Chapitre 3. Première zone : C/ La Zeugitane
p. 297-308
Texte intégral
Colonia iulia pia paterna (en Zeugitane ?)
1Leur attribution reste le principal problème posé par ces monnaies. En effet, l’atelier émetteur n’est connu que par son titre de Colonia iulia, mentionné au complet sur le no 93. La suite du nom n’apparaît jamais en toutes lettres, mais, dans sa version la plus développée (no 93-94), sous la forme de deux monogrammes, et , que les premiers commentateurs de la monnaie no 93, A. Merlin et S. Gsell, proposaient de développer en Pi(a) Pat(erna)1. Le problème est que nous ne connaissons pas par ailleurs cette Colonia Iulia Pia Paterna d’Afrique proconsulaire. Elle n’est attestée ni par l’épigraphie ni par les sources littéraires. L’identification de l’atelier se réduit donc pour l’instant à des conjectures. Une première solution consiste à partir de l’iconographie qui fait une large place à Mercure, et en particulier à une image de ce dieu assis sur un tas de pierres dont on sait qu’il peut représenter une montagne ou un cap. On pense alors immédiatement au célèbre Promunturium Mercurii, l’actuel Cap Bon, dont on sait qu’il portait plusieurs colonies juliennes : Carpis, Clypea, Curubis et Neapolis. C’est Clypea, la plus notable de toutes, qui serait le meilleur atelier potentiel pour nos monnaies. Malheureusement, les indications de trouvaille pointent dans une autre direction. Nous connaissons la provenance de trois de ces monnaies. Si le no 93 à été trouvé à Bir Bou Rekba2, donc à une dizaine de km de l’antique Neapolis, ce qui peut convenir pour une monnaie frappée dans le Cap Bon, un exemplaire du no 97a vient de Byzacène, puisqu’il a été trouvé à Bodheur, près de l’actuelle Monastir, à une cinquantaine de km d’El Djem (Thysdrus)3. Il en va de même d’un exemplaire du no 98a trouvé dans une tombe d’époque julio-claudienne de la même El Djem4. Outre ces provenances sûres, deux exemplaires ont été achetés à El Djem encore5 et ont donc de fortes chances de provenir des environs du site. Tout cela nous ramène en Byzacène et la trouvaille de Bir Bou Rekba est en fait la plus septentrionale. Nous avons encore bien peu de ces indices de provenance, mais El Djem-Thysdrus semble faire partie de la zone de circulation de ces monnaies. Coïncidences troublantes : Mercure est la divinité poliade de Thysdrus, et les deux magistrats mentionnés sur les monnaies portent les noms gentilices de Pomponius et Gavius. Or, une famille Pomponia est connue parmi les dignitaires de Thysdrus au ier siècle ap. J.-C. et un certain M. Gavius Tetricus, augure à Thysdrus, offre une dédicace pour le salut d’Auguste à la fin du ier siècle av. J.-C. Tout cela serait relativement concluant si nous savions par ailleurs que Thysdrus était colonie julienne, mais cela ne semble pas le cas6.
2Selon quelle chronologie classer ces monnaies ? Une première émission (no 93-94) se rapproche par la titulature impériale, le style général et l’inspiration iconographique des monnaies d’Achulla no 58 ou Lepti Minus no 69-72. Même si elle portent, à la différence des autres, le titre « Augustus », les monnaies d’Hadrumète no 79-81 font manifestement partie du même ensemble. Il s’agit là d’une même famille de monnayages datables de 10-8 av. J.-C.
3Une seconde émission de notre mystérieuse colonia iulia, d’une facture curieusement très maladroite (no 95-96), mentionne le titre augustéen tout en gardant la référence à César. Elle n’est sans doute pas très éloignée dans le temps de la précédente et peut très bien être contemporaine des émissions datées à Hadrumète des années 8-5 av. J.-C.
4Les émissions suivantes, elles, sont parfaitement datées du règne de Tibère, plus précisément de l’époque de la guerre de Tacfarinas, par la mention des années de proconsulat d’Apronius (3e année), Blaesus (1ère et 2e années) et Dolabella (1ère année), soit 21 à 24 ap. J.-C. Que ces émissions aient eu lieu en pleine révolte de Tacfarinas, au moment où les effectifs militaires étaient particulièrement abondants dans la région n’est certainement pas un hasard, et s’explique sans doute en partie par les nécessités du paiement de ces troupes.
