-Pierre Boyer, chef de la jeune république : la reconnaissance de l’indépendance contre l’indemnisation des anciens propriétaires d’habitations de la Grande Antille. Cet accord met un terme à la crainte des Haïtiens d’une possible guerre de reconquête française, mais la procédure va prendre de longues années. Les anciens planteurs ou leurs ayants droit doivent constituer des dossiers pour percevoir une indemnité correspondant au dixième de la valeur estimée de leurs biens. Cette valeur est établie à partir du résultat des récoltes de 1789, dernière année de paix civile avant le début des troubles. Les nombreux dossiers ont été compilés par l’administration en une série de registres, communément intitulée Indemnité des anciens colons de Saint-Domingue, qui donne une idée de la répartition entre bénéficiaires, permet à l’historien de reconstituer des généalogies et de deviner, çà et là, des tractations entre héritiers15. Les deux habitations Bréda sont estimées à 2,2 millions de francs. Le partage des 12 parts se fait de la façon suivante au Haut-du-Cap : Trousset d’Héricourt, 3/12 ; Polastron, 1/12 ; Butler, 3/12 ; Noé, 3/12 ; et Deux-Ponts, 2/12. À la Plaine-du-Nord, c’est la même répartition qui prévaut.
23Pour les héritiers Noé16, la somme totale perçue pour la copropriété de leur père dans les habitations Bréda est de 55 268,20 francs. Pour la grande habitation des Manquets, l’intégralité de l’indemnité leur revient, ce qui a probablement entraîné une compensation versée aux héritiers Butler et d’Héricourt. Estimée à 2,7 millions de francs, l’habitation des Manquets est indemnisée au dixième, soit à hauteur de 270 000 francs ; chacun des quatre enfants Noé touche donc 66 784,93 francs. Ainsi se solde l’aventure sucrière des Noé.
Vestiges matériels
24Des habitations du comte de Noé demeurent, aujourd’hui encore, quelques traces sur le terrain. Par un heureux concours de circonstances, grâce à l’intermédiaire de Bernard Chancy et Barbara Prézeau-Stephenson, il a été possible à l’historien haïtien Eddy Lubin et à un gendarme français de la mission des Nations unies, Frédéric Coppin, d’effectuer une reconnaissance sur le terrain en avril 2005. Ce ne fut pas chose facile, les lieux ayant, en deux siècles, nettement changé d’aspect. Les cartes d’époque, une connaissance approfondie du terrain, l’aide des riverains et un peu de chance ont permis de retrouver des traces noyées dans la végétation.
25Comme l’on pouvait s’y attendre, il ne reste que quelques vestiges. Outre les dégâts consécutifs à la révolte de 1791, les bâtiments ont, depuis deux siècles, servi de carrière de pierres aux paysans du secteur, si bien que l’on ne repère plus que quelques traces au sol. En ce qui concerne l’habitation Bréda du Haut-du-Cap, selon des témoins, un pan de mur de la grande case était encore debout dans les années 1980. L’extension urbaine de la ville du Cap-Haïtien a aussi transformé le site, qui se trouve maintenant dans les faubourgs ; une statue de Toussaint Louverture y rappelle que c’est là que naquit le grand homme.
26Quant à l’habitation Bréda à la Plaine-du-Nord et à celle des Manquets, elles sont en grande partie retournées à la nature tant la végétation y a repris ses droits. Les grandes pièces de canne ont disparu depuis longtemps. Des cultures vivrières sont actuellement faites dans des clairières et il n’est pas rare que la houe du cultivateur fasse remonter à la surface un tesson d’assiette. Des bâtiments en dur, il ne reste plus rien de visible à Bréda à la Plaine-du-Nord, exception faite du puits. Aux Manquets, quelques fondations de bâtiments affleurent, ainsi qu’une caisse métallique – sans doute un reste du four d’étuve – et le souvenir, vivace dans la mémoire des paysans, de l’aqueduc, dont certains éléments sont encore repérables. En ces deux endroits, des monticules laissent suspecter des vestiges de maçonnerie encore enfouis et, peut-être, des restes d’outils ou de vaisselle17. Une conclusion s’impose : la petite paysannerie, en véritable maîtresse du terrain, a transformé l’antique grand domaine en zone de cultures de subsistance. Le « roi sucre » du temps de la colonie a disparu depuis fort longtemps, selon un scénario très courant en Haïti. Cette première reconnaissance des Manquets plaide pour la réhabilitation de sites dont l’importance historique n’est pas négligeable. Même s’il ne faut pas attendre de miracles du débroussaillage ou des fouilles qui pourraient être entrepris, un chantier archéologique permettrait de mieux connaître l’emprise au sol de ces habitations, leurs dimensions précises, et de bien étudier celle qui fut au cœur de la révolte de 1791.
