Chapitre premier. Syphax et Verminad (213-vers 200 av. J.-C.)
p. 141-147
Texte intégral
1Avec les monnayages de Syphax et Verminad, nous abordons un numéraire quantitativement restreint, mais néanmoins important dans la mesure où il inaugure les frappes des royaumes berbères.
2Les monnaies de ces rois se divisent en deux groupes nettement distincts. Le premier (no 1-3) comporte uniquement des pièces à l’effigie de Syphax tandis que le second (no 4-7) comprend aussi bien des frappes à l’effigie de ce roi qu’à celle de son fils, Verminad. L’iconographie générale de toutes ces monnaies est la même : au droit un portrait royal, et au revers un cavalier, ou un simple cheval, au galop. L’identification des portraits ne fait plus guère de doute. L. Müller, qui avait parfaitement lu dans la légende punique le nom royal, spq, et le terme hmmlkt indiquant l’idée de royauté, avait été induit en erreur par les différences stylistiques entre les portraits, et avait donc d’abord assigné tous ces monnayages à des dates et des personnages divers avant de trouver, en fin de compte, la bonne solution1. Les problèmes posés par ces émissions sont en réalité d’un autre ordre : où et quand ont été frappées ces monnaies, et selon quelle métrologie ?
3Même si les deux séries sont, globalement, de même iconographie, celle-ci présente aussi des différences importantes. L’effigie royale, d’abord, est diadémée sur les monnaies de la seconde série, alors qu’elle ne porte aucune couronne ni bandeau royal sur la première série. Les traits de Syphax sont, eux aussi, à ce point différents dans les deux cas, que s’il n’y avait la légende, on ne songerait guère à les attribuer à un seul et même souverain. Sur les monnaies de la première série la tête est ronde, le cheveu plaqué vers l’arrière, la barbe étroite et pointue. Sur les autres, la tête est plus en hauteur, les cheveux bouclés ainsi que la barbe. Les revers, en revanche sont proches, iconographiquement et paléographiquement. Les différences s’expliquent-elles par une origine ou une datation différentes ?
4De prime abord, on penserait volontiers à deux ateliers tant les divergences stylistiques sont grandes entre les portraits des deux séries. Et on rapprocherait cela du fait que si la principale capitale de Syphax était Siga, l’un des enjeux de sa lutte avec Massinissa au cours de la deuxième guerre punique était Cirta qui sera très vraisemblablement le principal atelier monétaire de Massinissa une fois le conflit terminé et son autorité établie sur l’ensemble des Numides. Dans ces conditions, l’une des deux séries pourrait être attribuée à Cirta à partir de la conquête de la ville par Syphax vers 204 av. J.-C., tandis que l’autre serait issue des ateliers de Siga à une date impossible à préciser. Et c’est à Siga que l’on tendrait à attribuer la série au diadème et aux cheveux bouclés à cause des parallèles stylistiques que l’on trouve avec les monnaies ibériques émises de l’autre côté du détroit de Gibraltar2. L’effigie aux cheveux et à la barbe bouclée y est en effet très commune, et J. Mazard allait jusqu’à attribuer à un atelier du sud de l’Espagne cette seconde série, la première étant, selon lui, émise à Siga.
5Qu’en est-il d’abord de cette influence espagnole ? Il est certain que la tête aux cheveux et à la barbe bouclée est fréquente en Espagne et qu’elle s’accompagne même très souvent au revers d’un cavalier au galop qui peut rappeler celui des monnaies de Syphax. Il est vrai aussi que sur ces monnaies ibériques le nom de l’atelier émetteur apparaît sous le cheval exactement comme le nom du roi numide3. Mais la plupart de ces monnaies ibériques sont émises postérieurement à celles de Syphax et ne sauraient donc constituer un modèle. L’influence du monnayage de Hiéron II est en revanche indéniable. Sur les monnaies de bronze de ce souverain, on trouve à l’avers une tête diadémée, et au revers un cavalier au galop4. Cela étant, compte tenu des rapports entretenus par Syphax avec les Barcides et des rapprochements possibles entre leurs monnayages, c’est vraisemblablement à une double influence que nous avons affaire ici. Il est en effet fort possible que certaines effigies des monnaies barcides aient servi aussi, sinon de modèle direct, du moins d’inspiratrices. Et on pense, comme prototype des monnaies à l’effigie imberbe de Verminad, à la tête diadémée et bouclée qui apparaît sur des monnaies d’argent barcides, ou encore à certaines effigies d’Apollon, également diadémées et bouclées5. Il serait de toutes façons normal que Syphax, en contact permanent avec Carthage aussi bien qu’avec les troupes et les généraux puniques d’Espagne au cours de la deuxième guerre punique, que ce soit comme allié ou comme adversaire, se soit inspiré, pour ses propres émissions, des monnayages puniques qui lui paraissaient les plus aptes à représenter son image royale ainsi que celle de son fils.