5L’organisation de la frappe. L’ensemble des émissions tibériennes de Paterna se caractérise par une proportion anormalement faible d’« as » et en revanche une exceptionnelle abondance de « sesterces », le « dupondius » possédant une situation moyenne. Nous avons là exactement l’inverse du profil attendu d’une émission monétaire en ces temps et lieux, mais cette anomalie s’explique facilement si l’on tient compte de la masse monétaire récemment mise en circulation. On y trouvait, entre autres, de très nombreux « as » frappés principalement par la colonie de Carthage à la fin du règne d’Auguste (no 102-103). Ce qui pouvait manquer donc, c’était surtout les multiples. Les émissions de notre colonia sont manifestement chargées de combler cette lacune pour les « sesterces ». Quant aux « dupondius », dès lors sous-représentés, c’est l’atelier d’Utique qui se chargera de les frapper dans une dernière étape du monnayage proconsulaire, sous le proconsulat de C. Vibius Marsus (no 114 et 115). Au total, avec successivement les « as » de Carthage, les « sesterces » de Clypea et les « dupondius » d’Utique nous obtenons un profil normal de masse monétaire en circulation. Il y avait donc une complémentarité des ateliers de Proconsulaire. Cette complémentarité n’était pas forcément le résultat d’une planification précise à long terme faite par les autorités financières de la province, mais laisse du moins penser à une régulation pragmatique des émissions au niveau provincial. Pour chaque émission on pesait tout autant les nécessités de la circulation monétaire que les éléments qui composeraient l’iconographie des monnaies. Toute la question est de savoir dans tout cela quelle est la part d’intervention proconsulaire et de latitude laissée aux autorités locales.
6Ces monnaies nous donnent quelques indications sur le trajet administratif suivi par les émissions monétaires. Après la permission proconsulaire, vient un décret des décurions : ex D.D. ; un magistrat (?) se chargeant de la frappe elle-même : C(urante) P. Gavio Casca. Ces indications, pour précieuses qu’elles soient, laissent pourtant dans l’ombre bien des aspects du processus d’émission.
7Du point de vue iconographique, ces monnaies ne présentent guère de traits remarquables. L’effigie de César est attendue sur des monnaies émises par une colonie julienne et seule la couronne de lauriers tranche avec l’habituel diadème des autres émissions africaines. L’effigie d’Octave-Auguste puis de Tibère reste également commune et l’on ne remarquera comme nouveauté que le portrait, fort maladroitement gravé, de Drusus. Livie n’apparaît qu’indirectement sous les traits d’une prêtresse ou d’une divinité assise, tenant deux épis et un sceptre, motif commun tant à Rome qu’en Afrique. Ici, il n’y a guère, en revanche, d’assimilation explicite de l’impératrice à une divinité, comme à Thapsus. L’assimilation n’est que suggérée, par le biais des épis tenus à la main, entre la mère de Tibère et une divinité de la fécondité qui est sans doute Cérès, puisque cette dernière apparaissait sur les premières monnaies de la ville, ou encore Tanit. Nous ne reviendrons pas sur la présence de Mercure. Ce dieu est commun par ailleurs sur les monnayages de Proconsulaire sans que l’on sache s’il s’agit d’un Mercure romain ou d’une ancienne divinité berbère ou punique représentée sous ses traits.
8Si le monnayage de notre colonia ne nous apporte donc aucune nouveauté d’ordre métrologique ou iconographique, il n’en est pas moins fort intéressant par la mention qu’il fait des proconsuls de l’époque de la guerre de Tacfarinas, par la titulature complète qu’il proposerait du nom de la cité et surtout par les perspectives qu’il laisse entrevoir sur l’organisation des émissions monétaires de la province essentiellement réparties pour la fin du règne d’Auguste et celui de Tibère entre Carthage, cette Colonia Iulia Pia Paterna et Utique.
