Le bonheur d’être Français israélite
p. 19-79
Texte intégral
1Comment les Français israélites vivent-ils leur judéité dans les années d’entre-deux-guerres ? Leurs perceptions, leurs attitudes s’insèrent dans un cadre institutionnel, démographique, géographique et social. Elles s’inscrivent aussi dans un réseau de références historiques spécifiques – ce que les historiens ont appelé la symbiose du franco-judaïsme – élaborées par des penseurs du xixe siècle, véhiculées par les institutions du judaïsme ainsi que dans et par les familles. Les itinéraires sont ici croisés afin d’aboutir à une typologie.
L’ENTRE-DEUX-GUERRES : UN GROUPE MINORITAIRE ET FLUIDE
2Au xixe siècle et dans la première moitié du xxe, la communauté française israélite connaît d’importantes transformations. Elle s’urbanise rapidement, « se parisianise » et, sous la IIIe République, les israélites, comme leurs concitoyens, s’intègrent à la nation républicaine. Parallèlement à cette intégration réussie, ils doivent faire face à deux mutations que l’on peut qualifier d’« internes » : l’arrivée importante de juifs d’Europe de l’Est et une baisse des pratiques religieuses combinée avec de nouvelles expressions du fait juif.
3Institution officiellement représentative du judaïsme français, le Consistoire central (CC) dirige les Consistoires régionaux et organise le culte juif. Il entretient des liens très étroits avec les œuvres de charité et de bienfaisance, maintenant la coutume des communautés juives traditionnelles qui se devaient de prendre en charge les secours aux plus démunis de leurs membres. Sa direction est assurée par les grands rabbins et quelques grandes familles de la bourgeoisie juive parisienne, symbolisée par les Rothschild qui font figure d’aristocratie et qui sont à sa tête sans discontinuer du milieu du xixe siècle à 194025. Le Consistoire, qui se veut le porte-parole exclusif de tous les juifs de France, est confronté à une baisse régulière de ses effectifs et subit la « concurrence » des organisations de juifs étrangers qu’il répugne d’ailleurs à intégrer. La Fédération des Sociétés Juives de France (FSJF) est la plus importante, mais il existe de très nombreuses associations, de toutes tendances, les juifs étrangers ne présentant pas non plus un front très uni26.
4La question de l’ouverture et d’une transformation des institutions se pose dès l’entre-deux-guerres, car tout en se maintenant à la tête de leurs institutions, les Français israélites ne sont plus en mesure d’en assumer seuls l’ensemble des charges. La Communauté manque tout particulièrement de rabbins et de candidats au rabbinat – sauf dans les régions de l’Est – et se voit dans l’obligation d’accréditer des rabbins étrangers, certains maîtrisant peu ou mal la langue française. Attirer la jeunesse juive est aussi primordial pour la survie communautaire. La création en 1927 des Éclaireurs israélites de France (EIF), sous la houlette du Consistoire, répond précisément à cet objectif. Ils souhaitent donner une nouvelle impulsion à la fois spirituelle et culturelle au judaïsme français et mêler jeunes juifs français et étrangers ou d’origine étrangère. Leur mouvement rencontre rapidement un franc succès.
5Hormis le Consistoire, l’Alliance israélite universelle27 (AIU) est l’institution française la plus prestigieuse. Elle a été fondée en 1860 dans le dessein de défendre et d’émanciper les juifs du monde entier, et de diffuser la culture française à l’étranger par l’implantation d’écoles, très nombreuses autour du bassin méditerranéen. Entre 1920 et 1936, Sylvain Lévi, orientaliste renommé, en est le président28. René Cassin en prend la direction pendant la guerre et la conserve jusqu’en 1975.
6Malgré leurs nombreuses et parfois prestigieuses organisations, les juifs de France forment au xxe siècle l’une des plus petites communautés d’Europe, marquée pendant l’entre-deux-guerres par une forte urbanisation, le développement de l’immigration et une ascension sociale renforcée.
Un petit groupe très urbanisé
7À la fin des années 1920, 60 % des juifs vivent en Europe où les diasporas les plus importantes sont situées à l’Est et au centre. Peu nombreux dans la population juive européenne, les juifs de France sont aussi peu nombreux dans l’ensemble de la population française : leur part reste toujours inférieure à 1 %. Ils sont environ 120 000 en 1914 et 150 000 en 1918 après le retour de l’Alsace-Lorraine, soit entre 0,3 % et 0,4 % de la population. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, leur nombre s’accroît, oscillant entre 250000 et 320000, ce qui représente alors de 0,6 % à 0,8 % de la population totale29. Cette augmentation est due avant tout à l’immigration qui se poursuit entre les deux guerres. Pendant cette période, on estime à environ 150000 le nombre d’immigrés juifs, venus essentiellement d’Europe de l’Est, notamment de Pologne, puis des Balkans, d’Asie Mineure et à partir de 1933 d’Allemagne. Les immigrés juifs demeurent cependant très minoritaires dans l’ensemble de l’immigration en France. En 1939, un peu plus de la moitié des juifs sont citoyens français, et parmi ceux-là un tiers sont naturalisés ou fils de naturalisés. Les israélites sont, dans tous les cas, doublement minoritaires : en tant que juifs en France et en tant que Français dans le groupe des juifs de France.
8La répartition géographique confirme les tendances amorcées au xixe siècle avec la prééminence de la capitale et une forte urbanisation. Paris et sa région regroupent toujours en 1939 au moins deux tiers de l’ensemble de la population juive qui, à elle seule, représente environ 7 % de la population de la région parisienne. Après cette dernière, l’Alsace et la Lorraine restent les principales régions juives de France, malgré le départ d’une partie de leur population, notamment pour Paris. Les grandes villes, Strasbourg ou Metz, résistent bien, mais les villes plus petites et les villages se dépeuplent. Les immigrés s’installent principalement dans les grandes cités, venant grossir le flux issu des petites villes et villages de France. À Metz, la population juive passe de 2 000 personnes en 1920 à environ 4 200 en 1936 et atteint à Nancy 3 800 personnes à la veille de la guerre, dont seulement 1 200 ont la nationalité française30. Ailleurs en province, si Lyon, Marseille et Bayonne conservent des communautés relativement importantes, Bordeaux, Nice, Montpellier, Grenoble, Dijon ou Lille ne recensent plus que quelques centaines de familles juives.
9Cette faiblesse numérique est renforcée par des taux de natalité bas. Entre les deux guerres, la baisse de la fécondité en France, accentuée par la Première Guerre, se poursuit. « Le manque d’élan vital de la nation31 », associé à la « saignée » de la Grande Guerre, sont au demeurant des thèmes récurrents de l’entre-deux-guerres. En 1939, la natalité atteint à peine 2,1 enfants par femme, mais la fécondité des ménages juifs, français et étrangers confondus, est encore plus faible avec seulement 1,7 enfant par femme entre 1932 et 193632. Dans les années trente, la natalité des immigrés juifs est aussi remarquablement basse. La composition démographique de l’immigration, faite d’hommes jeunes encore célibataires, dont l’âge au mariage est retardé par une insertion sociale plus lente, et la détresse des immigrés chassés par les persécutions, ont sûrement été des facteurs de dénatalité. Au nom des intérêts nationaux, le rabbinat français en appelle d’ailleurs ardemment au mariage et à la procréation. Lors de l’assemblée générale des rabbins de France des 27 et 28 juin 1922, le rabbin Joseph Cohen, de Bordeaux, fait adopter la motion suivante :
« Le rabbinat joint ses voix à toutes celles qui dénoncent le péril mortel que l’abaissement de la natalité fait courir à la Nation et à la Société […]. Envisageant la question sous son aspect religieux et moral, le rabbinat rappelle que le judaïsme condamne le célibat, voit dans la procréation le but même du mariage et considère la famille nombreuse comme une bénédiction de Dieu33.»
10La dénatalité des couples juifs se conjugue de plus avec une légère augmentation des mariages mixtes, conséquence d’un brassage de la population plus important.
11Les Français israélites apparaissent ainsi comme un groupe extrêmement fragile, numériquement en déclin et presque anémié qui, pour survivre, doit accepter des apports étrangers qu’il s’efforce d’assimiler en leur « inculquant » les valeurs du franco-judaïsme. La crainte de voir les juifs étrangers les « déborder » numériquement, voire idéologiquement et culturellement, apparaît révélatrice de leur totale assimilation. Ils concentrent à l’intérieur de leur petit groupe les inquiétudes et les incertitudes d’une grande partie de la société française qui ressent la saignée de la Première Guerre mondiale et le déficit démographique comme une grave déficience.
L’intégration professionnelle
12Cette fragilité démographique contraste avec l’intégration professionnelle et sociale. Au cours de la seconde moitié du xixe siècle, les Français israélites avaient amorcé leur ascension à travers le commerce, les professions libérales et le service de l’État. Ce modèle, présenté ici au travers des activités professionnelles des membres de notre corpus, reste globalement le même pour la première moitié du xxe siècle, même s’il doit être nuancé.
13Ils appartiennent très majoritairement à la petite et moyenne bourgeoisie, plus rarement à la grande. En province, quelques-uns sont des notables, au sens que prenait déjà ce terme au xixe siècle. La bourgeoisie se caractérise par un mode de vie « qui ne peut être confondu avec celui de l’ouvrier34.» Quelques meubles placés afin d’être vus, un peu de confort matériel sont présents dans le logement et le plus souvent, sans que cela soit systématique, la maîtresse de maison ne travaille pas. Cette catégorie a accès aux loisirs, notamment aux vacances qu’elle partage en famille. Certaines professions demeurent, dans la première moitié du xxe siècle, plus souvent représentées. Elles dessinent un modèle général qui reste cependant assez lâche.
La finance
14Dans son étude sur les financiers juifs de 1929 à 196235, Jean-Marc Dreyfus estime à 8 % le nombre de banques qui, en France, sont considérées comme juives. La plupart de ces établissements se trouvent à Paris où les juifs sont nombreux parmi les coulissiers ou « banquiers en valeurs », activité moins réglementée qui intervient sur des valeurs non inscrites à la cote officielle. Ce sont là des sociétés de petite envergure ; les grandes banques comme celle des Rothschild sont rares. En province, les métiers financiers conservent un certain attrait. L’Alsace est la seconde région à posséder des banques juives qui sont – comme d’ailleurs à Bordeaux – de petits ou très petits établissements36. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les remisiers qui servent d’intermédiaires entre les coulissiers et les épargnants, en apportant les fonds à placer, sont majoritairement juifs. Ceux qui placent leurs fonds dans les campagnes parlent le dialecte. Il ne s’agit pas là de grands financiers.
15Le modèle professionnel bancaire issu du xixe siècle persiste dans l’entre-deux-guerres. Mais la plupart de ces affaires sont, contrairement aux idées reçues, plutôt modestes.
Le commerce et la fabrication : diversité des statuts sociaux
16Les commerçants et fabricants, notamment dans le domaine du textile, demeurent plus nombreux que dans le reste de la population, bien que leur part baisse au profit de celle des employés et cadres moyens. Ils composent une population professionnelle et sociale très hétéroclite, allant du petit ou très petit commerçant au grand ou très grand négociant, du simple artisan à l’industriel important.
17Parmi nos témoins, les fils ou petits-fils de commerçants ou fabricants sont pléthore : Georgette Becker, fille d’un négociant en vins à Bercy ; Cécile Brunschvicg, fille d’un industriel dans le textile ; Raymond F., dont le père tenait une affaire de rubans à Saint-Étienne. Armand Lunel et Darius Milhaud étaient issus respectivement de familles de négociants en tissus et en amandes de Carpentras et Aix. Les parents d’Yvonne S., épouse W., possédaient un magasin de tissus dans le Nord de la France. Le père d’Adolphe L. vendait des produits coloniaux et ses beaux-parents du tissu à Valenciennes. Cependant aucun de ces témoins ne perpétue cette voie, ils suivent en cela un mouvement général qui voit le recul du travail indépendant au profit du salariat. L’entreprise est parfois reprise par un seul enfant. Fédia Cassin, frère de René, recouvre le commerce de vin en gros fondé par son père à Nice. Léo, frère d’Yvonne Netter, dirige l’affaire de plumes et duvets après son père et la lègue ensuite à son fils.
18Les H.-A. possèdent un magasin et une fabrique de confection pour dames à Paris ; toute leur activité s’inscrit dans un cadre familial. Le magasin de confection pour dames avait été créé par le père de Simone H. en 1898 dans le IXe arrondissement. Il continue à le diriger en collaboration avec son gendre et sa fille jusqu’en 1939, année où il prend sa retraite. L’entreprise demeure dans la famille jusqu’à la fin du xxe siècle. Dans les années trente, devenue relativement importante, elle se déploie sur les cinq étages de l’immeuble. La boutique qui donne sur la rue est située au rez-de-chaussée mais ils vendent aussi dans toute la province. Les étages sont occupés par les ateliers qui font de la confection simple et reprennent les modèles de haute couture. La société reste strictement familiale par ses capitaux et sa direction. Signe de réussite, l’espace privé est clairement dissocié de l’espace professionnel, les deux familles ne vivent pas dans le magasin, mais dans un appartement à part, à quelques rues de là. La réussite professionnelle de la famille H.-A. n’est exceptionnelle ni par l’alliance entre le gendre et le beau-père, chose courante, ni même par sa continuité tout au long du siècle. Plus remarquable est l’établissement de liens d’acheteurs à vendeurs à l’intérieur de la famille élargie, composée presque exclusivement de juifs alsaciens ou d’origine alsacienne – sorte de diaspora judéo-alsacienne. Les plus aisés prêtent aux plus démunis pour créer, à Paris ou en province, boutiques ou ateliers avec lesquels ils sont par la suite eux-mêmes en relations. Ce système permet à l’ensemble d’une famille d’être associée à une certaine prospérité, ou tout au moins de se mettre à l’abri du besoin. Certes original, ce mode de réussite n’est pas spécifique aux seuls Français israélites, d’autres groupes minoritaires, issus de l’immigration ou de même origine régionale, ont fonctionné selon ce modèle à la fois familial et professionnel.
19« Self-made-man, […] gros travailleur et à la force du poignet, Ernest J. réalise une ascension sociale non négligeable37 ». Né en 1885 à Barr, petite ville à vingt kilomètres de Strasbourg, il est le fils d’un marchand de grains, métier fréquent dans le monde rural. Son frère aîné reprend le commerce paternel, Ernest fonde lui aussi un commerce de grains à Strasbourg mais à une plus grande échelle. Il crée ensuite une vinaigrerie et une malterie. Dans les années trente, il est parvenu à une réussite non négligeable et peut faire vivre sa famille dans une certaine aisance. Élu au poste de juge consulaire au tribunal de commerce, il est considéré comme un notable de la ville et de l’importante communauté juive de Strasbourg.
20En Alsace-Lorraine, ces négociants aisés coexistent avec des commerçants plus modestes et la survivance des anciens petits métiers juifs. Le colportage a certes nettement baissé chez les Français israélites, le commerce ambulant étant en partie repris par les juifs immigrés alors que les Français se sont le plus souvent établis. Le commerce de bestiaux était traditionnel parmi les juifs. Le père de Jacques Lazarus, comme son propre père et son beau-père, exerçait ce métier à Colmar. Il achetait les bêtes jusqu’en Bretagne, les convoyait, puis les vendait. À la fin des années vingt, ruiné par une épidémie de fièvre aphteuse, il devient « chiffonnier. Il récupérait des vieux métaux, des peaux, tout ce qui est récupération38. » La famille est alors installée à Luxeuil.
21Une partie des Français israélites demeure attachée à certains commerces dits traditionnels, quelquefois avec une pratique familiale spécifique. À l’intérieur de cette tradition, ils sont parfois assez entreprenants et chanceux pour se hisser dans les cercles de la moyenne bourgeoisie ou des notables de grandes villes comme Strasbourg. Cette bourgeoisie juive, comme l’ensemble de cette catégorie sociale, souhaite souvent pousser ses membres les plus doués vers les études. Quoique cette volonté soit parfois à nuancer.
Professions libérales, intellectuelles et service de l’État
22Les Français israélites ont pénétré dans les universités dès le xixe siècle. Au début du xxe, ils demeurent minoritaires, et rares sont les « héritiers. »
La médecine et le barreau
23Depuis le Moyen Âge et à travers toute l’Europe, la médecine est souvent considérée comme un « métier juif ». Le nombre de thèses soutenues à Paris par des juifs augmente sensiblement entre 1910 et 193939. Les Français israélites sont un peu plus nombreux dans cette profession que l’ensemble de la population parisienne. Il existe en France une certaine habitude – on hésite dans ce cadre à parler de tradition – qui pousse certains jeunes gens vers cette profession. Parmi nos témoins, ils sont plusieurs à exercer la médecine : le célèbre professeur Debré, Adolphe et Simone L., tous deux dentistes à Thionville, Nicole F. qui débute sa médecine en 1938 et Claude L. qui ne commence ses études qu’après la Seconde Guerre mondiale. Mais cette augmentation des médecins juifs est surtout liée à la présence d’étudiants étrangers chassés par le numerus clausus imposé dans certains pays d’Europe centrale et orientale.
24Comme pour la « médecine juive », on parle souvent de « barreau juif ». Ce soi-disant « barreau juif » n’est pourtant pas plus juif que ne l’est la médecine. Les Français israélites sont certes présents dans le barreau parisien. Michel Roblin relève 180 noms sur 1 800 dans l’annuaire de 1939, ce qui fournit un pourcentage relativement élevé. Cette profession, exigeant un maniement excellent de la langue française, reste plus fermée aux étrangers. Fils d’un commerçant de Saint-Étienne, Raymond F., avocat à Paris, est assez représentatif de cette moyenne bourgeoisie qui favorise les études des enfants. Yvonne Netter, devenue avocate par le biais du militantisme féministe, défend surtout des femmes dans le cadre de la justice civile. Ce fut plus difficile pour elle. Elle souhaitait devenir médecin, mais son père s’y opposa parce qu’une jeune fille ne saurait sortir sans chaperon fût-ce pour assister à des cours de médecine ! Ce n’est qu’après son divorce, et déjà mère de famille, qu’elle entame, cette fois avec le soutien paternel, des études de droit qui la mènent au barreau de Paris.
25À la fin du xixe siècle, les Français israélites se montrent, comme l’ensemble de la bourgeoisie, réticents quant aux études des filles. Pour sa part, Cécile Brunschvicg a été contrainte de passer le brevet supérieur clandestinement afin de ne pas mécontenter son père40.
Artistes, professeurs, intellectuels
26Les Français israélites participent à la vie politique, artistique et culturelle de la capitale, sans que l’on puisse avancer de chiffres précis.
27En 1909, Darius Milhaud et Armand Lunel, tous deux soutenus et encouragés par des parents négociants aisés et cultivés, quittent leur Provence natale pour Paris. Le premier entre au Conservatoire de Paris où il étudie le violon, puis la composition musicale. Le second entreprend des études de philosophie, intègre Normale Supérieure et réussit l’agrégation quelques années plus tard. Raymond Aron emprunte, presque une génération plus tard, la même voie : normalien, il est agrégé de philosophie en 1928. Représentatif de l’ascension sociale de ces catégories, il est petit-fils de commerçants et fils d’universitaire. « Héritier », donc, mais de la première génération. Héritier aussi d'« un père humilié41 » par son échec à l’agrégation de droit, il se sent dans l’obligation de lui « apporter une sorte de revanche42 ».
28Certaines familles de négociants sont plus réticentes aux études. Ce phénomène a déjà été constaté pour les jeunes filles. René Cassin s’inscrit en faculté de droit à Aix-en-Provence contre l’avis de son père qui aurait préféré qu’il poursuive dans la voie familiale du négoce en vins. Son père n’est pas, loin s’en faut, un homme inculte, ni hostile au savoir, mais comme nombre d’entrepreneurs, il souhaite seulement voir son fils faire prospérer l’entreprise. Orphelin très jeune, Jules Isaac est démuni et le problème se pose de façon encore plus cruciale après son second échec à l’École Normale Supérieure. Une branche de sa famille maternelle propriétaire d’une industrie à Elbœuf lui propose de la rejoindre. Après une nuit de réflexion, il refuse et choisit la voie intellectuelle. Il obtient l’agrégation d’histoire en 1902.
L’armée
29Les Français israélites avaient entamé leur entrée dans l’armée avant l’avènement de la République. En témoigne la tradition militaire de la famille de Jules Isaac dont le père et le grand-père étaient officiers. Très sensibles au thème de la défense de la France, ils investissent l’armée à partir des années 1880. Les officiers juifs étaient plus souvent issus de Polytechnique qui leur permettait de contourner les préjugés. « Plus d’une vingtaine d’entre eux deviendront généraux sous la IIIe République, les colonels et a fortiori les capitaines se comptant par centaines43 ». On recense quatre généraux juifs au début de la Première Guerre mondiale et neuf à la fin. L’affaire Dreyfus avait cependant quelque peu freiné leur enthousiasme, par exemple celui de René Cassin qui sans cela aurait « peut-être choisi la carrière militaire44.»
30Parmi nos témoins, seul Jacques Lazarus, l’un des plus jeunes – il est né en 1916 – adopte cette profession. Après des études de prothésiste dentaire qui ne le séduisent guère, il entame en 1934 sa préparation militaire afin de pouvoir devancer l’appel. Il en sort dans un bon rang, ce qui lui permet de choisir son affectation. Il opte « pour un régiment dont la discipline était très stricte. […] le deuxième Régiment d’Infanterie de Colmar45 » qu’il rejoint en octobre 1935. Rapidement sous-officier, avec le grade de sergent, il prépare le concours des élèves officiers de Saint-Mexan. Son choix de carrière est fondé sur un fort patriotisme et sur les possibilités d’ascension sociale offertes par l’armée. La guerre brise net cet espoir.
