La morale laïque scolaire et sa référence religieuse à l’épreuve de la réalité
p. 155-177
Texte intégral
1Avec l’année 1884 l’essentiel de la législation républicaine a été voté. Il reste cependant à laïciser le personnel enseignant des écoles, ce qui sera fait en 1886 avec la loi Goblet, votée le 30 octobre et portant le titre de « loi organique de l’Enseignement primaire ». Comme son titre l’indique, elle induit un imposant appareil réglementaire et organisationnel et le décret d’application en date du 18 janvier 1887 parachève l’architecture de l’Enseignement primaire. Quant à la laïcisation du personnel, des délais seront accordés, beaucoup plus larges pour les écoles de filles, où les maîtresses sont en grande majorité des congréganistes, que pour les écoles de garçons.
2La première année de l’école nouvellement laïcisée a été difficile, principalement à cause du conflit qui a opposé l’État républicain et les autorités scolaires à l’Église catholique sur les questions de manuels scolaires et d’emblèmes religieux dans les classes. La circulaire envoyée personnellement par le ministre de l’Instruction publique à chaque instituteur et à chaque institutrice publics, le 17 novembre 1883, a largement contribué à l’apaisement. En matière d’enseignement moral laïque, on peut cependant relever une situation paradoxale. Dans de nombreuses écoles publiques les instituteurs et les institutrices congréganistes sont restés en poste entre 1882 et 1886 et au-delà, avec leur habit et leurs insignes religieux bien visibles. Comment ces maîtres et ces maîtresses ont-ils pu accepter d’enseigner la nouvelle morale laïque et renoncer à l’instruction religieuse ? Cette position problématique d’enseignants congréganistes placés entre leurs obligations publiques et réglementaires d’une part et la fidélité à leur obédience religieuse d’autre part pourrait faire l’objet de nouvelles recherches. Il serait en effet intéressant de savoir comment cette situation de transition a été gérée, et comment les deux loyautés, celle envers l’État républicain et celle envers l’ordre religieux, ont pu être conciliées dans les écoles et les régions concernées.
3Après une année 1883 marquée par de rudes batailles, notre période de référence (1884-1895) voit l’Enseignement primaire laïque poursuivre son organisation et prendre peu à peu sa place dans le pays. Quant à la République elle-même, dont l’école laïque devient le « pilier d’airain », elle va traverser victorieusement quelques tempêtes, malgré l’instabilité devenue chronique après les élections législatives de 1885 qui donnent à la droite une représentation renforcée. Avec la chute du gouvernement Ferry sanctionné pour sa politique coloniale, s’achève le temps des « fondateurs de la République1 ». Celle-ci résiste brillamment à sa première grande épreuve, la crise boulangiste, en 1889-1890. Mais à l’automne 1892, le personnel politique républicain est éclaboussé par le « scandale de Panama », une escroquerie de grande envergure facilitée par la distribution de chèques à des parlementaires de la majorité républicaine. En 1893, les électeurs envoient à la Chambre un contingent important de députés socialistes. Dans l’hémicycle les républicains radicaux ne représentent donc plus l’extrême-gauche : ils sont débordés par de nouveaux « gauchistes » qui rappellent les mauvais souvenirs de la Commune. La doctrine de « l’esprit nouveau » proposée par Eugène Spuller cherche alors à élargir sur sa droite la majorité républicaine en tentant de tirer les bénéfices du Ralliement encouragé par le pape Léon XIII.
4Dans ce chapitre nous suivrons le développement des rapports entre la morale scolaire et le religieux tels qu’ils ont été formulés et fixés dans les programmes et les instructions relatifs à cette discipline. Cette mise en perspective s’appuiera sur un certain nombre de documents, officiels (les programmes), ou reflétant largement la pensée officielle, comme les cours universitaires, les discours, rapports, et enfin sur les journaux scolaires de notre corpus. Malgré les difficultés rencontrées par les maîtres dans la mise en œuvre de ce nouvel enseignement, tous ces textes témoignent, du moins dans un premier temps, d’une prise en considération effective du religieux dans sa formulation spiritualiste. C’est seulement à la fin de l’année 1893 que l’on voit nettement s’installer, dans la presse scolaire, un débat sur l’opportunité d’une référence religieuse. Ce questionnement conduit certains acteurs de l’Enseignement primaire à préconiser une morale et une éducation morale désaffiliées du religieux. Émergeait ainsi une laïcité qui se voulait définitivement dissociée, non seulement de l’élément confessionnel mais aussi de l’élément religieux.
PERMANENCE DE LA DIMENSION RELIGIEUSE DANS LES PROGRAMMES DE MORALE
5Entre 1884 et 1895 on doit noter une remarquable permanence de la dimension religieuse dans les programmes de morale prévus aux différents étages de l’enseignement primaire. Cette permanence n’est évidemment pas exclusive de certaines inflexions constatées à l’occasion des modifications apportées à ces programmes au cours de la période. Pour les écoles primaires, la loi du 30 octobre 1886 est l’occasion d’un « toilettage ». Mais dans les nouveaux programmes publiés le 18 janvier 1887, le volet religieux est intégralement conservé. On note pourtant, dans les instructions remaniées un certain effacement de la pédagogie fondée sur l’appel à l’émotion et au sentiment sur laquelle les membres du Conseil Supérieur avaient insisté. On s’oriente davantage vers un enseignement plus intellectuel et rationnel de la morale et la circulaire du vice-recteur de l’Académie de Paris, Octave Gréard, en octobre 1888, sur l’enseignement de la morale à l’école primaire, témoigne bien de cette inflexion « intellectualiste ».
6Depuis le décret du 15 janvier 1881 qui réhabilitait les Écoles Primaires Supérieures2 et créait les Cours complémentaires, la morale enseignée dans ces deux cursus ne disposait que d’un programme sommaire. Le détail des programmes respectifs ne sera connu que par un arrêté du 27 juillet 1885. Pour les Cours complémentaires qui scolarisent les enfants après 13 ans, le programme est le même que celui de l’école primaire, volet religieux y compris. Cette solution était compréhensible puisque ces cours étaient donnés, à raison d’une, de deux ou même de trois années dans les locaux mêmes de l’école, par l’instituteur lui-même. Il n’en était pas de même avec les EPS qui deviennent progressivement des établissements autonomes dotés d’une direction et d’un corps professoral propres. Leur programme de morale n’est plus une réplique de celui des écoles élémentaires, mais il s’inspire de celui des Écoles normales, situées à l’étage au-dessus. Ce dernier constitue en effet la matrice de la morale enseignée dans les EPS, plus adaptée à des adolescents qui, à l’issue de leur scolarité supérieure, seront proches de l’âge adulte et de la vie de travail où les « devoirs religieux » ne vont pas sans les « droits correspondants ». Ce programme évoque aussi « la vie future et Dieu » qui constituera la juste sanction suprême d’une vie vertueuse. Cependant ce programme sera entièrement renouvelé en 1893 dans le sens d’une orientation sociale et même « solidariste » très prononcée3. Mais il conservera une dimension religieuse certaine, proposée, il est vrai, sous un angle plus juridique et social.
7Quant au programme de morale en usage dans les Écoles normales, il est également remanié en application de la loi du 30 octobre 1886. Il comprend désormais en première année une partie entièrement nouvelle qui propose une application des notions de psychologie à l’éducation physique et à l’éducation morale. Cette accentuation de l’approche psychologique contribue à n’en pas douter à une professionnalisation accrue des études normales. La dimension religieuse est certes conservée, mais elle perd une partie de sa substance : ainsi « le rôle du sentiment religieux en morale » n’est plus proposé à l’étude, alors que cette question reste au programme des EPS jusqu’en 1893. Il y a là l’amorce d’une rupture avec la morale des écoles primaires où le sentiment religieux tient une place importante. La morale enseignée à l’École normale a tendance à s’intellectualiser et à laisser progressivement la place au civisme.
LE SOUCI DU RELIGIEUX DANS LE DISCOURS DES INTELLECTUELS ET DES MORALISTES LAÏQUES
8Au cours de la décennie 1880 et un peu au-delà, quelques voix autorisées appartenant très souvent à des professeurs de philosophie en fonctions dans des lieux stratégiques de l’institution primaire accordent une place importante au religieux dans l’économie de la morale scolaire. Nous évoquerons d’abord Henri Marion, professeur de philosophie au lycée Henri IV, qui inaugure à la Sorbonne, dès la rentrée 1883, un cours de « Science de l’Éducation ». En 1884-1885, il consacre son enseignement à une trilogie : éducation intellectuelle, éducation morale, éducation religieuse. Un philosophe à qui est confié le soin d’exposer la doctrine pédagogique et éducative officielle de l’école laïque ne craint pas de dédier toute une partie de son cours à l’éducation religieuse4. Le christianisme y est évidemment cité comme la religion de référence, mais il s’agit d’un christianisme « épuré », vision d’un monde idéal, « élan vers l’au-delà », qui finit par se confondre plus ou moins avec la morale, cette « grande religion rationnelle ». Marion part du postulat que « l’homme est un être essentiellement religieux », mais ce « besoin de croire » doit être dirigé très tôt, sinon « il s’atrophie ou s’égare ». Cette religion épurée, qui emprunte beaucoup au spiritualisme, « ne peut faire que du bien » dans l’éducation morale dont elle a vocation à devenir l’âme.