6On assignerait donc volontiers à un atelier proche de l’Espagne ces monnaies de la deuxième série, et plus précisément à Siga6, mais que faire des monnaies de la première série, celle à la barbe pointue ? Faut-il les attribuer à un autre atelier ou également à Siga, mais à une autre période du règne ? La tendance actuelle est de les attribuer à Cirta7. L’hypothèse a sa logique, qui repose essentiellement sur la dissemblance entre les deux séries monétaires, que l’on met aussitôt en rapport avec les deux « capitales » du royaume. Il est tentant de suivre le mouvement, mais il paraît préférable pour l’instant de rester sur la réserve pour plusieurs raisons. Ces monnaies de la première série sont rares en Tunisie, même si elles n’y sont pas tout à fait inexistantes8. Si elles venaient de Cirta, elles seraient peut-être mieux représentées en Tunisie, même si l’on tient compte de leur relative rareté. De plus, des exemplaires en ont été trouvés à Siga, qui est bien plus loin de Cirta que la Tunisie. Enfin, la métrologie et le style de ces monnaies restent très proches des émissions d’Espagne. Sans exclure donc une frappe cirtéenne, nous préférons proposer une attribution possible à Siga. Nous admettrons d’ailleurs qu’un autre atelier, encore inconnu, de Masaesylie pourrait, d’après les mêmes données, convenir également. Mais nous n’en voyons aucun à proposer.
7Ces monnaies de la première série à la barbe pointue sont-elles antérieures ou postérieures aux autres ? Le fait qu’elles restent sans parenté stylistique avec celles de Verminad serait un indice en faveur de leur antériorité. Elles pourraient alors constituer une première phase des monnayages de Siga à laquelle aurait succédé une seconde période de monnayages plus fins, plus complets, inspirés des monnaies barcides. Si c’est bien le cas, on voit en quel sens opère cette influence barcide. Lorsqu’à une première effigie sans insigne de royauté et aux traits plus individualisés succède une effigie davantage idéalisée et ornée du diadème, c’est une nouvelle conception du pouvoir royal qui se diffuse dans le royaume masaesyle à la faveur du voisinage de la famille d’Hannibal, suivant un courant d’hellénisation différent de celui qui pouvait émaner directement de Carthage. Mais quoi qu’il en soit, c’est par le biais des Carthaginois que se diffuse l’économie monétaire en Masaesylie.
8Il reste à dater les monnaies de Verminad. On sait par Tite-Live (XXIX, 33, 1-2 et 8), qu’après avoir secondé son père lors de sa campagne de 204 av. J.-C. contre Massinissa, échappé au désastre de Syphax et tenté d’aider Hannibal au moment de Zama (XXX, 36, 7), il aurait ensuite régné sur une fraction des États de son père, soit qu’il ait su les préserver, soit que les Romains lui aient restitué cette portion de territoire après la victoire. Tite-Live le mentionne encore en 200 av. J.-C. (XXXI, 11, 13-17). Les monnaies de la deuxième série à son effigie peuvent donc avoir été émises aussi bien du vivant de Syphax qu’après sa mort, lorsque Verminad lui succéda9. En faveur de la première hypothèse on peut invoquer une simplification iconographique (portrait imberbe et cheval sans cavalier) qui correspond davantage à un prince qu’à un roi ; en faveur de la seconde l’absence de monnaies d’argent correspondantes de Syphax. Il est impossible de trancher pour l’instant.