Les salariés du Consistoire
31Quelques personnes – statistiquement un nombre infime, mais qui ne peuvent être négligées en raison de leur fonction symbolique – effectuent l’ensemble de leur carrière à l’intérieur du monde juif et plus particulièrement dans ses institutions.
32Les rabbins consistoriaux sont bien sûr de ceux-là. Jacob Kaplan est issu, comme c’est souvent le cas, d’une famille de rabbins. Son père était commerçant, mais son grand-père paternel, dont il porte le prénom, était rabbin à Minsk, en Lituanie. Le jeune garçon, très tôt destiné au rabbinat, se conforme, tout naturellement, aux vœux familiaux. Il intègre le Talmud Torah dès l’âge de 13 ans, puis le Séminaire israélite quelques années plus tard, en 1913. Il passe très aisément ses examens, mais interrompu par la guerre, il n’est diplômé du séminaire israélite qu’en 1921. Parallèlement, il mène des études littéraires à la Sorbonne et obtient une licence de lettres en 1919. Jacob Kaplan possède, à l’orée de sa carrière, une formation complète, tant profane que religieuse, ce qui l’aidera très sûrement à accéder aux plus hautes fonctions du rabbinat français. L’intégration et l’ascension sociales de ce jeune homme, d’origine étrangère mais qui a reçu une éducation entièrement française, s’accomplissent d’abord par l’école puis par le biais des institutions juives.
33Les emplois du Consistoire constituent parfois une opportunité pour des personnes en difficulté professionnelle. Muni d’un diplôme de sculpteur sur façade, Maurice W., né à Forbach, alors allemande, arrive à Paris en 1914. Après la guerre, les commandes se font rares ; il essaie un temps la vente mais sans grand succès. Sa belle-famille – il a épousé Simone S. en 1919 – qui dispose de quelques relations dans le monde institutionnel juif lui propose un emploi au Consistoire. Un peu par hasard, il devient, au début des années vingt, bedeau à la synagogue de la Victoire et encaisseur. Son épouse est placée à la gérance du bain rituel, pour femmes et pour hommes, rue Villardouin. Le couple habite au-dessus, dans un « logement fort confortable46 », qu’il conserve jusqu’à la retraite. Les W. demeurent salariés du Consistoire toute leur vie. Pourtant, ils sont peu ou pas croyants et très peu pratiquants, mais vivent au sein d’un milieu français israélite lié aux institutions.
34Malgré la persistance de petits métiers, notamment en Alsace et Lorraine, malgré l’existence d’une toute petite bourgeoisie, l’ascension sociale et professionnelle des Français israélites se poursuit pendant la première moitié du xxe siècle. Les intellectuels, professeurs, médecins et avocats sont souvent, au tournant du siècle, la première génération à accéder aux études supérieures. La spécificité de la réussite des Français israélites est liée à leur urbanisation précoce et peut-être aussi à l’importance du savoir dans la culture juive. Elle souligne aussi la forte imprégnation du modèle méritocratique républicain. Il ne faut cependant pas exagérer la portée de ce modèle. Paris concentre les succès les plus voyants et les ascensions sociales les plus marquées, la capitale accentuant l’image de la réussite47. D’autre part, la composition même du corpus, qui comprend autant de célébrités que d’inconnus, accroît encore cette impression. Que ce soit à Paris ou en province, la toute petite bourgeoisie – les Lazarus, les W. – existe parallèlement à la moyenne bourgeoisie – les H., les Becker – et la grande bourgeoisie reste rare. Les Français israélites demeurent un groupe minoritaire, plastique, difficile à saisir d’un point de vue strictement socio-professionnel. Ils partagent en revanche des valeurs et une histoire communes.
LES HÉRITAGES : UN HISTOIRE VÉCUE SUR LE MODE DE L’EXCEPTION
35Intégrés socialement et économiquement, représentés par des institutions établies et reconnues, les Français israélites sont par ailleurs imprégnés d’une histoire qui leur est propre, mêlant histoire des juifs et de la France. Elle édifie en grande partie ce que les chercheurs ont nommé plus tard la symbiose franco-juive. Trois temps forts la jalonnent : la Révolution française, l’affaire Dreyfus et la Grande Guerre. La Révolution française, passé déjà lointain, est réinterprétée sur le mode de « l’enchantement ». L’affaire Dreyfus et plus encore la Grande Guerre, vécue par certains protagonistes ou leurs parents sont histoire encore vivante, véhiculée et racontée dans les familles.
« L’interprétation enchantée de la Révolution française48 »
36Les juifs obtiennent la citoyenneté par un vote de la Constituante du 27 septembre 1791. Ils renoncent à leur statut communautaire, suivant en cela la célèbre formule de Clermont-Tonnerre du 14 octobre 1789.
« Il faut tout refuser aux Juifs comme Nation dans le sens de corps constitué et accorder tout aux Juifs comme individus49.»
37Les fondements du franco-judaïsme qui n’est pas à proprement parler une doctrine mais plutôt un corps de pensée et de valeurs, trouvent là leur origine. Ses grands auteurs, entre autres Joseph Salvador, Léon Halévy, Théodore Reinach et James Darmesteter déploient leur théorie entre le début et la fin du xixe siècle, avec des nuances propres à leur formation, à leurs convictions et au contexte50. Une partie de ces travaux, relatifs à l’histoire des juifs en France, notamment à l’ancienneté de leur implantation, est élaborée à la fin du xixe siècle dans un contexte de lutte contre l’antisémitisme lors de l’affaire Dreyfus.
38Ces auteurs établissent un parallèle entre les Tables de la Loi et la loi républicaine et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Les Dix Commandements, de même que la Déclaration de 1789, sont considérés comme égalitaires, la loi étant dans les deux cas la même pour tous quels que soient le rang et la position. Les notions de liberté et d’égalité seraient ainsi présentes chez le peuple hébreu dès l’ère biblique et trouveraient une application en France dans la période révolutionnaire. Si ce rapprochement entre les deux textes n’existe pas seulement chez les juifs, puisque la Déclaration fut dès 1789 bien souvent présentée sous la forme de l’Arche d’Alliance, il constitue cependant l’un des thèmes les plus prégnants du franco-judaïsme. On le retrouve dans les sermons rabbiniques, ainsi ceux de Jacob Kaplan, jusqu’au xxe siècle. René Cassin déclare, à propos de la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948, qu’il a contribué à écrire un « décalogue laïc ».
39L’Histoire des Israélites depuis la ruine de leur indépendance jusqu’à nos jours, somme historique de Théodore Reinach publiée en 1883, reprenant en partie les études de ses aînés philologues, consolide la théorie du franco-israélitisme sur plusieurs points essentiels : l’antijudaïsme a créé les juifs tels qu’ils étaient dans le passé, l’Émancipation les a fait citoyens et les a rendus à l’humanité, la France est un modèle pour les juifs de tous les autres pays et tous lui doivent reconnaissance. Par l’octroi de la citoyenneté aux juifs, la France les a sortis des ghettos et a « promptement refait d’eux des hommes, des citoyens dignes de prendre place parmi les meilleurs et les plus utiles51 ». Darius Milhaud, très attaché à la geste judéo-provençale, raconte comment son aïeul Benestruc Milhaud prêta quatre mille livres à Mirabeau pour se rendre à Paris avec la promesse « de faire de lui un homme52 ». Et, précise Milhaud, « il tint sa parole puisque les Juifs eurent droit à la citoyenneté après la Révolution53. » Il s’agit donc bien toujours, pour les Français juifs du xxe siècle, d’humanité, de dignité autant que de droits. La France devient alors synonyme de progrès et ses valeurs universelles. De même, l’histoire du judaïsme français et son évolution deviennent un modèle pour tous les judaïsmes qui ne connaissent pas encore ce degré d’émancipation. Ce thème du bonheur d’être juif en France, que l’on retrouve aussi dans la fameuse formule traduite du yiddish, « Heureux comme Dieu en France », est une autre des professions de foi des Français juifs. Le modèle diasporique l’emporte dès lors sur le modèle biblique, époque où les juifs étaient une nation. Se pose ainsi en filigrane, avant même son existence, la question du rapport au sionisme.
40De cette dignité et de cette humanité, découle la dette de reconnaissance que cultivent les Français israélites à l’égard de la France émancipatrice, « la France de la justice54 ». Cette « interprétation enchantée de la Révolution55 » n’est pas fondamentalement remise en cause jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’affaire Dreyfus est vécue et interprétée longtemps après sa conclusion à travers le prisme des valeurs formées par le franco-judaïsme.
L’affaire Dreyfus : une histoire politique française et juive
41L’affaire Dreyfus est aujourd’hui largement connue, étudiée et a fait l’objet d’une importante et récente bibliographie lors du centième anniversaire de la réhabilitation du capitaine56. Elle est envisagée ici à travers deux axes : comme référence politique pour la génération qui l’a vécue et pour les générations suivantes ; comme une référence personnelle, familiale et collective pour les Français juifs. La séparation du politique et du privé est certes théorique et nécessaire à la clarté du propos mais elle illustre aussi un mode de pensée dans lequel le politique – domaine public – est distinct de la judéité – domaine privé.
42Seuls trois de nos témoins sont nés assez tôt pour avoir vécu l’affaire Dreyfus adultes ou adolescents. En 189857, Cécile Brunschvicg, jeune mariée de vingt-deux ans, vit à Rouen où son époux, le philosophe Léon Brunschvicg, est nommé professeur ; Jules Isaac, étudiant à la Sorbonne, a achevé son service militaire à l’automne 1998, et Robert Debré est lycéen à Janson-de-Sailly. L’affaire éclate à l’orée de leur vie d’adulte, « comme une catastrophe survenant en pleine sérénité58 ». Elle pénètre dans les maisons et imprègne aussi la vie des plus jeunes, à peine adolescents ou encore enfants comme René Cassin ou Armand Lunel. Elle est assez puissante pour survivre dans les générations nées bien après sa conclusion.
Une histoire républicaine
43Pour tous les dreyfusards militants affichés ou discrets, la prise de position en faveur de Dreyfus est le corollaire d’une culture républicaine élaborée dans les années de fondation de la IIIe République et les vingt années qui suivent. Cette culture qui prévaut jusque vers 1930 « presque sans partage » comporte « cinq principes qui constituent l’indispensable en matière de convictions républicaines59 ». L’individu prime sur la société, comme le proclame la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, texte sacré ; le Parlement est prépondérant dans les institutions et en particulier face à l’exécutif ; la laïcité de l’État et de l’école doit être intégralement respectée. La République est aussi la promesse d’un progrès social graduel, que ce soit sans l’intervention de l’État pour les libéraux ou par son intervention afin de protéger les plus faibles, pour les plus sociaux. Enfin, la sauvegarde de la paix ne peut être renonciation à la défense de la nation. D’après ces principes hérités des Lumières du xviiie siècle et de la Révolution française de 1789, chaque individu possède en lui une part d’humanité, et représente l’humanité tout entière. Dès lors le sort d’un seul innocent a la priorité et la défense du capitaine prime sur celle de l’institution militaire. Politique, l’affaire Dreyfus est aussi morale, parfois même mystique, comme pour Charles Péguy et Jules Isaac.
« C’était une grande bataille pour l’honneur de la France […] tradition, entretenue par des luttes de pensée et des révolutions, faite de générosité pour la défense des hommes et de collectivités opprimées60.»
44Cécile Brunschvicg, Jules Isaac et la grande majorité des dreyfusards ne récuseraient sûrement pas ces propos de Robert Debré. Pour ceux-là, la République française n’existe que dans l’exigence de justice et de vérité. Leur engagement aux côtés des dreyfusards est un prolongement de leur éducation républicaine dans laquelle les valeurs universelles des Droits de l’Homme sont en bonne place.
45Pour autant, l’innocence de Dreyfus n’a pas été immédiatement évidente pour tous ceux qui sont devenus autour des années 1898-1899 d’ardents dreyfusards. Le fils d’officier qu’est Jules Isaac ne peut « admettre qu’à l’unanimité six officiers eussent pu, sans preuves accablantes, vouer un des leurs au déshonneur d’une telle condamnation, la plus infamante qui fût61 ». Il en est de même pour le rabbin Debré, père de Robert. Un conseil de guerre n’a pu se tromper, encore moins sciemment accuser un des siens, fût-il juif. Pas au sein de cette armée française qu’ils respectent et vont acclamer tous les 14 juillet62. Pourtant il est tout aussi impensable pour cette famille alsacienne qu’un officier à la fois juif et alsacien ait pu trahir la France.
46Les Français israélites ne se démarquent pas, à première vue, de l’ensemble des dreyfusards. Le fait juif n’est jamais à l’origine de l’engagement ; parfois même, il le retarde. Jules Isaac, « par réaction d’honnêteté, en garde contre [lui]-même, contre tout réflexe de solidarité juive63 », veut en premier lieu examiner l’affaire sous tous ses points de vue. Aussi virulent soit-il, l’antisémitisme lui apparaît « comme une sorte de maladie honteuse, déplorable surtout pour ceux qui en étaient affligés et, dans cette affaire, sous sa forme explosive, comme une épidémie attristante mais passagère64.» Le jeune Robert Debré qui lit la presse et discute passionnément de l’affaire avec ses camarades de classe est, lui, rapidement convaincu de l’innocence du capitaine. Jules Isaac, entré depuis mai 1897 dans le « compagnonnage de Péguy » et déjà « converti65 » au socialisme, revient à Paris à l’automne 1898, à la fin de son service militaire effectué à Orléans. Dès lors, il s’engage totalement dans la lutte dreyfusarde, considérée également comme un moyen de « commencer la révolution sociale66. » Il demeure marqué par cette période tout au long de sa vie. Dans l’entre-deux-guerres, il se présente aux réunions du Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes en tant que dreyfusard67 et, quelque soixante ans plus tard, la flamme de l’affaire est toujours vivace en lui.
« “Le goût” du dreyfusisme, [est] “le goût” de la vérité qui en fut l’âme68.»
47Cécile Brunschvicg n’a pas laissé de témoignage précis, mais on sait que le couple Brunschvicg fut dreyfusard. Léon Brunschvicg est membre de la Ligue des Droits de l’Homme dès sa création en 1898 et son épouse au moins à partir de 1899. On peut supposer que son combat pour la cause féministe est dans la continuité de celui en faveur de Dreyfus. Elle adhère, à Paris, au Comité national de la femme française (CNFF), et en 1909, dès sa création, à l’Union française pour le suffrage des femmes (UFSF) dont elle devient secrétaire générale dès 1910. Ces féministes modérées, opposées à toute méthode brutale et aux « excès » de certaines suffragistes, souhaitent faire avancer la cause des femmes graduellement et dans le respect des institutions de la République. Nombre d’entre elles ont pris part au combat en faveur de Dreyfus. La Fronde, journal féminin et féministe, fondé en 1897 par Marguerite Durand et clairement dreyfusard, est prolongé par La Française, précisément dirigé à partir de 1926 par Cécile Brunschvicg69. Son féminisme doit être compris dans ce cadre républicain. Si celui-ci n’est pas l’apanage des Françaises israélites, il correspond particulièrement bien à leur culture et à leurs aspirations. Les femmes juives et protestantes qui partagent à la fois une culture républicaine et une sensibilité propre aux minorités parfois réprouvées sont d’ailleurs proportionnellement nombreuses dans les associations féministes70.
48Les plus jeunes n’échappent pas aux turbulences de l’affaire Dreyfus. Dans la famille Cassin, elle est au cœur de toutes les discussions et René, à peine âgé d’une douzaine d’années, lit avidement la presse puis les Mémoires de Mornand, avocat à la Cour de cassation71. Il considère cette période, et celle de la Grande Guerre, comme la genèse du combat de toute une vie : celui de la défense des droits de l’homme et de l’individu.
49Même ceux qui sont nés après son déferlement y sont confrontés. Raymond Aron dont le père fut « bouleversé par l’affaire Dreyfus plus que par aucun événement historique72 », découvre, vers l’âge de dix ans, « la littérature sur l’affaire Dreyfus que [son] père avait accumulée en vrac73 » dans la bibliothèque familiale. Le jeune homme, au début des années vingt, alors en classe de première ou de philosophie, tient tête à un professeur d’histoire qui doute encore de l’innocence de Dreyfus74, mais sans que la judéité ni du capitaine, ni de l’élève ne soit évoquée. Cet aspect demeure encore, dans cette période d’Union sacrée, confiné à la sphère privée.
Une histoire juive
50À l’occasion de l’affaire Dreyfus, nos témoins sont confrontés parfois pour la première fois de leur vie à l’antisémitisme. Cette confrontation est à la fois expérience individuelle, au sein de chaque famille juive française, et collective, au sein de la Communauté juive.
51Jules Isaac, le jeune lycéen Robert Debré, René Cassin, Armand Lunel découvrent la force de la passion antisémite75 à travers l’accusation même de Dreyfus, dans la presse, et par les manifestations de foules hurlantes qui vocifèrent des slogans antisémites. Armand Lunel n’a que six ans lorsque, protégé par les panneaux de bois du magasin de ses grands-parents, il entraperçoit un petit cortège se précipiter sur la devanture en scandant « À bas les juifs ! ». Il en fera le sujet de son livre le plus célèbre, écrit en 1926, Nicolo-Peccavi, ou l’affaire Dreyfus à Carpentras76.
52Quelques familles virent leur vie réellement bouleversée. Deux histoires apparaissent exemplaires – au sens original du mot – des traces laissées par l’affaire Dreyfus dans l’intimité des foyers. Michel et Elvire S., grands-parents maternels de Roger W. étaient à la fin du xixe siècle commerçants en tissus à Roubaix. Leur nom à consonance juive en fait des victimes toutes désignées pour les bandes antisémites qui assaillent régulièrement leur magasin. À plusieurs reprises, la vitrine est cassée, les stocks abîmés. Les S. préfèrent alors fermer boutique. Michel S. survit quelque temps en vendant des vêtements comme colporteur, puis la famille s’installe à Paris, grande ville où elle espère que son nom passera plus inaperçu. Jusqu’à la génération de Roger né en 1928, l’affaire Dreyfus est restée un sujet fréquent des discussions familiales, notamment par le biais de leur histoire propre.
53Georgette Becker, épouse d’André Becker, fut elle aussi, d’une façon différente, directement touchée. Son père Henri Dreyfus, sans aucun lien de parenté avec le capitaine, était à la fin du siècle marchand de vin à Bercy. Les troubles engendrés par l’affaire l’obligent à changer de nom. Il opte pour le patronyme de sa femme, Simonin, patronyme transmis officiellement à leurs enfants. Le nom Dreyfus disparaît de la famille.
54L’affaire Dreyfus n’est plus seulement histoire politique, elle est bien histoire juive. Sa transmission discrète et restreinte au groupe familial atteste de la blessure laissée par l’affaire et, malgré sa conclusion favorable, d’une sourde inquiétude, d’une nécessaire vigilance. C’est bien dans ce sens que Jacques Lazarus77 « connaissait complètement et totalement l’affaire Dreyfus. […] C’était tellement récent que ça avait profondément marqué la communauté juive78 ». Car elle est aussi expérience collective de la Communauté. Michael Marrus blâme l’extrême discrétion du rabbinat et du Consistoire, qu’il analyse comme le stigmate d’une perte d’identité dissoute dans l’assimilation79. Mais ces institutions sont, avant tout, des organisations cultuelles qui ne peuvent officiellement prendre parti pour une cause sans rapport avec la religion. Elles s’interdisent d’intervenir publiquement dans un domaine considéré comme politique. C’est dans la tradition de respect de la laïcité chère aux Français israélites.
55C’est pourtant à cette époque que les institutions juives mettent en place des pratiques de lutte contre l’antisémitisme qui perdurent jusqu’au milieu du xxe siècle. Dans un contexte où certains voudraient précisément nier leurs droits politiques de citoyens français, elles entendent rappeler urbi et orbi combien cette appartenance leur est chère. D’où, en toutes circonstances, les protestations d’amour et de fidélité à la France. Le grand rabbin Zadoc Kahn applique sans faillir « le principe du culte à rendre à la France80 ». Les organisations communautaires n’entendent pas non plus laisser les antisémites occuper le terrain idéologique. Si certains prônent « le silence du dédain81 » face aux paroles de haine, la plupart ont estimé qu’il fallait systématiquement les dénoncer et les réfuter. Le grand rabbin Zadoc Kahn est de ceux-là. Cette dénonciation est réalisée par l’intermédiaire des sermons rabbiniques82, de publications plus ou moins liées aux institutions et de la grande presse. Elle se concrétise aussi par la création, à l’initiative de Zadoc Kahn, d’un petit et discret Comité de défense contre l’antisémitisme qui agit avec une telle réserve que seuls quelques associés connaissent son existence, devenue officielle seulement en 1902. Le comité finance diverses publications contre l’antisémitisme, aide peut-être à faire battre quelques candidats antisémites et contribue au financement du Journal du Peuple créé pour soutenir Dreyfus. Il serait l’ancêtre, encore plus modeste et confidentiel, du Centre de Documentation et de Vigilance de 1936. Le culte de la patrie, le silence dans le domaine politique, la réfutation des théories antisémites et la discrétion restent les principes de la lutte contre l’antisémitisme, encore pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces fondements ne sont pas sans ambiguïté puisque ce goût pour le confidentiel est propre à alimenter certains propos antisémites. Mais l’issue de l’affaire Dreyfus tendrait à prouver aux Français juifs que ces pratiques sont, sur la terre des droits de l’homme, non seulement les plus légitimes mais aussi les plus efficaces.
Une histoire franco-juive
56L’affaire Dreyfus est aussi une histoire française et juive, ultime démonstration des bienfaits du franco-judaïsme. Paradoxalement, elle conforte les Français israélites dans leur vision d’une France humaniste et juste, ainsi que l’exprime René Cassin.
