Conclusion
p. 205-206
Texte intégral
1Au lendemain de la mort de Franco et après l’oubli dans lequel quarante années de franquisme ont maintenu les exilés de la guerre civile, leur retour éventuel suscite en Espagne un réel regain d’intérêt et, tout autant, une sourde inquiétude qu’alimente la crainte du déclenchement d’un nouveau conflit fratricide. Pour en finir avec la malédiction historique – l’impossible entente et les affrontements violents –, les acteurs politiques de la Transition recherchent le consensus pour avancer d’un pas assuré vers la démocratie. Est promue alors la réconciliation de tous les Espagnols, notamment à travers la réhabilitation des vaincus. Mais la reconnaissance des droits de ces derniers ne s’instaure pas sans heurts tant la mémoire de la guerre civile reste vive, dans ces premiers temps de la Transition. Si les mesures prises par le gouvernement espagnol finissent par répondre de façon satisfaisante aux attentes des exilés et si elles autorisent à terme leur retour, les conditions de ce retour sont jugées inacceptables par nombre d’entre eux.
2Tout d’abord, en raison de l’oubli dont ils sont victimes ; ensuite, parce qu’ils ne se sentent pas considérés comme des Espagnols à part entière. Le retour serait donc une expérience encore plus douloureuse que l’exil. En outre, pour que leur retour soit accompli, il leur faudrait oublier tout ce qui a fait leur vie jusque-là et renoncer à leur identité de républicains espagnols réfugiés en France. En cas d’échec, c’est un exil permanent qui les attend dans leur propre pays, un déracinement pire que celui qu’ils ont connu en France, car impossible à combattre. Aussi beaucoup préfèrent-ils rester là où leur exil a fini par produire d’autres attaches, tout en espérant toujours le retour. Y croire encore leur permet de renouer avec leur pays, de garder avec lui des liens forts et de permettre à leur Espagne de survivre. L’idée du retour correspond, en quelque sorte, à la mémoire du pays qui leur permet d’évoquer encore cette Espagne pour laquelle ils ont pris les armes et choisi l’exil.
3Désormais, ils perçoivent cet exil comme un état permanent, voire une condition. Le réfugié est devenu un exilé en raison de son absence prolongée de la patrie, une absence dont il ne perçoit plus le terme – cette notion du temps étant lourde de signification, car le plus important n’est pas l’absence mais la durée de l’absence. Ce n’est plus le pays d’accueil qui offre dorénavant un asile, mais l’exil lui-même. En son sein, l’exilé est à l’abri. Personne ne peut ni l’en dépouiller ni l’en exclure : il peut continuer à rêver de son Espagne, comme de son propre retour, même quand celui-ci devient un mythe.
4Un tel mythe comporte une notion de combat et ne peut d’ailleurs exister que par l’idée du combat : le mythe est combat. C’est pourquoi les anciens réfugiés considèrent le travail de mémoire qu’ils accomplissent, autant en France qu’en Espagne, comme leur dernier combat. Seul il a la capacité d’assurer leur retour en Espagne, non plus de manière physique mais à travers leur réintégration dans l’histoire du pays. Tout un imaginaire de l’exil se crée alors autour de cette notion du retour. Dans cet imaginaire, le temps n’existe plus, il est comme suspendu. Croire au retour, c’est effacer la durée de l’exil, le rendre moins lourd en atténuant la douleur qu’il engendre. Enfin, le retour est le garant de l’idée que l’on se fait de soi et du statut que l’on a eu – et que l’on revendique encore en dépit de sa suppression à la mort de Franco. En cela, le retour fait des exilés espagnols un groupe singulier, à l’écart des autres étrangers, et surtout des autres Espagnols qui sont en France. C’est donc en désirant toujours le retour que l’on est, et que l’on reste, un républicain espagnol réfugié en France, ou plutôt en exil en France.
5Le désir du retour révèle enfin une expérience de l’exil intérieur. Il révèle à celui qui la vit ce qu’est la patrie, cette image que l’exilé fige dans son cœur. Ainsi que l’écrit Paul Claudel, dans son journal, en rapportant le récit de Maître Tch’eng l’Ancien sur la captive dont on découvrit la sépulture : en sciant en deux son cœur pétrifié, on trouva un paysage comme peint ; c’était celui de son pays natal auquel elle n’avait jamais cessé de penser tout au long de sa captivité.
6Les Espagnols qui sont retournés chez eux, après avoir cherché refuge en France en février 1939, ont-ils de même leur pays gravé dans le cœur ? Leur retour a-t-il mis fin à leur exil ?
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