Carthage et style de Carthage
9Attribution et datation. Toutes les monnaies décrites ici n’ont pas toujours été attribuées à Carthage, et inversement certaines le sont systématiquement alors que davantage de réserve serait préférable. Un premier groupe de monnaies (no 100-105) porte les lettres CIC, que l’on s’accorde à développer en C(olonia) I(ulia) C(oncordia) sur les exemplaires no 102-105. Curieusement, le RPC donne un autre développement de la même légende pour les no 100-101 et propose une lecture C(olonia) I(ulia) C(irta), attribuant ces deux monnaies à Cirta Nova Sicca.7 Il se fonde essentiellement sur une différence stylistique entre ces monnaies et les suivantes. Faut-il donc enlever ces monnaies à Carthage ? Il est certain que leur style est très différent de celui des « as » augustéens no 102-103 à légende C(olonia) I(ulia) C(oncordia), datés de 8-10 ap. J.-C., et qui, eux, sont certainement de Carthage. Cependant, l’argument de style, à lui tout seul, est insuffisant pour déterminer l’attribution d’une série monétaire d’Afrique proconsulaire. Il n’existe par exemple aucune homogénéité stylistique entre les diverses émissions de la colonia Paterna. Une différence stylistique entre deux émissions, naturelle même à peu d’années d’intervalle, ne saurait en tous cas suffire à faire admettre que les lettres cic puissent ici désigner autre chose que ce qu’elles indiquent habituellement, c’est-à-dire Carthage. D’autre part, si l’on enlevait à cette ville ces monnaies, il faudrait admettre que la cité n’avait jamais battu monnaie avant la fin du règne d’Auguste, ce qui serait bien étonnant pour une capitale provinciale. Deux autres arguments, d’ordre épigraphique, viendraient interdire l’attribution à Cirta Nova Sicca. Il semble d’abord que les titulatures monétaires des colonies de Proconsulaire ne comprennent pas le toponyme local, comme le montrent les cas de Carthage et Paterna nommées : C(olonia) I(ulia) C(oncordia) et P(ia) P(aterna). La troisième lettre de la légende cic ne pourrait donc correspondre à C(irta). D’autre part, Sicca-Le Kef s’appelait Cirta Nova8, se différenciant par l’adjectif de Cirta-Constantine. À supposer que l’on ait retenu le toponyme local dans la titulature monétaire, on aurait certainement noté le N(ova) qui empêche toute confusion. C’est donc à Carthage que nous proposons de restituer ces monnaies9.
10La présence d’un portrait de Tibère César sur ces premières monnaies no 100-101 permet de les situer entre l’adoption de 4 ap. J.-C. et les émissions suivantes de 8-10 ap. J.-C. Ces premières frappes de Carthage ne sauraient, cependant, avoir eu un rôle important dans la circulation monétaire, vu leur faible volume apparent, mais auraient surtout servi à commémorer, outre le retour politique de Tibère, la refondation de la capitale provinciale comme le montrent la référence à César nommé Con(ditori) et l’insistance sur les institutions locales : D(ecuriones) P(opulus) Q(ue) C(arthaginiensis). Il s’agirait ainsi des premières émissions de la ville.
11Après un court intermède, Carthage émet en très grandes quantités les monnaies no 102-103, avec de rares sous-multiples (no 104-105), tous marqués cic, et qui sont datés par la 5e salutation impériale de Tibère, des années 8-10 ap. J.-C.
12Nous avons décrit sous l’appellation « style de Carthage » les monnaies no 106-108. Ces trois monnaies sans mention d’atelier, apparaissent comme une réplique métrologique des émissions de Carthage no 102-105, à ceci près que le « semis » (no 107) est frappé comme une monnaie habituelle au lieu d’être un « as » fractionné. On trouve par ailleurs sur ces pièces une mention des duumviri identique à celle des émissions de Carthage. Et pour d’autres aspects encore, on ne peut que souligner leur parenté avec celles de la capitale provinciale : similitude de style, mêmes discrètes allusions à Junon-Tanit sur le « quadrans », mais aussi rôle semblable dans la circulation monétaire, car si les « as » de Carthage constituaient par leur abondance le véritable pivot de la circulation monétaire en Zeugitane à la fin du règne d’Auguste, les no 106, datables du début du règne de Tibère (14-18 ap. J.-C. ?)10, complètent ce rôle à leur époque. On est donc très tenté, comme cela a toujours été fait, d’attribuer ces monnaies à Carthage.