« Nul doute que mon amour pour la France ne s’est accru considérablement quand je me rendis compte que tant d’hommes désintéressés affrontèrent les risques personnels les plus grands, pour faire réviser une condamnation prononcée au mépris des droits de la défense d’un officier qu’ils ne connaissaient pas. C’est alors que j’appris, comment un des premiers actes de la Révolution de 1789 fut la proclamation des droits de l’homme et comment l’Abbé Grégoire fut l’initiateur et de l’abolition de l’esclavage et, avec d’autres Français, l’artisan de l’accès des Juifs à l’égalité des droits avec les autres citoyens français83.»
57Ce combat devient tout à la fois initiation à l’histoire de France et de ses juifs, aux droits de l’homme et à la défense de ses droits. Au travers de ses récits judéo-provençaux, le grand-père d’Armand Lunel lui raconte aussi l’affaire Dreyfus, l’erreur judiciaire et l’antisémitisme. Il n’oublie pas de préciser les liens de famille qui unissent le capitaine à Carpentras, et sa présence dans la ville. Les antidreyfusards sont présentés comme les descendants de ceux qui au Moyen Âge, puis à l’époque moderne, persécutaient les juifs. La leçon d’histoire politique sous-jacente est claire : les ennemis de la république sont aussi les ennemis des juifs. L’ordre républicain est garant d’une justice qui par essence protège ses citoyens, mêmes juifs.
58C’est entre cette appréhension, toujours discrète, et la passion renforcée de la France des Droits de l’Homme que se situent les héritages de l’affaire Dreyfus. Elle entraîne les Français israélites vers des options politiques qui leur semblent les plus éloignées de tout antisémitisme et qui professent une plus grande tolérance d’esprit. Ce souvenir semble avoir rejeté, au moins pour quelque temps, les Français israélites vers la gauche souvent modérée, pas obligatoirement sociale. En revanche, la droite la plus extrême demeure pour eux confondue avec les antidreyfusards et l’antisémitisme et leur attrait pour la droite traditionnelle en pâtit. Elle incite aussi les Français israélites, toujours par crainte d’une accusation, à afficher un patriotisme sans faille qui trouve l’occasion de s’exprimer dans la Première Guerre mondiale.
La Grande guerre : le patriotisme, « laver l’affront » de l’affaire Dreyfus
59La génération parfois baptisée « génération du feu » est pour notre étude la plus nombreuse. Née entre 1885 et 1895, elle a entre 19 et 29 ans en 1914 et s’ouvre au monde extérieur, entame sa vie professionnelle et affective pendant ou juste après la guerre. Elle est mêlée, dans les combats et les tranchées, à ses aînés plus avancés dans leur carrière, souvent mariés et pères de famille. Ces mêmes aînés qui, jeunes, ont vécu l’affaire Dreyfus.
Les Français israélites dans la grande guerre
Une guerre juste
60La déclaration de guerre découvre des hommes déterminés à servir leur patrie, même s’ils partent plus résignés qu’enthousiastes84. René Cassin, proche des socialistes et de Jaurès, souligne la dignité des Français devant l’inéluctable. Dans son journal, écrit pendant l’année 1915, évoquant la mobilisation, il insiste non sur l’enthousiasme de la population, mais sur sa résolution, sa fermeté, attitude qu’il partage entièrement. Pour la très grande majorité des combattants, juifs ou non, la France est dans son droit. La guerre est une réponse légitime pour défendre leur sol contre un envahisseur, « un ennemi barbare85 » ; pour le droit et pour la justice, contre la tyrannie, symbolisée par le régime du Kaiser.
« L’enjeu, c’est toute la civilisation, la liberté et la paix du monde. Puisqu’il faut se battre, il est au moins réconfortant, satisfaisant moralement de se battre pour cela86.»
61Cette cause n’a pour Jules Isaac, comme pour nos autres témoins, aucune relation particulière avec le fait juif. Elle est celle de la France et des Français, contre les Allemands, fréquemment qualifiés de « Boches », notamment dans la correspondance et les carnets de guerre de René Cassin et Jules Isaac. Dans ces mêmes écrits, personnels et privés, ils évoquent très rarement leur judéité87. En 1914, les Français israélites ne diffèrent point de leurs compatriotes.
62Mais n’y a-t-il pas même sous-jacent volonté de revanche ? Le souvenir de 1870, la perte de l’Alsace-Lorraine hantent l’ensemble de la société française88. Bien sûr, les israélites originaires de cette région y sont particulièrement sensibles, mais guère plus que les Alsaciens-Lorrains « optants » des autres confessions. Robert Debré, dont les liens sentimentaux et familiaux avec l’Alsace sont vivaces la conserve dans son cœur tout au long du conflit. La fin de la guerre est, pour lui, synonyme de sa délivrance :
« LA GUERRE EST FINIE, l’Alsace est délivrée89.»
63Son retour dans le giron français a été, certes, l’une des justes causes de ce long conflit, mais insuffisante pour le motiver à elle seule. Aucun de nos témoins n’envisage d’ailleurs de s’y réinstaller. Le même Robert Debré, à qui l’on propose un poste à la faculté de Strasbourg, hésite un temps puis, un peu confus de ne pas participer à la reconstruction, décide de regagner Paris. À la fois parce que le poste ne lui convient pas tout à fait et parce que, finalement, « ne me rattachaient [à cette province] que des souvenirs et plus aucun lien90 ». L’Alsace rendue à la France se fait aussi plus lointaine. Elle redevient une terre comme les autres.
64Pour nos témoins, la guerre de 1914-1918, malgré l’Alsace, ne fut pas une guerre de revanche, mais bien guerre pour la défense de la nation française et des valeurs qu’elle porte, guerre aussi pour la paix. « La paix, les Juifs la désirent et estiment ainsi que la guerre est un mal nécessaire pour y parvenir91 ». Ces options sont dans la droite ligne des valeurs républicaines dans lesquelles ils ont été élevés et qu’ils ont défendues lors de l’affaire Dreyfus.
Réformés et soldats : les hommes dans la guerre
65Tous les hommes en âge de faire la guerre sont mobilisés. Darius Milhaud, de santé fragile, est le seul réformé mais, d’après son épouse, « il aurait désiré être engagé aussi92 ». Afin de contribuer à l’effort de guerre dans le civil, il intègre le Foyer Franco-Belge qui vient en aide aux réfugiés, puis la Maison de la Presse, service de propagande rattaché aux Affaires Étrangères. Il est alors « affecté et militarisé au service photographique de l’armée93 ». La composition demeure toujours son activité essentielle et la guerre n’est évoquée que de façon relativement distante dans ses souvenirs. En partie pour échapper à l’immense chagrin causé par la mort de son grand ami, le jeune poète Léo Latil94, il accepte le poste de « secrétaire », auprès d’un autre ami, Paul Claudel, nommé ambassadeur au Brésil. Il part en décembre 1916 et arrive le 1er février 1917 à Rio, où il découvre la musique populaire brésilienne qui devient une source d’influence importante. Il continue à composer, organise des concerts pour les œuvres de guerre françaises et réalise des tournées pour la Croix-Rouge au profit des prisonniers. Très patriote, il œuvre toujours pour la France en guerre, mais au travers de sa passion musicale qui reste le cœur de sa vie.
66Darius Milhaud est un cas particulier. Tous ses amis sont mobilisés, ainsi que tous les autres témoins masculins. Le conflit et ses horreurs ne sont cependant pas vécus dans les mêmes conditions par tous.
67Armand Lunel, Raymond F. et Robert Debré ne sont pas ou peu en première ligne. Jeune agrégé de vingt-deux ans, Armand Lunel, mobilisé de 1914 à 1919, est, grâce à sa connaissance de l’allemand, affecté à l’État-major comme interprète. Il ne connaît donc pas l’enfer des tranchées. Au travers de la correspondance qu’il échange pendant cette période avec Darius Milhaud, la guerre semble peu présente. Raymond F. a vingt-huit ans en 1914, il est avocat, marié depuis 1910 et père d’une petite fille. En raison d’une forte myopie, il n’est pas non plus envoyé en première ligne. En 1917, il souffre cependant de problèmes pulmonaires. C’est à La Bourboule où il se repose que naît, en 1917, sa seconde fille, Nicole. Robert Debré, âgé de trente-deux ans, marié et père de deux enfants, est, comme médecin militaire, le plus exposé des trois. Il traverse cependant toute la guerre sans être blessé, ce qu’il attribue à son statut de médecin. Bien que très fier de ses deux « simples citations au régiment et à la brigade95 », obtenues à Verdun et en Champagne, il ne les remet pas à sa mère car il se sent favorisé par le sort et estime que sa situation ne peut être comparée à celle des fantassins présents sur le front.
68René Cassin, Jules Isaac, André Becker et Jacob Kaplan sont enlisés dans les tranchées. Aucun n’est officier. Bien qu’il ne soit présent sur le front que quelques mois, la Première Guerre est, pour René Cassin alors âgé de vingt-sept ans, une expérience essentielle, fondatrice. Soldat de seconde classe dans l’infanterie, promu caporal après la bataille de la Marne, en octobre 1914, il est grièvement blessé quelques jours plus tard. Sa citation révèle qu’il aurait crié à ce moment :
« J’en ai touché au bras et au ventre. Vive la France quand même96 !»
69Preuve d’un patriotisme et d’un amour de la France exaltés qu’il conserve toute sa vie. Il passe sa convalescence à l’hôpital d’Antibes, d’où il sort au début du mois d’avril 1915. Réformé en juillet 1915, pour « éventration consécutive à une large plaie par balle de la paroi abdominale, une partie des projectiles n’ayant pu être extraits97 », René Cassin portera toute sa vie une ceinture abdominale. Décoré de la Croix de guerre avec citation à l’ordre de l’armée et de la Médaille militaire, il est démobilisé en septembre 1915 et devient rédacteur titulaire chez Sirey, à Paris. Peu après son mariage avec Pauline Yzombard, en mars 1917, il s’installe à Aix où il a obtenu un poste de chargé de cours à la faculté. C’est là qu’il prend contact avec les premiers groupements d’anciens combattants et s’inscrit dans l’association aixoise des réformés de guerre, dont il devient rapidement secrétaire adjoint. Il s’aperçoit alors que de nombreux réformés peinent à obtenir leur pension et il les aide dans leurs démarches. Peu à peu, le mouvement s’organise et s’étoffe. Les sections locales sont regroupées en une fédération départementale des Bouches-du-Rhône dont René Cassin est délégué à l’assemblée qui se déroule à Lyon entre les 24 et 28 février 1918. Cette assemblée, qui réunit plusieurs fédérations, débouche sur la fondation de l’Union Fédérale des combattants mutilés et veuves de guerre (UF). Elle pose le principe du droit à réparation des mutilés et veuves de guerre, et donc du droit de l’individu face à l’État, thématique chère au cœur des dreyfusards et au cœur de toutes les luttes de René Cassin.
70En 1914, Jules Isaac, trente-sept ans, père de deux enfants et professeur au collège Rollin à Paris, est un homme inscrit dans la vie d’adulte. Simple soldat dans l’infanterie, sur le front allemand dès octobre 1914, il est rapidement promu caporal puis, en février 1915, sergent pour « faits de guerre ». Malgré sa participation à un peloton d’élèves officiers, il n’est jamais nommé officier et il semble qu’il en ait conçu une certaine amertume. Le 28 juin 1917, posté dans un observatoire d’artillerie du secteur de Verdun, il est grièvement blessé d’un éclat d’obus à la tête. La guerre n’est pas finie pour lui, mais il ne revient pas au front. Après plusieurs mois d’hôpital puis de convalescence, il est affecté en décembre 1917 dans la section des secrétaires d’État-major au Grand Quartier Général puis, en février 1918, au service d’information du ministère des Affaires Étrangères. Ses « carnets de guerre » ainsi que ses lettres à sa femme, Laure, témoignent d’un fort patriotisme allié à la haine de l’ennemi allemand, « les Boches ». Comme René Cassin, il porte un regard très critique sur la hiérarchie militaire, souvent accusée d’incompétence. Ses carnets témoignent aussi de la volonté de poursuivre la guerre jusqu’au bout, jusqu’à la victoire, malgré le commandement, malgré les immenses pertes humaines. Au fil des années, il glisse « de l’acceptation de la guerre en 1914 à une sorte de lassitude très critique, mais toujours patriotique et résolue en 191798 ».
71Jacob Kaplan et André Becker, tous deux nés en 1895, appartiennent à la classe 1915 et ont à peine dix-neuf ans en 1914. André Becker demeure au front toute la guerre et participe à la bataille de Verdun. Élève au Séminaire depuis 1913, Jacob Kaplan n’échappe pas pour autant aux tranchées de Champagne. Un éclat d’obus le blesse au genou en avril 1916 mais, après quelques semaines de soins, il rejoint son régiment basé depuis mai 1916 dans le secteur de Verdun et y reste jusqu’en août 1917. Il appartient à la liaison dans laquelle il « préfère rester. Car tout en courant les mêmes risques que mes camarades, je n’avais pas à tirer, je n’avais pas à causer la mort. Je ne pouvais supporter que moi, futur rabbin, je sois responsable de la mort d’un homme fût-il mon ennemi99 ». Décoré de la croix de guerre et d’une citation à l’ordre du régiment, Jacob Kaplan n’est rendu à la vie civile en 1919 et devient rabbin en 1920. Dans l’entre-deux-guerres, il est le seul rabbin français et ancien combattant qui n’ait pas été aumônier.
Les citoyens allemands d’Alsace-Lorraine
72La situation des Alsaciens-Lorrains est tout autre : citoyens du Reich, ils sont mobilisés dans l’armée allemande. Le gouvernement se méfiant d’eux, un assez grand nombre est envoyé sur le front de l’Est, mais Adolphe L. et Ernest J. y échappent tous deux. Adolphe L. est blessé dès le quatrième jour dans une attaque en Meurthe-et-Moselle. La guerre est donc finie pour lui, il est démobilisé. Il garde de sa blessure une légère claudication qui s’arrange avec le temps. Les Alsaciens-Lorrains qui ont combattu dans l’armée allemande sont considérés par la France, à partir de 1919, comme anciens combattants. La pension d’Adolphe L. pour sa blessure est alors prise en charge par les services français à Thionville100. Ernest J. reste soldat pendant toute la guerre et se satisfait d’autant mieux de son affectation dans l’intendance « qu’il ne voulait pas servir le gouvernement allemand de Guillaume II101 ». Pour les Alsaciens-Lorrains, juifs ou non, cette guerre peut prendre des aspects fratricides.
73Certains franchissent le pas, désertent, s’exilent ou s’enrôlent dans l’armée française. Le père de Jacques Lazarus, né dans un village près de Colmar, se trouve en Suisse lors de la déclaration de guerre. Afin de ne pas être incorporé dans l’armée allemande, il y demeure toute la guerre. C’est là qu’il rencontre sa femme, elle-même issue d’une famille juive alsacienne, arrivée après 1870 et là que naissent leurs deux enfants. Le couple s’installe à Colmar dès la fin de la guerre. Maurice W., venu de Forbach, en Lorraine allemande, n’est à Paris que depuis le début de l’année 1914. D’après le témoignage de son fils, il lui a semblé tout naturel de s’engager dans l’armée française dès le début des hostilités.
Les femmes dans la guerre
74Si les femmes n’affrontent pas les rigueurs et les horreurs du front, leur engagement a ceci de particulier qu’il est volontaire.
75La mère de René Cassin est soignante dans un hôpital de Nice. Elle souscrit par ailleurs plusieurs emprunts de la Défense Nationale. La future épouse de René Cassin est elle aussi soignante et réussit à se faire affecter à l’hôpital d’Antibes pour lui prodiguer soins et réconfort. En 1914, Cécile Brunschvicg est déjà une militante accomplie du mouvement féministe. Les réformistes ont, dès août 1914, repoussé les revendications proprement féministes pour se grouper derrière la bannière de l’Union sacrée. La campagne suffragiste a repris en 1916, après un débat qui oppose les tenantes d’une campagne active en faveur du suffrage intégral et celles qui souhaitent une campagne plus discrète adaptée aux temps de guerre. Cécile Brunschvicg se range clairement dans la seconde catégorie, en accord avec son profond patriotisme qui lui fait placer les intérêts de la France au-dessus de tout. Elle déploie entre 1914 et 1918 une intense activité. Elle dirige l’œuvre du logement des réfugiés du Nord et de l’Est qui gère un budget de plusieurs millions de francs. Dans un premier temps, elle se fait prêter des maisons inoccupées pour loger des réfugiés, puis entreprend d’achever la construction d’immeubles, interrompue par la guerre. Elle obtient des concours de financiers et des subventions, et parvient ainsi à loger jusqu’à 25000 personnes. Cette action lui vaut la croix de la Légion d’Honneur. En 1917, s’inspirant du modèle anglais, elle crée à Paris l’École des Surintendantes d’Usines (ESU), ancêtre de l’école d’assistantes sociales, qui prépare des jeunes filles au travail social en usine, auprès des employées et ouvrières. Elle se préoccupe aussi de la question de la natalité, considérée comme une cause nationale et patriotique. Elle déclare en 1916 à un groupe de parlementaires qu’après la guerre, « le premier devoir sera d’avoir beaucoup d’enfants pour combler les vides102 ». Elle-même accouche d’un quatrième enfant en 1919.
76En 1914, Yvonne Netter a vingt-cinq ans ; mariée depuis 1911 elle est mère d’un petit garçon de deux ans. De santé fragile, son mari, Pierre M., n’est pas envoyé au front, mais incorporé comme chauffeur, puis démobilisé en 1915 ou 1916, pour maladie103. De mars 1915 à mai 1917, Yvonne Netter est, elle, infirmière puis infirmière-major à partir de juin 1916, date à laquelle son statut est assimilé à celui des anciens combattants. De juin 1917 à octobre 1917, elle est « militarisée dans la zone des Armées […], affectée à l’Hôpital Militaire Complémentaire de Meaux104 ». Elle reçoit en novembre 1918 l’insigne décerné aux infirmières militaires. Elle raconte dans ses carnets, écrits bien après la Seconde Guerre mondiale105, qu’elle a souhaité, par cet engagement, défendre sa patrie et peut-être un honneur familial malmené par le retour à la vie civile de son époux.
Une surenchère patriotique des Français israélites ?
77Les Français israélites pratiquèrent-ils une surenchère patriotique par crainte d’être accusés de lâcheté, par peur de ne pas voir leur patriotisme reconnu ? Et pour barrer la route à l’antisémitisme et laver définitivement l’affront de l’affaire Dreyfus ?
78Plusieurs témoins soulignent leur patriotisme et leur détermination, malgré d’autres possibilités, à rester en première ligne. Robert Debré, en raison de ses refus répétés de prendre un poste dans un laboratoire de bactériologie de l’armée à l’arrière, est surnommé « le bactériologiste récalcitrant106 » par son médecin chef. Il ne relie jamais son attitude à sa judéité, mais toujours à la volonté de faire son devoir de Français et de médecin. Il s’est d’ailleurs toujours refusé à considérer le fait juif comme motivant ses décisions et ses prises de position. En 1914, il a depuis longtemps rompu avec la croyance religieuse enseignée par son père et a contracté un mariage mixte. Il est par ailleurs un jeune professeur reconnu pour ses qualités et qui appartient déjà à un monde de notables. Il n’en demeure pas moins que Robert Debré, tout comme Cécile Brunschvicg ou Yvonne Netter, sont aussi les héritiers d’une culture jamais reniée, culture très patriotique des judéo-alsaciens et des Alsaciens « optants ».
79En revanche, René Cassin et Jacob Kaplan expliquent leur comportement en partie par la relation que, juifs, ils entretiennent avec la France. C’est à l’affaire Dreyfus que René Cassin songe lorsqu’il refuse de participer au Conseil de guerre et choisit de rester avec sa compagnie. Il cite l’exemple d’un autre soldat de la compagnie, juriste comme lui, qui, pour les mêmes raisons, prend les mêmes options107. Jacob Kaplan évoque des motifs proches. Les aumôniers israélites manquent et le grand rabbin de France, Alfred Lévy, propose au jeune séminariste d’exercer cette fonction qui lui donnerait automatiquement le grade de capitaine, lui permettrait de bénéficier d’une situation moins pénible que celle de simple soldat et lui ferait courir moins de dangers. Le jeune homme hésite un peu et refuse, parce que « des considérations d’ordre moral [l]’obligeaient à rester au front108 ». Ces « considérations d’ordre moral » sont de même nature que celles d’un René Cassin, laïque et non-croyant.
« Je sentais profondément que parce que Juif, je devais rester avec mes camarades : je ne voulais pas donner l’impression que je cherchais à “me planquer”, comme on disait alors109.»
80La trace d’une surenchère patriotique perce aussi à travers les récits héroïques, racontés par sa mère et sa grand-mère au jeune Roger W., dans les années trente.
« Mon oncle Roger a été tué à la guerre de 14-18 et je porte son prénom. Il a été tué dans la Somme. C’était le héros de la famille.
[…] Il a voulu faire du zèle, on a dit dans la famille qu’il avait été blessé une première fois à l’épaule, qu’il n’était pas obligé de revenir au front et qu’il a tenu quand même à y retourner pour manifester son patriotisme. […] Et les juifs voulaient montrer leur patriotisme et montrer qu’ils n’étaient pas des traîtres110.»
81Ce « héros de la famille » est aussi célébré alors qu’il était encore enfant, pour s’être battu à l’école au nom de la défense de Dreyfus…
82Qu’ils soient religieux ou non, éloignés ou non de la Communauté, être juif implique pour ces hommes un comportement exemplaire. Bien qu’il soit difficile d’établir un étalonnage du patriotisme, valeur partagée par la très grande majorité des Français, le zèle patriotique des israélites, attentifs à mériter de leur pays, encore anxieux de possibles relents de l’affaire Dreyfus, fut très sûrement une réalité. Mais ce zèle se voulut aussi discret. Soucieux de faire leur devoir autant que de se fondre dans l’ensemble national, ils ne revendiquèrent – et même au contraire – aucun mérite particulier. Ils insistent avant tout sur le sort partagé avec tous les enfants de France, souhaitant mettre en exergue le fait que les juifs se sont alors totalement fondus dans ses « diverses familles spirituelles111 ».
