Chapitre 6. Les royaumes maurétaniens à l’époque des guerres civiles : Bogud (49-38 av. J.-C.) Bocchus II (49-33 av. J.-C.) L’interrègne (33-25 av. J.-C.)
p. 205-211
Texte intégral
1Les monnaies étudiées dans ce chapitre constituent un ensemble quantitativement réduit, mais très significatif des évolutions du monnayage africain. Jusqu’à l’époque des guerres civiles romaines les plus dures (49-31 av. J.-C.), la monnaie, en Maurétanie, relevait d’une double influence : celle du foyer monétaire numide de Massylie, d’origine proprement carthaginoise, et celle du foyer monétaire barcide d’Espagne, lui-même à l’origine des émissions de l’atelier de Siga. Une nouvelle influence apparaît maintenant, celle de Rome qui sera double elle aussi : une influence directe et ponctuelle, qui s’exprime à l’occasion des affrontements entre généraux romains en Péninsule ibérique, et une influence indirecte, sur une plus longue durée, qui vient par la médiation de la romanisation de Gadès. Les monnayages étudiés dans ce chapitre montrent ainsi une diversité nouvelle. Il appartiendra à Juba II de les enrichir encore tout en les harmonisant, et à Ptolémée de rapprocher davantage cet ensemble de la référence romaine.
Bogud
2Les monnaies no 56-59 sont facilement attribuables au Bogud souverain de Maurétanie occidentale1, allié de César en 49 av. J.-C. et reconnu par lui comme roi de cette région. Après avoir participé de façon énergique aux opérations césariennes en Espagne, il eut la mauvaise inspiration de suivre le parti antonien, ce qui lui coûta son royaume, annexé par son voisin Bocchus II (38 av. J.-C.), et la vie (31 av. J.-C.)2.
3Ces monnaies se distinguent très nettement des monnayages maurétaniens antérieurs et contemporains tant par le métal dans lequel elles sont frappées, essentiellement l’argent, que par le soin apporté au traitement des motifs iconographiques qui puisent dans un répertoire romain et oriental. Ce sont par ailleurs des monnaies rares. Tout cela les désigne comme des émissions à fonction surtout politique, effectuées dans un contexte militaire. On peut alors envisager deux époques pour leur frappe : celle de l’affrontement entre César et les Pompéiens, ou alors plus tard, celle de la lutte entre Octave et Antoine. Entre les deux hypothèses on préférera la première3, car l’ampleur des opérations militaires en Espagne, la quantité de troupes engagées, le prestige des généraux présents sur le théâtre des opérations, dont César lui-même, s’accordent mieux avec l’émission d’un monnayage aussi exceptionnel. Dans cette perspective, ces frappes, que ce soit par des similitudes ou des antithèses, nous semblent pouvoir être rapprochées de celles de Juba Ier. Dans les deux cas, en effet, l’utilisation du latin dans les légendes et la frappe d’espèces en argent, quasiment inconnues auparavant dans les royaumes berbères, les signalent comme des émissions destinées à jouer un rôle dans un contexte romano-africain et non plus purement africain. L’utilisation d’une métrologie romaine va dans le même sens. Néanmoins, la disparité quantitative des deux monnayages est frappante et significative de l’inégale ampleur des projets, des ressources et du statut de chacun des deux souverains.
4L’influence romaine est ici particulièrement forte car, contrairement à ce qui se passe pour le monnayage de Juba Ier, la langue punique a totalement disparu des légendes. D’autre part, si l’affirmation en latin du titre royal est sans doute la manifestation tangible de la reconnaissance par César de ce titre, on remarquera l’absence étrange du portrait royal sur les monnaies d’argent, à l’inverse des émissions de Juba Ier4. On peut penser que César, pour des raisons politiques, a refusé de verser dans un travers reproché aux Pompéiens : celui d’accorder une reconnaissance trop voyante à un allié barbare. Ainsi, ni le droit d’effigie, ni l’utilisation du punique n’auraient été tolérés sur un monnayage par ailleurs restreint. Cette rareté d’autre part, faisait qu’il n’aurait pu servir, à l’inverse de celui de Juba, à solder des troupes romaines. En somme, tout en s’inscrivant dans un contexte similaire, ce monnayage africain du camp césarien serait un peu le contrepoint des émissions africaines du camp pompéien. Différences doctrinales, peut-être, mais surtout rapports de forces différents entre alliés.