9Mais à la fin du xixe siècle, durant lequel les disciplines scientifiques ont progressé à pas de géant, un nouveau type de morale a tendance à se faire jour. Il s’agit d’une morale née à l’ombre des sciences et qui leur emprunte ses règles et ses méthodes. Cette « morale moderne ou scientifique » est le titre de la dernière des trois conférences données en 1888, probablement à la demande du directeur des études Félix Pécaut, par le philosophe Émile Boutroux à l’École Normale Supérieure d’Enseignement primaire de Fontenay devant les futures professeurs et futures directrices d’École normale. Dans les deux conférences précédentes Boutroux avait parlé de « la morale hellénique ou esthétique », puis de « la morale chrétienne ou religieuse5 ». Dans sa dernière conférence il oppose clairement la morale chrétienne et la morale hellénique à la dernière venue, la morale scientifique. Il juge celle-ci comme une entreprise impossible et contradictoire : en effet, comment déduire de ce qui est – le fait scientifique – ce qui doit être, l’obligation morale ? La solution proposée par le philosophe aux fontenaysiennes se présente comme une synthèse de la morale hellénique et de la morale chrétienne, à condition que la seconde n’érige pas l’ascétisme en dogme fondamental et accepte les valeurs grecques que sont l’amour de la vie et l’harmonie du monde. Quant à la science, elle garde évidemment tous ses droits, sauf celui de nous donner la règle de nos actes. Mettant à notre service les forces de la nature, elle se borne à nous apporter « les instruments de la moralité ».
10Pour Alphonse Darlu, un autre professeur de philosophie qui enseigne à Paris, au lycée Condorcet, la croyance religieuse est une source indispensable et incontournable de la moralité. C’est ce qu’il démontre de façon très argumentée dans le discours de distribution des prix du concours général de 18906. Ce discours tourne tout entier autour de la question de l’enseignement de la morale. Pour Darlu la vie morale s’alimente à diverses sources : la famille, la religion et la société et il n’est évidemment pas question de n’en « tarir aucune ». Lorsqu’il est pur et n’est ni détourné, ni égaré par d’autres intérêts, le sentiment religieux offre une motivation irremplaçable dans la vie morale. Il s’agit évidemment du sentiment religieux chrétien qui à ses yeux, a apporté « la principale alluvion qui a formé le sol de notre moralité ». En dernière analyse, c’est la religion chrétienne qui « a formé la conscience moderne » en donnant notamment « l’idée de fraternité humaine ». Certes le devoir social et civique doit constituer une des assises de la morale scolaire. Mais l’œuvre humaine à laquelle nous sommes appelés suppose « que nous ayons la force de nous réformer nous-mêmes ». Et comment y parviendrons-nous si nous ne sentons pas « en notre pauvre nature individuelle agir une puissance surnaturelle » ? C’est donc spontanément que nous cherchons « au-dessus de nous, au-dessus de l’humanité… un principe absolu où se fonde l’autorité de la conscience, où les devoirs sociaux reçoivent une consécration… »
11En 1889, à l’occasion de l’Exposition Universelle, le Ministère de l’Instruction publique organise une grande enquête sur l’état des disciplines enseignées à l’école primaire. Le rapport élaboré par Frédéric Lichtenberger à partir des questionnaires reçus des départements7 met en évidence les problèmes rencontrés par les maîtres dans la mise en œuvre du nouvel enseignement moral. Mais ce document contient, dans un chapitre intitulé simplement « La religion », qui analyse, dans les réponses, les relations du nouvel enseignement avec le sentiment religieux, une approche tout à fait personnelle et précise de cette question. L’auteur a souvent entendu de bons esprits déclarer que la séparation de l’enseignement moral d’avec l’enseignement religieux était une initiative « frappée de stérilité ». Ils commettent en réalité une confusion entre l’enseignement religieux et l’enseignement confessionnel toujours relié à un appareil dogmatique. Or le sentiment religieux n’est inféodé à aucun dogme et il plonge ses racines « dans les profondeurs intimes de l’âme humaine ». Il n’est donc aucunement contraire à la morale, mais à vrai dire il en est inséparable. Il est donc clair que l’école publique laïque « ne saurait être neutre en face de Dieu et du problème religieux ». Lichtenberger dénonce vigoureusement une tendance qui commence à se faire jour dans l’Enseignement primaire, celle d’opposer le mot « laïque » au mot « religieux ». Si cette tendance devait s’installer, ce serait « une véritable abdication » de l’école laïque et de ses maîtres au regard de son enjeu initial représenté par son programme de morale. Selon lui un « ministre éminent » (Jules Ferry) est un peu à l’origine de cette tendance fâcheuse puisqu’il a souvent confondu dans ses discours la neutralité confessionnelle avec la neutralité religieuse. Quant aux maîtres ils ne savent pas tirer parti, pour appuyer leur enseignement moral, d’un sentiment religieux qui, dans leur esprit, reste encore trop attaché à une croyance confessionnelle.
LE NOUVEL ENSEIGNEMENT MORAL ET SES PROBLÈMES À TRAVERS LA PRESSE SCOLAIRE
12Au début des années 1890 il faut signaler l’apparition de deux nouveaux journaux scolaires qui s’intègrent à notre corpus. Il s’agit d’abord de la Revue de l’Enseignement primaire et primaire supérieur8 qui paraît pour la première fois le 1er juillet 1890. Initialement cette revue prévoyait surtout la préparation aux différents diplômes de l’Enseignement primaire. Mais sa partie générale a pris rapidement de l’ampleur. La Correspondance générale de l’Instruction primaire a été créée par Ferdinand Buisson, alors Directeur de l’Enseignement primaire au ministère de l’Instruction publique. Son premier numéro date du 15 octobre 1892. Dans la lettre qu’il adresse au ministre Léon Bourgeois pour lui demander l’autorisation de parution, qui lui sera accordée, Buisson souligne le caractère strictement privé de son initiative. Il y présente son journal comme une sorte de « registre » destiné à « recueillir, non pas ce que nous avons à dire aux autres, mais ce que les autres ont à nous dire ». Il jouera donc le rôle d’un « carnet de correspondance des amis de l’école, maîtres ou inspecteurs… de l’enseignement public ou libre9 ».
13Les journaux scolaires de notre corpus se font fréquemment l’écho des difficultés de tout genre rencontrées par les instituteurs dans la mise en œuvre du nouvel enseignement moral laïque. Malgré tout le soutien qu’ils reçoivent de leurs chefs, malgré les manuels scolaires mis à leur disposition, les maîtres éprouvent embarras et perplexité. Avec les nouveaux programmes ils passent de la répétition du catéchisme, où ils n’avaient pas à s’impliquer beaucoup, à une responsabilité d’éducateurs moraux, à un véritable « magistère moral ». Ils ne savent donc pas comment s’y prendre pour intéresser leurs élèves. Les témoignages des Inspecteurs primaires rapportés par Lichtenberger dans son rapport sont éloquents : tantôt les instituteurs abusent de termes sonores et de belles phrases, tantôt leur enseignement tombe volontiers dans les côtés mesquins et confine parfois à la civilité puérile et honnête. Dans certain cas les instituteurs se libèrent du souci causé par cet enseignement en ne le donnant tout simplement pas. Un Inspecteur général recommande la vigilance sur ce point car, dans beaucoup d’écoles de sa circonscription où il se réduit à peu de choses, il pourrait bien cesser de figurer à l’emploi du temps10.
14Mais la dérive la plus grave aux yeux des inspecteurs et des autorités scolaires, c’est de ne plus enseigner qu’une morale utilitaire, sans souffle et sans élévation. Dans une conférence donnée à Toulouse, Pauline Kergomard dénonce particulièrement cette orientation. Certes cet enseignement souffre d’un manque de sérieux dans sa préparation, mais surtout « il est affligé d’un défaut cent fois plus dangereux, absolument rédhibitoire. Il a le tort immense, impardonnable, de s’adresser à l’intérêt et pas à l’âme : au lieu d’être un enseignement socialiste et humanitaire, il est essentiellement utilitaire et il en meurt11. » Mais cette façon peu assurée, maladroite et utilitaire d’enseigner la morale n’est-elle pas compréhensible chez des maîtres que leurs études antérieures n’ont pas préparés à donner cet enseignement ? Alors ne doit-on pas montrer plus de patience à leur égard et « leur accorder quelques années de crédit12 »?
