Chapitre III. Le mythe du retour
p. 109-204
Texte intégral
Maître Tch’eng l’ancien a raconté que, en Perse, une ancienne sépulture ayant été ouverte, dans les cendres d’un cadavre décomposé on découvrit un cœur pétrifié. On le scia en deux et on y trouva un paysage comme peint. La tombe était celle d’une captive qui à force de penser à son pays natal en avait fait se figer l’image dans son cœur.
Paul Claudel, Journal.
1Ceux qui font le choix de rester en France pensent toujours au retour mais le soumettent à de telles conditions qu’ils le rendent improbable. Pourtant, aucun d’eux ne peut se résoudre à y renoncer parce que ce désir est consubstantiel à l’exil et aussi parce qu’il n’y a rien de pire pour un exilé que de mourir en exil. Mais rentrer en Espagne et accepter le pardon de l’ennemi reviendrait à renier toute leur histoire. Revenir, oui ! Mais avec dignité, sans renoncer à rien et en étant reconnus par tous. Avec la mort de Franco et la restauration progressive de la démocratie en Espagne, les conditions préalables au retour semblent enfin réunies.
2Pourquoi alors n’accomplissent-ils pas ce projet qui a déterminé toute leur vie en exil ? Quelle est cette Espagne qu’ils découvrent lorsqu’ils y reviennent pour la première fois ? S’y sentent-ils à nouveau chez eux ? Comment intègrent-ils les nouveaux rapports qui se créent entre les espaces habités concrètement et les espaces habités par la mémoire ? Pourquoi le retour est-il encore évoqué ? Sont-ils, ou plutôt, se sentent-ils encore exilés ?
I. L’IMPOSSIBLE RETOUR
1. Le premier voyage en Espagne
De l’émotion à la déception
3En dépit de la perte du statut de réfugié et de l’hostilité qu’ils peuvent rencontrer auprès de leurs compagnons de même obédience politique, beaucoup d’exilés finissent par se rendre au consulat espagnol, bien avant la mort de Franco, pour demander une autorisation d’entrée en Espagne. Ainsi que le dit M. Robles : « Entre la question familiale et le droit d’asile, je ne pouvais pas hésiter. C’est la famille avant tout1.» Formule lapidaire s’il en est, mais qui a le mérite de définir clairement les enjeux et de ne laisser planer aucun doute sur le choix qui est fait. Formule qui omet cependant l’autre problème que pose ce choix : la condamnation formelle de l’exilé par son organisation politique ou syndicale.
4Ceux qui décident de se rendre en Espagne sans une mission politique à accomplir font toujours l’objet de récriminations dans leur parti ou syndicat et y subissent un certain ostracisme. Ce sont les mêmes condamnations ou reproches qui leur sont faits quand ils prennent la nationalité française. Prendre la nationalité française ou aller en Espagne c’est, pour leur parti ou leur syndicat, accomplir un même acte : abandonner la cause républicaine. C’est aussi donner son consentement au régime franquiste, ce qui est la pire trahison que puisse commettre un exilé.
5Celui qui milite encore dans les années cinquante doit se justifier devant ses camarades quand il décide de faire un voyage en Espagne. M. Robles raconte :
C’est vrai qu’à l’époque, les consignes étaient très sévères sur ce sujet. Il fallait avoir un justificatif assez fort pour aller en Espagne. Je me suis justifié devant le parti. Cela faisait douze ou quatorze ans que l’on avait abandonné la famille en Espagne. Je leur ai dit que je voulais voir ma famille. Cela n’a pas été pris du bon côté mais, de toute façon, il a fallu qu’ils m’autorisent, même s’ils n’étaient pas d’accord.
Quelle fut la réaction de vos camarades après celle des dirigeants du parti ?
Aucune, car c’était justifié. De toute façon, quelques années après, il y a eu la consigne du parti que tous ceux qui pouvaient rentrer en Espagne devaient le faire2.
6Pour de tels militants, la condamnation du parti provoque une amertume profonde en raison de la suspicion qu’elle fait planer sur eux. La distinction entre le parti et les camarades – autrement dit les militants de base – est loin d’être aussi évidente car la condamnation est d’ordinaire générale. Ceux qui, comme M. Robles, sont allés en Espagne du vivant du Franco pour des raisons personnelles, perdent systématiquement la considération de leurs dirigeants politiques, même si des missions leur sont encore confiées – mais jamais en territoire espagnol. Cela n’empêche pas cependant les exilés de pousser la porte du consulat pour déposer une demande d’entrée en Espagne.
7En octobre 1954, le gouvernement franquiste propose aux exilés un visa aller et retour, avec l’autorisation de séjourner trente jours dans la péninsule et la garantie de sortir librement du territoire, une fois le mois écoulé3. Le consulat espagnol de Toulouse enregistre tout de suite une hausse des demandes de visas. Les chiffres pour les années suivantes sont consignés dans ce tableau :
Demandes d’entrée en Espagne4
Réfugiés | Clandestins | Naturalisés | Total | |
1955 | 59, soit 30,6 % | 36 | 98 | 193 |
1956 | 283, soit 57,1 % | 101 | 112 | 496 |
1957 | 285, soit 51,9 % | 108 | 156 | 549 |
1958 | 418, soit 57,6 % | 151 | 157 | 726 |
1959 | 332, soit 74,8 % | 62 | 50 | 444 |
1960 | 124 | ? | ? | ? |
8Cette hausse s’accélère à partir de 1957, les exilés plus timorés ayant alors eu la confirmation, par ceux qui viennent de se rendre en Espagne, que rien ne leur arriverait. La proportion des naturalisés, parmi lesquels se trouvent également d’anciens réfugiés, diminue au contraire après cette date. On assiste à un renversement de tendance, les réfugiés ne craignant plus d’être exposés aux représailles du régime franquiste.
9Mais, malgré les garanties qu’offrent la délivrance d’un visa aller et retour ou la nationalité française, la plupart d’entre eux éprouvent encore une certaine appréhension, tout au long de leur séjour. Ils la ressentent d’abord à la frontière, premier contact physique avec leur pays après tant d’années d’absence et haut lieu de mémoire qui rappelle les conditions de leur passage en 1939. Le passage de la frontière, dans l’autre sens et bien des années plus tard, réveille inévitablement des souvenirs douloureux. Tous sont inquiets alors et craignent de se voir refuser l’entrée en Espagne. Certains sont pris de nausées ou d’une émotion difficilement contrôlable à l’endroit où s’est brutalement interrompue leur vie en Espagne et où a commencé leur exil. La présentation des papiers est un moment crucial, surtout quand le contrôle se fait plus long que prévu ou quand il s’accompagne de remarques désobligeantes de la part des douaniers. M. Robles dit :
Quand on passait à la frontière, il fallait donner l’adresse de là où on allait, puis on devait se présenter à la police. À la frontière, on a présenté nos passeports et on a été reçus comme des bêtes. […] On donne les passeports et le gars qui nous reçoit regarde nos passeports, les jette sur une table en direction de son collègue et lui dit : « Tiens, en voilà encore deux autres » (réfugiés politiques). Mais nous sommes passés5.
10D’emblée, ils sont perçus comme différents, comme étrangers dans leur propre pays. C’est une autre façon de leur annoncer qu’ils sont à peine tolérés et qu’à aucun moment il ne leur sera permis de se croire chez eux. Cette animosité que peut déclencher leur retour, aussi bref soit-il, se manifestera à d’autres occasions, parfois sous des formes inattendues. Si une telle stigmatisation n’est pas infligée à ceux qui reviennent en Espagne après la mort de Franco, le franchissement de la frontière est également pour eux une expérience peu ordinaire.
11Ce passage ravive toujours une mémoire douloureuse, sans doute plus encore pour les exilés qui ont refusé de transiger avec leurs principes et qui sont restés fidèles à la cause républicaine et à ses victimes, en Espagne comme en France. Parce qu’ils ont tenu leurs promesses, le retour a tout d’un rituel où leur foi trouve enfin son lieu d’expression. Le franchissement de la frontière les renvoie immédiatement à leur passé, à toutes ces années d’attente qui, parce qu’elles ont été si longues, participent à leur façon de l’épopée.
12Quand Mme Batet accompagne Federica Montseny en Espagne pour un meeting de la cnt, le passage de la frontière provoque en elle à la fois une véritable angoisse et un relâchement comme si, après tant d’années de tension, le moment était enfin venu pour elle – comme pour tant d’autres dans son cas – de laisser libre cours à son émotion. Elle raconte :
Je me souviens que j’ai pleuré comme une madeleine. Il ne faut pas le dire, mais c’est comme ça. Quand j’ai passé le Perthus, je me suis dit que tout ça, c’était possible. Il fallait le revoir pour s’en rendre compte à nouveau. Comment cela avait été possible que l’on ait pu faire tout ça, de la Junquera au Perthus, cette marche. On avait laissé la voiture et tout. Oui, ça m’a fait un coup. Chaque fois que j’ai franchi la frontière par la suite, cela m’a toujours fait quelque chose, bien sûr6.
13Pour ne pas raviver ces souvenirs dramatiques et un certain ressentiment à l’égard de leur pays d’origine, certains préfèrent franchir la frontière par les airs. C’est une façon pour eux d’éviter un contact physique qui réveillerait assurément la mémoire du corps – un corps meurtri, quarante ans auparavant, par la retraite devant les forces insurgées et le difficile cheminement jusqu’à la frontière. Ceux qui ont choisi de prendre l’avion pour revenir en Espagne espèrent avoir ainsi la distance suffisante pour ne pas se laisser assaillir par le souvenir. Olegario Pachón Núñez écrit dans ses mémoires :
Je ne pouvais pas éviter un sentiment de revanche de vieilles et pénibles circonstances. Pour cela, […] j’avais prévu de faire mon premier voyage légal en Espagne en avion, parce que je voulais me défaire un peu de l’amertume de cet inoubliable voyage par les montagnes. De plus, je voulais contempler d’en haut les lieux par lesquels j’étais passé trente-six ans auparavant, dans de si dramatiques conditions7.
14Mais cette précaution ne suffit pas à éviter la résurgence de la mémoire car, une fois la frontière passée, l’appréhension ne disparaît pas. L’accueil de la famille restée en Espagne, celui du voisinage ou de leurs amis, de même que les transformations inévitables des lieux qu’ils ont laissés en 1939, suscitent de nouvelles angoisses. Que vont-ils retrouver de leur passé ? Qu’en reste-t-il ? Seront-ils reconnus ou évités par les leurs ? Que leur réserve ce retour provisoire ?
15Face à ces interrogations angoissantes, certains usent de stratégies très élaborées, préférant réaliser mille détours avant d’arriver à destination afin de calmer leur appréhension et de retarder leur arrivée. Ce qui traduit leur hésitation sur la pertinence du voyage comme sur la nécessité du retour. La peur d’une nouvelle exclusion dans cette Espagne qu’ils s’apprêtent à retrouver est patente, mais jamais formulée. M. Folch dit :
La première fois où je suis revenu, j’étais inquiet un peu. La preuve est qu’avant d’arriver chez moi, dans mon quartier, j’avais fait plusieurs fois le tour de la place en attendant que la nuit tombe. Mais cela n’a servi à rien, car ils m’attendaient tous. Tout le monde est venu chez mon père pour me voir. L’ont-ils fait pour faire plaisir à mon père, je n’en sais rien à vrai dire8.
16Non seulement la nuit protège son retour, mais elle lui offre la possibilité de retarder la découverte du décor de son enfance et d’une partie de sa jeunesse.
17La crainte d’un total déphasage entre la réalité et le souvenir qu’ils ont gardé des lieux et des personnes qu’ils y fréquentaient est présente chez tous. C’est pourquoi les retrouvailles avec la famille suscitent souvent une vraie terreur. Elle est en effet le seul lieu d’ancrage tangible à leur disposition, le seul à partir duquel ils peuvent se retrouver à nouveau dans leur pays. C’est la seconde épreuve d’importance à laquelle ils sont soumis. Même ceux qui affirment n’avoir eu aucune crainte à la frontière et tout au long de leur séjour reconnaissent que les retrouvailles avec la famille ont été un moment de forte angoisse et de doute. Tel fut le cas de M. Soriano. Il raconte :
Là, j’ai eu une certaine appréhension. Je me demandais comment ils étaient, comment ils allaient nous recevoir. Ils m’attendaient sur la route. Mon frère était malade. Il avait la grippe. Il y avait mon beau-frère, mes neveux. On est descendus de voiture et on s’est embrassés. Je les ai suivis pour aller jusqu’à la maison. C’était une belle maison avec un grand jardin. L’avenue était jonchée de citronniers. On est arrivés à la maison de ma sœur. C’était très émouvant9.
18Rares sont ceux qui sont mal accueillis par leur famille, ce qui ne signifie pas que les appréhensions suscitées par ce retour provisoire en Espagne s’apaisent. Certains, surtout au temps du franquisme, préfèrent rester confinés dans la maison familiale plutôt que de s’aventurer à l’extérieur et d’affronter la réalité d’un pays qui ne correspond jamais à l’idée qu’ils s’en faisaient. Quelle que soit la période du premier voyage, tous adoptent avec leur famille un silence réservé sur bien des sujets, au premier rang desquels la guerre civile et leur exil en France. Aussi préfèrent-ils insister sur le fait que les leurs étaient bien là à les attendre et qu’ils leur ont permis de se sentir chez eux le temps de leur séjour. M. Soriano dit :
J’ai reconnu l’Espagne, surtout dans ce petit coin de famille. J’avais des neveux qui étaient alors très petits et qui, bien que ne m’ayant jamais vu, me parlaient beaucoup. Il faut dire que la famille avait parlé de moi pendant mon absence. J’avais l’impression qu’ils m’attendaient, qu’ils voulaient me voir. Ils ont été aimables, très aimables. Toute la famille est venue me voir. Ma sœur avait une grande maison avec un grand jardin et, tous les soirs, à cinq heures, on prenait le chocolat tous ensemble. On allait acheter des churros ou bien on buvait l’apéritif. C’était la fête10.
19À l’instar de M. Soriano, tous évoquent les retrouvailles familiales avec faste et lyrisme. Leur récit se veut persuasif, car la reconnaissance de leur pays passe en premier lieu par celle de leur famille, celle-ci incarnant celui-là. Cette reconnaissance est effective pour eux quand ils se rendent compte qu’ils n’ont pas été oubliés et que, de surcroît, l’on vient à leur rencontre. Les retrouvailles sont donc toujours présentées comme un événement en soi, un événement exceptionnel parce que les longues années de séparation n’ont rien changé aux sentiments des uns et des autres. Elles sont essentielles parce qu’elles portent en elles les réponses aux attentes des exilés lors de ce premier voyage qui est, en fait, une quête de reconnaissance de ce qu’ils ont défendu, de ce qu’ils sont, et du choix douloureux qu’ils ont dû faire : celui de l’exil.
20Ces retours provisoires représentent pourtant une expérience de l’altérité, du fait notamment de la confrontation entre un pays vécu jusque-là sur le mode intime et soutenu par la mémoire, et un pays devenu lointain une fois retrouvé. Ce retour, bien que temporaire, constitue donc souvent un choc car, s’il est un moment d’heureuses retrouvailles, il est aussi celui d’une forte déception face à un pays qui leur est inconnu. Il s’agit bien de leur pays d’origine, où ils ont toujours désiré revenir, mais dans ce pays là, ils ne sont plus chez eux.
La découverte d’un pays inconnu
21Le retour au village natal est l’épreuve cruciale pour ceux qui reviennent après tant d’années d’absence, car c’est là que se trouve l’Espagne de leur enfance et d’une partie de leur jeunesse ; c’est là qu’ils peuvent retrouver les émotions d’autrefois et l’Espagne dont ils ont rêvé en exil. C’est en fait le lieu d’origine qui révèle toute l’importance du retour. C’est pourquoi beaucoup redoutent ce voyage vers les origines par crainte de ne rencontrer que déceptions, désillusions, voire une rupture brutale entre l’idée qu’ils se font de l’Espagne et sa réalité. Revenir au village natal, c’est donc prendre le risque de s’apercevoir que ce lieu si familier, si intime, leur est devenu parfaitement inconnu.
22Or cette découverte obligerait les exilés, de retour pour un bref séjour, à renoncer à « la proximité du lointain11 » avec laquelle ils ont vécu loin de leur patrie. C’est en effet à partir du lointain, plus exactement du passé, que les exilés ont reconstruit l’Espagne et ont continué à l’aimer. Et c’est cette Espagne du passé qui leur a permis d’assurer la cohésion de leur groupe et qui leur a donné les repères identitaires mis à mal par le déracinement. C’est grâce à elle qu’ils ont pu mieux supporter leur expatriation et qu’ils ont pris leur mal en patience. La découverte d’un pays qui ne correspondrait pas à celui de leur souvenir mettrait brutalement fin à cette « proximité du lointain » mais, surtout, elle rendrait impossible tout retour vers leur Espagne. En la retrouvant physiquement, les exilés prennent conscience que ce pays tant évoqué et remémoré en exil est devenu lointain par sa réalité présente. La « proximité du lointain » qu’ils ont ressentie durant près de quarante années se transforme, au contact du territoire géographique, en « lointain de la proximité ». Santiago Blanco écrit dans ses mémoires :
Ceci était ma terreur. Durant presque quarante ans, j’avais joui de la proximité du lointain inaccessible. […] Dans mille rêves, mille silences de contemplation face à la mer, en regardant vers l’Orient européen, j’avais été très près, collé à l’inaccessible lointain, conversant avec lui, riant et chantant avec son paysage, avec mes amis, avec ma propre jeunesse. […] Je laissais donc mon voyage aux Asturies pour la fin de ma première visite en Espagne, presque quarante ans après, parce que, en cessant d’être inaccessible, en l’embrassant physiquement, la proximité du lointain pouvait se transformer en lointain de la proximité12.
23Et si l’Espagne apparaît inaccessible aux Espagnols exilés en Amérique latine – par la distance à parcourir et l’océan qui sépare les deux continents –, elle l’est tout autant pour les Espagnols exilés en France, peut-être plus cruellement encore. En effet, la proximité géographique rend le rêve d’Espagne plus probable mais il reste toujours interdit par diverses circonstances et modalités, et le déphasage qui se produit à leur retour est encore plus violent. La proximité aggrave même le caractère inaccessible de l’Espagne car elle empêche les exilés de prendre du recul par rapport à leur vécu et par rapport au pays qu’ils ont emporté dans leur cœur.
