Préface
p. 7-10
Texte intégral
1L’école laïque constitue une référence familière des Français. À la fin de 2007, le président de la République a créé une polémique en ayant l’air de minimiser l’apport de « la morale de l’instituteur ». Il a dû, ensuite, rectifier quelque peu ses propos. Mais cette référence familière signifie-t-elle une histoire connue ? Certainement pas. Si l’instauration de la laïcité scolaire fait partie de la mémoire nationale, si beaucoup d’écoles portent le nom emblématique de Jules Ferry, il revient aux historiens non seulement de préciser et de rectifier cette mémoire, mais d’en faire découvrir les angles morts.
2La mémoire a privilégié la rupture, les oppositions tranchées. On a ainsi gardé, colporté le souvenir, des « Mon Dieu ! » devenus des « Hélas ! » dans la version de 1906 du Tour de la France par deux enfants et quelques autres faits semblables. Dans le cadre du projet d’un enseignement culturel des religions, beaucoup de jugements sommaires et péremptoires ont été énoncés sur l’ignorance, et même la dénégation de la religion qui auraient accompagné la laïcisation scolaire.
3Ces affirmations sont extrêmement partielles, sans être totalement fausses, toutefois. On en trouve des échos dans l’ouvrage de Pierre Ognier. Il nous relate notamment une affaire peu connue, concernant certains discours de distribution des prix prononcés quelques mois après le vote de la loi du 28 mars 1882, laïcisant les programmes de l’école publique. Nous n’avons pas chassé Dieu de l’école, affirme un orateur, puisque « Dieu n’existe pas » tandis qu’un autre assène : « nous sommes de vrai païens, nos dieux sont nombreux » (hommes de génie, héros de l’humanité,…) et qu’un troisième, fait sien le stéréotype de l’opposition entre l’enseignement scientifique qui pousserait l’être humain « vers le progrès » et « l’enseignement religieux » qui le plongerait « dans une nuit obscure ». On comprend l’indignation des adversaires de la loi, auxquels la neutralité avait été promise. Mais il s’agit de dérapages et non d’une réalité massive, de trois discours sur un très grand nombre.
4Un autre aspect de la laïcité scolaire de la fin du xixe siècle reste beaucoup moins connu, car aussi bien le camp laïque que le camp catholique ont eu intérêt à ne pas en faire mémoire. Il s’agit de la tentative de « laïcité religieuse » qui aurait instauré une neutralité confessionnelle tout en gardant une dimension religieuse, une « religion laïque ». Patrick Cabanel et Pierre Ognier ont travaillé en parallèle sur cette question. Cela a donné, en 2003, le bel ouvrage de Cabanel, Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (1860-19001)1. Et aujourd’hui, j’ai le plaisir de préfacer un autre bel ouvrage, celui d’Ognier. Les deux présentent, naturellement, certains points communs, des intersections, mais chacun développe sa propre logique, sa mise en perspective spécifique. L’auteur s’en explique d’ailleurs très clairement dans son introduction. Cabanel a effectué un zoom sur l’importante participation protestante à cette « laïcité religieuse », même s’il n’ignore pas les autres acteurs. Ognier nous donne plutôt un panoramique intégrant le spiritualisme philosophique et, par contraste, un autre courant qui ne prône pas une « religion laïque », loin de là, celui de la morale indépendante.
5La recherche d’une morale laïque confessionnellement neutre, mais qui garde une dimension religieuse, rapproche la France d’autres pays et, à différentes reprises, notre auteur montre très clairement que les pères fondateurs de la laïcité scolaire ne l’ont nullement conçue comme une « exception française ». Mais cela ne signifie pas l’absence de spécificités. Il a plutôt existé une relation de proximité et de distance entre la France et d’autres pays.
6De Jules Ferry à Auguste Sabatier, des comparaisons sont effectuées avec le Royaume Uni et Ognier les rapporte. Effectivement similitudes et différences s’avèrent éclairantes. Le Royaume Uni a instauré la neutralité confessionnelle dans les écoles publiques (au sens français du terme), en 1870, soit avant la France. La morale enseignée n’est celle d’aucune Église et elle n’est reliée à aucune doctrine. C’est un Commun Christianity, une morale qui se veut globalement inspirée par la Bible. L’instituteur lit un passage biblique à valeur morale, en effectue un bref commentaire.