Souvenirs et culte de la Première Guerre mondiale
La fraternité des tranchées : « l’embellissement du souvenir112 »
83Les souvenirs des combattants sont toujours effroyables. L’horreur des conditions de vie sur le front suscite entre les soldats une solidarité qui semble recouvrir les motifs même de la guerre. Les grandes causes – la liberté contre la barbarie, la défense de la patrie, l’Alsace-Lorraine – sont présentes, nous l’avons vu, mais apparaissent finalement théoriques ou secondaires au regard des conditions de vie113. Face à l’horreur du conflit, la solidarité, la fraternité, la camaraderie entre soldats – qui ne semblent d’ailleurs pas concerner les officiers de carrière, rarement mentionnés et, quand ils le sont, fréquemment désavoués – sont plus souvent mis en avant. Ce rapprochement des hommes signifie aussi la négation des différences régionales, sociales, religieuses ou idéologiques, négation à laquelle les Français israélites sont particulièrement sensibles.
84René Cassin vit la guerre comme une expérience de fraternité entre soldats, un apprentissage de sa terre et de sa nation, une communion quasiment mystique avec sa patrie. Il est, dans ce domaine, une relative exception.
« C’est la Première Guerre qui charnellement m’a fait le mieux aimer la terre française et ceux qui la cultivent. […] Combien plus profonds ont été les liens avec ceux qui marchent, mangent et luttent à vos côtés ? La vie m’a permis de maintenir ces liens depuis plus de cinquante ans. […] Lorsqu’en fin 1914, j’expliquai, dans mon lit d’hôpital, au jeune interne qui soignait alors mes blessures, pourquoi j’accueillerais avec sérénité les quelques douleurs qu’elles me causaient et même les infirmités qui en seraient la suite, ce n’est pas une insensibilité ou un stoïcisme particulier que j’invoquais ; c’est la reconnaissance individuelle ou collective que j’avais pour la patrie française et la fierté éprouvée d’avoir défendu celle-ci, fût-ce au prix de ma vie et de mon intégrité corporelle114.»
85René Cassin, seul parmi nos témoins, souligne si fortement, dans ses souvenirs de 1914-1918, le don entier de sa personne à la France. Deux raisons peuvent expliquer ce léger décalage. Il est blessé très tôt, son patriotisme n’est pas rongé par quatre années de combat et il fait preuve, tout au long de sa vie, d’un amour immodéré de la France, passion totale, placée au-dessus de tout.
86Jules Isaac, dans un très beau texte écrit en 1919, sur le retour à la vie civile des soldats, cerne peut-être mieux les sentiments qui animent nombre d’anciens combattants, juifs ou non. Il s’adresse à ses « frères des tranchées115 » et à ceux de « l’arrière ». Il souligne l’immense différence entre les deux catégories. Les anciens combattants sont unis par des souvenirs identiques qui les condamnent à ne plus jamais être « pareils aux autres116 ». Ils restent, même en temps de paix, hantés par la guerre, par les tranchées, par la peur de leur propre mort, par celle de leurs compagnons, par les souffrances endurées. Les anciens soldats ne sont plus à l’unisson avec le reste de l’humanité.
« Aussi profond est l’abîme qui sépare les morts des vivants, aussi profond celui qui nous sépare de vous. Nous sommes marqués d’un signe secret qui vous échappe. Nous sommes des revenants117.»
87Ils sont en même temps tournés vers l’avenir et investis d’une mission. L’auteur ne précise pas réellement le contenu de cette mission, si ce n’est celle de construire un avenir radicalement différent et d’assurer la paix entre les peuples.
« Nous ne voulons plus reprendre la vieille route, nous savons où elle mène. […] D’un regard lucide, nous découvrons maintenant tout un fatras qu’il faut déblayer.
[…] Nous sommes des revenants, mais des revenants d’une espèce singulière, qu’épouvante le passé, que l’avenir seul attire. Puisse l’avenir nous libérer définitivement du passé118 ! »
88Singulière formule pour un historien…
89Les combattants veulent transmettre non leur expérience, mais les valeurs essentielles qu’ils estiment avoir puisées dans cette expérience, soit la « fraternité des tranchées » – même si cette fraternité participe d’un « embellissement du souvenir119 » –, la solidarité humaine et, bien sûr, la paix dont la recherche participe des ambiguïtés de la crise des années trente. Pour autant, la patrie et le patriotisme ne sont pas rejetés, mais ils ne sont plus obligatoirement les références exclusives et uniques. L’humanité et la fraternité doivent, à présent, compter au moins autant. Dans les années de l’après-guerre, les anciens combattants « n’ont pas le sentiment d’avoir fait la guerre dans le culte de la patrie ; la patrie doit, en revanche, se souvenir qu’ils l’ont faite pour elle120 ». Les Français ont servi leur patrie et aspirent à un bien-être mérité. Les Français israélites ont, eux aussi, servi et bien servi. La patrie ne leur est en peut-être pas redevable mais ils ont, à travers les souffrances et la mort partagées, au moins payé leur dette envers elle et prouvé leur appartenance. Ils sont quittes. La Communauté juive compte ses morts121 et songe qu’elle a des éléments de réponse en cas d’un retour de l’antisémitisme et d’une toujours possible accusation de trahison. Par les épreuves et le sang versé, les juifs sont totalement agrégés à la communauté française. La fusion de tous les Français dans le combat marque l’accomplissement de l’Émancipation et l’ultime fin de l’affaire Dreyfus. Pour Jacques Lazarus, né en 1916 et militaire de carrière dans les années d’entre-deux-guerres, l’antisémitisme était peu présent au sein de l’armée précisément grâce à « la Première Guerre qui avait brassé les ethnies122 ». Les juifs ont combattu, ils ne risquent plus l’accusation de traîtrise. Transmettent-ils aussi cette dimension particulière à la génération qui suit ?
Présence et transmission de la mémoire de la guerre
90Pour cette génération, enfant ou adolescente dans les années vingt et trente, la guerre est partout présente. Au travers des voiles de veuves, des mutilés, de leurs camarades de classe orphelins ; au travers des commémorations officielles et, en particulier, de celles du 11 novembre, auxquelles participent les familles, les institutions civiles et religieuses, les écoles. La plupart se souvient d’avoir assisté aux grands défilés du 14 juillet et du 11 novembre. Tous les ans, le 11 novembre, André Becker amène sa famille « saluer et complimenter l’armée française123 ». Il n’est pas particulièrement militariste, mais pense que l’armée est nécessaire. Il salue peut-être aussi ses anciens camarades de combat et leur souvenir.
91Récits et souvenirs participent de cet environnement. Dans toutes les familles, on rappelle la guerre, on se souvient des morts. Bien sûr, cela dépend de la personnalité de chacun. André Becker raconte peu, mais « le casque qu’il avait emporté avec lui resta toujours planté au plus haut du buffet en loupe d’orme de la salle à manger familiale124 ». Raymond F. n’en parle pas non plus, mais le conflit n’en est pas moins présent dans l’éducation de sa fille, Nicole F., qui grandit dans l’idée de réconciliation nécessaire entre les peuples et en particulier entre Français et Allemands. Ce modèle influence fortement sa vision quand, jeune adulte, elle commence à s’intéresser à la vie politique nationale et internationale.
92La guerre est également affaire de héros, de martyrs. On l’a vu, le jeune Roger W., qui a reçu le prénom de son oncle maternel mort en 1916, entend beaucoup raconter ses faits de guerre. Symbolique aussi, l’encadrement de la légion d’honneur et des médailles de cet homme mort en héros. Le cadre est « bien en évidence dans le salon125 » de sa grand-mère. Les citations, les photos sont collectionnées et affichées. La mère de Robert Debré recueille, elle aussi, les citations et décorations de tous les membres de la famille126, sauf celles que son fils lui a refusées. Cet affichage est d’autant plus important que, pour la première fois dans une guerre, de nombreux corps ne sont pas retrouvés – ainsi celui de l’oncle Roger – et les familles ne disposent pas de sépulture.
93Cette mémoire familiale autour d’un héros, cette sacralisation de ceux qui ont disparu dans les combats n’est pas une spécificité des Français juifs. Le culte des morts rendu par la France entière en fait foi127. Ce culte est peut-être encore plus vigoureux dans des familles françaises juives s’honorant de compter des morts glorieux qui attestent leur courage, leur patriotisme et « démentent cette fausse réputation de lâche, de couard et celle d’envoyer les gens se faire tuer à notre place128 ». Encore aujourd’hui, pour ces mêmes raisons, Roger W. conserve les médailles et les photos militaires de toute la famille, dont celles de son oncle homonyme.
Mémoires communautaires, mémoires nationales et mémoires privées
94La Communauté s’empare officiellement de la mémoire de 1914-1918 et organise sa commémoration, glorifiant le souvenir des juifs tombés au champ d’honneur. Avant même la fin de la guerre, une mission animée par Émile Durkheim et Sylvain Lévi, président de l’AIU, avait pour objectif de recenser la présence et les actions des juifs dans la guerre. Dès 1918, Albert Manuel recueille témoignages et données, en vue d’établir un « livre d’or » de la participation des juifs français au conflit. Son ouvrage, Les Israélites dans l’armée française, publié en 1921129 puis à nouveau l’année suivante, connaît un grand succès. On souhaite aussi rappeler le sacrifice des juifs étrangers. Maurice Vanikoff, directeur du Volontaire Juif, journal de l’association des volontaires juifs, aidé par Edmond Fleg et le rabbin Liber, recueille leurs récits. Les résultats de leur enquête sont publiés quelques années plus tard dans ce journal. Dès les années vingt, les synagogues s’ornent de plaques commémoratives où sont inscrits les noms des fidèles tués au combat et, en 1923, un monument aux morts est érigé à la synagogue de la rue de la Victoire. Les rabbins et dirigeants communautaires invitent les autorités civiles à participer aux cérémonies organisées par la Communauté. De même, les rabbins sont présents aux côtés des représentants catholiques et protestants, aux cérémonies civiles organisées par les autorités politiques ou par les associations d’anciens combattants. L’Union sacrée entre tous les Français se perpétue à travers ces cérémonies. Le rabbin Abraham Bloch, tué à Taintrux le 29 août 1914, en devient le symbole, élevé au rang de mythe130. Grand rabbin de Lyon, Abraham Bloch, né à Paris dans une famille d’origine alsacienne, s’était porté volontaire pour être aumônier, malgré ses cinquante-cinq ans. D’après le témoignage de l’abbé aumônier dans le même corps, il aurait été mortellement frappé alors qu’en plein combat, il portait un crucifix aux lèvres d’un agonisant. La Communauté célèbre son nom à toutes les cérémonies et diffuse des cartes postales reproduisant le célèbre tableau de Lucien Lévy-Dhurmer qui, dès 1917, représente la scène. La « geste » d’Abraham Bloch dépasse la Communauté puisqu’il est cité par Maurice Barrès, antidreyfusard s’il en est, dans Les Diverses Familles spirituelles de la France131.
95La Communauté, tout en organisant ses propres commémorations, communie dans le souvenir national et n’entend pas se séparer du reste de la nation. Aucune organisation nationale d’anciens combattants français juifs ne naît avant celle d’Edmond Bloch en 1934132 et le Consistoire encourage plutôt ses fidèles à participer aux associations existantes. Les mémoires familiales construites autour des décorations, des récits de bravoure, des héros morts pour la patrie, s’agrègent aux mémoires communautaire et nationale. Le culte privé trouve ainsi son sens dans l’existence du culte collectif, même si l’on n’y participe pas directement.
96Chacun ayant la conscience, à la fois personnelle et collective, du devoir accompli : devoir d’homme, devoir de Français et devoir de juif. À la fin de la Première Guerre, le franco-judaïsme est à son apogée.
SOCIABILITÉS : ENTRE OUVERTURE ET CONSERVATISME
97Cet apogée ne signifie pas la disparition du fait juif mais, au contraire, le choix de conserver, de cultiver ou non, des modes particuliers d’être juif. Pendant l’entre-deux-guerres, les sociabilités s’élargissent plus ou moins timidement. Cette ouverture au monde non-juif est le signe d’une plus grande acceptation des israélites dans la société française, dans une période – les années vingt et encore le tout début des années trente – où l’antisémitisme est en recul, ou en veille, par rapport à la fin du xixe siècle.
Des sociabilités entrouvertes
À l’orée du xxe siècle : le « petit monde des Français israélites » en voie disparition ?
98Dans son enfance, au tournant du siècle, Armand Lunel a connu le monde en voie de disparition « des dames israélites de la ville133 ». Myriam, sa mère, née à Carpentras au milieu du xixe siècle, appartient à une famille établie dans le Comtat depuis plusieurs siècles. En 1890 elle épouse Auguste Lunel, le couple se fixe à Aix-en-Provence où Auguste exerce la profession de courtier. Armand y naît en 1892. Comme la plupart des femmes de sa génération, Myriam Lunel ne travaille pas. Elle a fréquenté, après sa grand-mère, ses grands-tantes et sa propre mère, la pension Muscat réservée aux jeunes filles juives qui y passaient le certificat d’études. Elle y apprit à lire et à écrire, à coudre, à jouer du piano, ainsi que l’histoire sainte et quelques prières. Les anciennes condisciples de la pension Murat sont ses seules relations sociales. En effet, « tout rapport autre que la politesse avec les dames catholiques de la ville134 » est impensable. Le monde judéo-alsacien de Paris évoqué par Annie Kriegel n’a pas un fonctionnement bien différent de celui des Provençaux : les femmes les plus âgées avaient une connaissance approfondie de la généalogie des familles judéo-alsaciennes. Signe de l’évolution des temps, Annie Kriegel n’attribue pas à sa propre mère, née en 1898 et mariée en 1923, cette même passion généalogique. De même, Suzanne Messiah, l’épouse d’Armand Lunel, elle-même issue d’un milieu israélite provençal très ancien, n’a plus, entre les deux guerres, les relations exclusivement israélites qu’avait eues sa belle-mère.
99Le monde masculin s’est ouvert plus tôt. Entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle, les hommes des mêmes familles – les Lunel, les Becker – sont intégrés dans le monde non-juif, notamment par leur profession. Le grand-père d’Armand Lunel, connu pour « sa réputation d’amateur d’histoire locale et de fin collectionneur [était] en contact sympathique avec toutes les notabilités du pays ; il était membre du Cercle Félibrige ; il avait été conseiller municipal135 ». Il entretenait une correspondance régulière avec Frédéric Mistral. Le parallèle peut être poursuivi avec la famille d’Annie Kriegel. Ses grands-pères, tous deux nés à Paris, Henri Becker en 1860 et Henri Dreyfus en 1871, étaient, d’après Annie Kriegel, francs-maçons, ce qui leur aurait ouvert des réseaux de sociabilité jusque-là fermés aux juifs.
100Les relations amicales débordent parfois le cadre masculin pour conquérir l’ensemble de la famille. Mais le cas est plutôt rare. Les parents de René Cassin, nés tous les deux en 1860, vivent à Nice. Ils ont « des rapports d’amitiés […] avec des officiers et notamment avec le médecin major Ducelliez et son épouse136 ». Le docteur Ducelliez, médecin de la famille après son départ de l’armée, devient un ami très proche de la famille. Le docteur et son épouse étaient protestants et proches des idéaux politiques du père de René Cassin. Cette appartenance à une autre minorité et cette proximité intellectuelle ont sûrement contribué à rapprocher les deux familles.
101Le « monde étroit des dames israélites », qu’elles soient provençales ou alsaciennes, tend à disparaître après la Première Guerre mondiale. Les Français israélites s’insèrent dans un espace social un peu moins étroit. Le mouvement s’amplifie dans l’entre-deux-guerres, mais la famille demeure centrale.
Les années d’entre-deux-guerres : « la famille et encore la famille137 !»
102La Grande Guerre brasse les populations, la mobilité géographique et sociale s’accroît et les femmes commencent à jouer un rôle à l’extérieur du foyer. Malgré tout, les modifications demeurent restreintes et les groupes sociaux assez strictement séparés.
103À Paris, dans la petite et moyenne bourgeoisie, la famille demeure le cadre essentiel des relations. Les H.-A. constituent un exemple ultime où la même activité professionnelle lie toute une famille. À une question sur le sujet, Monique H. s’exclame :
« La famille ! La famille et encore la famille !
Oui, il me semble que c’était un milieu plutôt juif autour de mes parents.
Mon père avait des amis de jeunesse mais il ne les voyait plus, il voyait ses frères, ses beaux-frères, ses cousins. Les relations professionnelles […] c’étaient des relations familiales en fait138.»
104Les parents de Roger W., eux aussi, « avaient des relations sociales dans le cadre de la famille proche et éloignée139 », bien que ses membres aient des activités professionnelles plus diverses. Ils voyaient surtout la parentèle d’Yvonne S. à Paris et partaient en vacances chez sa sœur qui habitait Cherbourg. Chez les Becker, on reçoit peu et exclusivement la famille. Tous les samedis, la mère de Georgette Becker et l’une de ses sœurs viennent dîner. Une fois, par an, « des dizaines d’oncles et de cousins140 » sont conviés. En 1934, leur logement s’avérant petit pour quatre enfants, ils s’installent dans un HBM141 moderne et confortable près du Carreau du Temple. André Becker travaille non loin, boulevard Beaumarchais. Mais c’est une autre raison qui a entraîné ce choix :
« D’une façon générale, toute la famille cherchait à rester dans le même quartier. […] Pas spécialement parce que c’était un quartier à dominante juive, mais simplement pour rester les uns près des autres142.»
105Malgré cette prédominance familiale, des liens se nouent parfois à l’extérieur de la maison. Au jardin de la place des Vosges où Georgette Becker emmène souvent ses enfants, elle entretient avec des dames « catholiques, […] très pratiquantes143 » des relations chaleureuses et régulières, mais qui « ne débordaient jamais les grilles144 » du jardin. Les Becker sont aussi très proches de leurs voisins de palier et cette amitié est assez forte pour, dans les temps difficiles des persécutions, leur fournir un refuge : des meubles y sont entreposés et, en cas d’alerte, ils peuvent franchir le palier. À Cayeux-sur-mer, ils retrouvent tous les étés des amis instituteurs. Leur amitié se fonde sur une culture commune laïque, anticléricale et de gauche.
106Pendant l’entre-deux-guerres, les notables des villes de province sont, plus que les Parisiens, insérés dans des réseaux où se mêlent juifs et non-juifs. L’éloignement de sa propre famille, le spectre social moins large en sont sûrement les causes. Plus la ville est petite, plus les relations entre juifs et non-juifs sont importantes. Depuis le début des années vingt, les Lazarus vivent à Luxeuil-les-bains.
« À l’époque, Luxeuil était une petite ville de 5 à 6 000 habitants, tout le monde se connaissait. On fréquentait à la maison, par la force des choses, des non-juifs.
Juifs, non-juifs, la distinction n’a pas de grand sens dans une petite ville comme Luxeuil. D’autre part, nous n’étions pas assimilés mais totalement intégrés145.»
107Les L., dentistes à Thionville depuis le début des années vingt, n’ont aucune parenté sur place. Membres du Consistoire et des œuvres caritatives juives, présents à la synagogue, ils ont des liens amicaux avec des Français israélites qu’ils côtoient dans les mêmes institutions. Mais ces relations ne sont pas exclusives.
« Ils connaissent des gens anciennement installés, c’est-à-dire du même genre que mon père, nés sous régime allemand et ayant la même histoire. L’un était architecte, l’autre était juge, le troisième était marchand de biens, le quatrième vivait à moitié à Paris, à moitié là et il était propriétaire d’eaux minérales. Des milieux bourgeois et peu de commerçants. C’étaient des milieux libéraux146.»
108Le couple est invité aux bals du sous-préfet, des Aciéries et de la Compagnie de Chemin de fer avec qui Adolphe L. a un contrat. Simone L. appartient aux Croix de Feu féminines pendant quelques années. D’après le témoignage de son fils, Claude L., cette adhésion serait davantage liée à une sociabilité bourgeoise qu’à des convictions politiques :
« À l’époque, ce n’était pas considéré chez nous comme une organisation d’extrême-droite. Il y avait donc les femmes de médecin, les femmes bourgeoises et au moins trois femmes juives étaient à Thionville embrigadées là-dedans. Enfin embrigadées ! C’était probablement lié aux œuvres de charité et surtout par patriotisme147.»
109Les L., tout en conservant une forte identité juive par leur pratique religieuse, leur appartenance à la Communauté, leurs relations essentiellement juives, sont aussi intégrés dans « la bonne société thionvilloise » et ont des relations ouvertes. Comme pour les Becker, mais avec des convictions différentes, les amitiés se fondent sur une histoire commune – ici, celle des Alsaciens –, un milieu social identique et des valeurs politiques et morales partagées.
Les personnalités
110Les élites, ou tout au moins les personnalités un peu connues, ont depuis bien plus longtemps ouvert leur cadre relationnel. Conservent-elles néanmoins quelques particularités ?
111Les rabbins se situent à la marge : ceux qui ont la charge d’une importante communauté sont considérés comme des notables et des personnages publics. La représentation de la Communauté auprès de leurs homologues des autres confessions et des personnalités politiques est partie intégrante de leur charge.
112Parmi les personnalités, plusieurs maintiennent, parfois leur vie durant, des complicités nouées pendant les années de lycée ou d’études supérieures. Elles sont parmi les premières expériences qui leur permettent de se démarquer du cercle familial. Robert Debré en conserve un souvenir encore enthousiaste bien des années plus tard. La plupart de ses camarades rencontrés au lycée appartiennent à la haute bourgeoisie non-juive148. Ses amitiés sont par la suite extrêmement diverses : il fréquente, outre le monde médical, le monde littéraire et artistique149.