Traces matérielles, traces mémorielles
27Quand Toussaint Louverture envoie des ressources au comte de Noé émigré à Londres, y ajoute-t-il, en souvenir de lui, la canne qui est aujourd’hui conservée au musée de Mirande ? L’objet, à l’aspect indéniablement ancien, a été donné au musée en 1986 ou 1987 par la marquise Florence de Noé, après des décennies passées au château de L’Isle-de-Noé. Cette canne mesure 92,5 cm, pèse 415 g, est faite en « bois exotique (bois dur) » selon l’expertise demandée auprès de la municipalité de Mirande. L’historienne d’art haïtienne Marie-Lucie Chancy en a identifié précisément l’essence : du gayac, un bois dur qui pousse effectivement en Haïti.

Canne de Toussaint Louverture, © CionDaleduPatrimoine et des Musées du Gers pour le Musée de Mirande
28Comment cette canne est-elle arrivée chez les Noé ? On peut regretter que la mémoire familiale n’en ait rien transmis. Selon un témoin qui l’a bien connue, Florence de Noé répétait que Toussaint Louverture avait sculpté cette canne dans sa cellule au fort de Joux18 et avait demandé à ce qu’elle soit envoyée au comte de Noé, en souvenir de leur relation à Saint-Domingue. Pareille assertion ne résiste pas à l’analyse : on voit mal les geôliers de Toussaint Louverture lui laisser un objet tranchant pour tailler un morceau de bois tropical, – de quelle provenance, d’ailleurs ? – compte tenu des risques de suicide ou d’évasion. De plus, aucun papier relatif à la détention de Toussaint n’en parle19. En revanche, il n’est pas impossible qu’au temps où il était au faîte de sa gloire, que l’homme fort de Saint-Domingue ait ajouté cette canne aux subsides probablement envoyés à son ancien maître. Ce geste ne manquerait pas d’élégance, si cette hypothèse se confirmait20. Autre possibilité : la famille de Toussaint Louverture a été assignée à résidence à Agen sous l’Empire, puis est restée en France après la levée de cette contrainte. Les Louverture et les Noé ont pu se rencontrer et cette canne, remise en mains propres à cette occasion. Possédée de longue date par Toussaint lui-même ou taillée pour l’occasion, elle peut évoquer un symbole de pouvoir, peut-être même une récade, ce bâton royal en usage dans certaines sociétés africaines… à moins qu’il s’agisse tout simplement du soutien offert à un homme déjà âgé. Quels que soient la symbolique et le mode de transmission de cet objet porteur de mémoire, il témoigne de l’essentiel : dans une période très délicate pour lui, un ancien maître a reçu des secours de la part d’un ancien esclave. Au-delà, la présence concrète de cette pièce de bois à Mirande renvoie le public local à l’histoire méconnue de la famille Noé aux Antilles, et des liens tissés avec Toussaint Louverture.

Portrait de Toussaint Louverture par Bacquoi, © Jacques de Cauna, 1989, extrait de Toussaint Louverture et l’indépendance d’Haïti, Karthala, 2004
29La marquise de Noé a également donné au musée un exemplaire de la Réponse du général de brigade André Rigaud à l’écrit calomnieux du général Toussaint Louverture, mémoire publié aux Cayes le 20 prairial an VII (9 juin 1799), ainsi qu’une affiche (en français) de la proclamation du gouverneur de la Jamaïque, George Nugent. Celui-ci a annoncé, le 8 avril 1803, le renforcement des mesures de contrôle d’identité des passagers accostant dans l’île. Ces documents ont été reçus, en son temps, par le comte de Noé, attestant qu’il suit avec attention les événements d’outre-mer et bénéficie de la liaison maritime entre Kingston et Londres, même après son retour en France.