15Un autre problème contribue quelque peu à « marginaliser » la morale scolaire, celui du déséquilibre, de plus en plus constaté, en faveur de l’instruction comme apport de savoirs, souvent multipliés par les nouveaux programmes, au détriment de l’éducation morale. Beaucoup de républicains favorables à la laïcisation de l’école partageaient l’idée, issue de la philosophie des Lumières, selon laquelle l’instruction, ou la science, possédait par elle-même une vertu moralisatrice et pouvait faire du même coup le bonheur des citoyens. Pour un Inspecteur d’Académie cette « illusion » sur la toute puissance morale de l’instruction ne pouvait être le fait que de « penseurs candides13 ». Et un inspecteur primaire écrit que la grandeur d’un pays « dépend moins de l’instruction que de la moralité de ses habitants14. » Certains, comme Elie Pécaut, le fils de Félix Pécaut ont constaté aussi la surcharge des matières scientifiques à l’École normale : ce déséquilibre au détriment de la culture littéraire risque « de faire dévier l’œuvre de l’éducation15 ». Ce constat est partagé par un instituteur dans un mémoire envoyé aux organisateurs du Congrès international des instituteurs, tenu au Havre en septembre 1885. En conclusion il propose de « restreindre l’enseignement des sciences et d’accorder plus de temps à la culture littéraire, psychologique et pédagogique16 ». Pour les adversaires de l’école laïque, ce déficit d’éducation est à mettre en rapport avec la laïcisation de l’école et explique l’accroissement de la criminalité des jeunes dans la société française. Selon eux la suppression du catéchisme et de l’histoire sainte est la cause directe de ce fléau social.
UNE « LAÏCITÉ RELIGIEUSE » DANS L’ENSEIGNEMENT MORAL SCOLAIRE
16Au-delà des difficultés rencontrées par les instituteurs pour enseigner la morale, les rédacteurs des journaux scolaires restent convaincus que cet enseignement, situé au cœur de l’école, doit rester imprégné du caractère religieux inscrit dans les programmes. L’idée de Dieu reste donc une référence obligée pour la morale. Dans un article, un rédacteur du Journal des instituteurs examine, en 1884, la question de savoir si une morale sans Dieu est possible. Dieu disparu, il fait l’inventaire des « déchéances » qui se présenteraient comme les conséquences de cette hypothèse : par exemple la rupture de toute attache de notre raison et de notre conscience avec l’Idéal, ou encore l’abaissement de l’idée d’obligation qui, en l’absence de « la loi divine », ne naîtrait plus que de nos propres penchants… « Les pertes que nous inflige une morale sans Dieu » constituent donc un « triste bilan » et ce serait « une véritable faillite au détriment de l’humanité ». Difficile d’imaginer « l’état des esprits après la déroute complète du sentiment religieux », tellement celui-ci « fait partie de notre tempérament moral : nos idées, nos mœurs, notre langage en sont imprégnés17. » À l’opposé, si la communication est rétablie « avec la source suprême de la vérité, tout s’embellit » : alors « le respect de soi-même est défini clairement, l’honneur s’épure, la dignité personnelle se raffermit et l’homme grandit de tout son élan vers Dieu18. »
17Un rapide inventaire à travers les journaux scolaires témoigne concrètement de la place occupée et du rôle joué par l’idée de Dieu dans leur matière rédactionnelle. Dieu est d’abord présenté comme le suprême ordonnateur et législateur de l’univers. Un aspirant au certificat d’aptitude pédagogique écrit dans sa copie : « Des lois que nous découvrons ensemble (avec ses élèves), nous remonterons au législateur, des œuvres que nous contemplons, nous conclurons la puissance et la sagesse de l’ouvrier…19 » Selon un instituteur, il est impensable « que l’ordre admirable que proclament ces milliers d’astres soit l’effet du hasard : il faut donc une intelligence divine, une toute puissance souveraine pour donner aux étoiles leur lumière et leur chaleur, pour régler leur course20. » À côté du Dieu ordonnateur de l’univers, il y a le « Dieu moral » qui a créé en nous la conscience, cette « voix infaillible » qu’il a mise « au cœur de l’homme pour le rendre juge de ses propres actions21 ». Par l’intermédiaire de la conscience des hommes, Dieu s’établit « comme le témoin de leurs actes » avant d’être « le juge futur de leur vie22 ».
18Si l’idée de Dieu est mobilisée comme garante de la moralité, les Évangiles sont également mis à contribution. Les citations qui en sont tirées jouent le rôle de maximes morales. Elles prouvent à l’évidence la persistance d’une culture évangélique bien vivante. Parmi ces préceptes est souvent cité celui qui s’exprime par « la grande formule évangélique : faites à autrui ce que vous voudriez qu’on vous fît23 ». Autre usage de la sagesse évangélique dans un article de Pauline Kergomard commentant des cahiers d’élèves présentés dans le cadre de l’Exposition Universelle de 1889. L’Inspectrice générale trouve que, dans ces cahiers, les rédaction de morale relèvent, pour la plupart, « des sermons adressés par des petites filles du cours moyen et du cours supérieur à leurs petites amies qui n’ont pas l’avantage d’être parfaites… » Devant cet « enseignement de la morale à rebours », elle rappelle, en la reformulant, la phrase de l’Évangile de Matthieu (Chapitre 7, v. 3) : “Regardez la poutre qui est dans votre œil au lieu de considérer la paille qui est dans celui de vos petites amies24. »
19Certaines fonctions, comme celle de Directrice d’École normale, peuvent revêtir, sous l’angle religieux, une dignité « quasi-apostolique ». C’est ce qui apparaît clairement dans un article que Félix Pécaut a consacré à cette fonction. À la fin de son texte il trace un portrait de la directrice, concentré de toutes les compétences et de toutes les qualités requises. Pour lui, demander « une raison cultivée, une âme simple et populaire… demander à la directrice qu’elle s’oublie elle-même, se faisant toute à tous, n’est-ce pas dire en d’autres termes qu’elle aura l’âme religieuse ? » Présenter cette image, ce « modèle de directrice », n’est-ce pas présupposer « qu’en chacune de ses filles elle verra l’éternel à travers le passager ? » N’est-ce pas présumer que, « par-delà leurs dons extérieurs ou leurs dons d’intelligence… elle saura rechercher et cultiver ce qui est le fond mystérieux de la nature féminine et sa dignité, comme de la nature de l’homme, à savoir le sentiment du Dieu infini, présent à notre existence individuelle et à notre destinée passagère ? » En un mot Pécaut souhaite que la directrice d’École normale revête une véritable « fonction religieuse » et une « fonction d’apôtre » dans ses tâches éducatives. Ce souhait est formulé dans une manière de « monition » : « Que la directrice apprenne donc, par son exemple, aux jeunes institutrices du peuple à se considérer comme attachées à une œuvre divine, où il dépend d’elles de travailler dans le sens de Dieu lui-même, en faisant surgir du sein de l’inconscience et des instincts grossiers, à l’aide des éléments du savoir, la femme de conscience et de raison, capable de vérité et de justice non moins que d’amour25 ».
20La dimension religieuse dont on vient d’évoquer quelques expressions dans les journaux scolaires se situe et se développe dans le cadre et les limites du spiritualisme, cette philosophie universitaire française partagée par la très grande majorité du corps enseignant et qui constitue comme le berceau de naissance de la morale laïque scolaire. C’est précisément contre cette philosophie que s’élèvent en 1887 les membres d’une « Commission des écoles primaires supérieures » instituée au sein du Conseil municipal de Paris et chargée d’examiner les manuels scolaires en usage dans ces écoles26. Deux de ses membres ont « épluché » systématiquement tous ces manuels et noté consciencieusement toutes les phrases et expressions qui, selon eux, relèvent d’un « esprit rétrograde ». C’est évidemment dans les manuels de morale que « les idées les plus réactionnaires se donnent libre carrière ». La présence de pareils livres dans ces écoles est « inadmissible » et « ils ne seraient vraiment à leur place que dans un séminaire ». Le manuel de Paul Janet, Éléments de morale, est une cible de choix car « toute la scolastique spiritualiste » s’y trouve concentrée.