7Dés les débats parlementaires, Ferry explique pourquoi la France ne peut se contenter d’imiter son voisin d’Outre Manche. L’instituteur britannique, qui est un laïc, a liberté d’interpréter la Bible sans se soumettre à une orthodoxie. Il enseigne dans un pays de culture protestante. Ajoutons même, à la suite de David Martin, également dans un pays de culture pluraliste2. En France, l’instituteur est le répétiteur du curé ; lui donner une autorité en matière de religion serait très conflictuel avec l’Église catholique, largement dominante. Ce propos ferryste constitue d’ailleurs un indice explicatif au sujet de la différence sémantique entre laïc et laïque dont nous parle Ognier en quelques pages très éclairantes.
8Ognier rappelle la position de Ferry : refuser toute référence à la religion ou à Dieu dans la loi, accepter que les programmes comportent une dimension religieuse non confessionnelle. Mais, pour la raison que nous venons d’indiquer, il ne peut s’agir d’un christianisme générique explicite. L’orientation est plutôt celle d’une culture du « sentiment religieux », d’une religion très intériorisée, d’une « idée morale de Dieu ». Tout en se trouvant forcément imprégnée diachroniquement par le terreau chrétien, la « laïcité religieuse » à la française est donc, dés le départ, différente de la morale aconfessionnelle de certains pays de culture protestante.
9Pour autant, elle est loin de faire l’unanimité. Ce n’est pas le moindre des mérites de cet ouvrage que de restituer les débats internes aux partisans de la morale laïque. Ognier nous montre la largeur du champ qui va d’acteurs profondément religieux à d’autres antireligieux, en passant par des adeptes d’une laïcité areligieuse, dont Ferry est le plus illustre représentant. La « laïcité religieuse » scolaire s’avère un compromis entre protestants libéraux et philosophes spiritualistes. Leur atout est de se situer à l’intersection des « deux France », leur faiblesse consiste à lier la morale laïque à leur objectif propre qui est de « laïciser la religion », et amène à ériger (malgré tout) l’instituteur laïque en autorité non seulement morale, mais aussi, d’une certaine façon, religieuse.
10C’est pourquoi dès 1894 (c’est-à-dire avant le début de « l’affaire Dreyfus ») la laïcité religieuse se trouve en crise. Jules Simon peut indiquer que les « devoirs envers Dieu », malgré les programmes, se trouvent de moins en moins enseignés (c’est également le constat que nous avons fait, à partir de l’étude de cahiers d’écoliers3). Buisson diligente une enquête très significative que notre auteur, avec raison, rapporte longuement. La « laïcité religieuse » va donc décliner.
11Mais, entre temps, elle aura, paradoxalement, contribué à construire la neutralité religieuse de la morale laïque. En effet, la première morale laïque, la morale indépendante, était (comme le montre Ognier avec justesse) critique, voire polémique envers la religion. La tentative de « laïcité religieuse » aura habitué nombre d’instituteurs à dépasser l’opposition que certains voulaient éternelle entre la modernité et la religion. Pour eux, nulle transaction ne serait jamais possible « entre l’Église et la société moderne ». Sabatier estimait, au contraire, que le catholicisme finirait par s’acclimater à la laïcité. Quant à l’impression de « vide » ressentie, et qui sera une critique récurrente, n’est-elle pas structurelle à la morale laïque (et donc à assumer) ? Cette morale doit être une morale trouée pour pouvoir laisser chacun libre de ses convictions. Morale commune, elle n’a pas à devenir une morale complète, car alors existerait le risque d’une idéologie d’État. Pour cette même raison, Ferry s’est montré partisan de la liberté de l’enseignement4.
12La « laïcité religieuse » scolaire a donc joué un rôle transitoire, mais non négligeable. Ce rôle s’est finalement avéré conforme à la stratégie de Jules Ferry. Pour ce dernier la neutralité religieuse de la morale laïque constitue un moyen au service de la liberté de conscience, dès lors que l’instruction est devenue obligatoire. Et pour lui, comme le rappelle une citation donnée par notre auteur, « les questions de liberté de conscience ne sont pas des questions de quantité, ce sont des questions de principe. » Le propos est d’une permanente actualité.
13Que Pierre Ognier soit donc chaleureusement remercié de nous avoir restitué, avec précision et finesse, une page de notre histoire nationale trop souvent, volontairement ou involontairement, oubliée.
Notes de bas de page
1 Presses Universitaires de Rennes, 2003.
2 D. Martin, A General Theory of Secularization, Basil Blackwell, 1978.
3 Cf. J. Baubérot, La morale laïque contre l’ordre moral, Le Seuil, 1997.
4 Cf. le recueil de textes présenté par O. Rudelle, La République des citoyens, 2 vol., Imprimerie nationale, 1996.
Auteur
Professeur émérite à l’École Pratique des Hautes Études Chaire Histoire et Sociologie de la laïcité
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