30Enfin, Prosper Gragnon-Lacoste, exécuteur testamentaire d’Isaac Louverture – et dont les écrits sont à prendre avec prudence – signale les propos du petit-fils du comte de Noé, Amédée de Noé, plus connu à l’époque sous son nom d’artiste de Cham21 : « Cham nous disait un jour que sa famille conservait pieusement, dans un salon du château de Noé, le portrait du généreux Toussaint22. » Ce portrait n’a pas pu être retrouvé ; deux témoins qui ont connu le dernier marquis de Noé ont parlé de l’existence du « portrait d’un Noir », remisé dans une petite pièce du château, avec la mention « À mon bon maître ». Rien ne prouve qu’il s’agisse de Toussaint lui-même, ni d’Adrien, ni d’une autre personne. Mémoire pieuse, pourquoi pas, même si c’est le peu fiable Gragnon-Lacoste qui la caractérise ainsi ? M. de Saint-Anthoine indique de son côté en 1842 que « le noble pair [le comte de Noé fils] professe le plus grand respect pour la mémoire de Toussaint Louverture ». Un tel vocabulaire n’est pas anodin.
Les familles Noé et Louverture face au passé
31Au-delà de ces objets matériels qui ont, pour certains d’entre eux, traversé le temps, force est de souligner la vivacité de la mémoire familiale des Noé, qui court sur près de deux siècles. Au xixe siècle, l’histoire est quelque peu enjolivée, au point de faire de Toussaint Louverture un administrateur des biens des Noé, suggérant même que l’ancien esclave a fait un séjour à L’Isle-de-Noé – deux assertions qu’aucun élément ne vient confirmer. Du vivant même de Toussaint Louverture, déjà, courait le bruit d’un voyage de l’homme fort de Saint-Domingue en métropole : « Toussaint, âgé de 50 ans, a fait un voyage en France où il a appris à lire et à écrire », indique le marquis de La Jaille, colon réfugié à la Jamaïque en 180023. Plus tard, l’amiral Fleuriot de Langles va plus loin : « L’auteur de la biographie [Gragnon-Lacoste] dit que Toussaint fut l’homme de confiance de son maître le marquis de Noé ; il le fut en effet, et bien plus entièrement que ne l’exprime son biographe. Le tant regretté Samuel de Noé, mort en 1867, lieutenant de vaisseau sur la Zénobie, m’a dit, quelque temps avant sa mort, que Toussaint était un homme d’affaires, un intendant, en un mot, de premier ordre, et qu’il s’occupait alternativement en France, dans le Gers, et à Saint-Domingue des grandes propriétés de son maître, le comte de Noé, dont il avait toute la confiance24. »
32S’intéressant pour sa part à l’œuvre du dessinateur Cham, Félix Ribeyre indique dans les premières pages de l’ouvrage qu’il consacre au caricaturiste que « le fameux Toussaint Louverture était employé comme nègre sur l’habitation Bréda, où il était né. Il eut beaucoup à se louer de M. de Noé, et dans la suite se montra très reconnaissant. On conserve encore au château de L’Isle-de-Noé la canne de Toussaint Louverture. Du reste, le comte de Noé passait, parmi les noirs, pour un maître si bienveillant et si humain, qu’ils disaient entre eux : Heureux comme un nègre à Bréda25 ».
33Tout cela n’est bien sûr que reconstruction, de même que le récit de la canne sculptée par Toussaint Louverture dans son cachot de Joux. Jamais Toussaint Louverture n’est venu à L’Isle-de-Noé ou n’a administré les biens du comte, au temps de sa prospérité. En revanche, Toussaint Louverture a bel et bien obtenu la ferme de la grande habitation des Manquets et a envoyé des secours au comte émigré à Londres. Une interprétation est alors possible : Toussaint, fermier des Manquets, gère sur place le domaine du comte absent ; en lui envoyant de l’aide, il lui permet de vivre, ce qui explique la gratitude et le respect de la mémoire du général noir que les Noé entretiennent, malgré les vicissitudes de la Révolution et le fait qu’ils aient perdu leurs biens « aux isles ». La nostalgie fait le reste et, par glissement, Toussaint, de son île, se transporte virtuellement en métropole pour gérer les biens des Noé en France.