24Ce voyage du retour les expose au risque d’être exclus à la fois de l’espace et du temps, dans la mesure où la découverte du pays inconnu qu’ils retrouvent engloutit, pourrait-on dire, l’espace et le temps de leur Espagne, espace et temps dans lesquels ils ont évolué tout au long de leur exil. Ils n’ont plus, dès lors, aucun moyen de se réapproprier leur Espagne et, par voie de conséquence, de la réinvestir. La disparition des repères est d’autant plus cruelle pour eux qu’elle annonce, en quelque sorte, leur propre disparition de leur pays d’origine qui ne les connaît plus. C’est cette disparition qu’évoque Dolores Ortiz Favier dans ses mémoires. Elle écrit :
De mon village natal il ne reste plus rien, le clocher est enfoui sous les eaux, au lieudit Penarrubia on a construit un immense barrage, noyant tout, étouffant à jamais les sons de cloches de notre joli campanile de fer forgé. Disparue notre petite église si blanche, si modeste, trop modeste pour survivre13.
25La découverte de ces lieux, devenus inconnus, les empêche d’en parler à la forme possessive car ce voyage leur a révélé qu’ils ne sont plus les leurs. Rien n’est conforme à leurs souvenirs. Rien ne leur permet de ressentir une proximité en dépit de leurs efforts pour tenter de retrouver les traces du passé. Aussi tous les exilés éprouvent-ils, lors de leur premier voyage en Espagne, une profonde désillusion.
26M. Borras raconte :
Je voulais y aller car j’étais nostalgique. Je voulais revoir le paysage, revoir les gens, les maisons dans le village, me rendre compte moi-même de la situation de l’Espagne. […] En arrivant au village, j’ai été déçu car, quand je suis arrivé en Espagne, le paysage de mes rêves n’était plus le même. Il s’était effacé. Les gens n’étaient pas de la même manière que je les avais laissés. Les maisons avaient un autre aspect. Enfin, la situation du pays était déplorable, surtout au point de vue des libertés publiques14.
27La désillusion est d’autant plus forte que le village natal est le lieu qui concentre toutes leurs espérances. S’ils ne parviennent pas à le retrouver, ils ne peuvent espérer renouer avec l’Espagne qu’ils sont venus chercher. Le village natal est assimilé à l’Espagne, confondu avec elle, puisque les attentes des exilés concernent l’Espagne entière. Mais cette Espagne qu’ils ont emportée dans leur cœur ne ressemble en rien à celle qu’ils retrouvent ; tout paraît plus pauvre, plus petit, moins scintillant que dans leurs souvenirs. Pour atténuer le vertige qu’ils ressentent en découvrant ce pays qui n’a rien de commun avec leur Espagne, ils font état du changement des Espagnols, changement qu’ils qualifient de négatif et qu’ils imputent au seul franquisme. C’est parce que cette Espagne-là a été modelée et marquée par le sceau du régime honni qu’ils ne peuvent la reconnaître et en être reconnus.
28Ceux qui reviennent du vivant de Franco insistent sur l’état de pauvreté du pays. Ils sont tous choqués par l’état d’abandon dans lequel le pays est alors maintenu, tant dans le secteur agricole qu’industriel, par la présence policière à chaque coin de rue et l’absence de libertés politiques. M. Marín raconte :
Quand vous entendez que de nombreux Espagnols disent à présent que du temps de Franco on vivait mieux, cela vous laisse pantois. J’essaie de leur rappeler qu’ils devaient faire double journée pour s’en sortir, qu’ils n’avaient pas de libertés. Alors, quand vous entendez tout ça, ça vous laisse froid. […] Quand je suis revenu en Espagne, pour la première fois, avant la mort de Franco, je me souviens de m’être arrêté au marché, près des Ramblas, pour acheter du sucre, des pâtes, des choses comme ça pour ma famille15.
29C’est un même constat que font ceux qui sont revenus en Espagne après la mort de Franco, à l’exception toutefois de la présence policière qui ne pèse plus, mais que remarquent les exilés du fait des souvenirs qu’elle leur rappelle. Pour tous, les traces du franquisme sont bien réelles et elles ne pouvaient pas disparaître entièrement avec la mort du dictateur car, dit Mme Batet, « c’était trop enraciné. Quarante ans de franquisme, ça laisse des traces profondes16 ».
30Ce qui les frappe immédiatement est le maintien des inscriptions, monuments, plaques, noms de rues et autres effigies se référant au franquisme, alors que Franco n’est plus. Non seulement aucun symbole architectural ne mentionne les républicains, mais l’Espagne est remplie de symboles franquistes. M. Soriano dit :
Ce qui m’a choqué c’est que dans tous les villages que nous avons traversés, il y avait les flèches de la phalange représentées sur toutes les façades de mairies. Ce qui m’a aussi choqué c’est la présence de la guardia civil. Être à quelques mètres d’eux, c’était étrange. La vie nous offre parfois des visions que nous détestons17.
31Outre ces symboles, l’empreinte du franquisme est patente dans les structures mêmes de l’État puisque la monarchie est l’héritage légué par le régime antérieur. De plus, parmi les dirigeants politiques du pays, se trouvent encore des hommes qui ont eu des responsabilités importantes sous Franco. Cette empreinte est également évidente dans les structures économiques du pays, insuffisamment développées. Elle est enfin perceptible dans les mentalités, car les Espagnols ne portent aucun intérêt à la politique et vivent dans une totale ignorance de leur passé le plus proche.
32Ce désintérêt évident à l’égard de toute question politique est dénoncé avec beaucoup d’amertume par les exilés. Il révèle, en fait, leur propre échec politique et, par voie de conséquence, la victoire des franquistes. En outre, ce désintérêt a pour effet de les éloigner des Espagnols. C’est toute une vision du monde qui les sépare les uns des autres et qui fait que l’Espagne devient inaccessible pour les exilés. Olegario Pachón Núñez écrit dans ses mémoires :
Évidemment l’Espagne que je rencontrais après quarante ans d’exil n’avait aucune analogie avec celle que j’avais quittée. De nombreuses années étaient passées, et durant tout ce temps la dictature avait laissé des traces dans la population. Non seulement parmi les jeunes générations, mais également parmi ceux de l’époque antérieure à la guerre civile. Et naturellement, ils ne se rendaient compte de rien, mais moi, oui. Là où c’était le plus notable c’était chez ceux qui n’avaient connu que la dictature. En eux existait et continue à exister un vide politique18.
33Les lieux de leur naissance devenus méconnaissables et l’empreinte du franquisme font que les exilés découvrent une Espagne différente de celle de leurs souvenirs, une Espagne qu’ils ne reconnaissent pas et où ils se sentent étrangers. Quelle que soit la date de leur premier voyage, celui-ci constitue toujours pour eux un véritable choc et le dépaysement ira croissant avec les années. La découverte de ce pays inconnu qu’est devenue l’Espagne leur révèle l’impossibilité du retour ; dans l’immédiat, la confrontation avec cette nouvelle réalité du pays leur fait connaître une autre expérience du déracinement.
L’autre expérience du déracinement
34L’Espagne n’a d’autre réalité pour les exilés que le souvenir et l’espérance, et c’est l’espoir de la revoir intacte qui la rend si unique à leurs yeux. Quand ils y reviennent pour la première fois et qu’ils se trouvent confrontés à sa réalité, force leur est de constater que cette Espagne-là n’a rien de commun avec celle dont ils ont rêvé en exil : il leur est désormais impossible de conserver un sentiment d’appartenance à ce pays. Mais la difficulté, voire l’impossibilité de reconnaître le village ou la ville où ils sont nés, ainsi que les traces laissées par le franquisme font obstacle aux retrouvailles qu’ils espéraient avec leur pays. Tout ce qui les attachait à cette terre n’est plus. Leur expatriation a bel et bien entraîné la destruction des valeurs et des repères qui étaient les leurs. D’où l’importance qu’ils accordent aux retrouvailles familiales. C’est en effet par les rencontres qu’ils espèrent obtenir la reconnaissance qui leur permettra de se réintégrer comme membres à part entière de cette société et de retrouver leur pays.
35Si les retrouvailles avec la famille sont généralement un moment de réel bonheur et d’apaisement momentané de leurs craintes, leur retour laisse rarement indifférent le voisinage immédiat de leur famille et les amis d’antan. Cela se vérifie surtout dans les petits villages, gros bourgs ou petites villes, où tout le monde se connaît. Beaucoup d’exilés découvrent alors qu’ils sont perçus comme des revenants dont on espérait la disparition totale. Si M. Robles ne sent aucune réticence de la part des gens qui vivent dans le même quartier que sa mère, à Barcelone, il en va tout autrement quand il se rend dans le village de son épouse. Il dit :
Tous les mois d’août, nous allions passer quelques jours dans le pays de ma femme. C’est un petit pays de trois cents et quelques habitants. Cela nous faisait un petit mal au cœur de voir certains gens qui avaient endossé l’habit de la division azul au moment de la guerre. De toute façon, on ne les côtoyait pas. […] Dans ce pays, il y avait toujours une petite réticence des gens qui ne nous connaissaient pas. C’est vrai aussi que même la garde civile venait au café quand nous y étions pour nous surveiller19.
36Cette réticence ne se dissipe pas avec la mort de Franco, tout au moins parmi les générations qui ont connu la guerre civile et qui vivent dans les petits villages. Lorsque M. Arnal décide d’acheter un terrain pour construire une maison dans son village natal, ceux qui possèdent des arpents de terre sont peu enclins à lui en vendre. Ce n’est qu’au terme de longues négociations et grâce à beaucoup de patience qu’il parvient à briser leur résistance et à acquérir un terrain. Mais les réticences de certains villageois perdurent.
37Ces réticences sont très significatives des difficultés vécues par les exilés pour se réintégrer dans leur pays d’origine, du moins pour y trouver une place, un endroit où aller quand ils reviennent, épisodiquement. Ces exilés subissent, à chacun de leur retour, un réel ostracisme non seulement pour ce qu’ils représentent mais aussi par crainte de leurs revendications. Aussi le sentiment de déracinement qu’ils éprouvent dès leur arrivée s’accentue-t-il et redouble-t-il au contact de leur famille. Si cette dernière leur a généralement réservé un bon accueil, elle a cependant été rarement prête à leur accorder une écoute attentive quand ils parlaient de leur exil.
38Aussi les exilés gardent-ils le silence sur leur expérience. Or ce silence est pire que les réticences des voisins ou des connaissances car il est facteur de marginalisation au sein même de la famille, seul espace où leur identité ne devrait pas poser de problème. Comment ne pas se sentir déracinés quand, dans cet espace familial qui devrait leur être favorable, ils ne peuvent réellement évoquer ni leur existence en exil ni la guerre civile ?
39Ne pouvoir faire, en confiance, le récit de l’histoire qu’ils ont vécue, c’est être privé de la possibilité de reprendre leur histoire là où elle s’est arrêtée à cause de l’exil. C’est aussi se trouver empêchés d’établir un lien entre ce passé et l’avenir ; c’est enfin ne plus pouvoir retrouver la nation, puisqu’ils sont exclus de son temps présent. Cette rencontre impossible les renvoie de même à leur déracinement géographique, qui s’avère plus supportable en terre étrangère que dans leur pays d’origine. M. Folch dit :
La famille m’a reçu lors de mon premier voyage, mais ils ne se sont jamais intéressés aux républicains. Bon, moi j’allais voir la famille pas pour leur parler de ça. Nous évoquions les souvenirs d’enfance […] Tout de suite je me suis intéressé aux livres d’histoire de mes petits neveux. Nous, on n’existait pas. […] Je fais partie d’une association d’anciens combattants à Valence. Chaque fois que je suis avec eux, je me préfère ici. Vous ne pouvez pas imaginer comme je suis content quand je vois les lieux où j’allais à l’école, les théâtres, les cinémas et tout un tas de trucs, mais quand je suis avec les gens, je ne me trouve pas bien. Il y a un décalage trop important, ils ont vécu avec Franco, et cela n’a rien à voir avec la façon dont j’ai vécu ici…
Sentiez-vous ce même décalage avec votre famille ?
J’ai eu des parents qui étaient phalangistes. J’ai beaucoup de famille qui était… Quand vous arrivez chez eux vous avez le portrait de Franco. Une fois ils m’ont mis à table face au portrait, je me suis dit qu’ils l’avaient fait exprès. À part ça, ils m’ont toujours bien reçu. Je n’ai rien à dire de ma famille, tout le monde m’a bien reçu. […] Mais avec tous ces gens-là, je ne parle jamais de politique. Quand est venue la monarchie, finalement les choses étaient beaucoup plus simples. Je ne peux pas dire ce que je sens. À mon frère, j’ai parlé, mais quarante ans de franquisme, c’est l’ordre et tout ça qui domine. Quand il me parlait de l’ordre, je pensais toujours que Franco avait certes rétabli l’ordre, mais l’ordre des cimetières. Mais mon frère ne va pas plus loin avec moi20.
40Cette impossible communication fait dire à Mme Batet : « Avec ma famille, je ne parlais de rien. Ils m’aimaient, je les aimais, mais bon21…» Le silence qu’ils s’imposent, et que la famille leur impose plus ou moins directement, ne leur permet de retrouver ni leur nom, ni leur place. En d’autres termes, ce silence confisque leur identité et tue tout espoir d’être enfin, un jour, reconnus pour ce qu’ils ont fait. Ce silence, en quelque sorte, les dépossède d’eux-mêmes.
41Pour reprendre leur place et avoir la reconnaissance qu’ils méritent – celle d’abord de l’identité garantie par leur nation d’origine –, il leur faut renoncer aux racines qu’ils ont développées en terre d’exil et se fondre dans l’espace et le temps du pays d’origine. Mais cette démarche se heurte au constat d’une trop grande différence entre eux et les autres, et aussi au regard de ces « autres ». Le quotidien de leur famille leur fait en effet rapidement percevoir qu’ils ne font plus partie du pays, qu’ils sont en marge d’une vie qui s’écoule sans eux et dont ils ne peuvent que se sentir rejetés, faute de pouvoir franchir la distance qui les sépare des autres Espagnols. M. Folch dit :
Je ne me sens pas à l’aise en Espagne car je ne connais pas les histoires qui se déroulent au jour le jour. Je me sens vexé de ne pouvoir y participer. […] Je vois qu’il y a beaucoup de monde à qui il arrive la même chose. Ils vont là-bas, et après ils ont envie de revenir. […] L’Espagne actuelle, je la connais par à coups. Je ne fais pas partie de cette Espagne22.
42Puisqu’ils sont en dehors de la vie de la famille et en dehors de son quotidien, ils ne peuvent espérer se réintégrer en Espagne ni trouver le moyen d’être reconnus comme les républicains exilés pour avoir défendu la démocratie. Aussi se sentent-ils expatriés à la fois de leur pays et de leur famille. Cette extériorité qu’ils ressentent continuellement, quand ils reviennent en Espagne et se retrouvent dans leur famille, est accentuée par le regard que cette dernière pose sur eux.
43Leur constat le plus douloureux est de découvrir qu’ils sont devenus des étrangers au sein même de leur famille, irrémédiablement différents dans leur façon d’être, irrémédiablement autres. Il n’ont plus alors aucune possibilité de croire que le retour à la patrie se fera un jour. L’heure du retour est définitivement passée. Aussi sont-ils condamnés à un exil sans fin. Cet exil est d’autant plus cruel qu’il a été oublié par les Espagnols. Cet oubli renforce leur sentiment de déracinement dans la mesure où le sens de déraciner suppose d’arracher, de détruire, de faire table rase de ce qui a été. Exil oublié, en effet, non seulement parce que les Espagnols ignorent tout de leur histoire récente, mais aussi parce que, dans ce pays, les exilés sont considérés comme des Français et non comme des Espagnols exilés. Et ce nouveau déni de leurs origines est une autre forme de déracinement. M. Robles répond ainsi à nos questions :
Comment se fait-il que l’on vous considère comme Français, quand vous parlez en catalan ?
Mais parce que nous vivons très loin d’eux, que l’on se voit de temps en temps, que nous ne sommes pas avec eux.
Dans le village de votre femme on vous dit aussi voilà le Français ?
Oui dans toute l’Espagne. On nous dit : « Los Franceses han llegado »
Comment alors ceux qui ne vous connaissent pas savent que vous vivez en France ?
Apparemment c’est dans la manière de s’habiller. Combien de fois ils m’ont dit : « Tu no eres de aquí ». On essaie de se mettre comme eux, mais ils le voient de suite. J’ai demandé à quoi ils le voyaient et ils m’ont toujours répondu : « en la manera de vestirte ».
Vous sentez-vous étranger en Espagne à cause de ces remarques ?
À des moments oui, car ils savent que nous venons de dehors. Il y a une petite réticence23.
44S’ils reconnaissent alors, et seulement à ce moment-là, qu’ils ont changé en raison des adaptations multiples auxquelles ils ont dû se plier pour vivre dans le pays d’accueil, ils n’en éprouvent pas moins une rage sourde à se voir considérés comme des Français. Or si être étranger en France est une situation normale – puisque les exilés arrivent dans un endroit inconnu – ce ne peut être le cas dans le pays d’origine. Ce qui fait dire à M. Celma :
La pire condition que peut vivre un homme est celle d’être étranger. Ou qu’on le considère comme tel, et étrangers nous avons été en France. Je suis revenu en Espagne après la mort de Franco, et je suis allé partout, et dans tous les endroits où je me suis rendu, je me suis rendu compte que si je restais, je serais toujours l’étranger, le réfugié qui revient. S’il est douloureux d’être étranger en France, c’est bien pire de l’être dans son propre pays. Pour cela, nous discutons ici aujourd’hui, et non là-bas24.
45Se sentir étranger dans son pays, c’est finalement éprouver un sentiment morbide, avoir la sensation de ne plus exister ; alors que se sentir étranger dans un autre pays, c’est, après le dépassement des souffrances, mener un combat qui s’inscrit pleinement dans la vie. Il s’agit en effet de gagner sa place dans une société autre que la sienne, dans une société dans laquelle l’exilé n’a pas encore d’histoire. Aussi l’exilé de retour dans son pays ne peut-il accepter le nouveau combat qui l’attend et qui impliquerait la négation de l’existence qui fut la sienne, jusque-là, pour pouvoir renaître en son pays. Or les épreuves qu’il a vécues ne lui permettent pas de résister davantage. Santiago Blanco écrit :
Je me sens étranger en Espagne. Non pas en cessant d’être Espagnol, mais en cessant d’être. Je suis un Espagnol mort. J’aime l’Espagne jusqu’au fond de mes entrailles, je sens que c’est mon pays, mais il y a quelque chose de nécrologique dans cet amour. Je suis mort. Je reviens de trop loin et trop tard25.