21Le Directeur de l’Enseignement primaire de la Seine participe à la réunion de la Commission au cours de laquelle est donnée connaissance du rapport. Après la lecture, il prend la défense des manuels incriminés. Si, depuis la loi du 28 mars 1882 l’instituteur ne doit plus enseigner le catéchisme, on ne peut en conclure que l’école publique « ait banni de l’enseignement et des livres l’inspiration spiritualiste, déiste, le sentiment religieux même ». En suivant ce raisonnement, on confond deux ordres d’idées : l’ordre des idées confessionnelles et celui des idées philosophiques ; car, en s’élevant par sa propre énergie et en dehors des dogmes jusqu’au spiritualisme, à la conception d’une vie future et à l’idée de Dieu, l’esprit humain ne pratique aucune religion, mais il fait de la philosophie. » Or, était-il possible que ces doctrines, qui font honneur à la pensée humaine, ne trouvent pas leur place dans le nouvel enseignement laïque ? Le législateur a pensé au contraire que les programmes devaient s’en inspirer. Quant aux manuels incriminés, ils sont nécessairement le reflet de ces doctrines.
22Après cette défense et illustration du spiritualisme qui imprègne la morale scolaire, nous évoquerons symétriquement une critique argumentée du positivisme qui souligne les dangers qu’il fait courir à l’éducation populaire. L’occasion en est donnée à Elie Pécaut avec la deuxième édition du livre de Raymond Thamin, professeur de Science de l’Éducation à la Faculté des Lettres de Lyon, Éducation et positivisme27. Ce livre l’a en effet laissé insatisfait car il est de trop modestes dimensions « pour instruire et juger un si vaste procès ». Pour les positivistes, la science est « la seule éducatrice ». Mais la science est-elle vraiment capable de développer tout l’homme ? L’intelligence « n’est pas le sanctuaire intime et dernier de l’être » et, dans l’éducation, il faut aller au-delà des facultés intellectuelles, « il faut descendre plus profond, il faut arriver jusque dans cette région obscure et féconde où la lumière scientifique ne peut pénétrer et qui est la vraie région de vie, celle où s’agitent les germes premiers des sentiments, de la pensée, des habitudes et de l’action, celle où jaillissent ces grandes puissances motrices, l’amour, l’enthousiasme, principes de toute noblesse d’âme. » La science est tout à fait incapable d’« atteindre et de remuer cette couche profonde pour y allumer les flammes divines, l’élan vers le bien, le goût du beau, la soif de la justice… »
23Le positivisme prétend aussi « suspendre l’éducation au culte de l’Humanité ». C’est en réalité « suspendre l’homme à lui-même » ! En lui donnant pour idéal « un égoïsme agrandi et transfiguré », le positivisme glace à jamais l’âme humaine. Bien au contraire, « la première loi de l’éducation est de se conformer à ce caractère incontestable et fondamental de l’homme, qui est de sentir profondément en lui-même son droit à une destinée divine, de se promettre une vocation éternelle, de lier son sort à des choses qui ne passent point, justice, vérité, amour. »
24Quelle est l’influence réelle du positivisme dans l’éducation primaire ? Il faut distinguer deux choses : la doctrine et l’état d’esprit. Curieusement Élie Pécaut pense que la doctrine s’est tarie. Mais elle a laissé un état d’esprit, une conception positive du monde et de l’homme qui « s’est infiltrée peu à peu dans la pensée contemporaine ». La généralisation de cette conception a bénéficié de « la coïncidence d’un extraordinaire déploiement des sciences avec le développement de la démocratie ». Aujourd’hui « la science occupe toute la scène », elle obstrue le regard « et ne laisse plus apercevoir le monde invisible qui, avant elle, occupait seul l’esprit humain ». Il est donc inévitable, conclut Elie Pécaut, qu’une influence à la fois si répandue et si forte n’atteigne de quelque façon notre enseignement primaire. Il suffit d’ailleurs d’observer la manière dont l’enseignement de la morale est donné pour se convaincre rapidement de « la tournure utilitaire qu’il revêt presque toujours ». Cependant il faut attirer l’attention sur le contraste étonnant qui oppose les programmes de l’enseignement primaire à l’état d’esprit positiviste. Alors que la société française est de plus en plus envahie de positivisme, les programmes de morale de l’école primaire « n’en recèlent pas même la trace. »
25Certes les programmes peuvent être modifiés, mais Elie Pécaut est convaincu qu’il y a un antagonisme absolu entre la démocratie libérale française et l’esprit positiviste. Pour lui un régime libéral ne peut exister qu’en vertu de l’idéalisme le plus caractérisé. Quant à l’enseignement spirituel de l’État laïque, il n’est pas nul, contrairement à toutes les calomnies que l’on déverse sur lui. Bien au contraire celui-ci est « forcé d’enseigner », et pas seulement par l’école, « mais aussi par ses institutions, par ses lois et par ses mœurs, toutes ces hautes idées qui, sous la forme religieuse, ont allaité jusqu’ici l’humanité. » L’instituteur de cette société libérale, démocratique et laïque enseigne « un dogme plus vaste, plus catholique que celui du prêtre28 ». Et Pécaut junior clôt son article par un vibrant plaidoyer en faveur de ce qu’au même moment son père Félix Pécaut nomme « la capacité spirituelle de l’État » : « Laissons railler ceux qui refusent à l’État moderne la capacité et le droit de nourrir les âmes. Ce fut de tout temps la prétention des orthodoxies d’avoir seules le dépôt sacré, le monopole de la vie morale. Prétention vaine ! Les semences divines ne se laissent pas emprisonner. On croit avoir scellé sur elles les portes du tabernacle, et on ne voit pas qu’on n’a enfermé que le vide ; elles ont fui sur l’aile des vents et se sont répandues sur le monde. Voulez-vous savoir où elles sont ? Regardez là où la vie éclot et s’épanouit. Elles germent aujourd’hui, non dans l’ombre glacée des vieux sanctuaires, mais au grand soleil, dans la société civile. La société laïque les recèle à cette heure bien plus que les églises. Par là et à son insu, elle est plus religieuse que les religions. »
À LA FIN DE L’ANNÉE 1893, LA MORALE SCOLAIRE EN DÉBAT ET LA RÉFÉRENCE RELIGIEUSE EN QUESTION
Le contexte socio-politique
26Cette interrogation sur la place et le rôle du sentiment religieux dans la morale scolaire apparaît dans un contexte social et politique tourmenté. Dans la société française les conditions de vie sont bouleversée par le développement de la société industrielle : l’exode rural et ses conséquences, concentration des populations, misère ouvrière, ruptures familiales… Depuis 1892 des attentats anarchistes se multiplient : leurs auteurs, adeptes de la « propagande par le fait », veulent en finir avec la société capitaliste. Devant la fréquence de ces attentats qui affolent l’opinion, les journaux inaugurent une rubrique permanente intitulée significativement « La Dynamite29 ». L’un de ces anarchistes parvient même à assassiner le Président de la République, Sadi Carnot, la 25 juin 1894. En décembre de la même année, le capitaine Dreyfus est condamné au bagne dans l’indifférence générale de l’opinion pour laquelle sa culpabilité ne fait aucun doute. Début 1895 la REPPS, une revue scolaire qui affiche pourtant clairement des sentiments laïques et républicains, consacre, dans sa partie scolaire, un court article à cet événement. Le ton de la dernière phrase est sans ambiguïté : « Pleurons, pleurons sur la marque honteuse imprimée au nom français par l’acte d’un seul Judas ; puis, retrempés dans des larmes réparatrices, relevons-nous avec une virile résolution30. »
27La Ligue de l’Enseignement ne reste pas sans réagir face à cette situation sociale et politique troublée. Depuis novembre 1892 elle multiplie les appels à l’action civique. À la fin du mois de mars 1894 elle lance un appel pour stimuler « l’œuvre de l’éducation morale et civique de la jeunesse française ». Elle encourage la création de patronages et de « sociétés protectrices laïques », destinés à protéger l’école laïque et, à travers elle, la République31. Au mois d’août suivant, lors de son 14e congrès, elle mobilise ses militants sur la nécessité urgente de créer sur l’ensemble du territoire national, des œuvres d’éducation et d’instruction péri-et post-scolaires. Le 15 octobre 1894 paraissent dans la Revue pédagogique les « Notes d’inspection » rédigées en mai par l’IG Félix Pécaut. La publication de ce texte dans une revue quasi-officielle a été expressément demandée par Eugène Spuller, en charge de l’Instruction publique, le promoteur de l’« esprit nouveau ». Le chapitre consacré à l’enseignement de la morale présente un bilan sans illusions. Certes cet enseignement a le mérite d’exister, mais que peut-il face aux agents de « dissolution morale » que sont les « feuilles corruptrices à un sou », les scandales politico-financiers… L’école récemment laïcisée brille par « l’absence de l’inspiration religieuse » et cela constitue pour notre pays « un grave déficit de notre budget moral ». Et pourtant l’Inspecteur général a constaté au cours de ses visites que « la simple idée de Dieu » n’est aucunement proscrite dans les leçons de morale. Seulement « elle occupe dans les mœurs scolaires la même place que dans l’âme française : elle couronne l’enseignement de la morale, elle le complète, elle s’y ajoute, elle ne le pénètre pas. »
28La période qui s’ouvre tout à la fin de l’année 1893 voit se manifester les signes clairs d’une divergence entre deux conceptions de la laïcité dans le champ de l’Enseignement primaire. On pourrait qualifier la première de « laïcité religieuse32 » puisqu’elle se situe dans la continuité du programme de 1882 ; la seconde se revendique comme a-religieuse, ou du moins prend ses distances par rapport au religieux. Cette cassure de la notion de laïcité à l’intérieur même du réseau primaire avait déjà été pointée et dénoncée par Lichtenberger dans son rapport. Ces deux conceptions vont évidemment conduire à deux approches différentes de l’enseignement moral scolaire, puisque l’une reste fidèle à la tradition spiritualiste et inclut l’idée de Dieu, alors que l’autre l’exclut délibérément33. Au cours des années 1894 et 1895, les revues scolaires de notre corpus consacrent une surface éditoriale importante aux tenants de ces deux approches.