34En revanche, apparaît comme paradoxale la dent mordante du caricaturiste Cham envers l’image de Toussaint, et envers les Noirs en général. Parmi ses nombreux dessins, signalons le no 3 de la revue Punch à Paris (sur le modèle du journal britannique Punch), d’avril 1850. Dans cette livraison, le dessinateur illustre avec une férocité qui surprend – quand on connaît les liens de son grand-père avec l’ex-esclave devenu chef de guerre – un article sur la représentation du drame Toussaint Louverture de Lamartine, au théâtre de la Porte Saint-Martin. Le titre du dessin est « Toussaint sale figure » et le sous-titre « pièce en vers et contre tout ce qui est blanc, mêlée de strophes, d’apostrophes et catastrophes ». Le caricaturiste reproche à la pièce un racisme anti-Blancs – il est vrai qu’il peut s’appuyer sur le triste exemple du sang versé par Dessalines26, au lendemain de l’indépendance d’Haïti –, mais il ne se gêne pas pour verser lui-même dans la diatribe anti-Noirs. Ainsi, entre autres amabilités à rajouter à la « sale figure » de Toussaint, Cham dépeint-t-il Dessalines comme un imbécile. Le représentant en train d’observer à la longue-vue l’arrivée de la flotte de l’expédition Leclerc, il lui fait dire : « Saperlotte (s’écrie en vers le général Dessaline [sic]) que signifie cette flotte ? Ayant regardé le manuscrit de M. de Lamartine, Dessaline découvre que ce sont les Français et que le 1er acte est fini) ». Cham étrille également Lamartine, que l’on voit frapper à la porte de Michel Lévy, son éditeur, tenant ligoté Toussaint Louverture, avec la légende suivante : « M. Lamartine en contradiction avec lui-même ; abolissant l’esclavage en avril 1848, vendant le nègre Toussaint en 1850 ». Cham n’en est pas à son premier essai : il a très durement caricaturé l’empereur Faustin Soulouque, chef de l’État haïtien (de 1847 à 1859), dans Le Charivari.
35A contrario, une intéressante reconstruction du passé a également été opérée par les descendants de Toussaint Louverture. La mémoire familiale des Louverture fait ainsi du comte de Noé l’interlocuteur direct de l’esclave Toussaint et même de son père Déguénon (Gaou Guinou). Isaac Louverture, fils de Toussaint, indique dans ses Notes : « L’origine de Toussaint Louverture mérite d’être connue. Il était descendant de Gaou Guinou, roi puissant en Afrique de la nation guerrière des Aradas. Le père de Toussaint Louverture, second fils de ce roi, fut fait prisonnier dans une guerre, et vendu selon la coutume barbare des Africains. On le conduisit dans la colonie de Saint-Domingue ; là, un prince de sang royal qui aurait pu prétendre dans son pays à régner un jour sur sa nation, et qui sans sa captivité, n’aurait dépendu que du roi son père, se vit sujet ; c’était du comte de Noé, sur une de ses terres situées au haut du Cap. […] L’humanité et la bienfaisance adoucirent ses malheurs chez le comte de Noé. Il jouit d’une entière liberté sur les terres de son protecteur. Il eut cinq noirs pour cultiver une portion de terre qui lui fut assignée27. »
36On a déjà évoqué le flou de la filiation louverturienne. Mais ce qui est intéressant ici, c’est la reconstruction mémorielle qui s’opère autour de la figure de Louis-Pantaléon. À l’époque des faits évoqués par Isaac Louverture, il est impossible pour le comte de Noé d’intervenir, car il n’est pas sur place et il ne faut pas oublier qu’il n’est pas encore propriétaire de l’habitation Bréda du Haut-du-Cap28. Mais la mémoire des Louverture conserve le nom de Noé, aux dépens des autres propriétaires29, témoignage implicite des rapports privilégiés entre Toussaint et le comte lors de son séjour dans l’île de 1769 à 1775. Les écrits postérieurs de Lamartine, de Gragnon-Lacoste et de Schœlcher30 ne font finalement que broder sur les thèmes familiaux, n’apportant rien de nouveau, mais répètent le nom de Noé ainsi que celui du procureur Bayon de Libertat, avec qui Toussaint Louverture entretient aussi un lien particulier. Ils évoquent aussi l’aide qui leur est envoyée par Toussaint Louverture.