46C’est aussi pour cela qu’ils privilégient l’hispanité à l’Espagne géographique. M. Serra dit :
Quelquefois il est vrai que ma famille nous appelle les Français. Nous sommes l’oncle et la tante de France. Je m’en fiche, car moi je par le catalan.
Justement le catalan que vous parlez n’est-il pas différent de celui qu’ils parlent ?
Des mots ont changé, c’est vrai, mais moi, je parle un catalan pur26.
47Les attaches à l’Espagne finissent par être spirituelles. Elles n’ont plus besoin de terre pour être enracinées et elles sont d’autant plus fortes que ceux qui ont connu l’exil ne peuvent oublier leur patrie. C’est pourquoi ils ont une grande nostalgie de leur vie dans l’Espagne des années trente. Le temps dans lequel s’inscrit leur retour devient une nouvelle frontière qui empêche sa réalisation du moins telle qu’ils l’avaient imaginée tout au long de leur exil. C’est le temps présent de l’Espagne qui les tient désormais à distance, qui marque les limites et crée un fossé irréductible entre eux et leur pays d’origine, qui les en exclut à jamais. À présent que la distance qui les sépare de leur pays est mesurable et précise, elle leur révèle l’impossibilité du retour, comme le temps d’un exil désormais infini. Cessant d’une certaine façon d’appartenir à l’Espagne – comprise ici comme entité géographique – ils vivent l’expérience de leur exil comme une rupture définitive avec le temps et l’espace du pays natal. Cette rupture a notamment pour conséquence de les rendre extrêmement critiques à l’égard du devenir de l’Espagne.
48Tous dénoncent le processus de démocratisation qu’a connu le pays et, particulièrement, la restauration de la monarchie. Réclamer la République comme système de gouvernement en Espagne est une façon pour eux, non pas de s’inscrire dans la réalité politique du pays, mais d’affirmer une fois de plus leur fidélité à la cause républicaine et de la sortir de l’oubli dans lequel elle est confinée. Aussi leurs critiques à l’égard de la monarchie sont-elles toujours complétées par une évocation de la République. M. Soriano dit :
Je ne comprends pas que l’Espagne vive sous un régime monarchique au xxe siècle. La monarchie appartient au passé et ne sert à rien. […] Cela me répugne de parler de monarchie. Le nom de la République, depuis la mort de Franco, on n’en a jamais parlé. Personne n’ose parler de la République. […] Je ne suis pas content de ce qu’est devenue l’Espagne. Si l’Espagne était devenue républicaine, je vous dirais oui, mais c’est une monarchie, donc je vous dis non. […] Quand je pense à tous ceux qui se sont immolés. Tant de personnes sont mortes. […] Arriver à tout cela pour mettre en place une monarchie. Quelle amertume que la nôtre27.
49Si certains disent se ranger au choix du peuple espagnol, considérant que c’est à lui de disposer de sa manière de vivre, ils n’en restent pas moins critiques à l’égard de la transition politique. Tous réclament que justice leur soit rendue, que soient au moins condamnés ceux qui ont réellement commis des actes délictueux du temps de la guerre civile. Tous veulent également que les amnisties concédées aux exilés par Franco et le roi soient annulées, au nom de la légalité qu’ils ont toujours revendiquée.
50Devenus les dépositaires de la cause de l’exil, ils refusent de se rendre, et leur façon de le manifester est de réclamer encore pour l’Espagne le rétablissement de la République qui est pour eux la seule solution viable. En conservant leur intransigeance, ils se donnent les moyens de continuer à défendre leur passé et de lui donner un sens. Les propos de M. Robles, à qui nous demandons en fin d’entretien s’il a quelque chose à rajouter, illustrent bien leur refus de tout compromis. Il dit :
Je suis toujours pour que l’on demande des comptes à des responsables de l’époque, toujours en activité en Espagne. En même temps, nous avons demandé à maintes reprises la réhabilitation de tous les fusillés et particulièrement du président Companys. Ce serait juste que l’on reconnaisse que nous avons lutté contre le franquisme, pour la libération de l’Europe. Pourquoi ne réhabilite-t-on pas les gens qui ont été fusillés par Franco28 ?
51Réclamer le rétablissement de la République comme condition sine qua non de leur retour en Espagne est la justification que certains donnent, et se donnent encore, pour expliquer la permanence de leur exil. Il s’agit, par ce procédé, d’assurer la survie de l’exil remis en cause depuis la mort de Franco et la suppression du statut juridique de réfugié politique. C’est finalement une façon de redonner corps à l’exil afin d’éviter sa disparition inéluctable, qui équivaudrait à réduire à néant ce qui, jusqu’ici, donnait un sens à leur existence.
52M. Arnal dit :
Rentrer oui, mais avec une République, simplement une République. Je suis parti avec une République, je serais revenu avec une République. Je me serais contenté de peu. Après tant de batailles, on se serait contenté de peu. À la mort de Franco, c’est une République qu’il fallait. […] Je me sens toujours en exil à cause du régime actuel qui est la suite du régime franquiste. Le roi est l’héritier du franquisme29.
53Transiger reviendrait pour eux à mettre fin à leur condition d’exilé, mais surtout à accepter l’oubli dans lequel l’Espagne les maintient. Pour pouvoir témoigner et sortir de l’oubli, il leur faut donc préserver intacte leur condition. Seul le rétablissement de la vérité portée par leur expérience permettra d’atténuer le sentiment de déracinement qui a, cette fois-ci, l’histoire pour terrain. Quand M. Celma parle de l’Espagne d’après la mort de Franco, il dit :
L’une de mes préoccupations est que l’histoire ne déforme pas ce qui s’est passé. Il y a trois histoires : celle que l’on fait, celle que l’on raconte, et celle qui perdure. L’Espagne pratique actuellement la déformation de l’histoire. La bataille continue. Nous n’avons aucune reconnaissance30.
54Si beaucoup sont plus nuancés dans leur propos, ils restent cependant convaincus que la lutte qu’ils ont menée n’est pas suffisamment reconnue. Les pensions reçues pour leur engagement dans l’armée républicaine ne peuvent suffire, pas plus que les quelques commémorations qui se font en Espagne depuis la mort de Franco. Une fois de plus, ils sont abandonnés et exilés de l’histoire de l’Espagne, ce qui fait dire à M. Borras :
L’Espagne ne nous reconnaît pas trop notre histoire. Ils s’occupent beaucoup de commémorations, d’anniversaires, ils font beaucoup de bruit, mais ensuite on te met dans un tiroir ou dans un placard, et tu restes là sans que personne ne s’occupe de toi, sans que personne ne se rappelle les faits qui se sont déroulés.
Non, et en plus, lors de la transition politique, il a été décidé d’enterrer la guerre civile espagnole et que personne ne parle de cet événement. Les Espagnols n’ont pas assumé leur histoire, la guerre d’Espagne. Pourtant elle appartient à l’histoire de l’Espagne, et c’est même un grand événement de l’histoire de ce pays. Et personne n’en parle en Espagne. Ils ne reconnaissent pas ce que nous avons fait, à part quelques personnalités politiques qui nous disent que sans nous ils ne seraient pas là. Et pourtant le changement de politique en Espagne, comme la suite qu’a prise cette même politique dans le pays, c’est un héritage de ce que nous avons fait, que ce soit en bien ou en mal d’ailleurs31.
55Le sentiment d’un nouveau déracinement qu’ils éprouvent lors de leur retour en Espagne s’inscrit à la fois dans un cadre géographique et historique, ainsi qu’en relation avec le devenir de l’Espagne. Ce déracinement réactive le sentiment d’exil qui s’était atténué avec le temps et avec leur adaptation progressive dans le pays d’accueil. Si le retour en Espagne a été jusque-là toujours reporté, il s’avère désormais impossible, car l’exilé n’a pas retrouvé la patrie qu’il était venu chercher. Il repart alors vers l’exil pour continuer à rêver de son Espagne, celle qu’il a connue dans le passé. Et ainsi peut-il la retrouver.
2. L’Espagne en exil
Du mythe de la République…
56Le traumatisme de la défaite et le déracinement qui s’ensuit rendent impérative la recherche de la cohésion du groupe pour retrouver une identité mise à mal par les événements. Or dans la mesure où la construction du passé est une des façons d’élaborer son identité, le groupe la redéfinit en reconstituant les repères sociaux du passé. Le passé est devenu un point de référence d’autant plus incontournable que lui seul peut se substituer à l’espace géographique perdu. La matérialité d’un territoire géographique n’est plus indispensable à « l’enracinement » puisqu’un territoire historique ou politique peut aisément servir de substitut.
57L’identification du groupe à la République est donc primordiale car elle lui permet de revendiquer sa légitimité, de se définir comme le seul représentant de l’Espagne et d’assurer sa cohésion hors des frontières. Par les processus d’identification, d’assimilation et de différenciation qu’elle met en œuvre, la revendication de la République donne à ce groupe la possibilité de marquer sa position par rapport aux autres et, plus particulièrement, par rapport à ceux qui ont causé son expatriation. Enfin, la revendication de la République lui permet de déterminer son projet de vie en lui offrant un cadre collectif qui garantit son identité, du fait de la continuité assurée entre le passé et l’avenir. La République devient ainsi le mythe mobilisateur qui, au-delà des diversités réelles, propose à ses défenseurs l’image d’une totalité unifiée.
58Le mythe de la République est fondé sur plusieurs éléments auxquels le groupe des exilés espagnols est attentif et qui finissent par acquérir permanence, pertinence et signification universelle. Ces éléments – ou images – sont : l’idéal de la République, le modèle de référence qu’elle représente, sa disparition précoce et brutale, le sacrifice consenti par le peuple pour sa défense, le bannissement. Éléments qui mêlent des moments de grand espoir et d’héroïsme, rendant certaines situations exceptionnelles ou faisant de certains acteurs des héros. Or ces conditions sont indispensables à la mythification de tout événement ou personne.
59En effet, la République représente avant tout un idéal de transformation nationale par les défis qu’elle entend relever : mise en place d’un système démocratique dans un pays qui, jusqu’alors, n’avait connu que l’apparence de la démocratie ; apport de solutions aux problèmes posés par la question des autonomies, avec l’octroi de statuts spécifiques ne remettant pas en cause l’unité nationale ; modernisation de l’économie. Un tel programme supposait une volonté de changer radicalement le monde en faisant de l’Espagne une nouvelle société. Ce qui fait écrire à Constancia de la Mora, dans ses mémoires :
Pendant des heures, nous imaginâmes une Espagne nouvelle où régnerait la justice. Notre pays arriéré se transformerait en nation moderne, les paysans deviendraient des êtres humains, il y aurait des écoles, beaucoup d’écoles et la liberté de conscience, et ce serait la fin de la corruption… La vie allait chasser la mort32.
60Bien qu’il y eût un énorme décalage entre l’idéal imaginé et la réalité, le mythe de la République trouve pourtant son origine dans cet idéal même, malgré les échecs répétés de l’application de ses propositions. Et les espérances que la République fait naître dans le peuple sont telles que son avènement est accueilli par des manifestations spontanées de foules en liesse, venues clamer leur victoire et leur soutien inconditionnel au nouveau régime.
61Les descriptions lyriques des manifestations populaires du 14 avril 1931 sont constantes dans les témoignages des réfugiés. En évoquant ces moments-là, ils insistent sur la naissance de la démocratie en Espagne, voire sur la renaissance du pays, en ce jour où son essence put, enfin, s’exprimer au travers d’un système choisi par le peuple et pour le peuple. María Zambrano donne de ce jour une description dont on retrouve de nombreux éléments dans toutes les évocations faites par les réfugiés, quelle que soit leur appartenance idéologique et qu’ils y aient assisté ou non. Elle écrit :
Il était trois heures de l’après-midi. L’on vit alors un homme, un homme seul, hisser le drapeau de l’ancienne République. Magiquement, ils commencèrent à se déployer dans la rue ; magiquement, instantanément, dans toutes les rues apparurent des groupes avec des drapeaux de toutes tailles, ils continuaient d’arriver, bientôt ils entourèrent la Cybèle comme une danse rituelle, en chantant ; irrépressible, le cri jaillit, maintes et maintes fois répété : « Vive la République ! » ; une étrange fanfare de moins d’une douzaine d’instruments sortit comme par enchantement des profondeurs de la ville, fit entendre l’hymne de Riego ; il n’y avait pas eu de répétition, chacun vint avec son modeste instrument, et l’hymne sortit, ordonné par une inspiration unanime, car tous le chantaient : qui le savait, où l’avaient-ils appris ? Comme les drapeaux, il surgissait magiquement, comme cela33.
62L’inspiration est collective. C’est une seule voix qui s’exprime au travers de tout un peuple, guidé par une force supérieure, presque divine, et qui confère à la manifestation ce caractère magique sur lequel insiste María Zambrano dans ses mémoires. C’est la manifestation d’un peuple à l’unisson, fraternel et bigarré, venu rendre visite au nouveau né, cette « gentille fille des Espagnols » – pour reprendre l’expression de Salvador de Madariaga – « vêtue » pour la circonstance de ses nouveaux atours : le drapeau républicain et l’hymne de Riego. Image on ne peut plus claire dans la suite de la description que propose María Zambrano.
Et à l’instant toutes les têtes se levèrent dans la direction du ministère de l’Intérieur ; le balcon s’ouvrit, un homme apparut, un homme seul, grand, vêtu d’un costume de ville sombre ; mesuré, maître de lui, il hissa le drapeau de la République et s’avança un instant pour dire quelques mots, une seule phrase qui frôla à peine l’air ; puis, levant le bras du même geste mesuré, d’une voix plus forte, comme se chantent les vérités, il cria : « Vive la République ! Vive l’Espagne ! » Une voix unique aux mille registres emplit l’air, monta vers les nuages blancs, ronds, qui étaient venus aussi, […], et c’est ainsi que l’air fut empli de ces cris, qui même si l’on avait cessé de les répéter seraient demeurés là, emplissant tout34.
63La blancheur des nuages, la maîtrise du personnage qui porte le drapeau dans ses bras comme l’on porte un enfant – personnage qui par ailleurs ne détient aucune caractéristique singulière pouvant le distinguer de la masse et qui incarne de ce fait l’idée d’une représentation collective du peuple au travers de ce système de gouvernement –, l’absence de désordre et de voix discordantes illustrent le contexte dans lequel est proclamée la République. Cette dernière advint en Espagne par le choix du peuple exprimé au cours d’élections libres. Sa légitimité est indéniable. La trahison à laquelle elle fut confrontée, par l’action de ses ennemis, ainsi que le refus des démocraties occidentales d’intervenir en sa faveur, causèrent son sacrifice, ce qui contribua également à sa mythification. Elle ne peut qu’être exemplaire car, bien qu’étant dans son droit, elle a été abandonnée de tous. C’est bien la légitimité qui a été sacrifiée alors qu’elle est l’un des socles de tout système démocratique. Le mythe de la République se nourrit de la légalité ainsi que du modèle de référence qu’elle représente de par ses valeurs universelles. La République est en effet associée aux notions de démocratie et de modernité, notions qui complètent le modèle qu’elle incarne – le mythe ayant pour première fonction de servir de modèle. La représentation de la République par les réfugiés espagnols la donne à voir comme le seul modèle de référence pour l’Espagne.
64Cette représentation a été établie en sélectionnant dans les réponses des divers acteurs, toutes appartenances confondues, les schèmes de phrases essentiels. Cette définition est certes sujette à caution, si l’on tient compte des distorsions inévitables qui entrent dans la perception de « l’objet », soixante-dix ans plus tard. Mais si le risque de création d’une image après coup est évident, la représentation qu’ils en ont a pour avantage de nous renseigner sur ce qu’ils désiraient être et sur la façon dont ils voulaient être perçus. Leur définition de la République s’articule autour des éléments suivants :
65La République est identifiée par tous à la légalité, au peuple, à la démocratie et à la modernité, notions qui se complètent dans la mesure où elles s’enchaînent naturellement. En effet, la démocratie est, par définition, l’organisation politique dans laquelle le peuple exerce sa souveraineté en exprimant son choix au travers d’élections libres qui donnent toute sa légalité au système élu. En d’autres termes, c’est un gouvernement que s’est librement donné le pays, gouvernement issu du peuple, légal, démocrate et moderne. C’est aussi un gouvernement qui s’oppose en tous points à celui qu’a instauré Franco et qui est, au contraire, illégitime, antidémocratique, hostile au peuple et archaïque.
66Cette vision stéréotypée permet, d’une part, d’effacer toutes les dissensions internes au camp républicain qui pourraient avoir un impact négatif sur son image et, d’autre part, d’offrir une vision d’unité seule capable de montrer combien fut grand le crime commis contre la République. Enfin, le modèle que représente la République codifie les croyances républicaines, sauvegarde ses principes moraux et les impose.
67C’est parce que la République représente une institution nationale, « dans laquelle peuvent être contenus tous les Espagnols épris de liberté et de justice […], et qu’elle est la culmination d’un mouvement national, où aboutissent toutes les traditions, toutes les aspirations, tous les souvenirs et tous les espoirs, l’objectif où viennent se rejoindre, pour vibrer à l’unisson, tous les Espagnols qui veulent que leur patrie redevienne une des lumières les plus éclatantes de la civilisation35 », qu’elle est perçue comme étant une et indivisible, consubstantielle à l’Espagne, son essence même. Cette croyance d’union infaillible peut être maintenue parce qu’elle puise sa source dans la mort précoce de la République, bien que cette mort soit également attribuée aux divisions internes des républicains.
68En somme, la République a été victime à la fois de ses ennemis et d’elle-même. Aussi importe-t-il à l’exil de chercher les causes de sa perte, non dans l’intention de condamner ce système, mais pour éviter de commettre les mêmes erreurs dans le futur. Si les groupes politiques et syndicaux en exil sont divisés sur les raisons de la chute de la République et tentent de se renvoyer la responsabilité, tous cependant s’accordent à dire que ce qui a précipité sa fin relève plus de décisions pratiques que de défauts du système lui-même. La faute en revient donc exclusivement aux personnalités politiques, non au système ou au peuple.