113De ses années de lycée, Darius Milhaud conserve « deux amitiés merveilleuses150 » déjà évoquées, Léo Latil et Armand Lunel. Le premier, profondément attaché à la foi catholique, poète, est tué en 1915. Le « cousinage commun à tous les Israélites d’ascendance comtadine151 », dont Armand Lunel et Darius Milhaud sont fortement imprégnés, a donné à leur affection une tonalité particulière qui demeure tout au long de leur vie. Mais Darius Milhaud vit surtout dans le monde littéraire, artistique et musical parisien qui compose une mosaïque relationnelle diversifiée, fondée avant tous sur des connivences spirituelles, intellectuelles et artistiques. Bien qu’il soit très à gauche, favorable au Front populaire, la politique tient peu de place dans cette mosaïque. L’éditeur de ses œuvres et son épouse, fervents catholiques proches de Croix de Feu, sont régulièrement conviés au domicile du couple Milhaud. Le très catholique Paul Claudel, témoin lors de leur mariage, demeure un très grand ami. Des musiciens, Henri Sauguet notamment, défilent dans leur appartement. Sont reçus aussi Edmond Fleg, André Spire, écrivains dans la mouvance du renouveau d’une culture française juive.
114Les relations sociales peuvent être érigées sur un mode plus mondain. Les Rothschild, intégrés dans l’élite de la nation, côtoyant les personnalités les plus en vue du microcosme politique et artistique, constituent un cas particulier. Pour fêter ses dix-huit et son entrée dans « le monde », les parents de Guy organisent une réception où l’invité d’honneur n’est autre que… Raymond Poincaré152. À la tête du Consistoire, très actifs dans de nombreuses organisations caritatives juives qu’ils ont parfois créées, les Rothschild demeurent aussi enracinés dans le monde français israélite.
115Dans les années trente, Raymond F. est un avocat connu et son épouse aime les mondanités. Invités à de nombreuses soirées, Raymond et Yvonne rencontrent :
« le tout-Paris ! Des [hommes] politiques […] et des avocats, le milieu littéraire, de jeunes peintres, des relieurs. C’était avant tout littéraire, politique […] et mondain. Ma mère, à l’occasion d’un concours d’élégance, avait présenté une voiture… Ils sortaient beaucoup, allaient beaucoup au théâtre. La vie parisienne153…»
116Yvonne F. organise dans la cour de son immeuble un ouvroir à destination des jeunes mères en difficultés. Il ne reste plus trace chez les F. d’une sociabilité spécifiquement juive.
117Yvonne Netter fréquente depuis sa prime jeunesse la Société de Secours Mutuel des Dames israélites de Paris, les Asiles de Jour et de Nuit et la Crèche israélite et y demeure très active jusqu’en 1940. Pro-sioniste, elle fonde la section française de la WISO154 et organise chez elle certaines de ses réunions. À partir de 1933, elle aide et recueille des juifs réfugiés en France et participe à de nombreuses associations de secours. Par son militantisme, elle est aussi en contact avec le milieu féministe modéré ; par sa profession, avec les membres du barreau parisien. Elle est par ailleurs adhérente de la loge maçonnique du Droit humain fondée par M. Martain et par la féministe Maria Deraisme. Des relations très éclectiques, donc. Peu après l’anniversaire de ses quatre-vingt-dix ans, elle décide de raconter sa vie155 dans un petit carnet, écrit presque sans ratures et dans un style libre. Or dans cette autobiographie, elle, qui s’est convertie au catholicisme depuis 1940 et est assidue à la messe tous les dimanches, présente et situe nombre de ses connaissances par leur généalogie. Il apparaît que beaucoup d’entre elles sont des Français israélites dont elle connaît fort bien l’histoire et les origines familiales, qu’elle prend soin de noter. Malgré un parcours où elle s’affranchit de ses origines, Yvonne Netter demeure toute sa vie marquée par l’environnement d’une bourgeoisie française israélite qu’elle connaît depuis son enfance et qui a déterminé son mariage. Son cas, pour particulier qu’il soit – avocate renommée, sioniste, féministe, puis convertie –, témoigne de l’empreinte forte de ce monde ainsi que de l’important degré d’interconnaissance de ces familles juives originaires d’Alsace-Lorraine. Même dans une ville comme Paris, nombre de ces familles entretiennent des rapports de cousinage, parfois très lointains, mais encore vivants dans les souvenirs et à travers certaines relations. On retrouve là les récits des vieilles dames férues de généalogie de l’enfance d’Annie Kriegel.
118Depuis le xixe siècle, le lien social entre les Français de diverses origines s’est fondé puis consolidé grâce à l’école, à l’apprentissage de la langue française, au développement des transports. Les particularismes locaux, mais aussi confessionnels, reculent au profit de la culture républicaine et d’un droit commun. Les israélites participent, comme les autres groupes, à ce vaste mouvement d’intégration à la nation française156. Pour autant, ils maintiennent des attitudes et des comportements venus du xixe siècle. La famille reste prépondérante ; les Parisiens d’origine alsacienne, les Comtadins, les bourgeoisies bayonnaise et bordelaise, connaissent encore les généalogies, les liens familiaux et les divers degrés de cousinage. Cet aspect – à preuve Yvonne Netter – n’est pas l’apanage de très vieilles dames ou de femmes confinées dans leur foyer. L’entre-deux-guerres est bien cette « période de transition entre les formes traditionnelles du xixe siècle et celles d’aujourd’hui157 ».
Les stratégies maritales : le maintien relatif de l’endogamie
119Cette connaissance généalogique s’enracine au cœur d’un monde préservé par l’endogamie, si essentielle qu'« autrefois, la famille célébrait les rites de deuil, lorsqu’un de ses membres concluait un mariage exogame158.» Les modèles traditionnels de la nuptialité dans les sociétés juives – universalité du mariage à un âge relativement jeune, intervention des parents dans le choix des conjoints et quasi-absence d’hétérogamie religieuse – subsistent au tout début du xxe siècle, mais commencent à être mis en péril dans l’entre-deux-guerres, où le champ des rencontres s’élargit dans le domaine scolaire d’abord puis dans la société en général. Dans le même temps, la religiosité est moins forte, moins structurante socialement, aussi bien chez les juifs que chez les chrétiens. Dans ces conditions, le maintien strict de l’endogamie tient de moins en moins de l’évidence.
L’endogamie, toujours le modèle
120Celle-ci reste malgré tout le modèle le plus fréquent dans les années de l’entre-deux-guerres, car le mariage avec un non-juif demeure un interdit fondamental pour la majorité des Français israélites, même éloignés de la religion. Ainsi, Charles A., non pratiquant mais marié à la synagogue au tournant du siècle, il prévoit dans son testament de léguer un lingot d’or à tous ses petits-enfants à condition que ceux-ci épousent un juif159.
121Au début du xxe siècle, ceux « qui exercent plus ou moins officieusement la profession d’intermédiaire de mariage ou schadchen160 » appartiennent de plus en plus au folklore, mais on organise des rencontres entre jeunes gens, et, le mariage arrangé persiste. Parfois, il devient « mariage d’amour161 », comme pour Suzanne et Gustave Aron, les parents de Raymond, unis en mars 1900. Yvonne Netter, elle, n’a pas cette chance. À tout juste vingt ans, elle rencontre sa future belle-mère dans une vente de charité. Après quelques visites de la jeune fille, madame M. demande sa main pour son second fils, Pierre. La demande apparaît d’autant plus merveilleuse à Yvonne et à son père que la famille M., très fortunée, dirige d’importants magasins qui ont des succursales dans plusieurs villes de province. Yvonne et son père, qui a tout de même exigé une visite médicale du futur époux, acceptent rapidement. Les deux fiancés se connaissent si peu que le jour de leur mariage, en octobre 1911, ils ne se reconnaissent pas162 ! Yvonne Netter et son père ne comprennent que plus tard la duperie. Pierre avait « mené une jeunesse dissipée », n’avait « pas fait de bonnes études163 » et était atteint d’épilepsie. S’il y a duperie, c’est bien parce que cette alliance a été conçue comme une transaction entre deux familles. Madame M. n’a pas jeté son dévolu au hasard sur la jeune fille. Mathieu Netter, industriel aisé dans les plumes et duvets, est loin d’avoir la même opulence, mais il a des revenus confortables et des biens immobiliers ; Yvonne a reçu une éducation bourgeoise et elle appartient à une famille française et juive. Cet exemple, bien qu’extrême dans sa brutalité, souligne la volonté de demeurer dans le même giron religieux et social.
122Après la Première Guerre mondiale, ces pratiques disparaissent peu à peu. La violence d’un contrat qui unit pour la vie deux jeunes gens se connaissant à peine n’est plus de mise, que ce soit dans le monde juif ou non-juif. Les annonces matrimoniales, apparues au tournant du siècle, s’avèrent une solution pour des jeunes hommes coupés de leur famille, comme Adolphe L., dentiste à Thionville en 1919, dont la situation est compliquée par la nécessité de trouver une jeune fille juive. Il « fait paraître une annonce dans un journal de dentiste164 », mais sans succès. Finalement, « les relations entre un commerçant de Thionville et l’oncle de ma mère […] ont fait que les fiancés se sont rencontrés en 1922 à Metz », où habite la jeune fille. Elle finit ses études de dentiste et épouse Adolphe L. en 1923. Ils travaillent ensemble à Thionville. La famille, les amis, des connaissances, parfois le rabbin, suscitent encore rencontres et épousailles.
123Simone A. et Léon H. se remarquent dans une réunion de jeunes gens organisée par les parents et se marient en 1924. Preuve supplémentaire du degré de cousinage des familles juives alsaciennes : un frère de Léon a épousé une cousine germaine de Simone. Les unions entre cousins germains ne sont d’ailleurs pas rares. Cette pratique, courante au xixe siècle dans les milieux juifs et non-juifs, persiste dans l’entre-deux-guerres. En 1938, Yvonne B. épouse par amour son cousin, le fils d’un frère de son père. Athées, ils se marient civilement, mais Yvonne B. précise qu’elle « croit, tout de même165 » qu’elle n’aurait pu épouser qu’un juif. Dans un monde où les relations sociales sont plus réduites, il est plus fréquent de prendre un conjoint parmi ses proches, un cousin ou un ami d’enfance. En 1902 à Saint-Étienne, Jules Isaac épouse religieusement une amie d’enfance, Laure Ettinghausen166, dont les parents sont juifs alsaciens. Son le père, courtier, avait opté pour la nationalité française en 1872167. Pourtant la famille de Jules Isaac s’oppose au mariage avec une jeune fille si pauvre qu’elle ne peut apporter de dot. Il passe outre : mariage d’amour, donc. Yvonne et Raymond F. se connaissent eux aussi depuis l’enfance. Raymond F., né à Saint-Étienne, accompagnait sa grand-mère à Paris lorsqu’elle rendait visite son amie, la mère d’Yvonne F. Jeune étudiant en droit et amoureux, il fait sa demande après le premier bal de la jeune fille.
124Darius Milhaud épouse en 1923 sa cousine Madeleine, fille du frère de son père. Madeleine, née à Paris, n’a reçu aucune éducation religieuse, ses parents vivant éloignés des institutions, et elle n’est pas croyante contrairement à son époux. Lui est déjà à cette époque un personnage connu qui dispose d’un réseau de relations très diversifiées. Il s’agit sans aucun doute d’un mariage d’amour, mais Darius Milhaud, très attaché à sa région d’origine, a peut-être souhaité conserver cet héritage à travers son union. Son ami, Armand Lunel, épouse en 1920 Suzanne Messiah, fille du président du Consistoire de Nice et héritière d’une longue dynastie de juifs du Comtat et de Malte. Sans religion, il aurait cependant lui aussi refusé une union en dehors du monde juif. Guy de Rothschild, lorsqu’il est en âge de fonder une famille, s’avise que « les choix restaient limités, ne fût-ce qu’en raison de l’exigence religieuse. Il fallait espérer l’étincelle168 ». Le jeune homme ne songe pas à se dérober à la règle. En 1937, son choix se porte sur la jeune veuve d’un industriel allemand, Alix Schey de Koromla, descendante d’une vieille famille hongroise et apparentée aux Rothschild par sa mère, née Goldsmith-Rothschild. Son mariage est d’autant plus approuvé qu’il est dans l’habitude des Rothschild de pratiquer « l’intermariage169 ».
125On se marie entre juifs tout à la fois pour maintenir la religion, la tradition, mais aussi par convenance et parce que c’est le monde que l’on connaît. L’endogamie, autant sociale que religieuse, souvent géographique, et parfois familiale s’impose le plus souvent comme une évidence.
Se marier à l’extérieur : une réprobation atténuée
126Pourtant, après la Première Guerre mondiale, le nombre de mariages à l’extérieur de la communauté progresse. Mais la réprobation est tellement attendue que les jeunes gens osent difficilement apporter la nouvelle à leurs parents. Florence, engagée avec un jeune homme catholique, dépêche sa sœur Yvonne B. auprès de leur mère. Contre toute attente, celle-ci ne semble guère s’en émouvoir et répond seulement : « ça la regarde170 ». Cette annonce n’est pas toujours aussi facilement accueillie. L’une des cousines de Liliane J., fille de « bons commerçants171 », épouse entre les deux guerres un cheminot. Dans la famille, « ça a été un drame épouvantable […]. Ils ne voulaient plus voir leur fille172 ». Le « drame » est d’autant plus « épouvantable » qu’il se conjugue avec une mésalliance sociale. L’annonce du mariage de Robert Debré avec Jeanne Debat-Ponsan173 « détermina dans [sa] famille l’ouragan que l’on imagine174 ». Robert Debré sait que « la profession de [son] père excluait tout mariage de ses enfants en dehors de la communauté israélite. Pour lui et les membres de sa communauté, j’étais coupable d’une sorte de reniement175 ». Malgré tout, les liens ne sont pas brisés avec leur fils, signe des temps, où l’affection pour les enfants est plus forte que les principes religieux. Peu à peu « au foyer de mes parents l’émotion s’apaisait176 ». En effet, si ces unions sont toujours réprouvées dans la famille et « montrées du doigt177 » dans l’ensemble de la Communauté, elles sont en même temps mieux tolérées et les nouveaux époux ne subissent pas d’ostracisme. Quant au deuil, il n’est plus de mise.
127Nombre de ces mariages mixtes, comme celui de Robert Debré, sont le fruit de rencontre dans le monde étudiant. René Cassin fait la connaissance de sa future épouse à Aix pendant ses études de droit et avant la Première Guerre ils vivent maritalement à Paris. Cette union libre, si peu en accord avec les mœurs de l’époque est-elle signe d’une grande liberté des deux jeunes gens ou d’inquiétude face aux réactions de leur famille respective ? Quoi qu’il en soit, en 1917, ils officialisent leur union à la mairie du VIe arrondissement de Paris. René Cassin demeure le seul de sa fratrie – ils sont quatre, deux garçons et deux filles – à faire des études supérieures et à vivre à Paris, le seul aussi à épouser une non-juive. Raymond Aron et Suzanne Gauchon, à Paris depuis 1928 et alors en licence de lettres classiques à la Sorbonne, se croisent aux décades de Pontigny178 en 1932. Faisant preuve d’une réelle indépendance d’esprit, elle le rejoint en Allemagne et ils ne se marient qu’en 1933 à leur retour en France. La mère de Raymond Aron aurait certes préféré marier son fils selon la tradition avec une jeune fille de la bourgeoisie israélite. Mais, passés l’étonnement et la légère déception, les beaux-parents se découvrent de réelles proximités intellectuelles et politiques.
« Ils ont baigné dans le côté radical-socialiste, anticlérical, la République etc. Donc, ça s’est très bien passé179.»
128Au tout début de la Seconde Guerre mondiale, Nicole F. épouse au temple protestant un jeune confrère d’origine catholique, converti comme elle au protestantisme. Si ses parents, et en particulier sa mère, réagissent mal à la conversion, le mariage avec un non-juif ne leur pose aucun problème180.
129Ces exemples soulignent à nouveau le primat du statut social et des valeurs sur l’origine confessionnelle. Et ce, d’autant plus que dans la plupart de ces mariages mixtes, les époux, parfois leurs familles (qu’elles soient d’origine juive ou catholique) sont éloignés de la religion. L’épouse de Robert Debré n’a pas été élevée dans le catholicisme et celle de Raymond Aron non plus. Dès lors, peut-on encore parler d’exogamie confessionnelle ? D’ailleurs, aucun des conjoints, ni côté juif, ni côté chrétien, ne se convertit, sauf dans le cas de Nicole F. Pourtant, si l’on admet que dans le mariage exogamique, il faut aussi prendre en compte « l’existence du groupe social et le fait que le mariage considéré transgresse les principes qu’il juge importants pour la survie du groupe et sa cohésion181 », il s’agit bien de mixité.
130Ces unions illustrent les limites et l’évolution de « ce monde étroit des Français israélites ». Si les parents Aron contractaient encore un mariage arrangé au début du siècle, la situation est profondément différente pour leur fils. La déreligiosité, la vie dans une société en évolution entrouvrent les portes ce « ghetto sans judaïsme » qui caractérisait en partie les israélites de France. Mais ceux-ci ne renoncent pas pour autant à leurs origines, parfois à leur religion, à leur culture. Ils demeurent israélites, chacun à sa façon.
DES JUDÉITÉS MULTIPLES ET… HEUREUSES
131Dans ces années vingt plutôt paisibles, ils cultivent le bonheur d’être français et déclinent leur judéité sur des modes très divers. Le climat de crise de la seconde moitié des années trente n’affecte pas sérieusement cet épanouissement. L’examen des liens avec la Communauté organisée, des pratiques religieuses et culturelles – au sens large du mot – et des différentes combinaisons entre ces données ont permis de mettre à jour trois grandes catégories : les « juifs consistoriaux », les « juifs militants et culturels », les « juifs en voie de déjudaïsation » ou « déjudaïsés182 ». Ces catégories ne sont pas closes et quelques-uns ont été rebelles à une classification, difficulté qui rend compte de la multiplicité des modes d’être français israélite.
Les consistoriaux
132Pour décrire sa famille pendant l’entre-deux-guerres, Liliane J. a spontanément utilisé l’expression de « juifs consistoriaux183 » qui, dans son esprit, s’oppose aux orthodoxes ou à ceux qui appartiennent à l’Union libérale israélite184. L’expression a paru convenir à ceux qui participent – souvent de manière très personnelle – à la vie communautaire et cultuelle juive.
La religion et ses nombreux accommodements
133L’inscription au Consistoire est le premier acte qui lie à la Communauté. Pour les consistoriaux, pratiquants ou non, elle relève de « leur devoir de juif185. » Même si ce n’est que financièrement, ils participent ainsi à l’entretien de la synagogue et aux œuvres. Au-delà de la simple inscription, ce « devoir de juif » est interprété par chacun de façon très personnelle.
134Les rabbins peuvent être considérés comme modèles de l’observance religieuse. Robert Debré, fils de rabbin, évoque longuement l’atmosphère de son enfance au début du xxe siècle. L’appellation de « temple », très courante dans les années de l’entre-deux-guerres, et la francisation systématique des expressions hébraïques sont ici caractéristiques de la volonté de discrétion et d’assimilation :
« La religion juive a fait partie intégrante de notre enfance. Elle se mêlait à notre vie d’une façon toute simple. C’est tout naturellement, et sans nous en apercevoir, que nous obéissions aux prescriptions du repos sabbatique. […] Les règles alimentaires étaient, cela va de soi, respectées dans notre famille […]. Tous écoutaient la prière dite au début de chaque repas pour rendre grâce au Seigneur. Chaque soir, une fois couchés, après le dernier baiser maternel, nous devions réciter à mi-voix une prière pour demander à Dieu de conserver la santé de nos grands-parents, de nos parents et de tous nos proches soigneusement énumérés pour que le Seigneur n’oublie personne. Les fêtes religieuses n’étaient pas simplement des jours de congé. Pendant le Jeûne du Grand Pardon186, les grandes personnes restaient du matin au soir à la synagogue, et nous, presque toute la journée. On ne cessait de prier. […] L’office terminé, les visages aux traits fatigués se détendaient. C’était la délivrance, Dieu avait pardonné.
D’autres fêtes étaient joyeuses, […], la fête des tentes187 [...]. Le repas pascal était solennel et singulier.
[…] Le jour du sabbat188, à la synagogue qu’on appelait le temple, on assistait à la sortie des rouleaux sacrés189. [...]
La réunion à la synagogue était l’occasion du rassemblement des fidèles autour de leur pasteur. Le samedi et les jours de fêtes, devant ses ouailles réunies, mon père, berger de ce troupeau, prononçait le sermon que chacun attendait190.»
135Tous les consistoriaux sont loin d’avoir une vie religieuse aussi intense ! Les femmes, comme chez les catholiques et les protestants, contribuent plus à son maintien, notamment au travers de la transmission aux enfants.
« Pourtant si j’étais Juif (sans m’en douter), c’est à ma mère que je le devais. Mon père ne savait pas grand-chose de la religion et n’y tenait guère. Ma mère y tenait modérément, mais elle y tenait, par tradition familiale bourgeoise sans doute. Elle m’apprenait à dire une prière le soir avant de m’endormir ; elle allait au temple pour les grandes fêtes ; elle observait strictement le jeûne de Yom Kippour (le Grand Pardon) et habitua mes sœurs à l’observer191.»
136On devine, à travers le récit de Jules Isaac, déjà bien des accommodements. Malgré une grande diversité selon les familles, quelques grandes tendances se dégagent.
Les grands rites de passage
137Les grands rites de passages sont généralement observés. Même dans les familles qui ne mettent que rarement les pieds à la synagogue, la circoncision reste difficile à contourner. Les garçons préparent ensuite leur instruction au Talmud Torah qui commence aussi à accueillir quelques filles, comme Liliane J. et sa sœur. Bien que très peu pratiquants, les W. y envoient leur fils Roger car, employés du Consistoire, « il fallait donner l’exemple192 ». Pourtant, de plus en plus d’enfants de consistoriaux ne reçoivent pas d’instruction religieuse. Léon H., marié à la synagogue, fait circoncire ses garçons. Mais, athée déclaré, il s’arrête là.