Défense et illustration de la dimension religieuse de l’enseignement moral
29Les partisans de la référence religieuse estiment qu’un enseignement moral fondé sur la raison pure ne présente pas un « contrepoids » suffisant aux passions des hommes. Les instituteurs doivent comprendre tout le parti que l’on peut tirer des croyances religieuses judéo-chrétiennes, revues et « corrigées » par le spiritualisme, qui sont en réalité les seules capables, à la fin du xixe siècle, de fournir un frein moral sérieux. Cet enseignement, religieux et laïque à la fois, sera même supérieur à celui des écoles confessionnelles car le prêtre ou le congréganiste s’y attachent trop à la lettre en négligeant l’esprit qui vivifie. Comme l’amour filial, le sentiment religieux est un fait psychologique naturel indépendant de toute forme religieuse. Pourquoi priver les enfants de nos écoles de ce qui peut développer en eux des aspirations élevées ? Rien en effet dans les programmes et les instructions n’interdit à l’instituteur « de choisir, même dans l’Évangile, tout ce qui peut l’aider dans sa tâche34. » Cependant il est nécessaire que cet instituteur reçoive à l’École normale une éducation et une formation qui lui permette, une fois en fonction, de mettre en œuvre ce caractère religieux pour le plus grand bien de l’enseignement moral.
30Mais, selon François Lépine, l’éducation, telle qu’elle est conduite dans les Écoles normales, est très loin de servir cet objectif35. Pour lui la faiblesse de cette éducation s’explique d’abord par le poids excessif des matières scientifiques qui tendent à installer un préjugé selon lequel « les sciences de la nature et de l’étendue sont les seules sérieuses et certaines ». En outre il constate « la spécialisation outrée d’un grand nombre de maîtres », surtout en sciences, qui considèrent qu’ils n’ont pas à s’occuper d’éducation morale. Or, dans ces équipes de professeurs règne un désaccord complet sur les idées, les croyances, sur le monde, l’homme, l’origine et le sens de la vie. Autrement dit aucune « doctrine commune » n’est partagée par ces équipes.
31Il s’en suit que deux tâches corrélatives s’imposent. La première consiste à mettre fin à une sorte de « superstition » ou « idolâtrie » de la science à laquelle on promet « l’empire universel ». Certains esprits voudraient en effet nous condamner, au nom de la science, à « un véritable positivisme d’État ». Il est d’autre part d’urgente nécessité de définir le champ d’intervention légitime de la science et de rouvrir le travail de la pensée à certaines questions religieuses ou métaphysiques. Lépine pose donc clairement la question des rapports entre la science et la morale. Et dans un climat de toute puissance de la science et de dévotion à son égard, c’est une véritable « crise de la morale » qui est en train de s’ouvrir. En effet « ce ne sont plus seulement les vieilles croyances religieuses qui semblent sur le point de disparaître, ce sont aussi les vérités morales, dont elles ont été le soutien à travers l’histoire, qui menacent de sombrer à leur tour. » Aujourd’hui des philosophes proposent des morales, évolutionniste, indépendante…, en rupture complète avec les vérités métaphysiques et religieuses qui avaient cours jusqu’ici. Mais ce qu’oublient au fond ces concepteurs c’est, comme l’écrit le philosophe Elme Caro, « que toute règle de mœurs implique une conception de la vie et, par suite une idée de l’origine de la nature et de la destinée de l’homme qui est précisément métaphysique36. »
32Pour Lépine, la conclusion est claire : « il n’y a point de morale digne de ce nom qui ne se fonde sur le libre-arbitre, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme ». Ces vérités métaphysiques et religieuses devront constituer la base de la « doctrine commune » qui manque cruellement au sein du corps professoral des Écoles normales. Dans son dernier article, Lépine va encore plus loin : « l’enseignement tout entier doit être dominé et inspiré par l’esprit religieux ». Il s’agit évidemment de l’esprit religieux dans les limites de la philosophie spiritualiste. Si en effet on retranche Dieu de la morale, alors « le devoir perd aussitôt son caractère sacré ». Cela dit, il n’est pas douteux que « nos écoles doivent rester laïques » en excluant tout enseignement religieux spécial comme la loi l’impose. Mais dans ce cadre légal le maître ne doit pas craindre de parler de Dieu aux enfants « sous une forme large et libérale ». Il lui suffit d’ailleurs pour cela de suivre les instructions et d’appliquer les programmes de 1882.
33Après l’étude de Lépine préconisant une véritable éducation religieuse adogmatique et spiritualiste à l’intention des élèves-maîtres, Jacques Gauran, un autre professeur d’École normale, s’interroge sur la place de l’idée de Dieu dans l’éducation scolaire primaire37. Dès le début son constat est sans ambiguïté : « l’idée de Dieu tend à disparaître de l’éducation scolaire publique ». Ce constat l’afflige et il trouve qu’on en prend trop aisément son parti. Lui, en revanche, pense qu’on ne peut « sans dommage supprimer l’idée de Dieu dans la première éducation » car « le législateur Dieu » lui paraît nécessaire pour expliquer cette règle absolue qu’on nomme devoir. L’analyse est donc proche de celle de Lépine. Cette référence religieuse se situe évidemment pour lui dans le cadre du spiritualisme, conception « indépendante de tout dogme » et librement religieuse.
34Y a-t-il une explication à ce retrait progressif de l’idée de Dieu ? Gauran propose sa propre interprétation historique. Il rappelle d’abord la longue domination de l’Église catholique sur l’esprit français qui a duré jusqu’au dernier quart de notre siècle. La conquête progressive des libertés politiques a été « le prélude nécessaire de l’émancipation des esprits ». Après la victoire définitive de la République, il y a eu « comme un enivrement de succès et de liberté » pour les combattants où les instituteurs comptaient parmi « les plus vaillants ». Mais dans ce climat d’exception « on a rejeté en bloc tout ce que l’Église représente : dogmes absurdes et principes rationnels, pratiques extérieures et culte intime. » Un rejet général sans discernement si bien que les acteurs de changement n’ont pas songé « à substituer une autre règle supérieure de conduite à la foi abandonnée ». Peu à peu « l’indifférence en matière religieuse » s’est installée comme un état habituel. Cette indifférence s’est étendue par contagion et par imitation, l’exemple venant « des classes dites dirigeantes, des fonctionnaires surtout. » Elle a même atteint les jeunes normaliens de 16 ans dont parle M. Devinat38.
35Restaurer le sentiment religieux dans l’école laïque, et au-delà « dans l’âme française » est pour Gauran « politiquement désirable ». Mais, pour que l’école contribue efficacement à cette restauration, il faut modifier la mentalité des instituteurs et veiller également avec soin au recrutement des inspecteurs et des administrateurs de l’Enseignement primaire. D’ailleurs le retour du sentiment religieux est « ardemment souhaité par le grand nombre des amis de l’école laïque ». Il est donc indispensable « que les maîtres de l’enfance échappent à cette contagion d’indifférence et d’incrédulité qui sont en train de faire de si regrettables ravages dans la société française. » À cette fin il faut que les instituteurs deviennent (ou redeviennent) croyants. Cela ne veut pas dire qu’ils doivent adhérer à un credo quelconque, mais cela signifie qu’ils doivent se donner, en toute liberté, la possibilité de se définir à eux-mêmes, comme ils le pourront, « le Principe des choses et de la nature morale ». Ils disposeront ainsi d’une « conviction affirmative profonde » capable d’inspirer leur conduite et leur enseignement.