69Le manque d’expérience des élites politiques, les luttes qui les ont opposées, la recherche d’intérêts personnels et les erreurs tactiques commises dans la mise en place des réformes ont, selon les réfugiés, contribué largement à développer l’hostilité de l’armée, de l’Église et des grands propriétaires fonciers. En outre, l’attitude de ces élites a engendré des divisions profondes au sein même du gouvernement. La gauche reprochait alors aux républicains de droite leur conservatisme et leur peu d’empressement dans la mise en place des réformes, tandis que ces derniers accusaient la gauche de démagogie. Leurs divisions ne pouvaient que mettre en péril la République, la violence de leurs affrontements ne permettant à cette dernière ni de consolider son pouvoir récent, ni de rassembler les divers courants qui la composaient, ni d’affronter ses ennemis en cas d’attaque.
70Mais ce sont surtout les erreurs tactiques commises par les politiciens qui ont compromis les chances de survie de la République. Socialistes, communistes et anarchistes leur reprochent tout d’abord d’avoir déçu les illusions du peuple en ne profitant pas du temps dont ils disposaient, après l’élaboration de la constitution, pour réaliser les changements sociaux que tous espéraient. Leur inaction a laissé à leurs adversaires le temps de préparer un complot et a affaibli la volonté de ceux qui auraient pu mettre en œuvre les réformes nécessaires, ce qui fait dire à M. Folch que « certains qui étaient au gouvernement ne voulaient pas que ça change36 ».
71Plus explicite est M. Celma, puisqu’il reproche aux républicains d’avoir volontairement laissé filer le temps par crainte des changements37. La frilosité des gouvernants ne pouvait qu’aboutir à la multiplication des mouvements sociaux. Or le manque d’ordre et l’incapacité du gouvernement à contrôler les troubles fournissent un prétexte à ses ennemis pour l’attaquer. L’envenimement de la situation était inéluctable car, dit M. Borras,
… la République a été hypothéquée dès sa naissance. On a changé de drapeau, le nom du régime, on a fait une nouvelle constitution dont personne ne tenait compte, et les travailleurs ont continué à vivre de la même façon. Pour cela, les anarcho-syndicalistes ont protesté, ils ont organisé des grèves, des mouvements sociaux très durs. Il y a eu un affrontement triangulaire entre l’extrême-gauche, la droite et le gouvernement, et ça a amené la guerre civile38.
72Mais l’erreur tactique principale, selon les exilés, est la simultanéité des réformes. Affronter à la fois l’Église, l’armée et les grands propriétaires fonciers relevait d’un calcul stupide, pour ne pas dire suicidaire. M. Serra dit : « La République avait beaucoup de projets, mais elle a voulu les réaliser trop rapidement. Elle a fait les écoles d’État, elle a séparé l’Église et l’État. Et tout cela, c’était autant d’ennemis qu’elle se faisait39. » À cause de cela, conclut pour sa part M. Marín, « les droites ont préparé le soulèvement, dès 1933 d’ailleurs40 ».
73Prises séparément, ces réformes d’envergure auraient pu, selon eux, obtenir des résultats intéressants et répondre aux aspirations du peuple. « On espérait, raconte M. Soriano, qu’on allait changer de vie, qu’on allait changer d’existence. Il y aurait plus de justice, plus d’égalité. On pensait que tout allait changer, que la République c’était pour nous tous41.» Mais encore aurait-il fallu qu’elles soient instaurées avec tact et intelligence.
74Tous les exilés considèrent que la séparation de l’Église et de l’État était une réforme que devait entreprendre la République, mais sa mise en place est perçue comme catastrophique. Le jugement que porte M. Celma à ce sujet est très courant parmi eux. Il dit :
Je suis favorable à toutes les mesures anticléricales prises par la République. Mais je n’admets pas que Manuel Azaña ait dit au Parlement : « L’Espagne a cessé d’être catholique. » Ce fut une énorme bêtise42.
75Une telle déclaration était en effet délicate du fait de la rupture brutale qu’elle impliquait avec la longue tradition catholique de l’Espagne. Elle provoqua inévitablement le rejet des catholiques, y compris de ceux qui s’étaient ralliés à la République, mais aussi celui d’une partie des classes populaires et de l’intelligentsia réformiste. Elle favorisa, en outre, la résurgence d’un cléricalisme et d’un anticléricalisme également violents. C’est cependant conclure hâtivement que d’expliquer les violences antireligieuses, commises déjà dès 1931, par cette seule réforme.
76Quant à la réforme militaire proposée par le gouvernement républicain, elle contenait de telles maladresses qu’elle ne pouvait que susciter l’hostilité du corps concerné. Les mesures de réorganisation43 choquèrent tellement les militaires que beaucoup se décidèrent à rejoindre l’opposition plutôt que de rester favorables à la République. Les exilés reprochent surtout à la République de s’être montrée trop complaisante à l’égard des militaires qui ont participé au complot perpétré contre elle en 1932. Son instigateur, le général Sanjurjo, fut mis à la retraite au lieu d’être condamné sévèrement, ce qui fait dire à M. Celma : « La République fut très docile avec ses ennemis. De ce fait, elle était très fragile. Comment pouvoir vivre en République avec une armée composée de mille généraux monarchistes44 ?»
77Pas plus que la réforme militaire, la réforme agraire ne pouvait donner satisfaction en raison de sa modération. La redistribution des terres aux paysans qui n’en possédaient pas se révéla très vite insuffisante pour diverses raisons. L’Institut de réforme agraire, créé le 25 septembre 1932, disposait d’un pouvoir exécutif faible et d’un budget médiocre ne lui permettant pas de financer la réforme. Fin 1933, seuls 24 203 hectares avaient été redistribués entre 4 339 paysans. Un an plus tard, le nombre de paysans installés sur des terres n’atteignait que 12 260 pour un total de 116 937 hectares45. Par son échec relatif, la réforme agraire contribua aussi à développer une agitation sociale importante. « Cette réforme, dit M. Celma, fut une erreur de plus de la République parce qu’il n’y avait aucune préparation46.» Aussi des insurrections éclatèrent-elles dans plusieurs régions d’Espagne, et plus particulièrement en Andalousie où le gouvernement réprima l’agitation sociale avec violence.
78Les anarchistes, plus que tous les autres, manifestent une véritable rancœur à l’égard de la République. Non seulement elle n’a pas su répondre aux attentes sociales, mais elle s’est montrée particulièrement agressive à leur encontre, notamment à la suite des insurrections qui se sont produites entre 1932 et 1934, toutes brutalement noyées dans le sang. Plus que la répression qui a suivi les événements insurrectionnels des Asturies en octobre 1934, c’est celle de la commune libertaire instaurée à Casas Viejas qui a frappé les anarchistes par la cruauté de la garde civile envers une famille de paysans (dont elle incendia la maison pour les forcer à sortir et les clouer au sol).
79Après Casas Viejas, il n’est plus question pour eux d’attendre quoi que ce soit de la République, et la révolution devient dès lors la seule solution capable d’apporter à l’Espagne les transformations radicales dont elle a besoin. Les commentaires que suscitent les événements de Casas Viejas parmi les anarchistes exilés sont d’ordinaire brefs. Ils ont pour objet de justifier leur action en 1936 et de souligner le péril fasciste qui menaçait déjà l’Espagne. M. Celma dit :
Le reproche le plus important que j’ai à faire à la République fut ce qui s’est passé à Casas Viejas. Le chef de la garde d’assaut était le capitaine Rojas. Il fut ensuite un des bras droits de Franco durant la guerre civile. Par conséquent, l’Espagne était déjà une nation fasciste, et non républicaine47.
80Si les libertaires reprochent à la République d’avoir été antisociale, répressive, agressive et démissionnaire face au péril fasciste, c’est parce que, selon eux, elle fut une République sans républicains, une République qui n’avait déjà plus d’existence réelle par la faute de ceux qui la gouvernaient ; c’est parce qu’elle n’a pas su répondre aux désirs du peuple et qu’elle n’a pas su s’engager dans la révolution dont le pays avait besoin qu’elle s’est elle-même condamnée, en précipitant sa propre fin. Ces critiques ne remettent cependant pas en cause les bonnes intentions qu’avait la République. C’est leur application qui est jugée négativement, non les idées que le régime défendait. Le problème de la République est d’avoir éveillé trop d’espoirs en regard de ceux qu’elle pouvait satisfaire ; d’avoir oublié aussi les attentes du peuple qui l’avait pourtant choisie pour réaliser des transformations radicales.
81Mais cet oubli n’empêche nullement le peuple de défendre la République quand elle est attaquée par ses ennemis, en juillet 1936. Le mythe de la République est aussi associé à la représentation de ce peuple qui devient combattant improvisé pour défendre sa « gentille fille », celle qui représente « tout », comme ils disent. Le sort de la République se confond dès lors avec celui du peuple, autant dans le péril auquel tous deux sont confrontés, que dans l’exil auquel tous deux sont contraints à la fin de la guerre civile. C’est parce que la République traverse toutes ces tragédies en peu de temps qu’elle est mythifiée par ceux qui se sont portés à son secours et qui ont partagé un sort commun.
82Puisque la République n’a plus droit de cité en Espagne, une fois la guerre civile terminée, elle est reportée au cœur du projet de retour en Espagne et fait l’objet, en exil, de toute une réflexion. Futur de l’Espagne et référence incontournable pour le groupe contraint à l’exil, la continuité de l’adhésion à ce régime assure la survie du mythe. Sa fonction est alors à la fois politique et sociale car, d’une part, le mythe définit ce qui doit être fait dans et pour le futur et, d’autre part, il assure la cohésion du groupe par la réaffirmation des éléments culturels clés de son identité. En raison des représentations que les exilés se font d’elle, et parce qu’elle est la cause de la guerre civile, la République est indissociable de cette guerre qui est un autre élément fondateur de l’identité du groupe, un autre événement propice à mythification.
… au mythe de la guerre civile
83Comme la République, la guerre civile est un événement de référence, fondateur de l’identité des exilés et objet de mythification de leur part. Toute conversation entre eux fait référence à la guerre civile, du moins quand ils y ont participé. Référence incontournable car, précise M. Soriano, « c’est elle qui nous unit, qui unit nos souvenirs, qui nous réunit48 ». La guerre civile est également le grand événement qui a régi toute leur vie et leur façon de percevoir le monde. Aussi n’est-il pas surprenant que, plus de soixante ans après, son évocation suscite encore de violentes réactions de leur part.
84Comme précédemment, nous avons tenté de définir les représentations que les exilés se font de cet événement, et de voir à quels éléments ces représentations se réfèrent. Ces éléments ont été à nouveau fixés à partir des schèmes de phrases essentiels sélectionnés dans les récits. Les résultats obtenus sont inclus dans le tableau présenté à la page suivante :
85La guerre civile a valeur d’exemplarité, non seulement du fait de la mobilisation spontanée du peuple, de sa résistance héroïque et de son sens du sacrifice, mais aussi parce que le combat s’inscrit dans la droite ligne de valeurs à caractère universel, parce qu’il a ses lieux et personnages légendaires et qu’il occupe une place singulière dans l’histoire de l’Espagne. Or tout mythe a fonction d’exemplarité. Proposé aux hommes, il est un modèle de référence, donc un guide pour l’action ; c’est toujours sa première fonction. Il a aussi pour fonction de déterminer les repères à partir desquels les exilés peuvent réaffirmer leur identité confisquée par les événements et s’identifier à leur groupe d’origine. D’où l’importance de la mémoire, puisque elle est garante de l’identité du groupe en exil. D’où également l’importance des événements vécus de façon collective, comme la guerre civile, car l’identité du groupe s’élabore en grande partie à partir de ces événements-là.
86La guerre civile est le temps de l’épopée, c’est pourquoi elle est toujours racontée sur un mode épique, le mode par excellence des légendes et des mythes. C’est tout d’abord une guerre que l’on ne peut oublier parce qu’elle occupe une place prépondérante dans l’histoire contemporaine de l’Espagne. Elle est le point culminant de l’affrontement entre les deux Espagne, celle des tenants d’un modernisme inspiré de l’étranger et celle des défenseurs d’une société traditionnelle. Cet affrontement s’est traduit, à partir du xixe siècle, par plusieurs coups d’État qui ont donné au pays une instabilité politique constante et ont renforcé les haines entre les adversaires des deux camps. C’est donc une longue tradition dans laquelle s’inscrit le soulèvement militaire de juillet 1936, mais pour la première fois la résistance populaire se fait jour et prend fait et cause pour le régime légal, la République.
87L’autre caractéristique singulière qui donne à cet événement une place à part dans l’histoire du pays est le coup d’arrêt que le soulèvement impose à l’élan de transformation radicale de l’Espagne, même si, comme nous venons de le voir, cet élan n’est pas aussi important dans les faits. La guerre met en effet un terme au processus de modernisation et de changement du pays et, dans le même temps, elle lui fait vivre une révolution politique, sociale et religieuse – cette révolution qui s’est également produite dans les autres pays d’Europe, mais en plusieurs étapes. À cela s’ajoute le caractère universel, associé au combat, dû à l’internationalisation du conflit. Cette internationalisation fait de cette guerre un affrontement idéologique plus vaste et plus important qu’il n’y paraît au début. Elle donne par ailleurs de nouvelles justifications aux camps qui s’opposent. Émile Témime écrit :
Le soulèvement militaire appuyé par les dictatures fascistes se transforme en Croisade contre le communisme, la résistance populaire soutenue par les volontaires étrangers en combat pour la Liberté. C’est une guerre inexpiable49.
88C’est une guerre sans merci que se font les deux Espagne, car chacune d’elles sait qu’il en va de son existence. Cette lutte ne peut donc se traduire que par la négation totale de l’autre, ce qui implique sa destruction totale. « Dès lors qu’on possède “la” vérité, le reste n’est que folie, aberration, perversion intrinsèque50 », écrit Michel del Castillo. Et de telles tares doivent être extirpées du pays pour ne pas contaminer le « corps » qui est encore sain. C’est ce qui explique, en partie, l’explosion brutale des violences en 1936, violences jamais atteintes auparavant entre deux ennemis. Violences suscitées aussi par les répercussions de la guerre dans la vie de tous les jours, plus particulièrement dans les structures sociales, et principalement dans le camp républicain. Bouleversement social qui « donne à ces combattants de la République la certitude qu’ils sont devenus les combattants d’un autre monde, les combattants de la Révolution51 ». Ce combat prend dès lors un caractère universel, puisqu’il est celui de tous les peuples.
89En outre, le rôle du peuple dans le conflit – plus particulièrement sa résistance héroïque et son sacrifice – contribue tout autant, si ce n’est plus, à la constitution du mythe. Peuple magnifique et magnifié dans la mesure où il est voué au sacrifice par ce combat inégal dans lequel il s’engage. Inégal, en effet, parce que le soulèvement militaire a été préparé bien à l’avance, et parce que les insurgés bénéficient de l’aide des Allemands et des Italiens qui leur fournissent hommes et armement. M. Marín dit :
On a lutté contre des armées qui venaient d’ailleurs, avec leurs officiers et leur matériel. Nous, nous n’avions même pas d’armée. Il a fallu en créer une, la former. Cela nous a coûté beaucoup de victimes. Beaucoup ont laissé leur peau pour un idéal. L’Espagne était romantique à ce moment-là52.
90Mais surtout, ce combat est inégal parce que la République a été trahie par les militaires professionnels qui lui avaient pourtant prêté serment de fidélité, et parce qu’elle est défendue par des combattants improvisés issus du peuple, sans expérience militaire, et dépourvus d’armes. Cette inexpérience est patente lorsque le gouvernement décide d’organiser les milices en armée. Elle se traduit sur le champ de bataille par des tactiques hasardeuses et une ignorance qui exposent inutilement la vie des hommes. M. Folch raconte :
Nous sommes allés à Teruel. C’était la première fois de ma vie que je voyais la neige. Il faisait moins 17°. Nous étions des héros au fond d’une colline. Tout le monde disait que c’était formidable. Ce n’était pas formidable du tout, on était des inconscients, rien de plus. C’est après plusieurs pertes que l’on s’est rendu compte que ce n’était pas comme cela que l’on faisait la guerre. On a donc construit des tranchées, et nous avons appris à nous protéger53.
91Ce manque d’entraînement militaire et d’armement accroît le caractère héroïque de la résistance du peuple, le sacrifice qu’il est prêt à consentir et son enthousiasme. Constancia de la Mora écrit : « En décembre 1936, nous vivions encore les temps héroïques, la foi, l’enthousiasme, la bonne volonté, et l’initiative individuelle suppléaient aux imperfections de l’organisation54.» C’est bien une image idyllique du peuple qui est proposée. Son enthousiasme, sa lucidité et ses capacités d’union pour la défense de la République démontrent l’exemplarité de sa conduite. L’important pour lui est de défendre les institutions légales, « la guerre, il fallait la gagner pour la République », dit M. Folch55.
92Ces caractéristiques attribuées au peuple marquent clairement de quel côté est la loi. C’est bien en réaction contre la trahison des généraux que se lève le peuple. Point n’est besoin de démontrer la légitimité du régime : elle coule de source et le sacrifice du peuple en donne une preuve éclatante. Le sacrifice auquel il consent se résume, selon Constancia de la Mora, à : « Plutôt mourir debout que vivre à genoux56.» Ce comportement traduit la loyauté, la fidélité, la bravoure, le sacrifice et la dignité de ce peuple, donc son exemplarité en tous points. Et cette exemplarité, personne ne peut la remettre en cause, surtout pas les démocraties qui décident de ne pas intervenir en Espagne.
93L’héroïsme dont le peuple fait preuve redouble alors face à l’indifférence ou à la lâcheté des démocraties qui votent la non-intervention. L’attitude de la France est tout particulièrement dénoncée, car elle préfigure l’accueil qu’elle réservera aux républicains lors de leur exode. N’étant pas intervenue à cette première occasion, elle ne pouvait pas se comporter correctement avec eux à leur arrivée. Mais son mépris se retournera contre elle peu après et, une fois de plus, le peuple espagnol en exil montrera sa générosité. Les critiques des exilés à l’encontre de la France s’exercent essentiellement contre le gouvernement, et non contre la population, car le peuple est le même partout et ne peut être rendu responsable de la politique de ses gouvernants. Cette distinction permet aux exilés de lier leur sort à celui du peuple français et de renforcer ainsi le caractère universel du combat mené. Ils démontrent par la même occasion que la faute en revient toujours à la politique et que ce ne sont pas les idées qui ont condamné la cause défendue, mais bien les politiciens. Constancia de la Mora écrit aussi :
Ce n’était pas la faute du peuple français. Cela nous le savions. Si on nous laissait sans défense devant un ennemi supérieurement armé. Le peuple français était avec nous, il savait que de notre propre victoire dépendait sa sécurité. […] Hélas ! Certains chefs du Front Populaire, Léon Blum en tête, préféraient livrer la démocratie espagnole à ses ennemis57.