138Comme Léon H., les consistoriaux se marient le plus souvent à la synagogue, ce qui exclut les mariages mixtes, d’ailleurs rares et plutôt mal acceptés. Les enterrements aussi sont religieux, mais l’ensemble des usages de deuil est rarement respecté. Aucun témoin n’a fait mention des sept jours de deuil et les anniversaires de deuil ne sont que rarement célébrés. Cependant, si besoin est, on se déplace pour les coreligionnaires, afin que le quorum du minyan193 soit atteint et que les prières pour les morts puissent être dites.
Le shabbat et les grandes fêtes
139Les célébrations des grandes fêtes subissent elles aussi de nombreuses variantes. Même le shabbat, pourtant au cœur de la vie juive, est de moins en moins respecté. Bien souvent, les parents travaillent le samedi et les enfants vont à l’école ; ni les W., ni les J., ni les H. ne le célèbrent. Il perdure parfois, sous une forme totalement laïcisée.
« Par contre, on dînait en famille le vendredi soir, en mangeant n’importe quoi. Mais c’était quand même une espèce de résidu du shabbat, sans aucun doute : pourquoi se réunir ? Mais on ne faisait pas de bénédiction, on ne faisait rien du tout. On était content de se retrouver ensemble, mais on ne faisait rien de religieux à ces dîners du vendredi soir194.»
140Au contraire de shabbat, les grandes fêtes annuelles rythment encore un peu l’année des consistoriaux. Yom Kippour est la première d’entre elles. Toute la famille se déplace à la synagogue, certains arborant encore « le haut-de-forme195 ». Quand il n’y a pas de synagogue, comme à Luxeuil où vivent les Lazarus, on jeûne « à la maison, puis on lit un livre pour passer le temps196 ». Mais même Kippour est de moins en moins respecté. Par obligation professionnelle, Maurice W. se rend, pour toutes les fêtes, à la synagogue où il reste toute la journée et observe le jeûne. Mais avant son départ, « on le restaurait bien, alors que normalement il n’avait pas le droit197 ».
141En dehors de Kippour, le déplacement à la synagogue est de plus en plus rare. Après Kippour, on célèbre Pessah et Roch hachanah. Les autres fêtes, Soukkot, Hanoukkah, Pourim, ont rarement été mentionnées. Les célébrations se font de plus en plus à la maison. Parfois, un membre de la famille perpétue la tradition qui disparaît avec lui. La sœur de Charles A., mariée à un notable de la Communauté, organise tous les ans le séder198 pour toute la famille. Charles A., son épouse et leurs enfants s’y rendent. Après la disparition de sa sœur, ils ne fêtent plus le séder.
La cacherout
142Les interdits alimentaires et le respect de la cacherout199 subissent les mêmes aménagements. Tous insistent sur une observance limitée et adaptée aux circonstances. La famille L. à Thionville, les J. à Strasbourg, respectent les grands interdits.
« On ne mangeait pas de mets interdits, mais chez mes parents, il y avait une seule vaisselle. On ne mangeait ni porc, ni fruit de mer, on évitait de mélanger les produits lactés et carnés mais c’était tout juste200.»
143Cette observance se modifie parfois avec le temps. À Colmar, les Lazarus mangeaient cacher, mais à Luxeuil, il faudrait faire venir spécialement et à grands frais les produits. La famille, sous l’influence de la mère de Jacques Lazarus – une fois n’est pas coutume – s’en détache de plus en plus. Il faut aussi rappeler combien la cacherout est contraignante pour les femmes qui s’occupent du foyer. Pendant un temps, la famille possède deux vaisselles, puis seulement deux torchons différents. Ils ne mélangent pas les produits lactés avec la viande et, « pendant très longtemps, mes parents n’ont jamais accepté que ce qui est interdit par la loi juive entre dans la maison201 ». Le porc bien sûr n’est pas consommé, sauf sous forme de jambon qui a fait subrepticement son entrée dans la maison ! Si Jacques Lazarus continue lorsqu’il est militaire à refuser la viande de porc, il accepte cependant le jambon.
144Parfois, il ne reste que quelques traces qui sont plus tradition que respect religieux. Chez les W., on mange « au moment de Pâque, des boulettes, et puis […] du pain azyme avec du café au lait202 ». Et parfois, vraiment plus rien : Monique H. se souvient que dans sa famille, « on mangeait n’importe quoi203 ».
145Les grands rites de passage s’apparentent de plus en plus à la volonté de préserver une tradition et de moins en moins à une pratique religieuse vivante. Les fêtes se résument à peu de moments et les synagogues de France sont progressivement désertées par les Français israélites. L’observance – les rabbins s’en plaignent amèrement – continue à décliner pendant les années trente. Même les employés du Consistoire sont parfois bien peu disciplinés ! Les consistoriaux restent impliqués dans la vie communautaire et consistoriale, plus que dans la pratique cultuelle et religieuse.
Une culture avant tout française
146L’ensemble de ces familles possède une culture et des références françaises, apportées surtout par l’école. Au début du xxe siècle, quelques personnes aisées dispensent encore des cours à la maison : une jeune fille vient instruire les enfants du rabbin Debré ; un jeune homme se charge des trois jeunes Cassin, René, son frère aîné Fédia et leur cousin Max. Raymond Aron a une préceptrice jusqu’à l’âge de huit ans. Les jeunes gens rejoignent ensuite le lycée. Les plus modestes envoient leurs enfants à la « communale ». Avant la Première Guerre, Jacob Kaplan que ses parents, très pieux, destinent au rabbinat, fréquente celle de la rue des Hospitalières, près de la rue Saint Antoine, à Paris. Les enfants juifs y sont d’ailleurs si nombreux que l’école est fermée le samedi et lors des fêtes juives204 ! À l’âge de treize ans, après avoir passé, avec le prix d’excellence, son certificat d’études, il entre dans les classes préparatoires du Séminaire israélite de France.
147À partir de l’entre-deux-guerres, les cours privés deviennent rares et la très grande majorité des enfants de consistoriaux fréquente les écoles publiques, puis les lycées, où ils côtoient un monde majoritairement non-juif, leurs coreligionnaires n’étant pas plus d’un ou deux par classe. Jacques Lazarus est un des seuls à être envoyé dans une école juive, l’École de travail israélite du Bas-Rhin où il est interne, sûrement parce qu’il n’existait pas de structure scolaire adaptée à sa formation près de chez lui. Mais que l’école soit publique ou non, l’instruction des consistoriaux est pétrie de littérature et d’histoire françaises, d’exaltation patriotique. Leurs ancêtres sont les Gaulois, leur héros Napoléon et leurs livres de chevet, Erckman-Chatrian et Alexandre Dumas…
148Les adultes, eux, lisent les grands quotidiens nationaux – les parents de Jacques Lazarus Le matin –, les journaux locaux ou spécialisés – Adolphe et Simone L. reçoivent L’Est républicain et La Semaine dentaire. Parmi les plus proches de la Communauté, seuls les L. et les J. sont abonnés à L’Univers Israélite. Même ceux qui ont fait leurs classes en Alsace sous régime allemand conservent une culture française et parlent français. Chez les Lazarus comme chez les J., l’alsacien et le judéo-alsacien sont connus mais « on parlait le plus souvent en français205 », parfois émaillé de « quelques mots introduits dans le langage quotidien comme schule, shabbat, goy, etc.206.» On retrouve ces mêmes habitudes dans les familles du Sud-Est de la France avec le judéo-provençal, et chez les Bordelais et Bayonnais avec le judéo-espagnol207.
149La culture juive des consistoriaux n’est pourtant pas inexistante, mais elle se limite le plus souvent à la connaissance de quelques rudiments d’hébreu nécessaires aux principales prières et des grandes fêtes. L’histoire biblique, plus ou moins apprise, est, autant histoire religieuse, support à des récits merveilleux qui enchantent les enfants.
150Un organisme joue un rôle important auprès d’une partie de la jeunesse consistoriale en proposant une culture juive qui n’est plus uniquement confessionnelle. En 1923, la première patrouille de scouts juifs est constituée, en 1924 ; les statuts de la troupe David sont déposés et, en 1927, les EIF sont officiellement reconnus par le scoutisme français. Le mouvement, adoubé par les autorités du Consistoire, patronné par un Comité central formé de notables de la Communauté parisienne, se conforme aux règles du scoutisme et se veut autant français que juif. La promesse faite par les Éclaireurs en fait foi :
« Servir Dieu, le judaïsme et la France208.»
151Les EIF souhaitent tout à la fois mêler les différentes catégories sociales, ramener les jeunes Français israélites au judaïsme et intégrer les jeunes étrangers dans la société française. Dans les premières années, la dimension confessionnelle, dont le mot « israélite » se fait l’écho, prime. Par la suite, des dissensions apparaissent entre religieux et non-religieux, qui finissent par s’accorder sur un minimum obligatoire.
« A. Qu’on n’organise aucune manifestation scoute un jour de shabbat ou de fête qui soit en contradiction avec les prescriptions de cette fête. […]
B. Qu’un minimum de cacherout soit pratiqué dans les manifestations scoutes :
Viande cacher
Différenciation du gras et du maigre209.»
152En même temps, fait nouveau, l’accent est mis sur la culture juive. Les chefs de troupes sont tenus de suivre des cours d’hébreu, d’histoire et de liturgie. Des réfugiés allemands apportent un souffle « néo-hassidique » fait de chants, de danse, d’histoire et de traditions qui se rattachent au hassidisme polonais. Les parents des milieux consistoriaux mettent volontiers leurs enfants aux EIF. Liliane J., inscrite aux « Petites Ailes » à tout juste sept ans, est restée très marquée par son passage aux EIF où elle s’initie à la vie religieuse au moins autant qu’à travers ses cours de Talmud Torah et bien plus que dans sa famille. C’est aussi parmi les EIF que Roger W. découvre les chants hébraïques. Ces jeunes gens approchent pour la première fois une « vie juive » qui n’existe pas chez eux. Les EIF, dès l’entre-deux-guerres, « rejudaïsent » une partie de la jeunesse israélite consistoriale. Leur influence est considérable sur la génération qui y participe et rejaillit sur les modalités de l’identité juive pendant et après la Seconde Guerre mondiale.
153Ils provoquent aussi la rencontre de ces jeunes Français israélites avec le sionisme que, souvent, leurs parents ne connaissent que de loin. Après des discussions parfois serrées entre le Comité central issu du Consistoire et les jeunes dirigeants, soutenus par Edmond Fleg, président d’honneur puis président du Comité central, les différentes parties s’entendent, au tout début des années trente, sur la reconnaissance du sionisme comme idéal du mouvement des EIF.
La timide émergence du sionisme
154Le sionisme renvoie à la notion de peuple juif, en principe repoussée par les Français israélites qui se veulent « citoyens français de confession juive ». Nombre d’entre eux refusent le sionisme politique jugé contraire aux traditions de la France républicaine intégratrice et, de leur point de vue, dangereux pour leur citoyenneté. La « double allégeance », expression utilisée par Sylvain Lévi lors de la Conférence de la Paix de 1919, est souvent invoquée. L’AIU, dont il est président, est d’ailleurs connue pour ses positions antisionistes.
155Au début du xxe siècle et encore dans l’entre-deux-guerres, le sionisme est méconnu ou mal connu par la majorité des Français israélites et en tout cas bien lointain. La Palestine, le sionisme, « chez nous, ça n’existait pas210 » affirme Roger W. Au cours de la visite d’une ferme-école destinée aux réfugiés, le tout jeune Claude L. en entend parler, mais cela demeure pour sa famille « un non-sujet211 ». Pourtant, dans les années vingt et trente, ses thèses sont plus largement diffusées. La « mode palestinienne », qui séduit juifs et non-juifs, est mise au goût du jour par des romans et quelques grands reportages qui exaltent le romantisme des pionniers212. Malgré les réticences, un pro-sionisme humanitaire, religieux, parfois identitaire, progresse dans le monde consistorial. Toutefois, aucun Français, quelle que soit son opinion sur le sujet, n’envisage alors une Alyah. C’est pourquoi le terme de pro-sioniste est ici préféré à celui de sioniste.
156Et en effet, la Palestine s’infiltre dans la vie des Français israélites. L’Univers israélite consacre une de ses rubriques aux « événements en Palestine. » À partir du milieu des années vingt, une partie des notables du Consistoire accepte de participer aux collectes KKL213, organisme foncier chargé de collecter des fonds et d’acquérir des terres en Palestine. En Alsace-Lorraine « des notables, des rabbins, parfois des consistoires entiers, patronnent les efforts de fonds comme ceux du KKL214 ». Les J. font des dons réguliers. Dans l’appartement des W., le tronc du KKL, fourni par le Consistoire, était bien en vue « pour le cas où l’on aurait des visites de gens religieux215 ».
157Pour contrer les organismes laïques ou fort peu religieux, le Consistoire et le Grand rabbinat créent en 1926 l’œuvre palestinienne des Juifs de France, association d’aide à la colonisation juive en Palestine. L’œuvre a pour bases des principes confessionnels et refuse l’idée d’une nation ; d’ailleurs, le mot sioniste n’apparaît même pas dans son texte fondateur ! Le grand rabbin Jacob Kaplan devient dans les années trente une figure éminente de ce courant. Dans un sermon prononcé à l’occasion de Pessah en avril 1937216, il réfute tour à tour les trois objections les plus fréquentes : « l’une d’ordre patriotique, l’autre d’ordre religieux, la troisième d’ordre économique217 ». D’une part, les Français juifs ont « donné suffisamment la preuve de [leur] patriotisme, pour regarder en face, sans crainte, ceux qui oseraient le mettre en doute » ; d’autre part, « l’influence française ne doit pas être absente de ce qui s’accomplit en Éretz. » Le sionisme devient dès lors une « tâche patriotique française, donc, mais tâche religieuse juive en même temps ». Enfin, sans nier les difficultés, il insiste sur les possibilités économiques et décrit « des colonies prospères, des villes florissantes à l’emplacement même du désert et des marécages ». Jacob Kaplan, tout en demeurant très fermement opposé au sionisme national, propose une solution qui permet au pro-sionisme religieux l’harmonie avec le franco-judaïsme. Le patriotisme français y côtoie la solidarité juive. C’est ce que Catherine Nicault nomme le « franco-sionisme218 ».
158Le pro-sionisme identitaire et / ou religieux, l’image d’une Palestine pionnière enthousiasment une partie de la jeunesse consistoriale, notamment les EIF. Ce n’est pas auprès de son père, qui pourtant cotise pour le KKL, que Liliane J. rencontre le sionisme, mais aux EIF. Quant au jeune Roger W., sa « grande admiration219 » née au contact des Éclaireurs croît encore avec sa visite du pavillon Palestine, lors de l’exposition universelle de 1937. Jacques Lazarus, dont les parents témoignent une certaine indifférence, s’en rapproche lorsqu’il est à l’école de Strasbourg où l’« on n’était pas du tout hostile au sionisme220 ». La Palestine apparaît à ces jeunes gens comme un monde neuf, idéal et romantique, précisément celui mis en avant par la « mode palestinienne ». Ce monde contraste avec celui d’une France vieillie et sclérosée.
159Le sionisme et la Palestine entrent insensiblement dans le monde des Français israélites et cet idéal ne se heurte plus à une aussi forte opposition qu’au début du siècle. Qu’il soit religieux, affectif ou identitaire, le pro-sionisme demeure toujours modéré et parfois fragile, y compris chez les jeunes Éclaireurs français israélites qui sont parmi les plus militants. Mais son existence même souligne que, dans les années vingt au moins, les Français israélites se « sentent autorisés à explorer leurs différences sans risquer de mettre en cause leur appartenance française221 ».
Les Rothschild, modèle des consistoriaux ?
160Les Rothschild, bien plus que les rabbins à la rigoureuse observance, peuvent être considérés comme l’archétype des consistoriaux. Dire qu’ils sont consistoriaux est redondant : un membre de la famille dirige le Consistoire central du xixe siècle jusqu’en 1940 ; ils sont présents dans un grand nombre d’œuvres philanthropiques et ont créé de multiples institutions qui portent leur nom, l’une des plus connues étant l’hôpital Rothschild à Paris.
161Chez les Rothschild comme dans la plupart des familles de consistoriaux, le recul de l’observance religieuse est patent entre la génération d’Édouard, né en 1868 et celle de son père, Alphonse, né en 1828. L’oratoire anciennement installé à Ferrières par le fondateur de la branche française, James de Rothschild, pour la célébration du shabbat, « contenait encore ses prie-Dieu, ses pupitres et ses livres de prières. Mon père [Édouard], qui n’observait plus aussi rigoureusement les préceptes de la vie religieuse, ne l’utilisait plus guère222. » Les principaux rites de passages et les grandes fêtes sont encore suivis, même si c’est « davantage par respect de la tradition que par véritable sentiment religieux223 ». Guy de Rothschild, né en 1909, est circoncis, fait sa Bar Mitsvah et se marie à la synagogue. Pour les offices de Roch hachana, de Kippour et de Pâque, Édouard et Guy, en grand habit, se rendent à la synagogue de la Victoire. Le jour du shabbat, Édouard s’impose de ne pas travailler, de ne pas chasser et même de ne pas faire courir un cheval ! Guy de Rothschild ne précise pas si l’alimentation de la famille est cacher, mais on peut raisonnablement supposer que leur vie mondaine est incompatible avec un strict respect des interdits alimentaires.
162La culture et les références des Rothschild sont bien sûr françaises. Guy est instruit à la maison jusqu’à ses dix ans. Ensuite, comme son père et « comme tout le monde224 », il suit des études secondaires dans un lycée laïque parisien. Pour autant, l’héritage culturel et religieux juif est vivace. En témoigne, le « choc » de Guy, lors d’un voyage au Proche-Orient, peu avant la Seconde Guerre mondiale.
« À Jérusalem, j’eus un véritable choc. Je n’oublierai jamais l’émotion profonde qui m’étreignit, à me trouver tout à coup au milieu du paysage biblique, à fouler ces lieux tant de fois imaginés et soudain réels, envahi par tous les souvenirs de cette vieille Histoire, ces légendes dorées, ces récits magiques, parmi les plus féeriques et les plus poétiques peut-être qu’un enfant ait jamais entendus. Premier conte de fées, celui qu’on n’oublie pas225.»
163« J’étais encore loin de m’intéresser au sionisme226 », précise-t-il. Dans les années de l’entre-deux-guerres, sa famille « adopte une position réservée à l’égard de l’idéal sioniste227 ». Seul Edmond de Rothschild, oncle de Guy, a engagé des fonds importants en Palestine afin de sauver des colonies juives de la faillite228. Cependant, il « n’entend pas que [ces colonies] deviennent les embryons d’une véritable vie nationale229 », à laquelle il est opposé.
164Les Rothschild « résument » les juifs consistoriaux et leurs évolutions. Des pratiques de moins en moins suivies, et plus par tradition que par croyance, une culture exclusivement française conjuguée avec une sensibilité à l’histoire et la culture juives, une meilleure connaissance de la Palestine, sans rapprochement avec le sionisme politique.
Les militants, les culturels
165De plus en plus de Français israélites se détachent des institutions et de toute pratique religieuse. Ce détachement n’implique pas systématiquement un éloignement de leur judéité. Les militants et les culturels vivent et revendiquent de nouvelles formes de judéité. Comme Yvonne Netter et Armand Lunel, ils transposent dans le domaine identitaire et culturel une identité juive qu’ils ne vivent pas dans la religion.
Yvonne Netter, militante féministe et sioniste
166Yvonne Netter, née à Paris en 1889 dans un milieu bourgeois et industriel, refuse très jeune l’initiation religieuse qu’entend lui donner sa mère230. Son père n’est pas pratiquant mais, à sa mort, la famille découvre qu’il avait une place à la synagogue Notre-Dame de Lorette et s’y rendait très tôt le matin, à l’insu de tous, une fois par an, pour Kippour231. Jeune fille, elle fréquente un milieu presque exclusivement français israélite, notamment par le biais d’associations caritatives. C’est d’ailleurs là que se « fomente » son mariage. Elle s’affirme agnostique et ne fait pas circoncire son fils, Didier, né en 1911. Cependant, par fidélité à ses origines, elle demande une cérémonie religieuse pour son mariage et observe parfois le jeûne de Kippour232. Yvonne Netter appartient donc à cette catégorie de la bourgeoisie israélite qui, bien qu’en voie de déjudaïsation, reste attachée à ses origines et vit dans un milieu juif.
167Selon ses propres dires, elle mène, jeune mariée, une vie ennuyeuse jusqu’au brusque abandon du foyer par son époux Pierre M., en 1917. Sans profession, seule avec un petit garçon, elle qu’on avait empêché de suivre des études de médecine. Elle se lance dans le droit, en 1918, cette fois soutenue moralement et matériellement par son père, s’inscrit au barreau de Paris en 1920 et soutient quelques années plus tard une thèse sur « le travail de la femme mariée ». Dans ces mêmes années, elle devient militante féministe et participe à plusieurs associations de tendance réformiste, notamment la Ligue française pour le Droit des Femmes, la Société pour l’Amélioration du sort de la femme et la revendication de ses droits, qu’elle préside de 1932 à 1934, et la fédération féminine sportive de France dont elle est l’avocate. En 1933, elle fonde le Foyer-Guide Féminin, forme de club destiné aux femmes de la classe moyenne qui travaillent, qui propose des conseils juridiques et médicaux, des activités artistiques, culturelles et intellectuelles et des conférences. Son féminisme et sa carrière d’avocate sont intimement liés aux épreuves de sa vie privée, ainsi qu’à une éducation républicaine qui affirme l’égalité des droits pour tous, y compris les femmes.