Mémoire collective et inspiration romanesque : Bug-Jargal de Victor Hugo
37À côté de ces mémoires familiales croisées, la littérature s’est emparée à sa manière de cette histoire peu ordinaire, la Révolution à Saint-Domingue et l’indépendance d’Haïti offrant aux écrivains une large source d’inspiration. Parmi les romans, l’un puise directement dans l’histoire des Noé et de Toussaint Louverture : il s’agit de Bug-Jargal de Victor Hugo. L’un des principaux protagonistes, jeune officier d’origine noble, est né en métropole et est venu dans ses jeunes années à Saint-Domingue. Il a un oncle qui est grand propriétaire et dont l’habitation occupe « la majeure partie de la plaine de l’Acul », un « immense domaine » où travaillent huit cents esclaves (chapitre 4). Léopold d’Auverney doit se marier avec Marie, la fille créole de ce propriétaire. Cette construction rappelle fortement l’histoire de Louis de Noé, qui épouse en 1726 la créole Marianne de Bréda. La propriété du comte Louis-Pantaléon de Noé est l’habitation des Manquets, la plus grande du quartier de l’Acul ; le comte Louis-Pantaléon de Noé, créole, a grandi à Saint-Domingue.
38Victor Hugo cite explicitement l’habitation Noé comme l’une des premières touchées, lors de la révolte qui éclate durant la nuit du 22-23 août 1791 : « La révolte a commencé cette nuit à dix heures du soir parmi les nègres de l’habitation Turpin. Les esclaves, commandés par un nègre anglais nommé Boukmann, ont entraîné les ateliers des habitations Clément, Trémès, Flaville et Noé » (chapitre 16). Il est possible que des esclaves révoltés, en s’alliant à ceux de l’habitation d’Héricourt-Noé, aient mis le feu à la grande habitation des Manquets, l’une des premières touchées. La propriété de l’oncle de Léopold d’Auverney est ravagée (comme aux Manquets) mais, dans son roman, Hugo fait mourir l’oncle d’un coup de poignard donné par un esclave qui se venge d’années d’humiliation31. On remarque plus loin dans le roman (chapitre 35) qu’un esclave, désireux de rejoindre les troupes de Biassou, se vante d’avoir poignardé son maître blanc, Noé, et sa mère. Le nom de Noé est donc explicitement cité à deux reprises par l’écrivain – à propos d’une habitation incendiée et d’un maître assassiné –, signe qu’il l’a rencontré dans les sources où il a puisé.
39Hugo présente le héros central comme fils de roi (roi de Kakongo), né en Afrique (donc bossale et non créole). Connu sous le nom de Pierrot, il est esclave de la grande habitation de l’oncle de Léopold d’Auverney. C’est l’un des meneurs de la révolte, chef de la bande « du Morne Rouge », qui a un ascendant impérieux sur tous les révoltés, y compris les chefs historiques. Pierrot n’a pas d’attitude cruelle et protège la fille de l’oncle (il en est amoureux) ainsi que son fiancé (menacé de mort par un sorcier). Il sait écrire, parle français et espagnol, fait preuve de noblesse de sentiments et d’esprit de sacrifice.
40Le parallèle avec Toussaint Louverture est frappant. Toussaint est présenté comme descendant de la royauté d’Allada – même si on peut désormais en douter –, il est esclave à l’habitation Bréda du Haut-du-Cap et c’est l’un des chefs de la révolte de 1791. La tradition indique qu’il a sauvé l’ancien procureur Bayon de Libertat en organisant son évacuation vers le Cap ; il a appris à écrire sur le tard, parlait français, créole, fon, entendait peut-être quelques mots de gascon et est passé dans le camp des Espagnols. Il y a bien évidemment des différences notables entre fiction et réalité historique. Dans le roman, Bug-Jargal est grand et fort ; Toussaint est au contraire petit et malingre et on le surnomme « fatras-bâton ». Bug-Jargal est bossale, alors que Toussaint est créole. L’oncle de fiction, sous le coup de la colère, n’a pas de gratitude envers lui, bien que Bug-Jargal ait sauvé sa fille de la menace d’un crocodile, alors que le comte de Noé a une relation familière et chaleureuse avec Toussaint. On ne connaît pas non plus à Toussaint de romance amoureuse avec une fille de maître avant la révolte32.