36Il est également possible d’avoir des « cadres spiritualistes » si l’Administration en a la volonté. Pourquoi lui serait-il impossible « d’obtenir, au point de vue des opinions philosophiques, les garanties qu’elle sait se procurer aujourd’hui au point de vue des opinions politiques et sociales ». Gauran pense que le moyen le plus pratique d’obtenir ces « garanties philosophiques » serait d’organiser des cours de philosophie, à l’intention des élèves des sections scientifiques, dans les Écoles Normales Supérieures d’Ulm et de Saint-Cloud qui sont des « pépinières du personnel enseignant et du personnel administratif ». On remarquera qu’il ne dit mot des Écoles Normales Supérieures de Sèvres et de Fontenay qui donnent peut-être toutes les garanties philosophiques. Le but est d’éviter que des fonctionnaires d’autorité comme les inspecteurs d’Académie, ayant suivi un cursus exclusivement scientifique, se voient confier « sans autre préparation la charge d’inspirateur et de juge de l’éducation morale de tout un département ». La même précaution s’impose dans le recrutement et la formation du personnel de l’inspection primaire et des Écoles normales. C’est en effet « de ces deux foyers » que « l’idée et le sentiment religieux rayonneront sûrement dans le personnel des écoles primaires, comme ont rayonné par la même voie l’idée et le sentiment démocratique ». Encore une fois il ne s’agit pas d’enseigner une religion confessionnelle, mais simplement, sans changer aucunement les programmes actuels, « de cultiver un sentiment essentiellement humain, le besoin d’honorer et d’aimer l’auteur de toutes choses, « notre Père des cieux », de quelque façon qu’on le conçoive. »
37Les propos de François Lépine et de Jacques Gauran peuvent être illustrés par un corrigé paru dans le supplément du MGIP. Le sujet de dissertation proposé aux abonnés préparant le certificat d’aptitude au professorat des Écoles normales et des EPS était ainsi libellé : « Quelle part convient-il de faire au sentiment religieux dans l’éducation morale ?39 » L’auteur se réfère aux instructions du programme de 1882 qui, selon lui, laissent à l’instituteur une grande marge d’initiative. Pourquoi celui-ci ne pourrait-il donc pas en profiter pour donner à son enseignement moral « un caractère plus profondément, plus intimement religieux que celui que cet enseignement a d’ordinaire » ? Certes les actes de la vie morale ont des mobiles variés, mais, interroge l’auteur, « pourquoi nous abstenir de parler de Dieu à nos élèves et ainsi nous priver d’un des moyens les plus efficaces d’avoir prise sur les âmes et de les amener à une vie plus haute et meilleure ? » Bien plus, pourquoi un instituteur qui a une foi profonde « ne laisserait-il pas passer au cœur de ses élèves un peu de cette foi, si elle est l’inspiratrice de sa vie morale ? » Et si certains de ses élèves étaient étrangers à ce sentiment religieux, ce maître leur ferait encore une belle leçon de tolérance puisque, sans dissimuler son propre sentiment du divin, il ne chercherait pas « à les contraindre à sentir comme lui ».
38Cependant, dans son « discours religieux », le maître doit éviter deux écueils. Il doit d’une part se garder de mêler à son discours la crainte d’une punition cruelle ou l’espoir d’une destinée bienheureuse ce qui lui donnerait une tournure fâcheusement utilitaire. Dans les paroles du maître, le sentiment religieux doit donner libre cours « à l’amour et à l’admiration de l’Être infini qui se cache derrière les phénomènes dont est tissé le voile fragile de l’univers » ; mais il doit aussi faire accéder les élèves « au désir désintéressé de faire sa volonté et à la conscience de son universelle et invisible présence qui nous contraint à ne pas commettre d’actes que nous n’oserions pas avouer ». En second lieu le maître évitera les discussions sur la nature de Dieu ou les preuves de son existence. C’est en effet surtout « par l’exemple » qu’il parviendra à « créer dans l’âme de l’enfant un sens plus pénétrant et plus vif de la présence de Dieu en elle ». Dans sa conclusion l’auteur du corrigé souligne qu’il s’agit bien d’« éducation religieuse » et non pas d’un « enseignement métaphysique ». Si la première est admise dans la limite du programme, le second doit être absolument évité. En infusant dans le cœur de ses élèves cette « foi intérieure », l’instituteur cherche à faire « des âmes meilleures et plus nobles ». Pour parvenir à ce but « l’amour de Dieu » est manifestement une des cordes les plus sensibles sur lesquelles il peut jouer.
Émergence d’une laïcité « a-religieuse » dans l’enseignement moral scolaire
39Dans la REPPS des articles préconisant une orientation a-religieuse de l’enseignement moral alternent avec ceux que nous venons d’analyser. Curieusement les autres journaux scolaires de notre corpus n’ouvrent pas leurs colonnes aux articles proposant cette orientation dissidente. Certes tous ces textes font état de la disparition progressive, et même très avancée, de la dimension religieuse, mais les uns, comme ceux de Lépine et de Gauran, le regrettent et mettent au point toute une stratégie pour la réactiver dans l’éducation, tandis que les autres en prennent acte et recherchent des solutions alternatives. Parmi ces derniers, Bidart, un autre professeur d’École normale, a conçu le projet d’installer au centre de la morale scolaire un nouveau principe directeur : l’idée de justice40. Il a en effet constaté que la morale enseignée dans les écoles primaires était de peu d’effet et il est convaincu que cela est imputable « à l’absence d’une idée forte, claire, universelle ». Selon lui il ne faut plus compter sur l’idée religieuse car la morale doit être bâtie sur ses propres principes de peur qu’elle ne s’effondre le jour où disparaîtrait la foi religieuse. Cette idée forte et claire ce sera pour Bidart « l’idée et l’amour de la justice ».
40Lui objecte-t-on que l’idée de justice n’est pas suffisamment « métaphysique » ? Mais les élèves-maîtres esquisseront un sourire ironique si on leur parle de métaphysique, même si, reconnaît Bidart, la morale de la justice se trouve d’accord avec les plus hautes conceptions métaphysiques. Lui reproche-t-on alors de négliger la puissance du sentiment religieux en s’appuyant sur la justice comme principe exclusif ? Mais le sentiment religieux doit être écarté « pour la même raison que la métaphysique : c’est qu’en notre siècle la foi n’existe pas chez tous ». Cette position n’exclut évidemment pas, surtout à l’École normale, que le professeur s’entretienne avec ses élèves sur des questions religieuses, s’ils sont demandeurs. Mais dans ces causeries il doit mettre en valeur la tolérance, qui est une des formes de la justice. Enfin l’idée de justice peut être confrontée avec la théorie darwinienne de l’évolution. Dans l’humanité, l’évolution met en scène une lutte purement intérieure, celle qui oppose les instincts primitifs à la raison. Ainsi la morale de la justice, œuvre de la raison, peut être considérée comme le résultat, scientifique selon Bidart, de l’évolution même de l’humanité. Ayant ainsi « testé » avec succès l’idée de justice, il estime qu’elle peut être retenue comme « la formule philosophique et morale de l’éducation laïque, une formule qui lui manquait encore, une formule heureuse et claire ».
41L’argumentaire de Émile Devinat, directeur d’École normale, est tout à fait différent. Alors que Bidart a remplacé le principe religieux devenu obsolète à ses yeux, Devinat se borne à une analyse critique du système existant mais sans proposer d’idée directrice précise. Dans un premier article il réagit à un article de Jules Simon paru dans Le Figaro41. Ce dernier, que son amendement a rendu célèbre en son temps, déplore que les devoirs envers Dieu soient de moins en moins enseignés, cette grave lacune contribuant, selon lui, à l’émergence d’une criminalité de plus en plus précoce. Dieu serait-il « le meilleur des gendarmes », demande Devinat, faisant remarquer que pendant le Moyen-Âge chrétien des population religieuses se sont montrées fort cruelles et sanguinaires. Mais cet athéisme destructeur est-il même le fruit de l’enseignement laïque d’aujourd’hui ? Or actuellement les leçons des instituteurs, si elles ne contribuent pas à fortifier les convictions religieuses, ne font rien non plus pour les affaiblir ou les détruire. Cet athéisme est plutôt le résultat d’un scepticisme général qui s’est infiltré partout et jusque dans la famille. C’est en réalité « la passion politique qui fait considérer l’école laïque comme un foyer d’incrédulité et d’athéisme ».