168Fait plus rare chez les Françaises israélites, elle s’engage en faveur de la cause sioniste. Avec madame Zadoc Kahn233, elle fonde et préside, en 1923, une union des femmes juives pour la Palestine qui devient la section française de la WISO234. Elle voyage beaucoup et donne, entre la fin des années vingt et 1939, de très nombreuses conférences pro-sionistes en Égypte, en Tunisie, au Maroc, en Belgique, en Suisse, au Luxembourg et, bien sûr, en Palestine. Lors de ses communications en France, elle explique que le sionisme ne doit pas effrayer les Français juifs, pour une raison toute simple : il ne les concerne pas car il n’offre une alternative qu’aux juifs persécutés et chassés de leur foyer. Les Français israélites, eux, ont une patrie à « laquelle [ils] demeur[ent] attachés par toutes les fibres de [leur] être235 ». Et c’est bien parce qu’ils sont riches de cela qu’il est de leur devoir de « tendre à ceux plus malheureux ou moins heureux [qu’eux] une main secourable236 ». La Palestine permet aussi de rendre aux juifs persécutés leur « fierté […] d’être dans un pays qu’ils ont fait, qu’ils ont créé, la joie d’être enfin libres, enfin tranquilles237 ». Agnostique, elle rejoint pourtant sur l’ensemble de ces thèmes le rabbin Kaplan. Les femmes aussi y retrouvent leur dignité et Yvonne Netter décrit avec enthousiasme la vie dans les premiers kibboutz.
« Femmes et hommes luttent en commun : les tâches sont réparties à tour de rôle sans avoir égard au sexe238.
169La fierté juive rejoint la fierté de la militante féministe.
170Le pro-sionisme d’Yvonne Netter est à la fois féminisme, fidélité à une religion qu’elle ne pratique plus, solidarité envers des coreligionnaires persécutés et profession de foi française.
« Moi femme – moi mère de famille – moi juive profondément – moi française irréductible et sincère239.»
Armand Lunel, écrivain juif carpentrassien
171Armand Lunel, lui, se soucie à cette époque fort peu du sionisme. Né en 1892 dans une famille judéo-provençale, il grandit auprès d’un père incroyant, « plutôt même anticlérical240 », et auprès de femmes – ses vieilles tantes, sa grand-mère, sa mère – plus religieuses. Sa mère se doit d’être « discrète, pour ne pas déplaire à son mari, au point qu’elle tenait son livre de prières sous son linge dans son armoire à glace241 ». « Par souci de commodité conjugale242 », ses parents ont soin de gommer tout ce qui rappellerait la religion dans l’univers familial. Armand Lunel, bien que circoncis, n’a donc aucune instruction religieuse et ne passe pas sa Bar Mitsvah.
172Néanmoins, il se sait juif depuis toujours. Il l’apprend enfant lors de l’affaire Dreyfus et à l’école par quelques manifestations d’antisémitisme. C’est ce qu’il nomme son « judaïsme extérieur243 ». Son « judaïsme intérieur » existe à travers quelques aspects « spécifiquement juifs » malgré tout présents dans le « ménage, par ailleurs rituellement désintégré244 », de ses parents qui parlent parfois « l’antique sabir hébraïco-comtadin245 » afin de ne pas être compris des enfants. Il devine et s’aperçoit peu à peu que sa grand-mère et sa mère ne fréquentent que des « dames israélites. » Les visites à quelques membres de sa famille le plongent dans l’univers fascinant de « pauvres cousines » à « la piété exemplaire » ou de « deux terribles arrière-grands-tantes, Sarra et Anna246 » qui le bénissent dans un mélange de provençal et d’hébreu qui effraie un peu le petit garçon.
173C’est surtout dans la maison carpentrassienne de ses grands-parents maternels qu’Armand Lunel découvre son « judaïsme intérieur ». La piété n’y est pas très présente non plus. Dans sa toute petite enfance, les samedis sont chômés dans le magasin de tissu de ses grands-parents, puis la pratique est abandonnée et aucun interdit alimentaire ne subsiste. Le jambon que son grand-père a en horreur reste banni, « mais ce n’était plus que la séquelle d’une allergie congénitale247 ». Aucune fête n’est célébrée, pas même Kippour, mais pour Pâque, on déguste sans limite les délicieux coudolles, gâteaux traditionnellement consommés par les judéo-comtadins à cette période. Son grand-père maternel, Albert Lunel, dit Abranet, érudit et collectionneur – il a donné une partie de sa collection privée à Frédéric Mistral pour son musée d’Aix –, entreprend à sa retraite de narrer à son petit-fils l’histoire des juifs comtadins : les anciennes « carrières », leurs relations avec les chrétiens et avec les juifs venus de l’extérieur. Il lui raconte aussi les brimades, les persécutions, puis l’émancipation et la Révolution et enfin l’affaire Dreyfus. L’histoire nationale n’apparaît dans ces récits qu’au travers de ses conséquences dans la vie des juifs du Comtat. Abranet fait surgir des personnages amusants, folkloriques et attachants sous les yeux du jeune garçon.
« Sa religion, pour autant que ce mot puisse ici convenir, fut celle d’une fidélité historique et purement commémorative, réduite qu’elle était chez lui, avec parfois un grain de sel et quelques échappées de fantaisie poétique, à cette fervente mission de conservateur et de gardien du Trésor de notre passé ancestral, avant qu’il ne fût trop tard et que tout en ait sombré dans l’indifférence de l’oubli ; une mission, je n’hésite pas à l’écrire, sacrée ; et dont, par le modèle et l’exemple qu’il m’en offrait, déjà je pressentais que, comme il l’avait lui-même pressenti, j’aurais un jour à prendre la relève248.»
174Armand Lunel prendra « la relève » à travers ses romans. Adulte, la lecture des Poèmes juifs d’André Spire, puis d’Edmond Fleg et de Jean-Richard Bloch le bouleverse. Il entame l’écriture de son premier roman en 1921 et publie sept ouvrages, romans, nouvelles et pièces de théâtre entre 1924 et 1938. Avec Nicolo Peccavi ou l’affaire Dreyfus à Carpentras249, il remporte le prix Théophraste Renaudot en 1926, touchant ainsi un public plus large que le seul public juif. Tous ses écrits se situent à Carpentras, Aix-en-Provence ou Nice, le plus souvent entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle, et les figures juives comtadines des récits de son grand-père y trouvent naturellement leur place. Il se définit lui-même comme un écrivain de la « littérature juive d’expression française250 » et, en effet, son inspiration littéraire est tout entière liée au judaïsme comtadin. Carpentras n’est-elle pas, aux dires d’Abranet, la « Jérusalem du Midi de la France251 »?
175La judéité d’Yvonne Netter et d’Armand Lunel est, avec des formes différentes, proche de la mouvance du renouveau juif du début du siècle qui fut littéraire, mais dont les maîtres d’œuvre militèrent souvent pour le prosionisme. Le fait juif n’est plus aussi intime et se déploie dans un univers culturel plus ouvert. S’agit-il pour autant de la crise du modèle franco-israélite dans sa totalité ? Car ces militants et ces culturels ne contestent en aucun cas la primauté française et le patriotisme qui demeurent intangibles. L’éloignement des institutions et de toute pratique religieuse de nombre de Français israélites remet plutôt en cause la survie du modèle consistorial.
Les déjudaïsés
176De cette dernière catégorie relèvent ceux qui, sans renier leurs origines, sont les moins liés au judaïsme. Français israélites « en voie de déjudaïsation » ou déjudaïsés, ils se caractérisent par des pratiques religieuses très réduites, voire totalement inexistantes et n’ont quasiment aucun lien avec la Communauté. Les mariages mixtes y sont plus fréquents, plus encore dans la génération née autour de la Première Guerre mondiale et il existe aussi quelques très rares cas de conversions. Les Becker, les Aron, Robert Debré adulte, Jules Isaac avant la guerre, les F., Cécile Brunschvicg et Yvonne B. appartiennent à cette catégorie. Ce groupe maintient toutefois un fil ténu à la judéité, fil parfois presque rompu, parfois renforcé après la Seconde Guerre mondiale.
Dilution et maintien de traces
177La plupart sont incroyants, certains en questionnement spirituel, d’autres athées, quelquefois anticléricaux. Ainsi, André Becker, fils de militant socialiste, est-il toute sa vie « anticlérical, très anticlérical », d’un « anti-cléricalisme qui touchait autant la religion juive que la religion catholique252 ». Le judaïsme n’a pas de place dans leur vie quotidienne : ni la synagogue, ni les institutions juives, pas même les institutions caritatives ne sont fréquentées. Yvonne B. s’exclame :
« Qu’est-ce que j’irai y faire253 !»
178Ceux et celles qui ont des activités caritatives les exercent à l’extérieur du cadre juif. L’alimentation n’est pas cacher, pas un seul interdit ne subsiste et aucune fête juive n’est célébrée, pas même le jeûne de Kippour. Les enfants ne reçoivent aucune éducation religieuse et méconnaissent totalement les rites et croyances juifs. Parfois, le judaïsme a disparu au point que le catholicisme, plus présent dans l’univers culturel français, est mieux connu.
« J’ai reçu une culture française, sans empreinte visible de la tradition juive. Bien plus, le christianisme fut pour moi la religion, celle que me révélaient les philosophes que je lisais avec passion, celle à laquelle je me référais pour définir les droits et les exigences de la raison254.»
179Leurs références sont, bien sûr, exclusivement françaises, qu’il s’agisse de lectures ou d’autres activités culturelles. Au cinéma, les Becker vont voir de préférence des films qu’on dirait aujourd’hui « engagés ». Ceux de Renoir tout particulièrement : La Marseillaise et La Grande Illusion. Ils se rendent parfois à la Comédie Française. Les parents lisent L’Œuvre, les enfants, étroitement surveillés par leur mère, sont abonnés à une bibliothèque du IIIe arrondissement.
« On lisait la comtesse de Ségur, après on lisait Jules Verne, après on lisait Alexandre Dumas. Alors c’était d’un classicisme255…»
180Les écrivains juifs de langue française, comme André Spire, Edmond Fleg, ne semblent pas connus.
181Et pourtant, dans ces familles sans religion, des traces demeurent, si ce n’est de judaïsme, tout au moins de judéité. La première des réalités qui les rattache à la judaïcité paraît une tautologie : ils savent qu’ils sont juifs. Il n’y a aucun reniement, aucun refus de cette appartenance. Ces Français israélites ne sont pas – comme on les a parfois décrits ou décriés – des « juifs honteux ». Ils l’apprennent très jeunes, comme Nicole F., ou l’ont toujours su, comme Raymond Aron ou Jean-Jacques Becker.
« Je suppose que j’ai toujours dû le savoir. Enfin à partir du moment où j’avais une conscience des choses256.»
182Dans leur vie, rien n’est juif, rien n’est chrétien, rien n’est catholique. « C’était plutôt une absence de, que positivement quelque chose257 », explique Nicole F. Très tôt, les enfants sentent que leur famille est différente, car elle ne suit pas les grands usages de la majorité des Français.
« Je fréquentais un cours privé, et le jeudi certaines de mes amies allaient au catéchisme et je savais très bien que je n’y allais pas donc je savais que je n’étais pas catholique258.»
183C’est cette « absence de » qui, paradoxalement, fonde un lien minime avec la judéité et la judaïcité. Mais cette « absence de » est rarement absolue et, là encore, les nuances s’imposent.
184Léon Brunschvicg, si éloigné de la vie juive, est élu à l’AIU et y demeure jusqu’à sa mort259. Si Henri et Jean-Jacques Becker présentent tous deux leur famille comme « parfaitement déjudaïsée260 », ils précisent cependant que, jusqu’à leur génération, les mariages sont endogamiques – comme d’ailleurs dans la majorité des couples mariés au début du xxe siècle – et que leurs parents vivaient dans un monde surtout israélite261. C’est bien à l’occasion du mariage d’une tante qu’en 1939 Jean-Jacques Becker entre – certes pour la première fois – dans une synagogue.
185Quelques traces de culture juive persistent aussi dans le langage.
« Il y avait quelques mots. Par exemple, […] plutôt que de dire juif, on disait “yidt”. Et puis, il y avait quelques mots qui venaient d’Alsace. Je me souviens de ce mot “shemil” qui veut dire idiot, ou pas très intelligent. Mais c’est à peu près tout. […]
Je crois qu’on ne disait pas la synagogue à l’époque, on disait le temple […] ou la “schule”262 !»
186Le maintien paradoxal de la circoncision, « inscription physique au plus intime du corps masculin263 », pose question. Yvonne B. fait circoncire son fils en 1940 parce qu’elle l’avait promis à son mari alors prisonnier de guerre et pour, dit-elle, des raisons sanitaires. André et Georgette Becker, malgré leur anticléricalisme, font de même à la naissance des deux garçons. Ils avançaient eux aussi, d’après Annie Kriegel, des raisons sanitaires. Son frère, Jean-Jacques Becker, n’en a jamais parlé avec leurs parents, mais c’est de son point de vue, malgré tout, un geste qui les relie à une tradition juive. En effet, la circoncision est un acte particulièrement important par lequel l’enfant entre dans la communauté. Ces nécessités soi-disant hygiéniques existent d’ailleurs bien peu dans les familles chrétiennes.
La conversion
187Les déjudaïsés sont les plus nombreux à contracter des unions mixtes, sans pour autant, nous l’avons vu, renoncer à leur qualité de juif. On pourrait supposer que se trouverait, à l’intérieur de ce groupe, une majorité de personnes prêtes à se convertir. Or, il n’en est rien. Avant la Seconde Guerre mondiale, les conversions sont extrêmement rares. Ce qui souligne à nouveau qu’être Français israélite, religieux ou non, ne constitue pas un statut problématique, malgré le regain d’antisémitisme dans la seconde moitié des années trente. Pour la plupart des déjudaïsés la question de la conversion ne se pose même pas. Pourquoi abandonner une religion en laquelle ils ne croient pas, qu’ils ne pratiquent pas et qui ne les gêne en rien dans leur vie sociale et professionnelle ?
188Quand elle existe, la conversion est le résultat d’une quête religieuse et spirituelle. Après un an de préparation menée de concert avec un fiancé d’origine catholique, Nicole F. se convertit au protestantisme en 1940 – avant la promulgation des premières lois antisémites et sans lien avec elles. Ils se marient peu après au temple protestant.
« Je cherchais un sens, il se trouve que les seules personnes qui pouvaient m’apporter une réponse dans ce domaine, étant donné qu’à la maison, il n’y avait absolument aucune éducation religieuse, c’était une jeune fille anglaise qui était à la maison pour m’aider à perfectionner mon anglais. Ou bien dans le cadre du scoutisme, j’étais pourtant dans un groupe laïque, dans la FFE264. Mais on était tout un groupe, à cette époque où je cherchais des réponses à des questions d’ordre métaphysique et beaucoup d’entre nous étaient attirées par le protestantisme265.»
189Et puis le protestantisme apparaît plus « abordable » que le catholicisme.
190Sa mère, non croyante, non pratiquante, mariée civilement, accepte mal cette conversion qui équivaut pour elle à un reniement. Nicole F., à l’époque, se demande bien pourquoi.
« Mais pour moi, je ne reniais rien du tout, nous n’étions rien266 !»
191La conversion est souvent mal perçue par les déjudaïsés qui y voient un désaveu et une forme d’abandon. Elle est bien considérée comme telle par Armand Lunel, pourtant athée, qui en fait le sujet de certains de ses romans. Pourtant, la conversion ne signifie pas non plus l’abandon de tout lien. Nicole F., à peine les lois antisémites promulguées, se déclare comme juive.
Le refus du sionisme ?
192N’étant ni pratiquants, ni en contact avec les institutions juives, les déjudaïsés ne sont touchés ni par le sionisme religieux, ni par les quêtes en faveur du KKL. Le sujet ne semble pas exister du tout chez les F., pas plus d’ailleurs que chez les Becker ou dans la famille d’Yvonne B.
193Nicole F. en entend parler pour la première fois peu de temps avant la guerre, par un collègue de médecine. Dans un premier temps, elle s’y oppose avec virulence puis, au contact de réfugiés juifs à l’hôpital, elle se dit qu’ils ont droit à un pays. Mais elle reste farouchement opposée et même « scandalisée » par l’idée d’un État juif et ce, jusqu’à la création de l’État d’Israël après la Seconde Guerre mondiale. Il semble que ce soit là une position largement partagée parmi les déjudaïsés.
194Dans La Française, Cécile Brunschvicg ne s’exprime sur le sionisme qu’une seule fois, à la suite de la publication du compte rendu d’une réunion de la WISO à Prague, en août 1933. C’est son seul article entièrement consacré à une question touchant les juifs, ce qui peut paraître surprenant dans une période où les violences antisémites se développent en Europe. Le titre, « Mise au point. Français d’abord267 », est déjà profession de foi. En réponse à l’argument féministe qui vante le statut de la femme juive en Palestine, Cécile Brunschvicg « félicit[e] les femmes juives palestiniennes de leur courage et de leur activité. » La suite du texte entraîne en revanche une cinglante « mise au point ». Car la WISO, non seulement se réjouit du soutien de « la femme juive […] en Europe et dans le reste du monde268 », mais affirme l’attachement de toutes les femmes juives à « la patrie lointaine de la nation juive », ainsi qu’à « la langue et culture juives269. » Cécile Brunschvicg conteste aux organisations sionistes un quelconque droit à « parler au nom des Israélites du monde entier » et prie « donc l’organisation internationale des Femmes Sionistes de ne pas parler désormais au nom des femmes françaises juives, qu’elle ne représente en aucune manière270 ». Elle précise ses points de désaccord avec le fondement même de la doctrine politique sioniste.
« Mais, par grâce, qu’on ne parle pas inconsidérément de “peuple juif” ou de “nation juive”. Ce sont là pour les Français israélites et les Françaises israélites des mots vides de sens qui les blessent dans leurs sentiments nationaux. […] Les Français israélites se considèrent comme des citoyens de religion ou de naissance juive271.»
195Le propos est net : Cécile Brunschvicg n’a, comme toutes « les femmes françaises juives, qu’une seule patrie qui est LA FRANCE272 ». La « double allégeance », la crainte d’alimenter des arguments antisémites, bien qu’elles ne soient jamais mentionnées, sont sous-jacentes à sa critique. Pour autant, elle ne condamne pas totalement le projet sioniste.
« Nous comprenons fort bien que les Juifs persécutés soient reconnaissants au mouvement sioniste qui leur a permis de se grouper en Palestine et d’y mener une vie honorable et laborieuse. Au moment où l’Allemagne donne au monde l’invraisemblable spectacle de renier ceux et celles qui ont travaillé et lutté pour elle de tout leur esprit et de toutes leurs forces, on peut comprendre l’utilité de ces territoires où des populations traquées ont la possibilité de se réfugier273.»
196En définitive, les propos de Cécile Brunschvicg ne sont pas si éloignés de ceux de la militante pro-sioniste Yvonne Netter qui souligne à quel point les Français juifs ne doivent pas avoir peur du sionisme justement parce qu’il ne les concerne pas. L’attachement à la patrie est pour toutes deux intangible.
197Dans les années de l’entre-deux-guerres, les approches de leur propre judéité par les Français israélites se révèlent extrêmement diversifiées, presque hétéroclites… Leur judéité, si elle demeure encore religieuse – mais avec quels accommodements ! –, se fait aussi identitaire, culturelle, pro-sioniste. Chacun apporte ses nuances, mêle à sa guise ces éléments, adapte, personnalise, « bricole » – selon l’expression des sociologues – sa relation au fait juif. Au-delà de cette multiplicité, les Français israélites s’accordent sur quelques points, fondements du franco-judaïsme : la citoyenneté française et les devoirs qu’elle suppose s’harmonisent parfaitement avec une judéité rarement reniée. Le fait juif, souvent privé, parfois intime, est dans tous les cas éloigné de la scène politique. Cette séparation explique pourquoi ces trois grandes catégories se retrouvent peu dans l’histoire politique et dans l’étude des Français israélites face aux événements des années trente. Elle explique aussi pourquoi les ombres des années trente n’ont pas le temps de modifier les modes d’être juif, ni même de bouleverser ce bonheur d’être Français juif.
198En revanche, cette typologie permet de mieux saisir, à travers les parcours personnels après 1945, le poids de la Seconde Guerre mondiale et les évolutions des années qui suivent.
Notes de bas de page
25 Le Baron Édouard de Rothschild en est le président de 1906 à 1940.
26 Sur les organisations de juifs étrangers et l’immigration juive en général, voir bibliographie.
27 Sur l’AIU, voir A. Chouraqui, L’Alliance Israélite Universelle et la renaissance juive contemporaine, Paris, PUF, 1965.
28 Sur S. Lévy, idem, p. 203-214.
29 Chiffres in D. Bensimon et S. della Pergola, La population juive de France. Socio-démographie et identité, Paris, CNRS, Jérusalem, The Institute of contemporary Jewry, 1984, p. 32. Pour Paris, voir l’étude ancienne mais essentielle de M. Roblin, Les juifs de Paris. Démographie. Économie. Culture, Paris, éd. A. et J. Picard et Cie, 1952.
30 Cité par P. A. Meyer, « Un survol historique », in Archives juives, no 27/2, 2e semestre 1994, p. 19.
31 R. Debré, L’Honneur de vivre, Paris, Stock Herman, 1974, p. 188.
32 Chiffres in D. Bensimon et S. della Pergola, La population juive…, op. cit., p. 140.
33 Cité par M. Nahon, Juifs et judaïsme à Bordeaux, Bordeaux, Mollat, 2003, p. 262.
34 S. Berstein, La France des années trente, Paris, Colin, 2001, p. 14.
35 J.-M. Dreyfus, « Banquiers et financiers juifs de 1929 à 1962 : transitions et ruptures » in Archives Juives, no 29/2, 2e semestre, 1996, p. 83-99. Du même auteur, Pillages sur ordonnances. Aryanisation et restitution des banques en France. 1940-1953, Paris, Fayard, 2003.