94Mais la foi des combattants est inaltérable, même lorsqu’ils réalisent qu’ils ne pourront pas gagner la guerre. À défaut de vaincre, il s’agit de résister, de résister jusqu’au sacrifice de soi, car les valeurs défendues dépassent largement le cadre espagnol. Le monde entier est concerné par la lutte qui se déroule sur ce terrain-là. Et ces valeurs pour lesquelles ils sont prêts à donner leur vie sont un autre élément constitutif du mythe.
95C’est un combat pour la liberté, un combat qui concerne le monde entier. « Pour l’Espagne, écrit Victoria Kent dans ses mémoires, la liberté se confond avec la vie même58.» La liberté est une valeur universelle que tous les peuples peuvent partager, mais surtout que tous désirent. C’est parce que le fascisme met en danger la liberté – le fascisme qui par ailleurs a montré son véritable visage dans toute l’Europe, mais que cette dernière continue à ignorer – que le peuple espagnol s’est soulevé comme un seul homme pour défendre la démocratie, seul système véritablement garant de la liberté. Si, par la suite, la victoire est compromise par la faute des démocraties occidentales qui refusent d’apporter leur aide à l’Espagne républicaine, c’est un devoir pour tous les Espagnols démocrates de défendre la liberté : la leur et celle de ces démocraties. Ernest Audigie écrit dans ses mémoires :
Oui, nous savions que la guerre était perdue, mais on nous répétait : « Nous devons résister avec acharnement, c’est une question de dignité. Nous devons montrer aux peuples épris de libertés qu’avec un matériel de guerre bien inférieur, nous pourrons tenir en respect les fascistes jusqu’au dernier souffle. Notre défaite ne sera jamais une déroute. » Celle-ci s’est produite pourtant59.
96En dépit de la non-intervention, le peuple a su mettre le fascisme momentanément en échec. Cette victoire temporaire a soulevé un tel espoir chez les antifascistes du monde entier que nombre d’entre eux ont décidé de venir en Espagne pour se battre aux côtés de ce peuple héroïque. Le caractère universel du combat pour la liberté se trouve alors renforcé grâce à la participation de ces antifascistes – la plupart européens – constitués en brigades internationales. La solidarité dépasse les frontières, car c’est le sort de la démocratie qui est en jeu, non seulement en Espagne mais dans toute l’Europe. Ce combat est le combat de tous, plus précisément celui de tous les ouvriers – catégorie qui compose le gros des effectifs – bien que de nombreux intellectuels y prennent part.
97La participation des brigades internationales aux côtés des républicains espagnols montre une fois de plus de quel côté est la loi et donne un éclat supplémentaire à leur lutte. L’âpreté des combats et le déséquilibre des forces en présence dans certaines batailles – auxquelles participent les « brigadistes » aux côtés des Espagnols républicains – leur confèrent une auréole légendaire. C’est particulièrement le cas pour la bataille de Madrid, haut lieu de combat qui incarne la résistance du peuple contre le fascisme.
98Le mythe de la guerre civile trouve donc son origine dans certaines batailles comme dans certaines figures qui, assez rapidement, entrent dans la légende. Certaines batailles de la guerre civile illustrent la résistance héroïque de ces combattants improvisés que sont les républicains espagnols. Leur résistance est également héroïque dans les batailles où ils s’opposent à l’assaut frontal, préparé de longue date par des forces ennemies qui leur sont supérieures : le 19 juillet, les batailles de Madrid, Guadalajara, Brunete, Belchite, Teruel ou sur l’Ebre, sont les épisodes exemplaires de ce combat des républicains que tous évoquent, qu’ils y aient participé ou non. M. Robles dit :
Il y a eu la bataille de Belchite, mais je n’étais pas témoin, mais je la nomme car ce fut une grande bataille. Belchite a été prise et reprise par les uns et les autres. Il y a eu beaucoup de morts d’un côté et de l’autre60.
99Ils évoquent surtout la bataille de Madrid, car c’est celle qui incarne le mieux l’épopée de ce peuple héroïque et sa victoire – même momentanée – sur le fascisme. Madrid devient très vite un lieu de légende grâce, notamment, à l’efficacité de la propagande communiste qui appelle le peuple à la défendre. Madrid se confond avec l’Espagne comme avec la République, bien que le gouvernement ait abandonné les lieux dans l’après-midi du 6 novembre 1936. C’est donc au peuple qu’il revient de la défendre, l’abandon du gouvernement rendant plus héroïque encore sa résistance. Tel est l’appel lancé par le pce :
Aujourd’hui plus que jamais tous les efforts doivent tendre vers un seul but : sauver Madrid ! Des hommes, des armes, des vivres, tout ce qu’il faudra sur Madrid et pour Madrid, qui est l’Espagne, qui est la République, qui est la Révolution. Nous sauverons Madrid et nous sauverons l’Espagne, nous sauverons la République, nous sauverons la démocratie, nous sauverons notre liberté. […] La défense de Madrid doit être l’œuvre de toute l’Espagne populaire et antifasciste. […] Tous debout pour la défense de Madrid. Que demain l’ennemi se trouve devant un peuple qui défend, pied à pied, la terre qui est la sienne, qui défend, en faisant le sacrifice de sa vie, toutes les conquêtes démocratiques des masses populaires61.
100Les enjeux de la défense de Madrid sont clairs. Il s’agit de sauver l’Espagne, la République, la démocratie et la liberté, pays et valeurs confondus. En stoppant à Madrid la menace fasciste, les combattants sont assurés de mettre fin à celle qui pèse sur l’ensemble de l’Europe. Puisque la victoire contre le fascisme peut profiter à tous, la défaite, si elle a lieu, sera l’échec de tous. Outre la propagande communiste, la propagande franquiste contribue également à faire entrer Madrid dans la légende – ce que souligne Émile Témime dans un article sur le mythe et la réalité de cette bataille62.
101La victoire populaire contre le fascisme à Madrid (du moins dans un premier temps), le conflit général qui s’y déroule entre le fascisme et l’antifascisme, l’espoir d’une victoire de l’antifascisme et les souffrances du peuple sont les éléments essentiels à l’origine du mythe. Si la place prise par la capitale espagnole est disproportionnée par rapport à l’enjeu militaire qu’elle pouvait représenter, il n’en reste pas moins que, d’après Emile Témime dans ce même article, « Madrid a vécu, pendant ces mois douloureux d’octobre 1936 à février 1937, un de ces moments privilégiés où l’histoire se confond avec sa légende63 ». Et c’est bien la légende qui restera ancrée dans la mémoire des exilés espagnols, légende dont ils se feront l’écho et qui durera bien au-delà de la guerre civile.
102La défense de Madrid est également exemplaire par la victoire temporaire du peuple sur le fascisme ; c’est pourquoi elle est l’incarnation parfaite de sa résistance héroïque. Résistance héroïque également par le sacrifice collectif qu’elle suppose car, ainsi que le rappelle Dolores Ibárruri dans ses mémoires, « seule l’héroïque décision des miliciens de mourir plutôt que de laisser passer l’ennemi put accomplir le miracle de contenir l’offensive ennemie64 ». Enfin, le rôle de héros attribué au peuple – bien que nécessairement anonyme pour respecter la notion collective qu’il implique – se trouve amplifié par certaines figures légendaires qui se distinguent par leur charisme, leur vaillance, leur rôle à Madrid et, enfin, par le fait qu’elles incarnent à merveille la volonté populaire.
103Tel est le cas d’une figure comme celle de Buenaventura Durruti, incarnation parfaite du milicien anarchiste, tué sur le front de Madrid lors des combats à la Cité universitaire, le 20 novembre 1936. L’image de Durruti ne s’efface pas après sa mort ; elle fait même l’objet d’un culte, durant la guerre civile et en exil, en particulier parmi les anarchistes espagnols. Ceuxci font systématiquement référence à leur héros pour rappeler sa conduite exemplaire dans le combat comme dans l’action militante, action, rappellent-ils, dans laquelle il s’est engagé très tôt et qu’il a menée jusqu’à sa mort. C’est le modèle à suivre, celui qui doit être évoqué pour rappeler la trahison que commettent les anarchistes qui tournent le dos à l’organisation et qui, une fois en exil, ne veulent plus poursuivre la lutte contre Franco. La figure de Durruti est une source d’inspiration constante pour leurs pensées et leurs actes. Elle leur rappelle notamment que la lutte n’est pas terminée et qu’il faut la poursuivre coûte que coûte, sous peine d’abandonner leurs convictions et de trahir leurs propres morts. Le héros ne peut pas être tombé pour rien, sa mort doit faire sens, même en exil. Sa figure est incontestable et incontestée, ce qui n’est pas le cas d’une autre figure légendaire, communiste : Dolores Ibárruri, surnommée la Pasionaria.
104Pasionaria, surnom aux consonances christiques, incarnation de la souffrance du peuple espagnol, de sa volonté de lutte, de sa résistance héroïque et de son sacrifice. Peuple écrasé par la croix – par le « chemin de croix » – que représente le fascisme qui provoque la mort des hommes mais qui ne peut tuer les valeurs universelles pour lesquelles ils se battent. Ce qui n’est pas un des moindres paradoxes de ce peuple qui entretient une vision « mystique » de la lutte alors qu’il s’affirme athée, dans sa grande majorité. L’autre paradoxe est que ce peuple, en lutte et en souffrance, soit incarné par un visage de femme ; ce visage dur, sévère et altier de la Pasionaria donne à voir un peuple volontaire et combatif. Son appel au peuple le 19 juillet 1936 avec le désormais célèbre ¡No pasarán !, ses discours enflammés dans Madrid assiégée, son discours d’adieu aux brigades internationales lors de la cérémonie qui marque leur dissolution officielle, participent à la construction de la légende de Pasionaria. Toujours vêtue de noir, cheveux tirés en chignon, grands gestes, paroles d’exhortation constantes à la lutte, tout en elle crée le personnage de légende.
105Une légende qui sera pourtant contestée en raison du rôle hégémonique qu’elle joue au sein du pce en exil et de la politique suivie par le parti (politique jugée trop rigide et trop dépendante du contrôle soviétique). La légende est aussi entamée par les critiques que la Pasionaria subit après la remise en cause du culte de la personnalité développé, dans tous les partis communistes, autour de la figure du chef. L’exemplarité de sa conduite calquée sur celle du peuple est dès lors mise à mal. Or, comme l’exemplarité est la condition sine qua non à la reconnaissance d’un personnage légendaire, « la légende ne passe plus ou elle passe moins bien65 ».
106Personnages légendaires, lieux légendaires, place singulière dans l’histoire, résistance héroïque et sacrifice du peuple, tout contribue à faire de la guerre civile un événement mythique et mythifié par ceux, tout d’abord, qui l’ont vécue. Leur perception du combat permet d’effacer les divisions exacerbées avec la guerre et l’exil. De même, cette perception contribue à passer sous silence d’autres moments décisifs du combat qui ne cadrent ni avec la résistance héroïque du peuple ni avec la justice – comme les violences exercées dans le camp républicain, en mai 1937, ou la chute sans résistance de Bilbao et Barcelone, ou encore celle de Madrid en mars 1939. Cette perception fait également oublier que la mobilisation du peuple n’a pas été aussi spontanée que le dit la légende. En effet, ce sont surtout des militants et des militaires professionnels qui, au début, s’engagent dans le conflit, portés par un idéal qui n’est pas toujours clairement défini. Par ailleurs, la situation insurrectionnelle n’est pas la même dans toute l’Espagne.
107M. Folch dit :
Peu de choses se sont passées à Valence. Il n’y a eu que quelques coups de fusil, quelques mouvements, et la construction de barricades souvent à trois kilomètres des casernes. […] Quand on raconte que le peuple s’est levé, c’est faux, c’était uniquement de petits groupuscules. D’ailleurs à Valence, l’armée n’est même pas sortie des casernes. Le général qui devait se soulever ne l’a pas fait. On a bien passé une quinzaine de jours sans que la guerre ne se fasse sentir. En fait, il a fallu que des groupes de la cnt de Catalogne viennent et fassent un semblant de combat pour que l’armée se rende.
Qu’est ce qui vous a donc poussé à vous engager dans ces circonstances ?
Dans mon entreprise, nous fabriquions à ce moment-là du matériel de guerre. On a créé un comité de gérance et l’on a foutu les patrons dehors. On est resté sans direction. […] J’ai vu que la solution n’était pas là non plus. […] Je me suis trouvé commandé par des gens qui en savaient moins que moi. En plus, le pce a voulu prendre les commandes au sein du comité de l’entreprise. Les anarchistes voulaient en faire de même. Tout cela m’échappait. Je pensais qu’en allant faire la guerre, ce serait plus utile.
Vous êtes allé défendre quoi en vous portant volontaire ?
Je voulais surtout empêcher que revienne ce qu’il y avait avant. Défendre, je ne savais pas tout à fait ce que l’on défendait, mais je ne voulais pas que l’on revienne en arrière66.
108Sans réelle participation militante, l’engagement de M. Folch relève plus d’une question de principes que d’une question idéologique. Le terme de fascisme n’apparaît d’ailleurs pas dans son propos. Il s’agit avant tout pour lui de défendre le droit, c’est-à-dire la République, organisation politique choisie légalement par le peuple. Bien entendu, cela ne diminue en rien son adhésion à la cause républicaine ni l’exemplarité du combat mené par les républicains pour une cause juste.
109L’exemplarité impose d’ailleurs de poursuivre le combat en refusant de transiger avec l’ennemi. Et, pour le combattre, il faut d’abord l’identifier. Pour cela, il convient de le définir précisément ; d’une part, pour prouver au monde entier qu’il s’agit d’une dictature et, d’autre part, pour définir les moyens à mettre en œuvre pour le combattre, même hors des frontières. Le problème reste posé : il a pour nom l’Espagne de Franco, ou la fausse Espagne, à partir de laquelle l’exil se définit aussi.
L’Espagne de Franco
110C’est en définissant les caractéristiques de l’Espagne de Franco, du franquisme et de son chef, que l’exil peut démontrer que la véritable Espagne n’est pas celle qui se trouve délimitée par ses frontières géographiques, mais celle dont il est le représentant et dont il affirme être le seul et véritable garant.
111À l’issue du second conflit mondial, le travail de la presse de l’exil consiste d’abord à identifier ce qu’est le franquisme et à en rappeler l’origine. Le franquisme y est présenté comme l’institutionnalisation d’un régime imposé par le fascisme international contre la volonté du peuple espagnol. Le prouver est alors ce qui importe le plus, car les institutions républicaines en exil cherchent à démontrer aux démocraties réunies à l’onu la nature du régime franquiste et, par conséquent, la menace que ce régime représente pour la paix mondiale. Or cette menace est le seul motif capable d’amener ces nations à intervenir dans les affaires d’un pays.
112Le régime franquiste est bien un régime fasciste – comme le répètent les communistes dans Mundo Obrero – puisque, durant la guerre civile, Franco a bénéficié de l’aide de l’Allemagne d’Hitler et de celle de l’Italie de Mussolini. En outre, de nombreux nazis ont depuis lors trouvé refuge en Espagne et ils s’y réunissent pour comploter contre la paix, dénonce encore Mundo Obrero. Pour en faire la preuve, le journal mène une enquête dont il présente les résultats en 1946 dans des articles écrits sur le mode sensationnel. cnt défend un même point de vue dans ses colonnes. Elle y appelle l’Espagne « la petite Allemagne67 », et lui consacre une rubrique spéciale, de 1947 à 1953, intitulée « L’Espagne fasciste ».
113Le qualificatif « fasciste » n’est plus guère usité par la suite dans la presse de l’exil. Dès lors, cette dernière lui préfère définitivement le terme « franquiste », dans la mesure où Franco est la figure unique de ce régime sans légitimité ni idéologie et où le régime autoritaire qu’il a instauré est davantage le produit de la guerre civile et des traditions espagnoles que celui d’une idéologie fasciste. De plus, c’est Franco qui a créé ce régime en s’appuyant sur l’Église, l’armée et la Phalange sans jamais, pour autant, leur concéder un véritable pouvoir ; Franco et le régime franquiste sont ainsi parfaitement confondus et, tant qu’il en est ainsi, aucune évolution du régime ne peut être prise au sérieux.
114Le régime franquiste, ou régime franco-phalangiste, pour reprendre le vocable le plus utilisé, se caractérise en premier lieu par l’état de guerre permanent dans lequel il maintient le pays et dont l’expression la plus visible est la répression qu’il exerce contre les vaincus de la guerre civile. Celle-ci fait l’objet des plus vives critiques de la part de l’ensemble de la presse de l’exil qui ne pardonne pas à Franco de s’acharner de la sorte. Cette répression est présentée essentiellement à partir de récits de tortures, d’exécutions sommaires, d’emprisonnements arbitraires, avec chiffres à l’appui.
115Ce qui importe avant tout est de montrer que la guerre civile n’est pas terminée pour les vainqueurs et que l’esprit du 18 juillet n’est pas mort. En fait, insiste la presse de l’exil, le régime profite de sa victoire pour continuer à se venger sur les vaincus. Ce qui n’est guère surprenant car, ainsi que le rappelle Le Socialiste en 1969, le régime porte en lui « le désordre et la violence […] depuis son origine, désordre et violence qui sont son essence même68 ». Ce régime de terreur que maintient le franquisme – comparé très souvent au temps de l’Inquisition – rappelle surtout sa nature illégitime. De telles pratiques démontrent que l’Espagne est devenue une immense prison, voire un immense cimetière, où ceux qui sont en liberté ne vivent pas mais survivent, tant la misère du peuple est grande.
116En effet, la situation économique désastreuse dans laquelle il maintient le pays est l’autre caractéristique du régime franquiste. Il en a l’entière responsabilité en raison de l’exploitation éhontée de toutes les richesses à laquelle il se livre et en raison de son incapacité à gouverner. Aussi n’est-il pas étonnant que le pays soit sous-développé, qu’il soit confronté continuellement à différentes pénuries et que son économie soit dans un état de délabrement indicible. De même, il n’est pas surprenant qu’une telle misère économique engendre la misère physique et morale du peuple qui en est la première victime69. Là encore, on retrouve l’inégalité criante entre les vainqueurs et les vaincus : les premiers profitent et abusent de leur victoire en cumulant tous les avantages et en se livrant à l’exploitation des seconds d’une façon qui n’est pas sans rappeler le temps de l’esclavage. La misère du peuple, insiste la presse de l’exil dans son ensemble, est volontairement maintenue car elle permet au régime d’assurer son contrôle. Cette misère est donc une autre forme de répression et, surtout, l’expression du maintien d’un état de guerre permanent.