9En ce qui concerne l’iconographie, le revers des monnaies des deux rois s’orne d’un cheval, ou d’un cavalier vêtu d’un manteau flottant et tenant un bâton court, sans doute un sceptre. Il s’agit vraisemblablement du souverain lui-même, couvert d’un vêtement royal inspiré du monnayage de Hiéron II de Syracuse. Sceptre et manteau se retrouveront plus tard comme insignes de la royauté sur des monnaies de Juba II et de Ptolémée. Par ce motif iconographique du cavalier numide ou maure, Syphax inaugure les nombreuses séries émises dans les royaumes indigènes qui reprendront ce thème, le plus souvent sous la forme simplifiée du cheval au galop. Le cavalier représente, outre le roi, une allusion à la célèbre cavalerie légère africaine. On pourrait aussi le relier aux stèles libyques où figure un « dieu-cavalier » dont on ne saurait préciser la personnalité. Une stèle très connue, montrant des « dii Mauri », comporte également une représentation de deux divinités à cheval, Iunam et Macurtam, que l’on tente de rapprocher des Dioscures10. Pour les monnaies numides représentant le cavalier ou le cheval, quelle signification faut-il dès lors privilégier ? S’agit-il d’un thème politique, militaire, régional, ou divin ? On se doute bien que tous ces éléments se rejoignent sur ces revers. Comme toujours, c’est la polyvalence d’un symbole qui en fait la valeur et le succès. Plus tard, le cheval et le cavalier resteront des symboles africains jusque sous l’empire romain où les reliefs de la colonne trajane, comme les monnaies d’Hadrien, les reprendront.
10H.R. Baldus décèle une influence romaine dans l’iconographie des monnayages de Syphax et Verminad, perceptible notamment au cartouche dans lequel s’inscrit la titulature royale. Il y aurait là un rappel du cartouche entourant la légende roma des derniers quadrigats. De même, la lettre qui apparaît quelquefois au droit des monnaies d’argent pourrait s’inspirer du chiffre X marquant la valeur des deniers11. Ces rapprochements sont effectivement possibles, mais nous paraissent secondaires au regard des influences iconographiques venues de Sicile et de l’Espagne barcide : effigies (Espagne barcide), cavalier (Hiéron II), alternance, sur les deux monnayages, d’un animal guerrier – éléphant ou cheval – tantôt monté, tantôt sans cavalier ni cornac (Espagne barcide). On verra que la métrologie semble également nous ramener du côté de l’Espagne barcide.
11En effet, du point de vue métrologique, à quel système relier nos monnaies ? Les pièces d’argent ne posent guère de difficultés. Leur poids de 14,7 g et 8 g en font clairement des dishekels et des shekels. C’est donc l’étalon punique qui est suivi. Il serait intéressant d’avoir suffisamment d’exemplaires pour déterminer plus précisément s’il s’agit du shekel de Carthage de 7,6 g ou du shekel punique d’Espagne de 7,2 g. Il reste cependant difficile d’interpréter dans cette perspective métrologique la lettre qui apparaît au droit de certains exemplaires.
12En ce qui concerne le bronze, nous possédons également peu d’exemplaires, mais ceux que nous avons permettent une hypothèse. Par leur module comme par leur poids, ces monnaies se rapprochent des dernières pièces de bronze émises par les Barcides. Rappelons que ces ultimes émissions comprenaient les divisions suivantes :
23 à 25 mm | 10-11 g | Unité |
18-22 mm | 5,5 g | 1/2 unité |
14 mm | 2 g | 1/4 unité |
13Les monnaies de Syphax des deux séries pourraient tout à fait correspondre au même schéma avec leurs trois divisions de poids et de module correspondant.
14Sur les bronzes n° 1, 2, 3 apparaissent au revers des globules. On les prendrait volontiers pour des marques de valeur si la présence sur des monnaies correspondant manifestement à une même espèce divisionnaire d’un nombre de globules variant de deux à cinq ne plaidait en faveur de marques de différenciation d’émissions, comme sur les monnaies de Carthage12.
15Il est difficile de mesurer l’ampleur du monnayage de Syphax, mais on peut penser, en particulier par l’existence d’un bimétallisme et d’une véritable échelle divisionnaire, qu’il s’agit d’un monnayage destiné au fonctionnement d’une économie monétaire autant que de frappes de prestige à fonction politique.