13Un élément doit cependant nous mettre en garde : une irrégularité qui peut paraître étrange pour des monnaies frappées dans la capitale provinciale. En effet, Tibère est qualifié sur ces monnaies de P(ater) P(atriae). Or on sait qu’il avait refusé expressément ce titre11. Et il manque la mention AVG. La récurrence de ces erreurs sur des monnaies aussi abondantes, frappées avec des coins différents, exclut naturellement l’erreur de gravure. S’agit-il d’une marque particulière de ferveur dans le culte impérial ? En tous cas aucune autre cité de la région ne se permettra cette liberté.
14Il faut par ailleurs s’interroger sur l’absence d’indication d’origine sur ces monnaies, absence qui les rapproche de frappes étudiées plus loin sous la rubrique « style d’Utique ». Celles-là non plus ne portent guère la mention de l’atelier émetteur mais sont attribuées à Utique sur le seul critère de similitude stylistique. À propos des frappes d’Hadrumète, nous avions proposé l’hypothèse que, lors d’une émission poliade, certaines monnaies pouvaient être plus particulièrement réservées à une thématique inspirée par les bureaux proconsulaires, en contrepartie de l’autorisation de frappe. Ces monnaies seraient alors restées sans indication d’origine. L’hypothèse ne peut s’appliquer ici, non plus que dans le cas des émissions du style d’Utique, car toutes ces frappes accordent beaucoup d’importance aux magistrats locaux sans mettre davantage l’accent que d’autres sur le pouvoir impérial ou proconsulaire. La question reste donc pour l’instant sans réponse et l’attribution de toutes ces monnaies reste incertaine.
15Iconographie. Ce qui frappe immédiatement, à l’examen des monnaies de Carthage et du style de Carthage, c’est le haut degré de romanisation de l’iconographie. Dès les premières frappes, on ne remarque plus aucune allusion directe au monde punique, que ce soit dans la représentation des divinités ou la langue utilisée pour les légendes. L’effigie des membres de la famille impériale constitue même la seule iconographie des frappes initiales, montrant bien leur caractère essentiellement politique de commémoration de la refondation de la cité. Pour les émissions de la fin du règne d’Auguste (no 102-105), on remarquera la précision de la titulature augustéenne, et surtout les revers qui ne font que démarquer, par leur composition, ceux des as augustéens de Rome. Autour des lettres P(ermissu) P(roconsulis) D(ecreto) D(ecurionum) qui sont la réplique du grand S.C. occupant le revers des as de Rome, on trouve, comme à Rome, le nom des magistrats chargés de la frappe12. La romanisation du monnayage est ici totale. Il n’y a plus aucune référence aux divinités locales, sauf une timide allusion à Junon-Tanit sur les petits « quadrans » (no 105), et les duumviri portent bien évidemment les tria nomina du citoyen romain.
16Les monnaies du style de Carthage suivent d’aussi près les modèles romains puisque les revers des « as » sont consacrés à une représentation de Livie assise13. Une discrète allusion à Tanit se retrouve sur les « quadrans » ornés d’une effigie de Junon, et sur le revers des « semis » où figurent trois épis.
17Métrologie et circulation monétaire. Les monnaies de Carthage relèvent de la même métrologie que les autres monnaies de Byzacène et Zeugitane postérieures à la réforme évoquée à propos de Lepti Minus14. Mais pour la première fois nous voyons apparaître l’échelle complète des sous-multiples de l’« as ». Pour le « semis » on prit d’abord le parti de frapper des monnaies de la taille d’un « as » que l’on coupait ensuite en deux (no 104). Cette opération a priori étrange s’explique assez bien dans le contexte. On n’avait jusqu’ici frappé en Proconsulaire que des monnaies dont la plus petite avait la taille de l’« as », hormis les « semis » du style d’Hadrumète. Il fallait donc que ces sous-multiples émis pour la première fois en échelle complète soient faciles à distinguer les uns des autres alors que l’on n’avait pas la ressource de le faire par l’utilisation respective de l’orichalque et du cuivre rouge. Qu’il s’agisse de monnaies prévues pour être fractionnées, on le voit fort bien à la légende du revers organisée en stricte symétrie par rapport à un axe central, avec doublement du titre iivir de telle façon que ce dernier apparaisse sur les deux fragments de la pièce originelle. De même les motifs du droit et du revers, consacrés aux insignes de la dignité civile et religieuse des IIVIRI étaient-ils doubles. L’axe des droits et des revers des monnaies était lui aussi calculé de manière à permettre une coupure respectant cette gémellité des motifs et des légendes. Seule la mention du nom de la colonie au droit, C(olonia) I(ulia) C(oncordia) se trouvait en porte-à-faux.