117Enfin, cette misère est d’autant plus intolérable qu’elle résulte d’un acte de trahison de la part du régime franquiste, car ce dernier n’a pas hésité à vendre la patrie pour en tirer des bénéfices personnels, faisant ainsi de la patrie son patrimoine. Le régime franquiste a, en effet, pour autre caractéristique de confondre volontairement la patrie et le patrimoine, confusion qui lui permet de dépecer le pays en le vendant au plus offrant. Or de telles pratiques sont bien la preuve des mauvaises intentions de ce régime envers l’Espagne et de son indifférence aux intérêts de la patrie. On peut lire dans El Socialista en 1956 :
Ils n’aimaient pas l’Espagne (Franco et les phalangistes), et pour cela ils s’appliquèrent à la détruire dans sa propre expression plastique et sa spiritualité. […] Ils n’aiment pas l’Espagne ceux qui mentent et qui aiment l’Espagne comme une propriété, tirant d’elle des rentes féodales fondées sur la servitude et la misère du peuple. […] Et pour conserver leurs bénéfices, ils n’hésitèrent pas à augmenter la misère et la douleur des humbles, à ensanglanter et ruiner l’Espagne, parce qu’ils ne l’aimaient pas. Et les professionnels d’un patriotisme mensonger, pour consolider leur victoire, l’hypothéquèrent à des puissances étrangères70…
118Après avoir vendu la patrie aux Allemands en échange de leur aide en 1936-1939, le régime franquiste la vend aux États-Unis, dans les années cinquante, en leur accordant, en échange d’une poignée de dollars, l’installation de bases militaires dans la péninsule. En hypothéquant le pays, on hypothèque la paix, rappelle Dolores Ibárruri dans Mundo Obrero, en 195471. De plus, en vendant ce qui est le plus sacré, à savoir la patrie, le franquisme a vendu l’indépendance du pays, sa souveraineté nationale et son peuple. L’Espagne n’est plus, en conséquence, qu’une colonie étrangère et non un pays souverain digne de ce nom.
119Puisque le franquisme est la création de Franco, celui-ci incarne forcément toutes les caractéristiques du régime et il est rendu responsable de l’état critique dans lequel se trouve le pays. De même que le franquisme incarne un état de guerre permanent contre l’Espagne, Franco incarne la guerre. C’est pourquoi dans les presses communiste, anarchiste et socialiste, la figure de Franco est systématiquement associée à la figure de l’assassin qui sème la terreur dans toute l’Espagne, à celle aussi du voleur sans loi ni honneur, et à celle du parjure et du traître. La haine ressentie envers lui ne peut s’atténuer, non pas parce qu’il a remporté la guerre civile mais parce que, en dépit de sa victoire, il maintient une répression sanglante contre les vaincus en usant de méthodes dignes des inquisiteurs – d’où l’assimilation constante à Torquemada.
120Il n’est en fait proposé aucune analyse de la figure de Franco, pas plus que l’on ne discerne de véritable évolution dans l’image qu’en donne la presse de l’exil espagnol en France. Les qualificatifs qui lui sont attribués symbolisent la violence et le mal. Figure du mal, ou plutôt incarnation du mal, il est un monstre et, comme tel, ne peut en aucun cas prétendre de représenter l’Espagne, pas plus que se dire Espagnol. Mais surtout, un tel portrait permet à la presse d’expliquer, en partie, les raisons de son maintien au pouvoir. C’est parce qu’il est un monstre assoiffé de sang et de vengeance et parce qu’il fait régner une terreur constante sur le pays qu’il continue à gouverner en maître absolu et à museler toute opposition. L’inertie du peuple ne peut se comprendre que par rapport à l’attitude du régime.
121C’est pourquoi, la presse de l’exil s’efforce toujours de distinguer le peuple espagnol du régime franquiste. Mais si le peuple est distingué du régime et s’il est présenté comme victime réduite à l’impuissance, la permanence de ce régime finit par introduire un doute. Comment expliquer, en effet, que le peuple soit resté soumis à ce tyran ridicule depuis tant d’années ? Comment, en conséquence, ne pas faire l’amalgame entre le peuple et l’Espagne de Franco ? Si les presses communiste, socialiste et anarchiste proposent une même image du franquisme et de son représentant, tel n’est pas le cas de l’image qu’elles donnent du peuple. Celui-ci laisse les divers groupes de l’exil plus ou moins perplexes, et surtout inquiets. De ce fait, chaque groupe adopte une stratégie propre pour évoquer le peuple espagnol, une stratégie qui en dit finalement plus long sur les éléments à partir desquels il construit son identité que sur la perception qu’il a de l’Espagne ou de ceux qui n’ont pas pu, ou pas voulu, la quitter après la victoire franquiste en 1939.
122Ainsi, la presse communiste donne à voir un peuple identique en tous points à celui de 1936. Elle ne distingue jamais le peuple espagnol de l’Espagne résistante. Ce peuple, insiste-t-elle, n’est pas dupe de la propagande de Franco qui consiste à lui faire croire « qu’il n’a plus rien à voir avec le fascisme, et qu’il évolue pacifiquement vers la démocratie72 ». C’est pourquoi il poursuit sa guerre contre le tyran. La preuve en est donnée par les actions de guérillas auxquelles le peuple participe soit de manière directe, c’est-à-dire les armes à la main, soit de manière indirecte en apportant son soutien et son aide aux opposants franquistes.
123Si l’évocation des guérillas disparaît dans la presse communiste à partir des années cinquante, cela ne signifie nullement que le peuple a abandonné la lutte contre Franco. La résistance du peuple se manifeste désormais autrement, par le biais de revendications, plus particulièrement à travers les grèves et protestations que les ouvriers organisent alors en divers endroits de l’Espagne. Si ces grèves éclatent pour des raisons économiques, le caractère politique de la contestation ne peut être réfuté, avancent les communistes. Outre la cherté de la vie, les manifestations qui ont lieu à Barcelone, en mars 1951, s’expliquent aussi par « l’écrasement de la personnalité nationale de la Catalogne73 ». Partout ailleurs, poursuit la presse communiste, « aux motifs économiques s’ajoute le désir de liberté, celui de voir l’Espagne libre des chaînes franquistes et yankees74 ».
124Que ce soit dans le cadre des guérillas ou dans celui des grèves et protestations, toutes ces actions s’inscrivent, selon eux, dans la continuité des luttes du peuple espagnol, de celles de 1934 et 1936 en particulier. Les luttes en Espagne n’ont jamais cessé, rappelle Dolores Ibárruri, dans Mundo Obrero. Elle y écrit en 1951 :
La vraie vérité est celle du peuple espagnol qui, depuis 1939, année où Franco parvint au pouvoir par la force des baïonnettes hitlériennes et la trahison des dirigeants socialistes et anarchistes, n’a pas cessé de lutter dans des conditions difficiles et compliquées, celles d’un régime terroriste et policier. La vérité du peuple espagnol est que depuis 1939, en Asturies et en Andalousie, dans le Levant, en Aragon et en Galice, s’est développé un mouvement guérillero qui, selon des alternatives différentes, maintient au plus haut niveau le drapeau de la République et des libertés démocratiques. Dans les usines de Catalogne et du Pays basque, dans les mines d’Asturies et en différents lieux d’Espagne, tout au long de ces dures années de terreur et de répression sanglante, ont éclaté de nombreuses grèves et protestations75…
125L’épopée de 1936 continue. Enfin, si le peuple est encore essentiellement associé à la classe ouvrière, il s’identifie par la suite aux autres groupes sociaux qui commencent à résister au franquisme. Il s’agit de montrer que toutes les forces de la société espagnole rejettent le franquisme et sont prêtes à entrer en résistance. Ces associations et identifications sont particulièrement claires dans l’analyse lexicale faite à partir du référent « l’Espagne résistante » dans Mundo Obrero, entre 1945 et 1975, et dont les résultats sont les suivants :
126Ce peuple est bien le même que celui qui lutta pour le triomphe de la République, le même qui prit les armes contre les agresseurs fascistes pour écraser les insurgés, le même qui se battit héroïquement durant trois années contre un ennemi supérieur en effectifs et en armement. Comme en 1936, ce peuple, selon les communistes, se caractérise par son esprit de combativité, son héroïsme et son sens du sacrifice. Par ses caractéristiques, il ne peut donc être confondu avec l’Espagne officielle de Franco. Le divorce entre le dictateur et le peuple est total. Le seul bien qu’ils ont en partage est la haine qu’ils éprouvent l’un pour l’autre et qui se traduit, dans les faits, par la violence de la répression exercée par Franco, comme par le refus de reddition du peuple.
127Si les actes de résistance évoluent par la suite et correspondent moins bien à l’idée que les communistes se font du peuple en armes – image maîtresse comme nous l’avons vu du mythe de la guerre civile –, ils sont toujours la manifestation de la lutte héroïque du peuple contre un régime impitoyable. C’est pour cela que Dolores Ibárruri, lors d’un meeting auquel elle participe à Genève en juin 1974, définit l’Espagne qui s’oppose au franquisme comme « l’Espagne combattante, l’Espagne insoumise, l’Espagne immortelle76 ». C’est pour cela aussi que cette Espagne qui incarne la résistance du peuple n’a pas de frontières et qu’elle est intemporelle. C’est à cette Espagne qu’elle rend ainsi hommage :
À l’Espagne de l’histoire et de la légende, de Cervantes et de Goya, d’Unamuno, de García Lorca, de Miguel Hernández et de Machado, de Falla, de Casals et de Picasso. À l’Espagne de la République et de la démocratie, à l’Espagne du président Companys, d’Aguirre et de Negrín. À l’Espagne qui continue à être immortalisée avec les vers merveilleux de Rafael Alberti… À l’Espagne des Grimau et de tous les assassinés par les franquistes. À l’Espagne de Puig Antich, à l’Espagne de Sánchez Montero et de Camacho, les dirigeants ouvriers condamnés depuis peu à de longues peines de prison pour le délit de défendre les droits des travailleurs. À l’Espagne de nos héros et de nos martyrs, des guérilleros et des combattants anonymes, des paysans d’Estrémadure, d’Andalousie et de Castille, des travailleurs de Vigo et de El Ferrol, de Madrid, des Asturies, de Catalogne, du Pays Basque et de Navarre77…
128Tout autre est la représentation que les socialistes se font du peuple espagnol, comme de l’Espagne résistante. Si le peuple veut réellement la disparition du régime franquiste et le retour de la situation d’avant le 18 juillet 1936 – soit le retour de la République – il semble pourtant se refuser à intervenir pour renverser le régime imposé par la force des armes. Il ne fait cependant aucun doute, pour les socialistes en exil, que le peuple espagnol est hostile à Franco puisque « l’Espagne respire la haine contre ses bourreaux78 ».
129Mais la répression et la propagande font que les Espagnols craignent de manifester leur opposition au régime et préfèrent le subir plutôt que de voir se répéter la guerre. Cette Espagne vit de ce fait une véritable défaite morale, car la peur qu’elle éprouve devant le retour éventuel d’un conflit la rend veule, inerte, sans croyance et atone. Rodolfo Llopis écrit dans El Socialista, en 1949 :
Après tant d’années de brutale dictature, le non exercice des droits civiques aura produit une atonie dans de nombreux secteurs de l’opinion, atonie qui sera une entrave, et contre laquelle nous devrons lutter avec ténacité79.
130Aussi, les grèves de 1951, bien qu’étant la preuve que le désir de liberté du peuple n’est pas mort, ne doivent pas faire illusion sur ses capacités de résistance. Comment, de toute façon, pourrait-il en être autrement dans la mesure où le peuple est soumis à une terrible tragédie, décrite ainsi dans El Socialista en 1954 :
Il existe de l’autre côté des Pyrénées vingt-huit millions d’Espagnols, nos compatriotes, condamnés à la tragédie du silence, occultant leurs sentiments filiaux, cachant l’absence des êtres qui leur sont les plus chers, vivant séquestrés dans leurs maisons et en eux-mêmes, mourant asphyxiés d’angoisse, par crainte des colères du tyran et du sadisme des représailles, des tortures et du martyre80…
131Si le désir de liberté semble bien s’être manifesté au cours des événements de 1951, il disparaît aussitôt avec la répression et la propagande du régime. Cette propagande fait croire au peuple qu’il n’est pas capable d’être libre, en d’autres termes, qu’il n’est pas capable de vivre sous un régime démocratique car, comme elle se plaît à le marteler, chaque expérience de ce type en Espagne a toujours débouché sur un conflit. Par là même, le régime justifie son autoritarisme et son recours à la répression grâce à laquelle, rappelle la propagande franquiste, il est à même de garantir la paix et la sécurité de tous les Espagnols. El Socialista dénonce cet état de fait dans les termes suivants :
Un des plus graves aspects du crime de Franco est celui d’avoir donné au peuple espagnol le sentiment de son incapacité à être libre. […] De façon répétée, il a admis que la démocratie était possible, voire utile, pour les autres peuples, mais pas pour le peuple espagnol. Il ne pourrait se faire une œuvre aussi anti-espagnole que de donner au peuple la certitude de son incapacité à intervenir dans son gouvernement. Franco, avec une cruelle insistance, s’est appliqué à tuer l’orgueil du peuple espagnol81…
132L’Espagne, accusent les socialistes dans leur presse, traverse une véritable crise spirituelle. Le caractère espagnol n’est plus, pas plus que n’existent d’idéal, d’esprit critique, d’élan noble, de conscience politique, d’enthousiasme ou d’esprit social. Cette dépossession a eu raison de l’orgueil du peuple espagnol, trait fondamental de son caractère. Ces remontrances sont néanmoins atténuées par le fait que la responsabilité entière en revient au régime franquiste qui assure ainsi son pouvoir sur le peuple et son propre maintien.
133Mais si les socialistes en exil tentent d’atténuer les responsabilités des Espagnols restés au pays, tout en dénonçant leur désintérêt politique et leur apathie, ils se montrent toutefois particulièrement durs à l’égard de la jeunesse qui se révèle aussi peu combative que ses aînés. Les qualificatifs que lui attribue Rodolfo Llopis dans les colonnes de El Socialista sont sans appel. Il écrit :
C’est une jeunesse frivole, déformée, ayant du ressentiment et sceptique […], hors de toute préoccupation authentiquement humaine, insensible au drame qui nous tourmente tous, et qui ignore que jeunesse et héroïsme doivent être consubstantiels82.
134Certes, la faute en revient en grande partie au régime qui a éduqué cette jeunesse dans la terreur politique et l’asphyxie intellectuelle, mais celle-ci a cependant pour avantage de ne pas avoir vécu la guerre. Aussi est-elle impardonnable de ne pas réagir. Quant à ceux qui agissent, ils sont perçus avec suspicion du fait des analyses différentes qu’ils proposent de la réalité espagnole83. C’est à ces jeunes générations que s’en remettent pourtant les socialistes pour sauver l’Espagne des griffes du tyran. Ils espèrent que leurs voyages à l’étranger et les contacts qu’elles ont pu avoir, grâce au développement du tourisme en Espagne, leur ont donné une vision critique du régime franquiste et une volonté de se battre pour la restauration de la démocratie.
135Les mouvements étudiants qui éclatent en Espagne, en 1956, rendent espoir aux exilés socialistes84. Mais cet espoir se change en amertume dans les années soixante, quand il s’avère que la situation de l’Espagne n’évolue guère. Le mal est plus profond qu’il n’y paraît et, surtout, la transformation des structures mentales ainsi que la formation des nouveaux cadres sociaux sont plus lentes que ne le croyait l’exil. Si les socialistes continuent à expliquer la dépolitisation du peuple par la réussite de la propagande franquiste, ils cherchent encore des raisons d’espérer dans toute nouvelle situation, sans pour autant parvenir à convaincre ni à dissimuler leur amertume.
136De même, si les socialistes tentent de se persuader de la force du peuple, ce dernier est rarement confondu avec l’Espagne résistante qu’ils évoquent dans leur presse. L’analyse lexicale réalisée à partir du référent « l’Espagne résistante » dans El Socialista a pour résultat :
Champ lexical diachronique du référent « L’Espagne résistante » dans El Socialista, Le Socialiste et Le Nouveau Socialiste (1945-1975)
Années | Référent | Actions | Associations et identifications | Opposition à |
1945 à 1950 | Espagne résistante | Pas d’actions spécifiques | – républicains espagnols héroïques en prison | – sbires du caudillo |
1951 à 1975 | Espagne résistante | grèves | – République | – vainqueurs glorieux de cent batailles contre la vertu et la loyauté |
137C’est une analyse assez similaire que les anarchistes proposent du peuple espagnol et de l’Espagne résistante au travers de leur presse. Pour tous, le sentiment de la population espagnole à l’égard du régime franquiste est clair : c’est « le rejet total85 ». Franco et le peuple sont des ennemis irréconciliables, notamment en raison de la politique de vengeance que Franco n’a cessé de mener depuis sa victoire. À l’instar des socialistes, les anarchistes expliquent l’inaction du peuple espagnol par la politique répressive du régime franquiste et aussi par la misère dans laquelle le peuple est maintenu. Ainsi qu’on peut le lire à la une du no 250 de cnt , « la richesse et la misère extrême causent des ravages dans le moral et le physique des hommes86 ». C’est parce que le peuple souffre trop qu’il n’est pas en état d’agir et de renverser le tyran. Aussi, insiste le journal, « quand on parle d’Espagne, de nation, de pays, de l’ensemble des Espagnols vivant sur le sol espagnol, il est nécessaire, par respect et hommage à un peuple qui souffre mais qui n’abdique pas, de faire abstraction du franquisme, de le distinguer87 ». Cela étant dit, si les anarchistes multiplient les articles sur l’action directe menée en Espagne contre le régime franquiste puis sur les grèves et manifestations, force leur est de constater que l’esprit de lutte s’émousse et que la jeunesse appartient à une génération sans but. L’analyse lexicale faite à partir du référent « l’Espagne résistante » donne comme résultat :
Champ lexical diachronique du référent « L’Espagne résistante » dans cnt et Espoir (1945-1975)
Années | Référent | Actions | Associations et identifications | Opposition à |
1945 à 1950 | Espagne résistante | rébellion | – antifascistes | – terreur |
1951 à 1975 | Espagne résistante | grèves et protestations | – esprit antifasciste | – régime phalangiste |
138Or si l’Espagne résistante est bien identifiée au peuple auquel les anarchistes attribuent des valeurs identiques à celles du peuple qui a défendu la légalité en 1936, aucune référence n’est faite à la République en tant que moteur de la lutte. De plus, si ce peuple est confondu avec l’Espagne résistante, ce même peuple et surtout la jeunesse font, par ailleurs, l’objet de vives critiques de la part des anarchistes. Ainsi, et en dépit de l’enthousiasme soulevé en exil par les manifestations des années cinquante, le portrait que fait la presse anarchiste de la jeunesse reste négatif. On peut lire dans cnt en 1959 :
Pendant ce temps en Espagne, est apparue une nouvelle génération. Une génération sans but, sans idéologie définie, sans moyens pour faire émerger des inquiétudes. Une génération qui lit El coyote parce qu’elle ne peut pas lire Costa, Kropotkine, Isgleas ou Pí y Margall. Qui vit entre « À bas l’intelligence ! » de Millán Astray, dont l’écho se poursuivra tant que le régime sera en place, et le matraquage de la propagande qui tente de nous présenter comme les seuls responsables de la situation de l’Espagne. Une génération qui applaudira Bahamonde jusqu’à se rompre les mains, mais qui ignorera que l’auteur de Platero y yo mourut en exil, aimant et pleurant l’Espagne88…
139Guère plus positif est le portrait des travailleurs usés par les conditions de vie qui leur sont réservées, privés de tout droit et si affaiblis qu’ils préfèrent quitter leur pays plutôt que de se battre pour renverser le régime franquiste. L’état psychologique du peuple peut se définir, selon les anarchistes, par les termes de crise et marasme89. Le franquisme est ainsi parvenu à tuer toute vitalité, toute croyance du peuple en un avenir meilleur ; les Espagnols finissent par accepter de vivre comme des esclaves, multipliant les travaux ou choisissant de s’expatrier pour subvenir aux besoins de leur famille. La dépolitisation qui est le résultat de la propagande franquiste, de la répression et de la misère, aboutit à ce qu’en Espagne personne n’agit ni ne pense. L’état de guerre permanent, le vide laissé par ceux qui sont partis en exil ou qui sont morts sur le champ de bataille ou sous les coups de la répression qui a suivi la guerre, sont autant d’éléments qui permettent de comprendre que les forces du peuple ont été détruites.