36 Idem, p. 91. Douze banques furent aryanisées en Alsace et quatre à Bordeaux. Ces banques font travailler en moyenne moins de cinq personnes.
37 L. J., 6 avril 2001.
38 J. Lazarus, 6 février 2001.
39 D’après M. Roblin, Les Juifs de Paris, op. cit., p. 104.
40 J. Jolly, dir., Dictionnaire des parlementaires français : notices biographiques sur les ministres, députés, députés et sénateurs français de 1889 à 1940, Paris, 1962, t. 2., p. 799. 801.
41 R. Aron, Mémoires, 50 ans de réflexion politique, Paris, Julliard, 1983, op. cit., p. 16.
42 Ibid.
43 P. Birnbaum, Les fous de la République : histoire politique des Juifs d’État de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992, p. 245.
44 « Fragments autobiographiques », recueillis par F. Beer-Poitevin, in R. Cassin, La pensée et l’action, Paris, F. Lalou, 1972, p. 191.
45 J. Lazarus, 6 février 2001.
46 R. W., 6 avril 2001.
47 A. Lunel qui rejoint en 1919 sa Provence natale pour enseigner au lycée de Monaco est une exception.
48 D. Schnapper, « Les juifs et la nation », in P. Birbaum dir., Histoire politique des Juifs de France, Paris, PFNSP, 1990, p. 301
49 Cité par E. Benbassa, Histoire des juifs de France, Paris, Seuil, 1997, p. 131.
50 Voir P. Simon-Nahum, La cité investie : la “science du judaïsme” français et la République, Paris, Cerf, 1992.
51 T. Reinach, Histoire des israélites, 5e éd., Paris cité par M. Marrus, Les Juifs de France à l’époque de l’affaire Dreyfus, Paris, 1985, p. 114.
52 D. Milhaud, Notes sans musique, Paris, Julliard, 1949, p. 12.
53 Ibid.
54 AN, fonds R. Cassin, AP 382 79, Manuscrit, « Avant-propos pour les Mémoires ».
55 D. Schnapper, « Les juifs et la nation », art. cité, p. 301.
56 Sur l’affaire Dreyfus, voir bibliographie.
57 Nous avons choisi 1898 comme date référence de l’affaire Dreyfus bien que celle-ci débute plus tôt. Cette année 1898 voit son explosion avec le retentissant J’Accuse d’É. Zola. À partir de cette date, l’affaire devient l’enjeu national que l’on connaît, déchaînant véritablement les passions.
58 R. Debré, L’Honneur de vivre, op. cit., p. 47.
59 S. Berstein, « La culture républicaine dans la première moitié du xxe siècle », in S. Berstein et O. Ruelle dir., Le modèle républicain, Paris, PUF, 1992, p. 161 et sq.
60 R. Debré, L’Honneur de vivre, op. cit., p. 49.
61 J. Isaac, Expériences de ma vie, Paris, Calmann-Lévy, 1959, p. 123.
62 R. Debré, L’Honneur de vivre, op. cit., p. 47.
63 J. Isaac, Expériences…, op. cit., p. 123.
64 Idem, p. 123-124.
65 Idem, p. 112.
66 A. Kaspi, Jules Isaac, Paris, Plon, 2002, p. 35.
67 Voir C. Prochasson, Les intellectuels, le socialisme et la guerre. 1900-1938, Paris, Seuil, 1993, p. 238 et N. Racine, « Références dreyfusiennes dans la gauche française de l’entre-deux-guerres » in M. Leymarie dir., La postérité de l’affaire Dreyfus, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 114-123.
68 J. Isaac, 1959, op. cit., p. 166 et p. 170.
69 Voir F. Blum, « Itinéraires féministes à la lumière de l’affaire », in M. Leymarie dir., La postérité de l’affaire Dreyfus, op. cit., p. 93-99.
70 C. Bard, Les filles de Marianne. Histoire des féministes. 1914-1940, Paris, Fayard, 1995.
71 AN, 382 AP 79, fonds R. Cassin, « Avant-propos pour les Mémoires ».
72 R. Aron, Mémoires. 50 ans de réflexion politique, Paris, Julliard, 1983, p. 14.
73 Idem, p. 9.
74 Idem, p. 22-23.
75 De nombreux témoignages sont cités dans P. Aubery, Milieux juifs de la France contemporaine à travers leurs écrivains, Plon, Paris, 1962.
76 A. Lunel, Nicolo-Peccavi ou l’affaire Dreyfus à Carpentras, Paris, NRF, Gallimard, 1926.
77 J. Lazarus est né en 1916.
78 J. Lazarus, 5 février 2001.
79 M. Marrus, Les juifs de France à l’époque de l’affaire Dreyfus, Bruxelles, Complexe, 1985. Voir aussi l’ouvrage plus « neutre » de P. Landau, L’opinion juive et l’affaire Dreyfus, Paris, A. Michel, 1995.
80 M. Marrus, idem, p. 256.
81 Propos de Salomon Reinach, cité par P. Landau, 1995, op. cit., p. 23.
82 Voir J.-M. Chouraqui, « L’amour de la patrie », Les collections de l’Histoire, no 135, 10 janvier 2001, p. 50-53.
83 AN, 382 AP 79, fonds R. Cassin, « Avant-propos pour les Mémoires ».
84 Voir J.-J. Becker, 1914 : comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, PFNSP, 1977.
85 Rapport moral de C. Brunschvicg, congrès de 1916 de l’UFSF, cité in C. Bard, Les filles de Marianne, op. cit., p. 82.
86 Bib. Méjanes, fonds J. Isaac, Boite 9, La Grande Guerre, Lettre à Laure Isaac, du 17 septembre 1914.
87 J. Isaac évoque cependant dans une lettre du 27 mars 1916 son mouvement de rejet lors de la visite d’un rabbin.
88 Voir par exemple, le « Tour de la France par deux enfants » par J. et M. Ozouf, in P. Nora, dir., Les Lieux de mémoires, t. I. La République, Paris, Gallimard, 1984, p. 291-321.
89 R. Debré, L’Honneur de vivre, op. cit., p. 127. Les lettres capitales sont de R. Debré.
90 Idem, p. 131.
91 P. Landau, Les Juifs de France…, op. cit., Paris, CNRS, 1999, p. 22.
92 M. Milhaud, Mon xxe siècle, entretiens avec M. Clary, Paris, Bleu nuit, 2002, p. 26.
93 D. Milhaud, Notes sans musique, op. cit., p. 80.
94 Léo Latil, lycéen avec D. Milhaud et A. Lunel, est tué pendant l’offensive de Champagne en septembre 1915. En 1936, D. Milhaud met en musique quatre de ses poèmes, L’abandon, La tourterelle, Le rossignol, Ma douleur et sa compagne. Voir D. Milhaud, op. cit., 1949, p. 28-31.
95 R. Debré, L’Honneur de vivre, op. cit., p. 126.
96 AN, 382 AP 1. Citation de R. Cassin.
97 AN, 382 AP 1. Ibid.
98 M. Michel, « Présentation » in Jules Isaac, Un historien dans la Grande Guerre. Lettres et carnets, 1914-1917, réalisé avec le concours de l’Association des Amis de Jules Isaac, Paris, A. Colin, 2004, p. 30.
99 J. Kaplan, Justice pour la foi juive. Dialogue avec Pierre Pierrard, rééd. Paris, Cerf, 1995, p. 25.
100 Anecdote étrange sur le fonctionnement de l’administration allemande. En 1943, Adolphe L. vient à bout de son carnet de pension, il doit donc s’adresser à l’armée allemande pour son renouvellement afin que sa pension puisse lui être versée par les Français. Il écrit à Berlin qui lui envoie rapidement, à son nom, un certificat de blessure. Son nom ne laisse pourtant aucune ambiguïté sur sa judéité. C. L, février 2000.
101 L. J., 6 avril 2001.
102 C. Brunschvicg, rapport sur la réunion du groupe de Paris de l’UFSF, 20 mars 1916, Archives de la Préfecture de Police, cité in C. Bard, Les filles de Marianne, op. cit., p. 64.
103 Pierre M. était atteint d’épilepsie. C’est peut-être la cause de sa démobilisation.
104 BMD, fonds Y. Netter, Dos Net, boîte 2.
105 BMD, fonds Y. Netter, ibid.
106 R. Debré, L’Honneur de vivre, op. cit., p. 122.
107 AN, 382 AP, fonds R. Cassin, « Avant-propos pour les Mémoires », non publié, rédigé après la Seconde Guerre mondiale.
108 J. Kaplan, rééd. 1995, op. cit., p. 21-22.
109 R. Cassin « Fragments autobiographiques » recueillis par F. Beer-Poitevin, art. cité, p. 190.
110 Roger W., 6 avril 2001.
111 En référence à l’ouvrage du célèbre antidreyfusard M. Barrès, Les Diverses Familles spirituelles de la France, Paris, Émile-Paul, 1917.
112 A. Prost, Les Anciens combattants et la société française : 1914-1939, Paris, FNSL, 1977, vol. III, p. 28.
113 Ces thèmes sont l’objet de débats, parfois vifs, entre historiens. Pour une mise au point sur l’ensemble des travaux sur la Première Guerre mondiale, y compris son souvenir, voir A. Prost et J. Winter, Penser la Grande Guerre, Paris, Seuil, 2004.
114 AN, fonds R. Cassin, 382 AP 79, « Avant-propos pour les Mémoires ».
115 J. Isaac, « Nous les revenants », 15 avril 1919, Revue de Paris, texte reproduit dans Combat pour la vérité, Paris, Hachette, 1970, p. 56-61.
116 J. Isaac, idem, p. 57.
117 Idem, p. 59.
118 Idem, p. 61.
119 A. Prost, Les anciens combattants…, vol. III, op. cit., p. 28.
120 Idem, p. 33.
121 7 500 soldats juifs sont morts, dont 2 800 venant d’Algérie et 1 600 engagés volontaires, d’après Ph. Landau, 1999, op. cit., p. 157.
122 J. Lazarus, 6 février 2001.
123 A. Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre, Paris, Laffont, 1991, p. 59.
124 Idem, p. 58.
125 R. W., 6 avril 2001.
126 R. Debré, L’Honneur de vivre, op. cit., p. 126.
127 Voir A. Prost, Les anciens combattants, op. cit., et A. Becker, La guerre et la foi, Paris, A. Colin, 1994.
128 R. W., 6 avril 2001.
129 A. Manuel, Les Israélites dans l’armée française, Imprimerie Gaultier, Angers, 1921.
130 Voir « Mythe et réalité : la mort du grand rabbin Abraham Bloch », P. Landau, Les Juifs de France…, op. cit., p. 195-210.
131 M. Barrès, Les diverses familles…, op. cit.
132 Sur l’UPFI (Union patriotique des Français israélites), voir ci-dessous partie II. Il existe cependant dès les années vingt des associations regroupant les engagés volontaires juifs et quelques associations locales.
133 A. Lunel, Les chemins de mon judaïsme (et divers inédits), textes présentés par G. Jessula, Paris, l’Harmattan, 1993, p. 62.
134 Idem, p. 75.
135 Idem, p. 75-76.
136 AN, 382 AP 79, « Avant-Propos pour les Mémoires », manuscrit.
137 M. H, avril 1999.
138 Ibid.
139 R. W., 6 avril 2001.
140 A. Kriegel, Ce que j’ai cru…, op. cit., p. 26.
141 Habitation bon marché. Ces immeubles appartiennent à la Ville de Paris.
142 J.-J. Becker, février 2000.
143 A. Kriegel, Ce que j’ai cru…, op. cit., p. 26.
144 Ibid.
145 J. Lazarus, 6 février 2001.
146 C. L., février 2000.
147 Ibid.
148 R. Debré, L’Honneur de vivre, op. cit., p. 42-46.
149 Ibid. On peut citer P. Valéry, la comtesse de Castries, l’abbé Mugnier, Jeanne Maritain, sœur de Jacques et, bien sûr, C. Péguy qui eut une grande influence sur lui.
150 D. Milhaud, Notes sans musique, op. cit., p. 29.
151 A. Lunel, 1993, Les chemins…, p. 105.
152 G. de Rothschild, Contre bonne fortune, Paris, Belfond, 1983, p. 63.
153 N. F., 9 février 2001.
154 Women’s International Zionist Organisation, créée à Londres en 1920, association loi 1901 depuis 1935 en France.
155 BMD, fonds Y. Netter, Ms 81. Ce manuscrit de 134 pages intitulé Ma vie est écrit dans un petit carnet relié.
156 Voir G. Noiriel, Population, immigration et identité nationale en France, xixe-xxe siècles, Paris, Hachette, 1993.
157 Y. Lequin, dir., Histoire des Français. xixe-xxe siècles. T. I. Un peuple et son pays, Paris, A. Colin, 1984, p. 396.
158 D. Bensimon, F. Lautman, Un mariage. Deux traditions : Chrétiens et Juifs, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1977, p. 10.
159 M. H., sa petite-fille, avril 1999. La règle n’a pas d’ailleurs pas été appliquée totalement.
160 P. Aubery, Milieux juifs de la France contemporaine, op. cit., p. 88.
161 N. Baverez, Raymond Aron, Flammarion, Paris, 1993, p. 27.
162 BMD, fonds Y. Netter, DOS Net, Boîte 2, manuscrit de Y. Netter.
163 BMD, fonds Y. Netter, Ms 81. « Ma vie », manuscrit.
164 C. L., février 2000.
165 Y. B., avril 1999.
166 Bib. Méjanes, fonds J. Isaac, carton 3 A. Ketouba datée du 25 septembre 1902.
167 Bib. Méjanes, fonds J. Isaac, boîte 9, liasse 4.
168 G. de Rothschild, Contre bonne fortune, op. cit., p. 94.
169 Voir A. Muhlstein, James de Rothschild, Paris, Gallimard, 1981 et H. Lottman, La dynastie Rothschild, op. cit., p. 23.
170 Y. B., avril 1999.
171 L. J., 6 juillet 2001.
172 Ibid. Elle précise que les mariés sont demeurés unis et très heureux.
173 Ils se marient en 1910. J. Debat-Ponsan est la fille du peintre Édouard Debat-Ponsan. Jeanne est l’une des premières jeunes filles admises à l’externat de médecine. Sa famille, totalement laïque, n’est pas opposée à son mariage.
174 R. Debré, L’Honneur de vivre, op. cit., p. 110.
175 Ibid.
176 Ibid.
177 C. L., février 2000.
178 Les décades de Pontigny, organisées par Paul Desjardins, rassemblent régulièrement en Bourgogne les écrivains et intellectuels liés à la Nouvelle Revue française.
179 D. Schnapper, 6 juillet 2001.
180 Sur la conversion, voir ci-dessous.
181 D. Bensimon, F. Lautman, Un mariage. Deux traditions : Chrétiens et Juifs, op. cit., p. 9-10.
182 Dans la suite de l’exposé, afin de ne pas alourdir le style, ces catégories sont présentées sans les guillemets, mais en italiques.
183 L. J., 6 avril 2001. Elle précise : « maintenant, on serait considérés comme des juifs libéraux ».
184 Des communautés orthodoxes, dites de « stricte observance », indépendantes du Consistoire central, sont actives notamment en Alsace. L’Union libérale israélite est créée en 1907.
185 M. H., 1er février 2000.
186 Grand Pardon (Yom Kipppour) : jour le plus saint et le plus solennel du calendrier religieux juif. Un jeûne strict est observé pendant vingt-cinq heures.
187 Fête des tentes (Soukkot) : commémoration de l’errance des Hébreux pendant quarante ans sur le chemin de la Terre Promise.
188 Sabbat ou shabbat : septième jour de la semaine, jour de repos. Le shabbat est l’un des fondements du judaïsme. Il débute le vendredi soir, au coucher du soleil.
189 Rouleaux sacrés (rouleaux de la Torah) : copie manuscrite sur parchemin des cinq livres du Pentateuque, entreposée dans l’arche sainte des synagogues.
190 R. Debré, L’Honneur de vivre, op. cit., p. 24-26.
191 J. Isaac, Expériences…, op. cit., p. 21.
192 R. W., 6 avril 2001.
193 Nombre de 10 juifs âgés de plus de 13 ans nécessaire pour constituer l’assemblée de prière.
194 M. H., 1er février 2000.
195 J. Lazarus, 6 février 2001.
196 Ibid.
197 R. W, 6 avril 2001.
198 Séder : fête familiale du premier soir de la fête de Pessah.
199 Cacherout : ensemble des rites alimentaires de la religion juive.
200 L. J., 6 avril 2001.
201 J. Lazarus, 6 février 2001.
202 M. W., 6 avril 2001.
203 M. H., 1er février 2000.
204 CDJC, fonds J. Kaplan, Fragments autobiographiques, op. cit.
205 J. Lazarus, 6 février 2001.
206 L. J., 6 avril 2001.
207 Voir N. Vallez, Présence et vie quotidienne des juifs dans le Sud-Ouest aquitain des années vingt aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, thèse de doctorat, sous la direction de P. Laborie, UTM, 2001, p. 235-236.
208 A. Michel, Les Éclaireurs israélites de France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Éd. EIF, 1984, p. 30.
209 Lumière no 2, novembre-décembre 1932, cité par A. Michel, Les Éclaireurs israélites de France pendant la Seconde Guerre mondiale, op. cit., p. 31.
210 R. W., 6 avril 2001.
211 C. L., février 2000.
212 Ceux de Joseph Kessel à la fin des années vingt sont un modèle du genre.
213 KKL : Keren Kayemet le-Israël ou Fonds National Juif.
214 C. Nicault, La France et le sionisme, 1897-1948. Une rencontre manquée ?, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 149.
215 R. W., 6 avril 2001.
216 J. Kaplan, « Le sionisme », 2 avril 1937, Les temps d’épreuves, Sermons et Allocutions, Paris, éd. de Minuit, 1952, p. 53-68
217 Idem, p. 56.
218 C. Nicault, « L’acculturation des israélites français au sionisme après la Grande Guerre », Archives Juives, no 39/1, 1er semestre 2006, p. 23 : « Les sionistes français ne font-ils pas écho à cette thèse [du franco-judaïsme] en soutenant que l’on peut parfaitement être à la fois un bon Français et un bon sioniste, et même, que ces deux engagements coïncident, seule une “mission sioniste” au caractère tout aussi universel se substituant à l’ancienne « mission d’Israël » ? ».
219 R. W., 6 avril 2001.
220 J. Lazarus, 6 février 2001.
221 C. Nicault, « L’acculturation… », art. cité, 2006, p. 14.
222 G. de Rothschild, Contre bonne fortune, op. cit., p. 17.
223 Idem, p. 345.
224 Idem, p. 56.
225 Idem, p. 102.
226 Ibid.
227 Idem, p. 189.
228 E. Antébi, Edmond de Rothschild, L’homme qui racheta la Terre Sainte, Monaco, éd. du Rocher, 2003.
229 A. Dieckhoff, « Le monde contemporain : Palestine et Israël », Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Paris, Cerf-Laffont, 1996, p. 1369.
230 BMD, Fonds Y. Netter, DOS NET, boîte 2. Elle perd sa mère en 1903, à quatorze ans.
231 D. M., février 2000.
232 BMD, fonds Y. Netter, Ms 81, Ma vie.
233 Suzanne Zadoc Kahn est l’épouse du Dr Léon Zadoc Kahn, fils du grand rabbin lors de l’affaire Dreyfus, et lui-même pro-sioniste.
234 WISO : World International Zionist Organisation
235 BMD, fonds Y. Netter, DOS NET, Boite 1. « Conférence pour les femmes juives d’Alsace en faveur de la Palestine », 20 et 21 octobre 1925.
236 BMD, fonds Y. Netter, ibid.
237 BMD, fonds Y. Netter, ibid.
238 BMD, fonds Y. Netter, Dos NET, boîte 1, Le Quotidien, 14 mai 1931, « Autour de Jérusalem, les femmes israélites accomplissent une magnifique besogne sociale ».
239 BMD, « Conférence pour les femmes juives d’Alsace en faveur de la Palestine », art. cité.
240 A. Lunel, Les chemins …, op. cit. p. 62.
241 Ibid., p. 62.
242 Ibid., p. 62.
243 Idem, p. 61.
244 Idem, p. 62.
245 Ibid., p. 62.
246 Idem, p. 70.
247 Ibid., p. 70.
248 Idem, p. 93.
249 A. Lunel, Nicolo Peccavi ou l’affaire Dreyfus, Paris, Gallimard, 1926.
250 A. Lunel, Les chemins…, op. cit., p. 100.
251 Idem, p. 90.
252 J.-J. Becker, février 2000.
253 Y. B., avril 1999.
254 R. Aron, « Les Juifs », Réalités, septembre 1960, art. reproduit dans R. Aron, Essais sur la condition juive contemporaine, Paris, Fallois, 1989, p. 144.
255 J.-J. Becker, février 2000.
256 Ibid.
257 N. F., 5 février 2001.
258 Ibid.
259 A. Chouraqui, L’Alliance israélite universelle, op. cit., p. 419.
260 L’expression est utilisée plusieurs fois par les deux frères, Jean-Jacques et Henri Becker.
261 Voir partie I, Sociabilités.
262 J.-J. Becker, février 2000.
263 A. Kriegel, Ce que j’ai crue…, op. cit., p. 48.
264 La Fédération française des Éclaireurs et Éclaireuses est laïque. La FFE a de tout temps accueilli de nombreux juifs non pratiquants.
265 N. F., 5 février 2001.
266 Ibid.
267 La Française, 21 octobre 1933, C. Brunschvicg, « Mise au point. Français d’abord. »
268 Ibid.
269 Ibid.
270 Ibid. Les italiques sont de C. Brunschvicg.
271 Ibid.
272 Ibid. Les majuscules sont de C. Brunschvicg.
273 Ibid.
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