18Un point ne laisse pas d’intriguer. Pourquoi Carthage n’a-t-elle pas frappé de monnayages abondants avant ses grandes émissions de 8-10 ap. J.-C., et s’est-elle limitée, avant cela, à des frappes réduites, alors qu’Achulla et Hadrumète avaient battu de nombreuses monnaies ? Il se peut que la nécessité d’émettre soit apparue en priorité dans les cités les plus éloignées du siège proconsulaire, les moins à même de recevoir le modeste approvisionnement monétaire de bronze que Rome était en état de fournir à la province. Quoi qu’il en soit, les monnaies de Carthage no 102-103, ainsi que celles du style de Carthage no 106, se retrouvent en abondance aussi bien en Byzacène qu’en Zeugitane, indiquant clairement que la capitale provinciale couvrait désormais, par ses émissions, les besoins des régions en question. Elle relayait ainsi, pour la Byzacène, les frappes d’Hadrumète et des cités pérégrines voisines qui avaient, dans l’ensemble, cessé d’émettre à la fin du ier siècle av. J.-C. Ces frappes carthaginoises, jouaient par ailleurs un rôle primordial dans la circulation monétaire de Zeugitane, parallèlement aux bronzes de l’atelier de Rome qui n’y parvenaient qu’en nombre insuffisant15.
Utique et style d’utique
19Les monnaies d’Utique posent les mêmes questions d’attribution que l’atelier de Carthage. À côté des monnaies marquées au revers de la légende M(unicipes ?) M(unicipii) I(ulii) V(ticensis) plus ou moins abrégée, qui indique clairement l’origine des frappes (no 110-114), on en trouve d’autres, parfaitement semblables d’un point de vue stylistique, mais qui ne portent aucun nom de cité (no 115). Nous avons classé ces dernières à part, sous la rubrique « style d’Utique ».
20On ne sait les raisons de cette omission de la mention d’origine, nous l’avons dit16. Etait-ce que cette origine était évidente ? Dans ce cas, l’hypothèse d’une attribution à Utique devient plus faible. Car cette évidence suppose soit que les frappes viennent de la capitale provinciale, Carthage, soit que des émissions antérieures d’Utique en soient suffisamment proches pour que l’identification soit immédiate. Or s’il existe des émissons d’Utique quasi identiques, elles sont postérieures aux monnaies sans indication d’origine. Parmi celles-ci les plus anciennes (no 115 a-c) sont datées de la première année du proconsulat de Marsus, tandis que les monnaies du même type marquées du nom d’Utique apparaissent lors de la seconde année de ce proconsulat (no 114 a-c). Par la suite les émissions avec ou sans indication d’origine alternent, ce qui peut s’expliquer aussi bien par une succession au sein d’un même atelier, Utique, que par des émissions en quasi parallèle à Utique et une cité fournie par les mêmes graveurs, donc proche (Carthage ?). Il subsiste donc suffisamment d’incertitudes pour justifier un classement à part des monnaies sans indication d’origine, ne serait-ce que provisoirement.