5L’iconographie des monnaies de Bogud et leur métrologie reflètent l’influence de Rome. Malgré leur faible poids, les monnaies d’argent sont considérées comme des deniers, et l’une d’entre elles est même surfrappée sur un denier romain5. La monnaie de bronze no 59, qui porte une effigie royale contrairement aux espèces d’argent, montre une proue de navire de guerre au revers, ce qui rappelle naturellement les bronzes de la République romaine. Faut-il considérer cette monnaie de 10,84 g et 26 mm comme un as semi-oncial ou un semis du système oncial6 ? Il pourrait tout aussi bien s’agir d’une monnaie frappée selon les normes africaines habituelles de Siga ou des bronzes numides, dont on retrouve abondance d’exemplaires dans la région, ce qui n’empêche pas une compatibilité qui reste à préciser avec le système romain.
6Le motif du griffon est fréquent dans l’ensemble du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord punique. Ici, il est aussi représenté attaquant un cerf. Cet affrontement animal se retrouvera sur des monnaies d’Hadrumète (éléphant et serpent face à face) et de Juba II (ibis attaquant un dragon)7. Le disque ailé qui accompagne le griffon semble lié à un culte solaire, sans doute répandu en Maurétanie puisqu’il apparaît sur un autel ornant des monnaies de Lixus8. On reviendra ailleurs sur la divinité à laquelle il faut rapporter cet aspect solaire. Si l’on peut penser que l’influence des milieux religieux liés au temple de Melqart gaditain ou au culte du dieu de mqm šmš a vraisemblablement joué un rôle capital dans ce type d’iconographie, il serait risqué d’interpréter cette donnée en termes de culte royal.
7Quel atelier frappa ces monnaies ? Les références solaires nous ramènent à Lixus, mais aussi à mqm šmš, c’est-à-dire peut-être Volubilis qui a pu être résidence royale dès l’époque de Bocchus Ier9.
Bocchus II
8Les monnaies de Bocchus II n’ont pas toujours été clairement identifiées. On y distingue un groupe de trois espèces divisionnaires complémentaires, caractérisé par la présence au droit d’une tête royale avec la titulature rex bocchus sosi f, et la représentation au revers d’un animal : éléphant, lion, cheval (no 60-62) avec la titulature royale punique habituelle. Une autre monnaie paraît isolée de cet ensemble : le no 63 où le droit comporte une tête janiforme nettement imitée des as romains et le revers une tête de l’Afrique. L’attribution de toutes ces monnaies à Bocchus II ne fait maintenant plus de doutes10, mais elles pourraient relever de deux ateliers différents ou de deux époques d’un même atelier.
9L’iconographie reste médiocre. L’effigie royale tend cependant à se personnaliser. Elle est peut-être redoublée dans la représentation janiforme du no 6311. Les motifs animaliers ne sont plus une originalité depuis Juba Ier, à qui Bocchus emprunte aussi le thème de l’Afrique. La présence de la tête janiforme montre naturellement l’influence romaine grandissante dans la région et, à ce titre, ces monnaies constituent un jalon de choix dans l’évolution croissante de cette influence qui culminera sous Juba II12.
10La présence d’une tête janiforme sur le no 63 et une analogie de poids entre cette monnaie et l’as semi-oncial inclinent M. Amandry à ramener toutes ces monnaies à une métrologie romaine13. Or ce n’est pas la première fois que des monnayages africains, ou émis par des Africains au contact de Rome, adoptent des iconographies de type romain sans pour cela relever d’une métrologie romaine14. Les monnaies de Bocchus II relèvent tout simplement de la métrologie africaine qui proposait un double modèle : la métrologie de Siga, avec une unité de 10-12 g, et celle des monnaies de Numidie orientale, à l’effigie de Massinissa, d’un poids de 13-14 g. C’est ce dernier système qui a été suivi, sans doute à cause de sa prédominance locale et d’une meilleure compatibilité avec le système romain. Une évolution vers ce dernier est pourtant perceptible. Il se pourrait, en effet, que le no 60 et le no 63 constituent une même espèce divisionnaire, alourdie dans le cas du no 63 dont certains exemplaires excèdent, par leur module, les 26-28 mm des monnaies numides de Cirta et se rapprochent ainsi d’« as » gaditains de modules voisins. L’influence gaditaine sur les monnayages africains, si nette sous Juba II, ferait ici son apparition15. S’il y a donc « romanisation » du monnayage de Bocchus, elle passe par une médiation gaditaine. Il ne s’agit pas ici de nier systématiquement toute influence romaine, ni le fait que l’on ait probablement joué sur une compatibilité, soulignée par une double iconographie, de la métrologie africaine avec le système romain, mais d’insister sur la progressivité et les étapes de cette romanisation.