16On saisit bien, en fin de compte, l’importance des monnayages de Syphax. Ils correspondent d’abord à l’introduction de la monnaie dans le royaume de Numidie, étape décisive dans sa transformation en royaume de type hellénistique. Mais la monnaie n’est sans doute ici, faute d’autres sources, qu’un indice de toute une politique d’intégration du royaume au monde méditerranéen à l’occasion du grand ébranlement de la deuxième guerre punique. On remarque ainsi que l’introduction de la monnaie va de pair avec une demande de « coopération militaire » de la part de Syphax auprès des Romains. On sait que ces derniers, tant qu’ils avaient espéré son alliance, lui avaient dépêché des instructeurs pour former ses troupes à la romaine (Tite-Live XXIV, 48). En ce sens, Massinissa ne fera que suivre le chemin initié par Syphax. Il est tout aussi significatif que Syphax emprunte aux Carthaginois d’Espagne, aux Barcides, et à Hiéron II les formes d’expression monétaire de son pouvoir royal et aussi, vraisemblablement, des méthodes de gouvernement. Cette double influence, romaine et punico-hellénistique, est à l’image du jeu de Syphax en politique internationale : tenter de concilier des forces antagonistes dont il ressentait l’importance pour l’évolution de son royaume. Dépassé par ces forces, il a essayé de composer avec elles par une attitude de neutralité dont il ne sortit que contraint et forcé. Ce rôle d’élève dévolu par les circonstances à Syphax est illustré, à sa manière, par Tite-Live dans l’épisode de Sophonisbe (XXX, 13-15) : Syphax s’y voit donner une leçon tardive de constantia stoïcienne par le soldat-philosophe héroïque qu’est Scipion. L’élève Syphax, dévoyé par la belle et sulfureuse carthaginoise Sophonisbe, n’avait pas su garder la bonne voie de l’alliance romaine, et paie de son royaume ses égarements de Numide trop sensuel. Massinissa, rattrappé à temps par Scipion sur la pente des mêmes erreurs, retrouvera, au prix d’une humiliation provisoire mais salutaire, par un subtil dosage pédagogique de punition et de récompense, le chemin sûr de l’alliance avec Rome, et, par là-même, celui de l’évolution vers la véritable civilisation. C’est ici que l’on sent de manière privilégiée le caractère à la fois antagoniste et complémentaire des sources littéraires et numismatiques.
Notes de bas de page
1 L. Müller, 1860, III, p. 88 sqq ; supplément, p. 69 sqq. Sur les monnayages de Syphax en général, voir J. Mazard, 1955, p. 18 sqq ; H.R. Baldus, 1979, p. 188 sqq ; L.I. Manfredi, 1995, p. 98 sqq. et 194-195.
2 J. Mazard, 1955, p. 17-18 ; voir les remarques d’A. Berthier, 1981, p. 210-212 sur cette influence espagnole ; ses conclusions sur une origine hispanique de la deuxième série nous semblent peu probables. On ne voit guère pourquoi on aurait battu monnaie en Espagne pour le compte de Syphax.
3 L. Villaronga, 1979, p. 119.
4 bmc, Sicily, type 565 sqq.
5 L. Villaronga, 1979, p. 105-106, no 195, 196, et 199.
6 Malgré J. Mazard (loc. cit.) et A. Berthier, 1981, p. 207 sqq.
7 En particulier H.R. Baldus et L.I. Manfredi, loc. cit. ; G.K. Jenkins, 1969, no 489-492 ne fait aucune proposition d’atelier.
8 Nous connaissons deux exemplaires de la première série trouvés en Tunisie. On ne connait pas la provenance du bel exemplaire de la deuxième série conservé au Musée de Carthage.
9 H.R. Baldus, 1991, p. 26-34, considère que la lettre punique Š, qui imiterait le chiffre X des deniers romains émis à partir de 211, constitue un critère de datation.
10 Voir supra, p. 127-128.
11 H.R. Baldus, 1991, p. 29-31. Il n’existe pas de certitude absolue sur la lecture de la lettre punique des no 4 et 6. Pour le no 4, L.I. Manfredi adopte une lecture M (1995, p. 309, no 11), et pour le no 6, sous réserves, une lecture Y (ibid., p. 307, no 2) reprise de J. Mazard. La lecture Š nous paraît probable sur le no 4, vraisemblable sur le no 6. Rien ne dit qu’il s’agisse d’une indication de valeur. Nous y verrions plutôt une marque d’émission.
12 H.R. Baldus, 1979, p. 188.
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