21Chronologie, iconographie et circulation monétaire. Le monnayage d’Utique comporte quelques points communs avec celui de Carthage. D’abord son ancienneté. Nous avons eu l’occasion d’envisager, dans la première partie de cet ouvrage, le cas des plus anciennes monnaies connues d’Utique (?), celles qui portent la mention >tg et qui pourraient dater des lendemains de la seconde guerre punique no I/109). Nous n’y reviendrons pas ici17. Après ces premières frappes, qui durèrent un temps que l’on ne saurait préciser, mais qui furent relativement abondantes et importantes pour la circulation monétaire de la région, y compris après l’annexion de la Provincia africa, nous ne connaissons plus de frappes d’Utique jusqu’à l’époque des guerres civiles, durant lesquelles la cité servit d’atelier monétaire aux troupes pompéiennes. On doit alors à l’activité de ces officines un certain nombre d’émissions de deniers qui n’ont pas lieu d’être étudiés ici puisqu’ils relèvent traditionnellement de l’étude des frappes de la république romaine. On rappellera simplement qu’il est fort vraisemblable que les deniers à l’effigie de Juba Ier qui servirent à la paye des troupes pompéiennes furent frappés à Utique18. C’est sans doute cette participation au « mauvais camp » qui valut par la suite à la ville d’être privée du droit de frapper monnaie. S’y ajoutait, comme pour Carthage, la proximité des sources d’approvisionnement de la Proconsulaire en numéraire de Rome, qui, même modeste, devait diminuer l’urgence de battre monnaie. Quoi qu’il en soit, ce n’est que sous Tibère que nous voyons réapparaître les monnayages d’Utique, promue entre-temps au statut de municipe julien, comme le montrent les légendes, M(unicipes[?]) M(unicipii) I(ulii) U(ticensis), qui figurent sur ce monnayage.
22Cette réapparition du droit de frappe dans un municipe semble faire partie d’une politique de romanisation systématique du monnayage que l’on remarque dans plusieurs domaines. Le premier est d’ordre iconographique. Nous avons vu, à propos de l’atelier de Carthage, que les types utilisés pour l’« as » n’étaient qu’une réplique de ceux qui étaient utilisés à Rome, soit un revers uniquement épigraphique pour l’époque augustéenne finissante, et une représentation de Livie assise pour l’époque tibérienne19. La même remarque vaut pour les « as » et « dupondius » d’Utique où le seul motif est invariablement cette même Livie assise. Nous avons vu à propos des monnaies de Thapsus, dont certaines sont contemporaines de nos émissions uticéennes, que la représentation de Livie assise servait de support à une assimilation de l’impératrice aux divinités locales, en l’occurence Tanit et Cérès20. À Utique, il est fort vraisemblable que nous avons, plus discrètement, la même assimilation, puisque c’est avec un portrait de Junon que Livie partage l’exclusivité des motifs iconographiques qui ne sont pas des portraits impériaux.
23Le second aspect de romanisation du monnayage tient au fait que ce dernier, vers la fin du règne d’Auguste et sous celui de Tibère, est presque exclusivement réservé aux colonies et municipes, donc en fait, aux cités les plus romanisées. C’est ainsi que Thapsus, Lepti Minus et Hippo sont les seules cités pérégrines à frapper sous Tibère, et encore avec des volumes d’émissions réduits. En revanche, les monnayages qui comptent, ceux par lesquels s’opère la quasi totalité du renouvellement de la masse monétaire, sont ceux de Carthage, Colonia Paterna et Utique. Le centre de gravité des émissions s’est déplacé des cités pérégrines du centre de la province, qui émettaient dans la première partie du règne d’Auguste, vers le Nord où se concentrent pour l’essentiel les nouvelles frappes, les plus romanisées. Nous avons vu que Carthage inaugure cette nouvelle génération de frappes massives avec ses « as » no 102-103 (8-10 ap. J.-C.). De nouvelles frappes considérables d’« as » du style de Carthage ont lieu vers le début du règne de Tibère (no 106 datables sans doute de 14-18 ap. J.-C.) auxquelles on peut joindre maintenant les premiers « as » d’Utique sans date indiquée (no 110), mais qui sont certainement eux-aussi quasi contemporains de l’avènement de Tibère. Il semble que désormais toutes ces frappes de Zeugitane continuent à un rythme soutenu avec les « as » d’Utique datés de la 7e salutation (no 111), soit des années 14-18 ap. J.-C. Ces derniers sont accompagnés, comme à Carthage, de sous-multiples (no 112-113). À cette date, les grandes émissions d’« as » cessent quasiment dans la province, désormais suffisamment approvisionnée, comme le montre l’abondance de ces monnaies que l’on recueille aujourd’hui d’un bout à l’autre de la Tunisie. En revanche, comme nous l’avons dit plus haut21, devaient manquer les espèces divisionnaires supérieures. La Colonia Paterna se chargea de la frappe des « sesterces » qui prédominent dans ses frappes des années 21-24 ap. J. –C. On ytrouve aussi des « dupondius » en nombre plus abondant que les « as », signe que ces dupondius faisaient eux aussi défaut. Voilà pourquoi, sans doute, Utique émit les très nombreux « dupondius » no 114 et 115 (?) qui closent, dans les années 27 à 30 ap. J.-C. les émissions d’Afrique proconsulaire, sous le proconsulat de Marsus. Ces frappes de « dupondius » se caractérisent par une bonne qualité du portrait impérial et des noms de magistrats locaux parfaitement romanisés, cognomen inclus.