42Jules Simon estime que le ministre de l’Instruction publique devrait promouvoir officiellement et prescrire rigoureusement l’enseignement des devoirs envers Dieu. Devinat pense au contraire que le ministre n’en fera rien car « on ne prescrit pas des choses impossibles ». Pour enseigner Dieu il faut y croire fermement et profondément et pas seulement d’une façon molle et hésitante. Or il faut bien reconnaître que « la majorité de nos maîtres sont incroyants, ou du moins indifférents en matière religieuse comme, du reste, le plus grand nombre des Français. » Faut-il donc condamner ces maîtres à l’hypocrisie ? Membre élu du Conseil Supérieur, Devinat pense d’ailleurs que l’on s’occupera bientôt de la révision des programmes. Et il ne serait pas étonné que l’on en profite « pour demander la suppression du paragraphe relatif aux devoirs envers Dieu ».
43Dans la suite de son article, Devinat répond à une lectrice qui avait montré son désaccord avec sa conception de la neutralité de l’école laïque42. Elle lui rappelle que cette neutralité n’est pas religieuse, mais simplement confessionnelle, admettant la culture du sentiment religieux en dehors de tout dogme. Devinat reconnaît que les promoteurs de l’école laïque ont bien tenu à y introduire ce second type de neutralité. Mais il est persuadé que « dès le premier jour on a dû s’apercevoir que l’entreprise était impossible et qu’à la neutralité confessionnelle se substituerait immédiatement, par la force des choses, la neutralité religieuse. » Selon lui on comptait beaucoup trop « sur la bonne volonté des instituteurs ». Or, dans cette matière, « la bonne volonté ne suffit pas ». Le Ministère dès le début s’est heurté à une difficulté presque insurmontable : l’absence de conviction sincère et profonde chez la majorité des maîtres. En outre, depuis que le catéchisme, l’Évangile et l’histoire sainte ne sont plus dans les programmes, par ailleurs « chargés de matière », les instituteurs, avec la meilleure volonté du monde, ne parlent de Dieu à leurs élèves que par accident. En conclusion, on peut donc avancer « sans exagération que depuis 1882 l’école laïque publique est, à peu de choses près, l’école sans Dieu » Et, sauf à « délaïciser » l’école, « il faut s’habituer à ne plus compter sur elle pour la culture du sentiment religieux. »
44Dans une seconde série de deux articles, Devinat tente de répondre à la question que son article précédent avait laissée pendante : si l’école laïque « est à peu près impuissante à inspirer ou à fortifier une croyance religieuse, s’ensuit-il qu’elle soit incapable de contribuer efficacement à l’éducation de l’enfance ?43 » Cette question était d’ailleurs posée par certains grands journaux pour lesquels l’école laïque offrait sans aucun doute une meilleure instruction, mais au détriment de l’éducation. Pourtant, interroge Devinat, ne faut-il pas reconnaître aussi que, depuis 1882, on a assigné à l’école, sur le plan éducatif, « des ambitions généreuses, mais chimériques » ? On a voulu qu’elle « suppléât non seulement à l’Église dont on redoutait l’influence, mais à la famille elle-même ». Or l’école ne peut pas tout faire !
45Il faut cependant bien en convenir, Devinat l’affirme en connaissance de cause et avec une certaine solennité, l’école publique d’aujourd’hui est remarquable de bonne tenue, d’ordre et surtout de travail. Ces qualités ne sont plus l’apanage exclusif des maîtres d’autrefois. Mais il reconnaît qu’il reste encore beaucoup à faire pour donner à l’école laïque « toute la puissance morale que ses meilleurs amis lui souhaitent ». Et si « l’humble école primaire » a connu depuis dix ans « une sorte de renaissance scientifique », avec des programmes considérablement enrichis, et donc plus chargés, « il faut bien avouer », concède Devinat, « que l’éducation n’y occupe pas la place qu’elle mérite ». Les maîtres sont actuellement tenaillés par le souci lancinant de terminer ces programmes : il faut donc les réviser et les alléger, car laisser la masse des connaissances scolaires prendre le pas sur la mission éducative de l’école représente un véritable « danger », d’ailleurs « signalé depuis quelques années ». Avec des programmes simplifiés l’instituteur aura davantage de temps pour veiller à l’éducation de ses élèves.
46Mais réviser et simplifier les programmes ne suffit pas. Ce qui manque encore aux yeux de Devinat, c’est « un principe profond et fécond » susceptible de les vivifier, notamment celui de morale. Dans notre pays la tradition religieuse ne devrait vraisemblablement plus être « l’inspiratrice de l’école comme elle l’a été jusqu’en ces derniers temps ». Il va donc se faire « un vide dans la conscience française ». Et ce vide, il est indispensable « de le remplir ». Il faut donc installer un nouvel Idéal dans l’Enseignement primaire, un Idéal qui donnera une inspiration et une orientation uniques aux manuels et aux leçons de morale. Les instituteurs devront y adhérer sincèrement et en être « profondément pénétrés ». Mais Devinat ne se permet pas de définir ce nouvel Idéal, de formuler les articles de cette nouvelle « foi laïque44 » et il laisse ce soin à « tous ceux qui président aux destinées morales du pays, philosophes, savants, penseurs… » Il ajoute que, pour eux, « c’est un devoir impérieux de formuler le principe de vie qui pourra devenir demain notre règle suprême ». Mais c’est aussi pour eux un devoir urgent : « Qu’ils se hâtent, qu’ils multiplient leurs démarches, qu’ils agissent par la plume et plus encore par la parole. Qu’ils organisent des conférences et même des congrès. Qu’ils publient des brochures, des revues et des journaux… » La situation de l’école laïque présente-t-elle un caractère de gravité tel qu’il faille agir aussi vite ?
47Le sous-titre de cette dernière partie souligne « le parcours contrasté de la morale scolaire ». Au cours de ces quelque treize premières années de mise en application (1882-1895) cet enseignement se trouve confronté à des difficultés et à des contestations, même si par ailleurs son importance et sa nécessaire dimension religieuse sont vigoureusement et périodiquement réaffirmées tant par de grands intellectuels et universitaires républicains que dans nombre d’articles de la presse scolaire.
48En premier lieu, on ne peut s’empêcher d’observer le contraste entre les intentions et les objectifs des auteurs des programmes, notamment ceux de l’école élémentaire, et leur application sur le terrain des classes. D’un côté, un texte de très haute tenue, où l’inspiration spiritualiste et la touche religieuse sont très marquées, de l’autre des maîtres souvent désarçonnés devant la grandeur et l’ampleur de la mission que l’on a voulu leur confier. Rien dans leurs fonctions antérieures de répétiteurs de catéchisme ne les préparait à cette nouvelle et éminente tâche. Même si, à lire Jules Ferry dans sa circulaire, la morale qu’ils ont à enseigner se doit de rester modeste, ils s’y prennent maladroitement et certains font même l’impasse sur cette matière embarrassante.
49Il faut dire ensuite qu’en face l’Église catholique ne facilite aucunement la mise en œuvre sereine de ce nouvel enseignement. Elle est depuis le début une adversaire résolue de l’école laïque et de sa morale qu’elle accuse d’être « suspendue en l’air », autrement dit de se passer de Dieu. Solidement implantée dans la France rurale, elle dispose dans chaque village, avec le curé, d’un agent qui surveille les faits et gestes et l’enseignement de l’instituteur ou/et de l’institutrice. Mais peu à peu se lève une autre opposition, celle d’une opinion républicaine libre penseuse, toute dévouée à la science moderne, agnostique voire athée qui, elle, dénonce le spiritualisme de l’enseignement moral. Les Inspecteurs d’Académie, les inspecteurs primaires vont bientôt se trouver pris entre deux adversaires issus de deux bords opposés. D’un côté l’Église et l’opinion catholiques qui ne cessent de dénoncer les faiblesses ou la quasi-inefficacité éducative de l’école primaire depuis que le catéchisme et l’histoire sainte n’y sont plus enseignés. Ces attaques, relayées par quelques grands journaux, accusent même l’école laïque d’être responsable de l’augmentation de la criminalité des jeunes. De l’autre côté une partie de l’opinion républicaine, de tendance plutôt radicale, qui considère le déisme spiritualiste comme une concession inadmissible à la religion catholique et qui déclare que l’inscription des devoirs envers Dieu est un ajout parfaitement illégal. Ces républicains d’extrême-gauche pensent que la science doit remplacer la religion pour libérer définitivement les esprits après que la démocratie républicaine a libéré la société du joug institutionnel de l’Église.
50Ces difficultés et cette situation conflictuelle permettent d’éclairer la cassure qui s’installe à l’intérieur même de la laïcité scolaire et qui produit une divergence au sein des acteurs de l’enseignement primaire laïque sur la question du religieux.