11Où ont été frappées ces monnaies ? Deux trouvailles ont été signalées près d’Iol qui ferait une origine plausible16. On aurait donc pour Bocchus II deux séries monétaires de bronze, sans frappe de métal précieux, contrairement aux émissions de son rival Bogud. L’une de ces séries se situerait dans une tradition plutôt africaine, l’autre manifesterait des influences romaines et gaditaines témoignant ainsi de l’évolution générale d’un royaume en voie de romanisation où Iol, sous le nom de Caesarea, allait devenir, sous Juba II, le centre privilégié d’une production monétaire reflétant de plus en plus les liens entre Rome et le souverain maurétanien.
L’interrègne
12Ces monnaies (no 64-66) appartiennent sans aucun doute à la période administrativement confuse qui suivit le décès de Bocchus II. On ne sait pas exactement ce que devint la Maurétanie entre la mort de ce roi en 33 av. J.-C. et l’avènement de Juba II en 25 av. J.-C. Les conditions précises du legs de son État à Octave et à Rome restent inconnues, de même que les détails de la politique suivie par l’empereur à ce sujet. L’entreprise d’établissement de colonies est bien attestée, mais on ignore le statut d’ensemble que reçut la région, et même si elle en reçut un. M. Coltelloni-Tranoy a donné une synthèse des diverses hypothèses sur ce point à partir des maigres sources disponibles17.
13Quel qu’ait été le statut administratif de la région, il y eut donc des émissions monétaires. L’atelier émetteur n’est pas indiqué sur les monnaies elles-mêmes, mais l’iconographie semble plutôt caractéristique de la partie orientale du royaume. Les antécédents de la représentation de l’Afrique, d’Ammon et du lion nous ramènent en effet du côté du royaume de Numidie à l’époque de Juba Ier. C’est aussi le cas de l’éléphant, mais l’animal est ici accompagné d’un serpent qui lui fait face. Le thème jubéen est donc modifié pour reprendre une iconographie romaine typique des deniers césariens18. Le sens général de l’iconographie monétaire de l’interrègne est donc très clair : il s’agit de récupérer toute la légitimité d’un ancien monarque africain de grande envergure, Juba Ier, en reprenant son iconographie monétaire à laquelle on adjoint désormais des motifs romains liés à la famille des Iulii. Les influences numides engagent à situer la frappe de ces monnaies dans la partie orientale de l’ex-royaume, sans doute à Iol. Le lieu de trouvaille de ces monnaies, dans la région de Cherchell, confirme cette hypothèse19. L’émission en ce lieu central du Maghreb, de monnaies qui utilisent une thématique iconographique valable pour l’ensemble de l’Afrique est peut-être significative d’une volonté de concevoir comme un tout les territoires qui s’étendent des Syrtes à l’Atlantique. Cette volonté globalisante de courte durée se heurtera à l’hétérogénéité de cet ensemble qui imposera l’utilisation de solutions administratives diverses20.
14Ces monnaies, comme celles de Bogud et Bocchus, illustrent parfaitement l’étape importante qui s’accomplit en Maurétanie à l’époque des guerres civiles dans la romanisation du monnayage. Leur complexité invite cependant, une fois de plus, à ne pas considérer cette romanisation comme l’unique schéma explicatif de toutes ces émissions. La permanence des types traditionnels, leur articulation avec les thèmes romains sont tout aussi importants et significatifs des obstacles rencontrés, des concessions faites, et aussi des adhésions suscitées. Ils mettent l’accent sur la progressivité et les limites de la romanisation dans ses aspects monétaires, et a fortiori dans les autres domaines.