Conclusion
24Les émissions de Zeugitane encadrent chronologiquement l’histoire monétaire du Maghreb oriental des origines à la mort de Tibère. À l’époque de la Carthage punique, ce sont uniquement les frappes de cette cité qui assurèrent la monétarisation de tout cet ensemble territorial. Le poids politique, économique et culturel de Carthage semblait écrasant. Une seule cité, vers la fin de cette période punique, après le deuxième conflit contre Rome, joignit des frappes abondantes à celles de Carthage : Utique (?). Après la conquête romaine de 146 av. J.-C., les émissions des deux villes avec celles des rois numides, constituèrent l’essentiel d’une masse monétaire dont l’usure s’accentuait pour atteindre, à l’époque augustéenne, aux limites de lisibilité de nombreuses monnaies. Malgré cela, le pouvoir romain n’avait pas toléré, semble-t-il, de frappes locales. Il fallut attendre le règne d’Auguste pour qu’apparaissent d’abord loin de la capitale provinciale, et dans les cités pérégrines de Byzacène, de nouvelles émissions particulièrement abondantes dans les années 8-5 av. J.-C. Le tour de la Zeugitane ne vint que plus tard, mais après un timide début, ses émissions, en particulier celles d’Utique et de Carthage à partir de 8-10 ap. J.-C., devaient supplanter quantitativement les autres et rester les dernières de Proconsulaire (30 ap. J.-C.). Commencée avec Carthage et Utique, l’histoire monétaire du Maghreb oriental devait se clore aussi, en attendant le Bas-Empire, sur les émissions des deux cités.
25Lorsque l’on passe de l’examen des monnaies de Byzacène à celui des frappes de Zeugitane, on ne se contente pas d’effectuer un déplacement géographique. Il s’y joint aussi, on l’a dit, une coupure chronologique, et les deux éléments conjugués contribuent à créer, entre les émissions des deux régions, des différences très significatives. Aux frappes des cités pérégrines de Byzacène, qui montrent une synthèse en cours d’élaboration entre des influences puniques locales, des apports grecs et une romanisation qui s’affirme, succèdent, en Zeugitane, des monnayages de municipes et de colonies, qui ont atteint le niveau le plus élévé de romanisation, celui au-delà duquel il ne reste plus à ces monnayages qu’à s’effacer devant ceux des ateliers de Rome.
26Cette romanisation est perceptible dans tous les domaines. Pour l’iconographie, qu’il s’agisse de la titulature et du portrait impériaux, de la mention des magistrats municipaux, des motifs choisis, ces monnaies ne sont souvent plus que des calques des monnayages romains, ou plutôt des adaptations aux données locales du modèle monétaire de l’Urbs. La métrologie a évolué de manière à s’articuler parfaitement avec celle de Rome, et le monnayage provincial circule conjointement avec celui de la Ville pour suppléer à son insuffisance quantitative sans que quasiment rien n’y subsiste de la veine locale. Ces monnayages abondants et romanisés de Carthage et d’Utique assureront la transition avec les monnayages de Rome qui, après un intermède difficile, de Caligula à Domitien, pourront enfin suffire aux besoins de la province en numéraire.