41En définitive, la véritable histoire des Noé à Saint-Domingue et la figure historique de Toussaint Louverture fournissent à Hugo quelques éléments aisément reconnaissables, que l’écrivain interprète et arrange à sa manière. « Qu’est-ce que l’histoire ? Un clou, auquel j’accroche mes tableaux » avait l’habitude de dire un autre géant de la littérature – étroitement lié à Saint-Domingue, du reste –, Alexandre Dumas.
42Telles ont été les traces principales de l’aventure antillaise des Noé et de leurs relations avec les Louverture – traces non négligeables, mais somme toute discrètes. Il n’est donc pas surprenant que la mémoire collective ait, pendant des décennies, tout oublié de cette histoire, exception faite de quelques érudits locaux. Ce n’est que récemment, en 2003, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture, que les habitants de L’Isle-de-Noé ont redécouvert la figure du comte Louis-Pantaléon de Noé, ainsi que ses liens avec le libérateur d’Haïti, via plusieurs manifestations commémoratives. Entre histoire et mémoire, la biographie du comte de Noé qui a été esquissée dans cet ouvrage a eu pour ambition de donner un peu de chair à l’histoire de la colonisation d’Ancien Régime. Puisse-t-elle aussi contribuer à enrichir l’histoire commune à la France, à Haïti et à l’Afrique.
Notes de bas de page
1 L’acte est passé par-devant Me Dominique Despaux, notaire à Mielan, qui fait le déplacement jusqu’au domicile de Louis-Barthélémy Sénac, à Aux-Ausat. Registre notarié en mains privées au moment de cette recherche.
2 anom, dppc, 5 supsdom 1.
3 anom, dppc, 5 supsdom 2, dossier no 19 (Plaine-du-Nord). Un autre document (inclus dans le dossier no 23, au Limbé, document sans date, probablement de l’an V, avant l’attribution des fermes puisqu’il s’agit d’un « état des sucreries ayant moulins pour être affermées ») mentionne l’habitation d’Héricourt-Noé et donne des chiffres différents : 193 cultivateurs, 2 pièces à rouler, 8 plantées en rejetons, 7 plantées en vivres et 30 en friche. Cela signifie-t-il qu’il y aurait eu départ de certains cultivateurs au moment de l’attribution du fermage à Toussaint Louverture, puis le retour de certains d’entre eux ?
4 Souligné dans l’original.
5 Erreur, il s’agit du quartier de l’Acul-du-Nord.
6 shd, 7Yd 284, dossier Toussaint Louverture.
7 Marianne-Henriette-Rosalie de Polastron, fille du comte Jean-François-Gabriel de Polastron et de Marie-Anne-Élisabeth de Noé.
8 Date difficilement lisible – mois réduit à une simple lettre ressemblant à un V – dans le document original. On sait que Moïse, qui organise un soulèvement en octobre 1801, est fusillé par ordre de Toussaint peu après.
9 Lettre d’Avalle à Mme de Latour, 29 fructidor an X (16 septembre 1802).
10 En vendémiaire an XI (octobre 1802).
11 Titulaire de la procuration de Mme d’Héricourt. Il avait obtenu de l’administration des Domaines la gestion provisoire de la poterie Bréda.
12 Lettre du 29 fructidor an X (16 septembre 1802).
13 Henry Christophe, futur roi du nord d’Haïti (1757-1820). Il a fait construire le palais de Sans-Souci ainsi que la Citadelle et a inspiré à Aimé Césaire La Tragédie du roi Christophe.
14 Archives privées.
15 Le détail ne nous est pas toujours connu, malheureusement. Les dossiers individuels d’indemnisation conservés aux anom d’Aix-en-Provence (dppc, séries 7 supsdom et 8 supsdom) ne contiennent pas le détail des pièces fournies par les ayants droit. Ces pièces fournies étaient classées dans des dossiers disparus lors de l’incendie des Tuileries de 1871, pendant la Commune.