Notes de bas de page
1 Voir tableau généalogique, supra, p. 193.
2 S. Gsell, 1913, p. 273 sqq. et VIII, p. 26-27 et 199 sqq. qui reste très réservé sur les liens de parenté unissant les deux Bocchus et Bogud ainsi que la répartition de leurs États tels qu’ils sont définis par L. Müller, 1860, III, p. 87. Ce dernier attribuait correctement ces monnaies à Bogud. Il nommait toutefois ce dernier Bogud II, selon un tableau erroné qu’il donne de la dynastie maurétanienne (p. 87). Sur Bogud, G. Camps, eb, B. 86, p. 1557-1558.
3 Même opinion : rpc, p. 210.
4 Voir supra, chapitre 3, p. 175 sqq.
5 rpc, p. 210.
6 rpc, loc. cit. Le poids paraît un peu léger pour cela.
7 Éléphant et serpent : infra no 66 et no III/92. Ibis combattant un dragon : Juba II, no 217.
8 Voir infra, no III/173.
9 A. Jodin, 1987, p. 718 sqq.
10 Attributions erronées de L. Müller, 1860, III, p. 100 sqq. et J. Mazard, 1955, p. 67 sqq. à la période de l’interrègne. Attribution correcte depuis J. Février, 1961, p. 9-15 ; M. Euzennat, 1966, p. 333-339 ; G. Camps, eb, édition provisoire, cahier no 5. Le terme sosi, d’abord interprété comme celui d’un magistrat romain, a ensuite été compris comme celui d’un roi Sosus, père de Bocchus II. On remarquera que le nom du roi Sosus sur le no 60 est inscrit avec au lieu de S. On ne sait s’il s’agit d’une erreur de graveur de langue punique, ou d’une volonté de reprendre délibérément un signe déjà attesté sur des monnaies numides comme contremarque ou sur des pièces de Juba Ier au début de la titulature royale (voir supra, p. 185 ; dans ce cas, ce signe ne saurait être, comme nous le suggérions après L. Müller, la marque de l’atelier de Cirta).
11 rpc, p. 213, no 873 voit dans l’effigie janiforme un double portrait d’Octave et Bocchus.
12 Au-dessus de l’effigie janiforme, on trouve ce qui apparaît comme un motif végétal, fait d’un bouquet de trois fleurs ou de deux fleurs et un rameau central (rpc, p. 213, no 873). L. Müller et J. Mazard voyaient à la place des fleurs les lettres D (ecreto) D(ecurionum), attribuant cette monnaie à une colonie indéterminée (L. Müller, 1860, III, p. 101 ; J. Mazard, 1955, p. 68). Il est pour l’instant difficile de trancher entre les deux hypothèses.
13 rpc, p. 213 : as (no 63), semis (no 60), triens ou quadrans (no 61) et sextans (no 62).
14 On se souvient des monnaies d’électrum à tête janiforme no I/74, ou encore des monnaies d’Utique, reprenant la métrologie carthaginoise avec l’effigie des Dioscures : voir supra, no I/109. L’idée (r.p.c. p. 213) d’une métrologie totalement romaine et d’un seul ensemble divisionnaire pour tous ces monnayages de Bocchus II est difficile à défendre. On restera, par exemple, sceptique sur l’identification à un « semis » du no 60, compte tenu des très fortes divergences métrologiques entre les deux seuls exemplaires cités. L’une des monnaies pèse en effet 8, 24 g ce qui est déjà lourd pour un semis du système théorique semi-oncial, mais le second, lui, monte à 12, 39 g ce qui irait assez bien, somme toute, pour un as du dit système semi-oncial ! Enfin l’une de ces deux monnaies mesure 28 mm, soit un module supérieur à certains « as » no 63.
15 Nous avions déjà développé cette idée de l’influence gaditaine dans un mémoire de IIIe cycle soutenu en 1984. Sur les monnaies de Gadès, C. Alfaro Asins, 1988, séries VI, A1 et VI, B1 et B2.
16 J. Mazard, 1956, p. 59 ; F. Missonier, 1933, p. 116-118.
17 M. Coltelloni-Tranoy, 1997, p. 19 sqq.
18 rrc, no 443/1.
19 G.K. Jenkins, 1969, no 543-545.
20 M. Coltelloni-Tranoy, loc. cit.
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