51En 1894, on peut relever un fort contraste entre le projet de « religion laïque » caressé par F. Buisson depuis l’entreprise, restée sans lendemain, de l’Union du christianisme libéral de Neuchâtel, et ce qu’il en reste dans les classes après plus de dix années d’application du programme. Celui-ci réalisait une partie du projet buissonnien de fonder une « Église sans dogmes, sans prêtres et sans miracle », une sorte d’« Église morale ». En mai 1894, dans ses notes d’inspection, Félix Pécaut, un des anciens co-fondateurs de l’Union neuchâteloise est bien obligé de constater la faiblesse de l’inspiration religieuse dans les classes primaires qu’il inspecte. Certes, l’idée de Dieu est toujours présente, mais comme une « cerise sur le gâteau », simple couronnement de l’enseignement moral qu’elle ne soulève pas. Un peu plus tard Jacques Gauran fera le diagnostic de la disparition drastique de l’idée de Dieu dans la morale scolaire.
52Marquant un nouveau contraste avec les précédents diagnostics et bilans déprimants sur la morale scolaire et sa dimension religieuse, l’enquête de la Correspondance Générale va leur apporter comme un démenti. Elle va montrer que la « religion laïque », à travers le programme de 1882, a répondu à une certaine attente et a réellement pénétré la culture morale des maîtres et des différents acteurs de l’enseignement primaire.
Notes de bas de page
1 La vie politique sous la IIIe République 1870-1940, par Jean-Marie Mayeur, éditions du Seuil, coll. Points Histoire, 1984.
2 Désignées désormais par le signe EPS.
3 Le petit livre de Léon Bourgeois, Solidarité, qui inaugure la philosophie et la morale solidaristes ne paraît qu’en 1896. Cette philosophie et cette morale auront, après cette date, beaucoup de succès dans l’Enseignement primaire.
4 MGIP, no 19, 09/05/1885. Pédagogie. De l’éducation religieuse, d’après le cours de M. Marion, professeur de pédagogie à la Sorbonne, par A. Lebras.
5 RP, 15/07/1888. Les types principaux de la morale, trois conférences faites à l’ENSEP de Fontenay par M. Boutroux, professeur à la Faculté des Lettres de Paris. La troisième conférence paraît dans la revue le 15/08/1888.
6 RP, 15/08/1890. Discours prononcé à la distribution des prix du concours général le 4 août 1890. Au cours de la même année 1890, Darlu est chargé du cours de morale dans les ENSEP de Fontenay et de Saint-Cloud.
7 L’éducation morale dans les écoles primaires, par Frédéric Lichtenberger. Imprimerie Nationale, 1889. C’est en sa qualité de membre du Conseil Supérieur de l’Instruction publique que Lichtenberger, doyen de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg transférée à Paris, fut chargé de rédiger ce rapport.
8 Désignée par le sigle REPPS dans la suite du texte.
9 D’où le sous-titre du journal : Bulletin d’études servant d’intermédiaire libre entre les activités scolaires, les familles et les membres de l’enseignement primaire, public et privé. La collection complète se trouve à la BNF, cote 8°R 121 65. Par la suite nous désignerons ce journal sous le sigle CG.
10 RP, 15/06/1895. À propos des carnets de morale, par F. Buisson.
11 REPPS, no 52, 25/08/1892. De l’enseignement de la morale. Conférence de Mme Kergomard, IG des écoles maternelles, à la Faculté des Lettres de Toulouse, le 2 juin 1892. Cette conférence a été faite en présence du Recteur, de Jean Jaurès, adjoint au maire de la ville, de l’Inspecteur d’Académie, du personnel et des élèves-maîtres des deux EN.
12 REPPS, no 5, 04/11/1894, partie scolaire. Pédagogie et méthodologie. La question sociale et l’éducation, par J. B. Lalanne, IP.
13 RP, 15/03/1895. Chronique de l’Enseignement primaire en France. Sur l’enseignement de la morale, discours de M. Pellisson, IA de la Dordogne à l’Assemblée générale de la Société de secours mutuels des instituteurs et des institutrices du département.
14 JDI, no 43, 22/07/1894. De l’enseignement de la morale. Son importance, par E. Mergier, IP à Orthez.
15 RP, 15/06/1883. Quelques mots au sujet de l’enseignement des sciences physiques et naturelles à l’École normale primaire, par le docteur Élie Pécaut.
16 MGIP, 08/08/1885. Les Écoles normales. Question posée par le Comité du Congrès international de Havre : « Les Écoles normales, part à faire à l’éducation générale et à la préparation professionnelle des instituteurs et des institutrices ». Contribution de Roger, instituteur à Castelnaudary.
17 JDI, no 20, 18/05/1884. La morale (sujet proposé), non signé.
18 JDI, no 21, 25/05/1884. La morale (sujet demandé), non signé.
19 MGIP, no 13, 01/04/1893. Préparation au CAP. Extrait de copie, par E. B.
20 MGIP, Supplément, no 18, 30/08/1890. Préparation du Brevet supérieur. Reproduction du devoir de M. C., instituteur à Toulouse.
21 JDI, no 21, 20/05/1888. Certificat d’aptitude pédagogique, par Garnier-Gentilhomme.
22 RP, 15/01/1888. La presse et les livres. Cours de morale théorique et pratique, par Gabriel Compayré, éd. Paul Delaplane, 1887. Compte-rendu de Beurier. Citation de Compayré.
23 JDI, no 48, 28/11/1886. Enseignement moral et civique. Développement d’un sujet donné au brevet élémentaire, par Odette Laguerre.
24 MGIP, no 1, 04/01/1890. L’Enseignement primaire à l’Exposition Universelle de 1889. L’enseignement de la morale dans les cahiers exposés au Champ de Mars (écoles de filles), par P. Kergomard, IG des écoles maternelles.
25 RP, 15/04/1892. La Directrice d’École normale. Article de F. Pécaut paru dans l’Annuaire de l’Enseignement primaire (8e année, 1892). Mots et membres de phrases soulignés par nous.
26 MGIP, no 19, 07/05/1887. Partie générale.
27 RP, 15/02/1892. Éducation et positivisme, par J. Élie Pécaut. L’ouvrage est paru aux éditions Alcan.
28 Èlie Pécaut s’inspire ici manifestement de la pensée d’Edgar Quinet dans L’enseignement du peuple (1849), chapitre XIV intitulé : « Quelle est la raison d’être de l’enseignement laïque ? »
29 Le mouvement anarchiste en France, tome I, Des origines à 1914, par Jean Maitron. Éd. Maspero, 1975.
30 REPPS, partie scolaire, no 17, 27/01/1895. Lecture hebdomadaire. La dégradation militaire d’un traître, par X.
31 RP, 15/07/1894. Œuvre de l’éducation morale et civique de la jeunesse française. Appel de la Ligue de l’Enseignement.
32 Expression empruntée à Patrick Cabanel dans son livre Les Protestants et la République, éd. Complexe, 2000.
33 Ces deux conceptions de la laïcité sont présentées et commentées dans un article de François Lépine, professeur d’EN, L’instruction populaire et la moralité, REPPS, no 84, 25/12/1893. L’école et l’opinion des maîtres.
34 CG, 01/05/1894. L’enseignement de la morale et l’éducation religieuse, par P., IP.
35 Ce professeur d’EN développe ses analyses au cours de six articles parus dans la REPPS de janvier à mai 1894.
36 Lépine se réfère ici à un ouvrage de Caro intitulé Problèmes de morale sociale paru en 1876. On se rappelle que ce philosophe avait rompu des lances avec les théoriciens de la Morale Indépen
37 REPPS, no 4, 25/11/1894 ; no 5, 10/12/1894 et no 6, 25/12/1894. L’idée de Dieu dans l’éducation.
38 REPPS, no 2, 25/10/1894. Dieu à l’école, par Émile Devinat (2e article).
39 MGIP, supplément, no 2, 26/01/1895. « Sujets traités ». Le corrigé est signé par les initiales L.M.
40 REPPS. L’école et l’opinion des maîtres. La morale par l’idée de justice, par Bidart, professeur d’EN, no 93, 10/05/1894, no 94, 25/05/1894, no 95, 10/06/1894, no 96, 25/06/1894 et no 97, 10/07/1894.
41 REPPS, no 1, 10/10/1894. L’école et l’opinion des maîtres. Dieu à l’école, par Émile Devinat (1ère partie).
42 REPPS, no 2, 25/10/1894. Dieu à l’école (2e partie).
43 REPPS, L’éducation morale à l’école, par E. Devinat, no 3, 10/11/1894 et no 4, 25/11/1894.
44 Nous employons ici de manière un peu anticipée une expression qui sert de titre à un livre de F. Buisson, publié en 1912, et qui est un recueil de divers articles et discours.
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