16 Le comte Louis-Pantaléon-Jude-Amédée de Noé et ses trois sœurs.
17 Frédéric Coppin m’a envoyé le compte rendu de cette reconnaissance, en 2005. Voir en annexe.
18 Dans le Jura, département du Doubs. Ce château médiéval (réaménagé en forteresse), culminant à 1 000 m d’altitude et situé à une dizaine de kilomètres de la frontière suisse, commande les routes de Neuchâtel et de Lausanne. Toussaint Louverture y fut incarcéré en isolement, jusqu’à son décès, le 7 avril 1803.
19 Voir Roland Lambalot, Toussaint Louverture au château de Joux, Pontarlier, Office de Tourisme, 1989. M. Lambalot m’a confirmé qu’il n’y a jamais eu trace d’une canne dans les papiers concernant Toussaint Louverture au fort de Joux.
20 Resterait encore à déterminer le mode de transport de l’objet et comment il aurait été remis au comte…
21 Il est l’auteur de nombreux dessins pour Le Charivari.
22 Prosper Gragnon-Lacoste, « La famille de Toussaint Louverture à Agen (1803-1816) », Revue de l’Agenais, 1883, p. 98-99.
23 Cité par Gabriel Debien, « Les vues de deux colons de Saint-Domingue sur Toussaint Louverture (octobre 1798 – fin 1800) », Conjonction no 118, juillet 1972, p. 10.
24 Rapporté par Alfred Nemours, Histoire de la famille et de la descendance de Toussaint Louverture, Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, 1941, p. 4.
25 Félix Ribeyre, Cham…, op. cit., p. 12.
26 Jean-Jacques Dessalines, général noir successeur de Toussaint Louverture dans la conduite de la révolution menant à l’indépendance d’Haïti, qu’il proclame le 1er janvier 1804. Il ordonne peu après le massacre des Blancs restés dans l’île.
27 Voir les « Notes diverses d’Isaac, sur la vie de Toussaint Louverture », Antoine Metral, Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue, Paris, 1825 (réédition Karthala, 1985), p. 325.
28 Rappelons d’ailleurs qu’il ne l’a jamais été qu’au quart, à partir de 1786.
29 Ni d’Héricourt, ni Butler ne sont cités, et Bréda uniquement en tant que lieu.
30 Alphonse de Lamartine, Préface de Toussaint Louverture, 1850, œuvres complètes, tome 32, chez l’auteur, 1863. Lamartine fait allusion à des propos confus du général Jean-Pierre Ramel sur Toussaint Louverture. Ramel a été déporté en Guyane après le coup de Fructidor et a laissé une relation de sa déportation et de son évasion publiée à Hambourg, en 1799 : Mémoire de l’adjudant-général Ramel, l’un des seize déportés après le 18 fructidor. Cet ouvrage ne dit rien sur Toussaint Louverture. Mais lors de ce séjour tropical, le général a probablement entendu des détails sur la vie de Toussaint. Prosper Gragnon-Lacoste, Toussaint Louverture, général en chef de l’armée de Saint-Domingue, surnommé le Premier des Noirs, Paris, 1877. Victor Schœlcher, Vie de Toussaint Louverture, Paris, Paul Ollerdorf, 1889 (réédition Karthala, 1982).
31 Rien de cela n’advient au comte de Noé, alors en France ; en revanche, trois Blancs sont assassinés aux Manquets.
32 En revanche, on lui connaît par la suite au moins deux conquêtes féminines blanches, Mesdames Descahaux et de Lartigue. Sur ces conquêtes, voir Pierre Pluchon, Toussaint Louverture…, op. cit., p. 346-347 et 367.
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Un grand seigneur et ses esclaves
Ce livre est cité par
- Alcouffe, Alain. Massot-Bordenave, Philippe. (2020) Adam Smith in Toulouse and Occitania. DOI: 10.1007/978-3-030-46578-0_4
- Cousseau, Vincent. (2018) Les liens familiaux des esclaves à Saint-Domingue au xviiie siècle. L’exemple des habitations Galliffet (1774-1775). Annales de démographie historique, n° 135. DOI: 10.3917/adh.135.0021
Un grand seigneur et ses esclaves
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