140Les grèves de 1962 redonnent pourtant l’espoir en un peuple toujours apte au combat, espoir qui fait alors écrire à Federica Montseny dans les colonnes du journal Espoir : « Le peuple espagnol existe toujours, il existe, il affirme chaque jour sa confiance dans ses propres forces, dans les masses ouvrières. […] Qui a dit qu’en Espagne, il n’y avait pas de possibilité de mobiliser les masses populaires90 ?» Mais cet espoir se révèle de courte durée devant la permanence du régime de Franco et en dépit des mouvements de protestations qui éclatent régulièrement dans toute l’Espagne au long des années soixante. Les anarchistes finissent même par accuser ce peuple d’être une des barrières à l’évolution du pays. Au début des années soixante-dix, la réalité espagnole est ainsi décrite :
Peuple passif abandonné par ses littérateurs, ses philosophes, ses politiciens, ses sociologues, etc. La crise de l’Espagne est très profonde : Franco n’est pas la seule barrière qui empêche l’avancement vers le progrès, la démocratisation, l’industrialisation, le sont aussi les masses ouvrières dépolitisées, la jeunesse universitaire rhétorique, la classe moyenne médiocre, qui n’agissent, ni ne pensent sur l’Espagne91.
141L’exil se donne finalement encore un rôle à jouer dans le devenir de l’Espagne, dans son salut. Il s’agit même d’un devoir à accomplir afin de montrer au peuple « les multiples chemins de rédemption à sa portée, et de réveiller en lui la confiance qu’il a perdue, et l’esprit de lutte qui s’est émoussé à force de s’user92 ». Il semble d’autant plus évident à l’exil de jouer ce rôle que c’est dans l’exil que la patrie a été gardée intacte : en somme, l’Espagne a besoin de lui. Mais c’est surtout en définissant et en élaborant une nouvelle notion de patrie que l’exil détermine les lieux d’ancrage de sa propre identité. C’est cette patrie-là qui garantit l’identité de l’exil.
II. LES LIEUX D’ANCRAGE DE L’IDENTITÉ DE L’EXIL ESPAGNOL
1. L’Espagne : le lieu de l’adhésion et de l’unité
La mémoire de la guerre
142La perte géographique du territoire, l’éparpillement des réfugiés et l’accueil qui leur a été fait en France rendent vitale la recherche de la cohésion du groupe pour retrouver une identité dont les événements les ont privés. Cette recherche passe par une identification au groupe à travers des repères communs que l’histoire récente leur fournit en grand nombre, au premier rang desquelles figure la guerre civile. Celle-ci est l’un des repères fondamentaux du groupe, pour ne pas dire le repère fondamental. En tant qu’événement fondateur, elle est au cœur de la mémoire de l’exil. Elle fait référence à l’adhésion volontaire de tous les républicains, ce qui suppose leur unité autour d’une cause commune, celle de la défense de la légitimité de la République espagnole. Une adhésion qui renvoie aussi au mythe de la guerre civile, l’un des référents essentiels autour desquels s’articule la mémoire de l’exil. Cette adhésion au contenu pourtant différent selon les groupes – politiques et régionaux essentiellement – a une double fonction. Elle sert, d’une part, à renforcer la cohésion du groupe et, d’autre part, à rappeler constamment la légitimité de la cause défendue. Une adhésion et un attachement à la République et à ses valeurs, en particulier à deux de ses principes : l’école laïque et le rétablissement des libertés. Si tous s’accordent sur la légitimité de ce régime et sur son bien-fondé, les perceptions diffèrent sur sa validité, ce qui est une façon pour chaque groupe d’affirmer sa fidélité à ses propres références culturelles.
143Rappelons succinctement que les anarchistes proposent une image contrastée du temps de la République, lorsqu’ils mentionnent la sanglante répression de l’insurrection des Asturies en octobre 1934 et le massacre de Casas Viejas en 1933. Par le récit qu’ils font de ces événements, ils argumentent en fait leur discours en dénonçant les défauts du système politique, ses faiblesses, ses mauvaises alliances et la forte emprise du pouvoir militaire, source future du soulèvement.
144Les communistes adoptent, pour leur part, une attitude semblable, en tenant un discours tout aussi critique sur la République, mais en insistant beaucoup plus sur l’absence de changement des conditions de vie des ouvriers et sur les alliances du gouvernement. Mais au-delà de cette mémoire tiraillée par les divergences politiques, l’engagement dans le camp républicain rétablit la cohésion.
145Ainsi, face à l’agression des militaires insurgés – dont les forces et la valeur au combat sont mises en doute du fait de l’aide apportée par les Allemands et les Italiens –, un peuple entier s’est soulevé comme un seul homme pour défendre la légalité et n’a pas craint de combattre les ennemis de la République jusqu’au sacrifice de sa propre vie. Chaque témoin insiste sur le caractère volontaire de cette adhésion, qu’il est d’autant plus important de souligner que le combat, d’emblée, se révèle inégal. Cette guerre est pour tous une lutte de nature sociale, un combat pour la liberté et la défense de la patrie menacée par des traîtres au service de puissances étrangères.
146Cette menace et les enjeux qui sont au cœur du conflit ne peuvent que susciter l’adhésion et l’engagement dans le combat – ce que chacun des témoins confirme quand il évoque l’armée républicaine qui n’est pas une armée de professionnels. Le mythe du peuple en armes prend d’ailleurs sa source dans l’opposition radicale entre cette armée qu’il faut entièrement structurer et l’armée de métier dans laquelle la rébellion a été organisée depuis fort longtemps. La geste héroïque s’inscrit dans l’engagement immédiat du peuple contre le soulèvement militaire. Enfin, son adhésion est démontrée tout au long de la durée de la guerre, sans que soit jamais considéré aucun autre facteur ayant permis d’assurer la résistance du camp républicain. Le raisonnement est donc simplifié à l’extrême afin de gommer tout élément qui ferait obstacle à la cohésion du groupe fondée sur l’adhésion au camp républicain.
147Adhésion que l’on retrouve dans le discours des exilés catalans qui insistent tout particulièrement sur l’attitude exemplaire de la Catalogne au moment de la guerre civile. Josep Tarradellas, dans un discours prononcé en 1946, rappelle :
La Catalogne répondit à la demande du président de la République, Azaña, d’envoyer ses forces armées, pour aller défendre l’Aragon et ensuite les terres de Castille, où l’ennemi avançait vers Madrid. C’est en Catalogne également que furent créées des industries de guerre. La Catalogne joua donc un rôle sans commune mesure dans la guerre civile93.
148Pourtant, avec l’installation du gouvernement de la République à Barcelone, en octobre 1937, et les compétences de la Généralité réduites de facto, les heurts se multiplient au point qu’en mars 1938, le président de la Généralité, Lluís Companys, « est obligé de préciser devant les parlementaires catalans que les “interférences” doivent être surmontées dans l’intérêt des idéaux communs ; il ajoute que la Catalogne a déjà beaucoup donné dans cette guerre et qu’elle donnera encore plus94 ».
149Malgré des signes évidents de lassitude dans la population civile, les témoins d’origine catalane, comme les autres, ne retiennent dans leur discours que la résistance du peuple, symbole de l’adhésion totale à la cause défendue et taisent tout ce qui révélerait une division au sein du camp républicain. Il importe avant tout, et pour tous, de présenter un front uni et une adhésion sans faille. C’est pourquoi aucun d’entre eux ne fait jamais allusion à l’épuisement de l’armée républicaine, à la lassitude des populations civiles, à mai 1937, à la prise de Madrid et de Barcelone sans combat à la fin de la guerre, aux expropriations, au déchaînement de la haine anticléricale, etc. Les évocations de dissensions et d’arguments contraires au discours unitaire ne sont produites que sur une demande insistante auprès des témoins, et très souvent à contrecœur. S’ils consentent à reconnaître le manque de cohésion politique, voire de cohésion tout court au sein du groupe républicain, ils renvoient la faute aux politiciens et non au peuple qui a défendu dans un même élan la légitimité de la République.
150Cette légitimité, qui est la justification de leur lutte et de leur exil, est d’autant plus importante pour eux qu’elle est niée par l’accueil de la France. Aussi cet accueil fait-il naître en eux un profond sentiment d’injustice qui contribue, à son tour, à cristalliser leurs convictions et leurs motivations pour survivre dans un espace étranger qui leur est particulièrement hostile. Il est alors vital de faire table rase des divisions pour se ressouder autour d’une seule et même cause : la lutte contre le fascisme. Même vaincue, leur cause reste la bonne.
151La guerre civile est le moment par excellence de l’adhésion totale à la cause républicaine. Le groupe partage les mêmes représentations. Celles-ci ont pour substrat diverses images telles que : les valeureux républicains espagnols, la lutte contre le fascisme, la défense des libertés démocratiques à une échelle universelle, un peuple héroïque et martyr (mystique même dans l’expression de la cause défendue) ou encore l’indifférence des démocraties en dépit de la lutte menée. La production de ces images-mythes permet au groupe de survivre en dépit de son expatriation. Ces représentations donnent également au groupe la possibilité de se situer à nouveau dans sa patrie, de réinvestir le territoire perdu et une histoire brutalement interrompue par la victoire des nationalistes. À cette perte s’ajoute d’ailleurs le fait que la République espagnole n’a plus d’existence légale en France en 1939 et que le gouvernement du général Franco est reconnu officiellement en Europe à partir du 27 février 1939, plus d’un mois avant la fin de la guerre. C’est dire si la reconnaissance de la légitimité de la République s’impose, et ce d’autant plus qu’elle permet de maintenir la dichotomie dévoilée durant la guerre : la permanence de deux univers de valeurs antagonistes qui s’excluent l’un l’autre.
152Dichotomie qu’il importe de conserver, car elle permet de maintenir un sentiment de continuité temporelle ; ce sentiment, indispensable à l’élaboration de l’identité, fait que le groupe se perçoit comme étant le même dans la durée. De plus, cette dichotomie lui permet de donner une définition particulière de la notion de patrie qui aide à suppléer à la perte du territoire géographique.
153Le passé est donc un point de référence incontournable, particulièrement celui qui a trait à la guerre civile, car il assure la cohésion du groupe en lui offrant des repères communs à partir desquels chacun peut s’identifier comme membre de ce groupe. Il lui permet aussi de recréer la terre perdue, en réinvestissant le territoire, non plus à partir de données géographiques, mais à partir de données historiques et spirituelles. Le passé devient alors son espace et peut, de ce fait, se substituer à la patrie géographique. En cela, l’exil révèle un aspect méconnu de la patrie.
L’Espagne une et indivisible : la patrie en exil
154C’est dans la douleur éprouvée par la perte de la patrie d’origine que s’accroît et s’affermit l’amour qu’on lui voue. Et c’est à partir de cette douleur que les expatriés redéfinissent leur appartenance nationale. À défaut de pouvoir inscrire leur appartenance dans un territoire géographique, ils l’inscrivent d’abord dans le sentiment qu’ils portent à la patrie et qu’ils assimilent à de l’amour filial ; un amour que les épreuves de la vie ne peuvent ni détruire, ni atténuer. Il leur permet tout d’abord d’affirmer leur attachement perpétuel et invariable à leur patrie puisque cet attachement est identique à celui d’un fils à sa mère. Il démontre également que le cordon ombilical qui les unit à l’Espagne est indestructible en dépit de leur expatriation. L’exil ne peut donc en aucun cas déboucher sur l’oubli de la patrie ; la distance entre la « mère patrie » et ses « fils » ne peut altérer l’amour que ces derniers lui portent. Cette patrie, d’autant plus obsédante qu’elle est inaccessible, fait écrire à Indalecio Prieto :
Je pense à l’Espagne chaque jour, avec son ciel, ses paysages et ses hommes, avec tout ce qui ne figure pas sur une carte. Mes pensées, et jusqu’à mes rêveries lui sont consacrées. Je ferme les yeux en pensant à l’Espagne, et immédiatement après les avoir fermés, la fantaisie du rêve me conduit à ma terre souffrante. Je suis entièrement sien. Je l’adore95.
155L’exil fait croître en eux l’amour et l’estime pour leur terre. Mais comme cette dernière est désormais souillée, il leur faut à tout prix la recréer dans l’exil pour pouvoir conserver les valeurs dont elle est porteuse, en attendant que celles-ci triomphent de nouveau sur le sol espagnol. Aussi le problème de la perte de l’appartenance spatiale est-il résolu dans le discours par une notion de patrie qui scinde l’Espagne en deux : la bonne et la mauvaise, la vraie et la fausse96. Ainsi instaurent-ils à nouveau les divisions irréductibles apparues lors de la guerre civile avec ses enjeux qui, comme l’écrit Christian Boix, « ont fait glisser le géographique et la tradition historique vers un choix entre deux univers de valeurs97 ».
156Les franquistes se caractérisent par une absence totale du sens de l’honneur, dont la preuve éclatante a été fournie, au commencement de la guerre, par le non respect du serment de fidélité qu’ils avaient fait à la République. Ils sont des traîtres car ils sont les agents de puissances extérieures : de l’Allemagne tout d’abord, puis de l’Italie lors de la guerre, enfin des États-Unis dans les années cinquante. Or, en faisant de l’Espagne leur patrimoine, en allant à l’encontre du choix politique du peuple et en maintenant ce dernier dans un état de misère effroyable, les franquistes révèlent le peu d’amour qu’ils ont pour leur pays. Ils ne peuvent donc être considérés comme les représentants de la véritable Espagne, pas plus que s’affirmer Espagnols. Enfin, par les valeurs qu’ils défendent et qu’ils imposent, les franquistes s’excluent eux-mêmes de l’hispanité. Dès 1945, El Socialista écrit à ce sujet :
Celui qui déshonora l’écharpe du général en trahissant la promesse de fidélité à la République. Celui qui a trahi sa patrie en ouvrant les frontières des terres sacrées de l’Espagne à l’envahisseur étranger. Celui qui fut parjure de la religion en profanant le sanctuaire de sa foi, n’est pas Espagnol, ni ne rend un culte à l’honneur qui enorgueillit notre terre. […] Franco n’est pas Espagnol, ni ne le sont ses acolytes98.
157Cette exclusion de l’hispanité s’explique d’autant plus que les franquistes sont accusés d’avoir tout fait pour détruire le caractère espagnol. On peut lire, en 1961, dans El Socialista :
Faire perdre son caractère à l’Espagne a été une entreprise primordiale pour le régime, et même déclarée par lui. Le caudillo en personne a dit qu’il n’aimait pas l’Espagne. Et comme il ne l’aimait pas avec ses caractéristiques propres, il a voulu faire sur des ruines et du sang une Espagne timide, docile et grégaire99…
158En tuant le caractère espagnol, Franco et les siens ont tué l’Espagne. Ils en ont fait un pays dénaturé, dépossédé de sa tradition, de son histoire, et surtout de sa liberté. Et ce nouveau pays sans caractère, avili, prostitué, sans âme, ne peut être l’Espagne. Aussi ceux qui participent à ce régime, ou lui apportent leur caution, ne sont-ils pas dignes d’être considérés comme Espagnols. Il ne suffit pas d’être né et de vivre sur la terre d’Espagne pour pouvoir se revendiquer Espagnol. Être Espagnol, cela se mérite ; c’est le résultat d’un effort, d’un comportement éthique et d’un véritable amour pour la patrie. Tout ce dont les franquistes ne peuvent témoigner.
159L’aversion évidente de ces derniers pour la patrie suffit d’ailleurs à montrer qu’ils ne sont pas patriotes, donc pas Espagnols. C’est pour cela que la presse de l’exil, après 1945, insiste continuellement sur l’aversion de Franco et des siens envers la patrie. Le raisonnement est toujours le même : les franquistes n’aiment pas l’Espagne, donc ils sont la fausse Espagne, « l’anti-Espagne » – pour reprendre les termes employés dans cette presse. Et puisque son premier représentant est Franco lui-même, chacune des attaques mentionne sa figure. Ainsi dans l’article suivant :
Franco, avec une cruelle insistance, s’est appliqué à tuer l’orgueil du peuple espagnol. […] Mauvais amour de Franco pour sa patrie. Celui qui aime son peuple, aime son caractère, sa tradition, son histoire, celui qui veut en changer ses fondements moraux pour le mettre au service de sa propre ambition ne l’aime pas. […] Franco et sa phalange qui rabaissent tous deux le peuple sont la véritable anti-Espagne100.