27Il serait intéressant de pouvoir préciser le rythme et les modalités de cette romanisation de la masse monétaire en Zeugitane. Elle fut sans doute variable selon les lieux : villes côtières, villes de l’intérieur, zones rurales, sanctuaires révèlent autant de particularismes monétaires. Un sanctuaire comme celui de Henchir El Hami montre le poids très lourd, jusqu’à l’époque augustéenne au moins, du legs monétaire de la Carthage punique et des premiers rois numides (avant Juba Ier). Ces monnaies restent largement en circulation et le renouvellement de la masse monétaire provinciale, ne commence vraiment pour le sanctuaire qu’avec les émissions de Carthage et d’Utique à partir de 8-10 ap. J.-C. Ces frappes arrivent sur place rapidement après leur émission et elles y jouent un rôle notable, sans réelle concurrence des émissions parallèles de l’atelier de Rome. Les années 8-30 ap. J.-C. voient ainsi le seul apport de numéraire frais au sanctuaire. Par la suite, il faut attendre le règne de Domitien pour retrouver une arrivée conséquente de monnaies neuves, venues de Rome cette fois. La romanisation du monnayage est alors véritablement accomplie. Ce n’est pas un hasard si c’est précisément l’époque où le sanctuaire semble changer de rite, abandonnant la tradition pour un culte romanisé. On remarquera que le cloisonnement des circulations monétaires au sein de la province a fait qu’aucune monnaie de Byzacène n’avait circulé à Henchir El Hami. La synthèse que l’on avait vu s’élaborer sur ces monnayages au cours de la dernière décennie avant notre ère, entre les éléments culturels punique et romains était restée un privilège des élites citadines de la côte qui avaient ainsi pu maîtriser et exprimer leur évolution culturelle. À Henchir El Hami, on passe sans transition, à la fin du règne d’Auguste, du numéraire punique à celui de Carthage et d’Utique, les plus romanisés qui puissent circuler dans la province22.
Notes de bas de page
1 M. Amandry, 1990, p. 63-65.
2 M. Amandry, 1990, p. 63.
3 Catalogue de vente P.F. Jacquier, Münzen und Kunst der Antike, 24, FrühJahr 2000, monnaie no 207. (Renseignement communiqué par P.F. Jacquier.)
4 Renseignement communiqué par Mme L. Slim, que nous remercions vivement de nous avoir montré cette monnaie.
5 M. Amandry, 1990, p. 66.
6 Sur le statut de Thysdrus : J. Desanges, 1980, p. 312-313 ; sur la cité à l’époque augustéenne, H. Slim, 1996, p. 10 sqq.
7 Attribution à Carthage depuis L. Müller, 1860, II, p. 152-153 ; pour Sicca-Nova Cirta : rpc, p. 187-188.
8 Sur le statut de la cité : J. Desanges, 1980, p. 197 sqq.
9 L’argument de provenance est important. Le rpc cite un exemplaire venu des fouilles allemandes de Carthage et deux des fouilles de Simitthu-Chemtou. Nous en connaissons trois exemplaires achetés à Carthage, un du no 100 et deux du no 101 (collections privées parisienne et belge). Sur six provenances, quatre seraient donc carthaginoises.
10 La mention du titre P(ater) P(atriae) engage à situer ces monnaies après la mort d’Auguste malgré l’absence du titre avg.
11 Suétone, Vita Tiberi, XXVI, 4.
12 Type ric, 1/2, Augustus, no 373.
13 Voir supra, p. 284 et 300.
14 Voir supra, p. 285 sqq.
15 Pour une analyse précise, voir notre publication à paraître des monnaies du sanctuaire de Henchir El Hani. Pour l’époque d’Auguste et Tibère, ces trouvailles donnent 12 monnaies provinciales pour 39 de l’atelier de Rome. Les monnaies provinciales représentent donc 25 % du total des monnaies impériales considérées. Néanmoins, l’usure très supérieure de nombreuses monnaies de l’atelier de Rome montre que beaucoup d’entre elles ont été déposées plus tard, sans doute à l’époque claudienne. La part des monnaies provinciales dans la circulation monétaire de cette époque est donc à réévaluer sensiblement.
16 Voir supra, p. 302.
17 Voir supra, p. 125 sqq.
18 Voir supra, p. 174 sqq.
19 Voir supra, p. 302-303.
20 Voir supra, p. 284-285.
21 Voir supra, p. 299 à propos de Paterna. Les analyses faites ici doivent être nuancées en raison de notre ignorance de la localisation de cette cité.
22 Voir notre publication en cours des monnaies du sanctuaire.
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