160Cette fausse ou mauvaise Espagne est distinguée du peuple, mais parfois avec difficultés, comme nous l’avons vu. C’est le régime qui est antiespagnol, non le peuple. Aussi doit-on considérer, selon cnt , que,
L’Espagne n’est pas la Phalange, ni la caste militaire, ni les groupes financiers, ni le clergé, ni les grands propriétaires, doyens absolus de la terre. L’Espagne, ce sont les paysans de Castille, d’Estrémadure, d’Andalousie, les mineurs des Asturies, de Biscaye et de Catalogne, les ouvriers de Madrid, Valence, Barcelone, Saragosse, les pêcheurs de son immense littoral, et tous les citoyens honnêtes. Cela, c’est l’Espagne, le reste c’est le régime, un régime ni choisi, ni accepté par l’Espagne, mais imposé et maintenu par la force, non pas exactement par la force propre du régime, mais par la force des régimes agresseurs, totalitaires, fascistes qui lui donnèrent le jour et l’armèrent à sa naissance, un régime dont la paternité, après la disparition de la scène politique et militaire d’Hitler et de Mussolini, a été héritée par les leaders des États des Nations unies, les Alliés101…
161Or si cette Espagne détient toujours l’usufruit de la représentation ibérique, elle n’est pas l’Espagne authentique, parce que la patrie ne peut pas se définir seulement par rapport au sol et par rapport à un préambule légaliste, mais bien selon des valeurs dont elle est réputée porteuse. C’est d’ailleurs à partir de ces valeurs que les véritables patriotes se reconnaissent et incarnent la véritable Espagne. C’est grâce également à ces valeurs que les exilés réinvestissent de manière symbolique le territoire perdu et peuvent, à leur tour, dénier aux franquistes le droit à la patrie.
162Les valeurs qui incarnent la véritable Espagne sont à l’opposé de celles défendues et imposées par les franquistes. Elles font coïncider l’engagement patriotique avec l’engagement idéologique, celui au nom duquel les républicains espagnols ont mené le combat entre 1936-1939. Ces valeurs dépassent le cadre national pour s’inscrire dans une collectivité idéologique démocratique puisque la loi, la justice et la liberté sont les bases de toute démocratie accomplie. Si les véritables Espagnols, en l’occurrence les réfugiés, ne sont plus en possession de la terre, ils sont cependant les seuls détenteurs de ces valeurs, ce qui suffit à assurer la reconnaissance de la légitimité de leur cause.
163Point n’est d’ailleurs besoin d’en faire la preuve, puisque c’est pour défendre ces valeurs menacées par l’agresseur fasciste qu’ils ont pris les armes en 1936. Et c’est pour rester fidèles à ces valeurs que, au terme de la guerre civile, ils ont préféré l’exil au franquisme. Il n’est donc guère étonnant que ces valeurs qui incarnent la patrie espagnole n’existent plus sur le sol national mais en exil, où elles sont maintenues en attendant qu’une reconquête du territoire géographique assure les conditions de leur retour. C’est parce que les républicains ont défendu ces valeurs constitutives de la patrie et qu’ils les ont emportées avec eux qu’elles ne pourront être de nouveau instaurées en Espagne qu’avec leur retour. María Teresa León écrit :
Je crois que nous avons emporté la loi qui fait vivre en commun les hommes, la loi de la vie quotidienne, belle vérité provisoire. Nous l’avons emportée sans le savoir, accrochée à nos habits, à nos épaules, entre les doigts de nos mains… nous sommes des hommes et des femmes qui obéissent à une autre loi et à une autre justice qui n’a rien à voir avec ce qui vint par la suite et s’empara de notre terre, de nos rivières, de nos campagnes, de nos villes. Je ne sais pas si ceux qui sont restés là-bas se rendent compte de qui nous sommes, les exilés d’Espagne. Nous sommes ceux qu’ils seront quand sera rétablie la vérité de la liberté. Nous sommes l’aurore qu’ils sont en train d’attendre. […]
Nous reviendrons avec la loi, nous vous enseignerons les paroles enterrées, sous les édifices trop grands des villes qui ne sont pas les nôtres. Notre paradis, celui que nous défendons, est en dessous des apparences actuelles. Il est également le vôtre. Ne sentez-vous pas, jeunesse sans exode, ni pleurs, que nous devons commencer des ruines, des maisons détruites et des champs brûlés pour élever notre ville fraternelle de la nouvelle loi102.
164Ce sentiment de détenir l’authenticité et la vérité est tel que tout ce qui ne s’y conforme pas ne peut être l’Espagne. Authenticité et vérité, puisque leur Espagne est celle de la liberté, de la civilisation, du génie espagnol, de la justice, de la démocratie et du véritable amour de la patrie. Patrie recomposée en exil à partir de ces valeurs, et non à partir des éléments matériels du territoire. Patrie toujours en vie, car chaque Espagnol digne de ce nom porte ces valeurs en lui. C’est pourquoi la supériorité de cette Espagne n’est pas à démontrer ; elle va de soi.
165Cependant l’exil se plaît à rappeler que tous ceux qui ont participé ou participent au génie espagnol ont rallié leur Espagne sans aucune hésitation et la représentent devant le monde entier. La culture – comme dans les discours journalistiques produits au temps des camps – est mise en avant et considérée comme le signe de ralliement de la vraie patrie espagnole. C’est parce qu’ils aiment l’Espagne que les hommes de culture, terme compris ici dans son acception la plus large, ont choisi de quitter le territoire. El Socialista le rappelle :
Comme Antonio Machado aimait l’Espagne, qui mourut hors d’Espagne dans la douleur de l’exode. Comme Manuel de Falla aimait l’Espagne qui, asphyxié par les « vainqueurs », chercha asile de l’autre côté de l’océan. […] Et ainsi, pourrions-nous citer bien d’autres Espagnols, éminents dans l’art et les sciences qui, vivants ou morts, maintiennent en exil le langage des temps de la liberté, le langage que le monde civilisé écoute comme le langage véritablement espagnol et représentatif de ce génie qui est maintenu captif et séquestré en Espagne par ceux qui n’aiment pas l’Espagne103.
166Ainsi s’affirme constamment la supériorité de cette Espagne authentique – l’Espagne civilisée, celle de l’intelligence, leur Espagne – sur celle de Franco, inculte, violente, répressive, sans esprit ni caractère – la fausse Espagne. Cette Espagne authentique n’a pas besoin de sol pour exister, l’Espagne s’étant convertie en un espace de l’intelligence au nom duquel le combat peut se poursuivre, au nom duquel, surtout, la reconquête de l’hispanité s’avère aisée. La patrie reconstituée en exil se fonde exclusivement sur des données immatérielles mais elle incarne la véritable Espagne. Federica Montseny écrit dans Espoir :
C’est cette autre Espagne qui est dans le pays ou dispersée dans le monde entier, malgré toutes les apparences [qui] est la véritable Espagne, celle qui incarne la tradition espagnole, l’histoire de l’Espagne, les caractéristiques intrinsèques de l’homme espagnol104.
167Cette véritable Espagne est bien celle du sacrifice, dans la droite ligne du sacrifice consenti par le peuple lors de la guerre civile. Elle est aussi celle pour laquelle les véritables Espagnols sont restés fidèles à leur engagement et à leur éthique, respectueux de leur patrie, en ne reniant rien de ce qui fait le caractère espagnol. Elle est enfin celle à laquelle ils consacrent leur vie afin qu’elle survive en dépit de l’exil qu’ils partagent avec elle.
168On peut s’interroger sur le sens de ce maintien de la patrie hors des frontières, quand s’ajoutent les années d’exil et que toutes les solutions envisagées pour le retour au pays échouent. S’il n’est pas question pour les exilés de faire le deuil du retour, ils prennent néanmoins conscience du fait qu’ils ne pourront assurer eux-mêmes ce retour de la véritable Espagne sur son territoire. Aussi l’exaltation de la patrie s’inscrit-elle beaucoup plus dans une consolidation de l’identité culturelle et politique des exilés et dans un savoir à partager lorsque l’Espagne sera délivrée du joug franquiste, que dans le cadre de revendications politiques. C’est pourquoi il importe avant tout de conserver intacte la patrie en exil.
169Chaque congrès national organisé par les partis et syndicats espagnols en exil est l’occasion de la reconstituer entre quatre murs et de réunir les vrais Espagnols, ceux de l’intérieur et de l’extérieur. Après le congrès national du psoe, à Toulouse, en août 1961, on peut lire dans les colonnes de El Socialista :
Là était l’Espagne ; là étaient présents les Espagnols avec leurs croyances, leurs passions et leur raison sereine ; avec leur digne hauteur et leurs renoncements. Là était le caractère espagnol. Là est quelque chose qui vit seulement dans la triste liberté de l’expatriation, ou à l’intérieur de l’Espagne dans la voix basse de l’intimité ou dans l’ankylose du silence. […]
Et pendant qu’en Espagne une funeste tyrannie se plaît à prolonger son existence en effaçant le caractère espagnol du peuple, les hommes de l’exil, portant dans leur cœur l’Espagne que n’aime pas le caudillo, ont « espagnolisé » leur expatriation et « espagnolisent » ses comices. Ainsi fut fait au cours de ce congrès dans une salle d’une grande municipalité française. Ici, nous nous sommes manifestés comme des Espagnols libres. Ici était l’Espagne105.
170Ces valeurs défendues et maintenues en exil sont donc leur véritable patrie, parce qu’elles peuvent continuer à définir leur identité en l’absence d’enracinement concret et matériel, comme à nier l’existence de l’autre Espagne détentrice du sol national mais non de la représentation nationale. Les exilés font le choix de l’hispanité plus que celui de l’Espagne, et leur destin est désormais détaché de son enracinement géographique.
171C’est aussi pour cette raison que les figures auxquelles les exilés font toujours référence pour illustrer leur hispanité sont des figures portées à la dimension de l’universel, avec pour point commun l’expérience de l’exil et un rayonnement international. Elles représentent enfin au plus haut degré le génie espagnol. Ces figures, rappelle Dolores Ibárruri, sont celles de « l’Espagne de l’histoire et de la légende, de Cervantes et de Goya, d’Unamuno, de García Lorca, de Miguel Hernández et de Machado, de Falla, de Casals et de Picasso106 ». Elles incarnent également la légitimité de la cause défendue et la justesse des valeurs dont la patrie est réputée porteuse.
172Cette reconstitution de la patrie a toutefois pour première fonction de conjurer l’exil, de le rendre moins douloureux, en atténuant les souffrances provoquées par le déracinement et l’accueil de la France. Il s’agit tout autant de lutter contre le désespoir que de maintenir le moral des troupes. Il ne faut pas que la victoire militaire des franquistes soit acceptée comme une victoire totale et sans appel. Il faut aussi mobiliser les réfugiés en vue de la future reconquête de l’Espagne. L’objectif est clair : ramener en Espagne la liberté et la dignité.
173Aussi les discours développés autour de la patrie cherchent-ils à faire coïncider l’engagement patriotique et l’engagement idéologique. Néanmoins, avant de repartir à la reconquête du pays, il convient d’assurer et de renforcer la cohésion du groupe, cohésion mise à mal par les événements récents. Une des façons d’y parvenir est de donner à ses membres un lieu où se retrouver, plus précisément un enracinement car, ainsi que l’écrit Simone Weil,
L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. […] Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. […] Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie107.
174L’enracinement se fait alors, non plus à partir d’un territoire défini géographiquement, mais à partir d’un monde de valeurs où les données immatérielles afférentes à la notion de patrie prédominent sur les données matérielles. La patrie devenue abstraite par ce procédé peut bel et bien exister en exil, car elle vit dans le cœur de chaque véritable Espagnol. Mais pour garantir son existence en exil, il faut que l’Espagne soit considérée comme la seule valeur et qu’elle soit donc placée au-dessus des particularismes régionaux.
175Il n’est pas question de renier les spécificités régionales de l’Espagne, mais celles-ci ne doivent pas faire obstacle à son homogénéité nationale afin, d’une part, d’assurer l’unité de l’exil dans sa lutte contre le franquisme et, d’autre part, de parler d’une seule et même voix devant le monde entier. C’est la condition sine qua non pour se faire entendre des autres démocraties et faire reconnaître la légitimité de sa cause. Et pour reconquérir cette légitimité, il faut continuer la lutte. Faire revivre la patrie en exil, la maintenir présente envers et contre tout, c’est également rappeler que la lutte n’est pas achevée et que la reconquête doit être la préoccupation de tous. De son exil en Amérique latine, Fidel Miró écrit :
L’Espagne est arrivée à un moment crucial de sa vie. A sonné son heure décisive, de renaître ou de cesser d’être. […] Ni n’est exagéré, ni n’est dramatisé de dire que l’Espagne comme Espagne ne vit plus, mais survit seulement. Il ne s’agit pas aujourd’hui de fermer à double tour le sépulcre du Cid ; le dilemme est bien plus grave : il s’agit de vivre ou de mourir, d’être ou ne pas être108.
176C’est parce que l’Espagne est soumise à un système politique qui est la négation même de l’essence espagnole, c’est parce qu’elle ne peut subsister plus longtemps avec un tel régime antidémocratique qu’il faut à tout prix la reprendre pour qu’elle se retrouve et redevienne elle-même. Ainsi que l’écrit Fidel Miró, il ne s’agit pas de revenir en Espagne comme si de rien n’était, mais de revenir en assurant le retour de la véritable Espagne, celle qui survit en exil.
177Quelles que soient leurs déclarations, l’exaltation de la patrie en exil sert plus à définir l’identité des exilés qu’à fédérer les énergies dans la lutte antifranquiste sur le terrain politique. Cette réaffirmation de leur identité s’impose car, avec le temps, le travail et les activités, elle commence à devenir plus floue. Mais si le temps passé et le contexte français mettent en péril la cohésion du groupe, ils permettent aussi – à partir de l’expérience vécue et du regard que les Français portent sur l’exil – la construction de leur identité de républicains espagnols réfugiés en France.
2. La France : lieu de détresse et de lutte héroïque
Souffrances et humiliations
178C’est autour de la souffrance et de l’humiliation que se construit en partie la mémoire de l’exil. Et si les faits saillants de cette mémoire douloureuse sont à la fois des lieux et des attitudes, ils expriment tous la rancœur des exilés à l’égard de la France. Tout commence à la frontière où la France les reçoit comme du bétail et les désarme aussitôt arrivés. Elle ne donne pas toujours les premiers soins nécessaires aux blessés et aux malades, ni de la nourriture ou des couvertures. Un tel accueil fait écrire à Luis Bonet :
Mes premiers pas dans le pays de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité, dans le pays des Droits de l’homme me conduisent devant un policier, ou un employé des douanes. Aussitôt, il prend le Leïca qui pend à mon cou. Je crois que c’est pour en retirer la pellicule et me le rendre. Mais non, il le garde. Comme je proteste, il me menace de son arme et me pousse brutalement en criant « Allez ! Allez ! » Ces mots-là, je n’ai pas fini de les entendre109.
179Ils ont à peine franchi la frontière, que s’abat sur eux l’opprobre d’un pays qu’ils croyaient ami et dont ils pensaient partager les mêmes espérances et conceptions idéologiques. Le choc de cette découverte est d’autant plus fort que peu d’entre eux savent que la France de 1939 n’est plus la France du Front populaire. Mais, même s’ils le comprennent par la suite, le ressentiment éprouvé ne s’efface pas. Une amertume toujours perceptible se dégage dans les écrits et témoignages des acteurs de cette histoire. Elle se traduit ainsi dans les mémoires de Federica Montseny :
Non. Jamais nous ne pourrons oublier tant d’incurie, tant de cruauté, tant d’absence de solidarité, tout cela justifié par de faux prétextes administratifs, ou bureaucratiques. […] Comment oublier les cris déchirants des mères qui voyaient dans leurs bras leurs fils victimes de maladies pulmonaires attrapées dans ces nuits de froid et de pluie, et pour lesquels il n’y avait aucun médicament ? Comment oublier le spectacle des blessés se traînant en boitant sur les routes, pressés par cet odieux « Allez, allez, plus vite ! » des gendarmes et des Sénégalais qui les conduisaient vers les camps110 ?
180À ces souffrances des conditions de passage de la frontière et des premiers jours en France, où l’isolement et l’abandon dans lesquels ils sont maintenus accroissent leur désarroi, s’ajoute l’humiliation de ne pas avoir obtenu la reconnaissance de la légitimité de la lutte qu’ils ont menée pour le bien de tous. Ce déni entraîne automatiquement celui de leur valeur de combattant. C’est autant nier l’héroïsme et le sacrifice dont ils ont fait preuve dans cette guerre que couper court à toute compassion. C’est finalement nier leur existence et le sens qu’ils ont voulu lui donner ; ce qui fait écrire à Antoine Miró dans ses mémoires :
Mes camarades et moi nous n’étions rien. L’image même de notre combat serait salie. Nous ne serions plus des soldats républicains ayant combattu pour une juste cause, pour le droit de vivre, pour la liberté. Nous serions des « rouges », des barbares au couteau entre les dents, des bandits acharnés à détruire le monde civilisé. […] Les vaincus ont toujours tort. Nous n’échapperions pas à la règle. Nous n’échapperions pas à l’humiliation111.
181La condition du combattant se confond avec la condition humaine, de la même façon que le combat contre le fascisme se confond avec le combat mené pour la défense de la liberté du monde entier. C’est pourquoi ce combat ne se limite pas au territoire espagnol. Le mépris manifesté par la France s’avère impardonnable car il touche leur existence même et le sens qu’ils lui ont donné : voir cette existence niée représente donc le pire des cauchemars.
182M. Soriano insiste toujours au cours de nos rencontres sur le fait que ce déni de leur valeur de combattant fut vécu comme une véritable torture. Il dit :
Il n’était pas normal, il n’était pas humain qu’en tant que combattant de la liberté, la France nous accueille si mal. On méritait quelque chose de meilleur. Plus tard, j’ai pensé que nous étions 500 000 et que l’on ne pouvait pas improviser. Je ne dis pas que l’on aurait dû nous mettre dans des hôtels. Les déroutes, ce sont des événements qui arrivent rapidement. On n’a pas le temps de prévoir, mais on aurait pu avoir à notre égard un peu plus de respect de l’être humain, du combattant. C’est ce qui était intolérable et qui nous a torturés112.
183Leur répartition sans ménagement dans des camps d’internement ou des centres d’hébergement, et les conditions d’accueil qui leur sont réservées sont à l’origine de nouvelles humiliations, sans doute les plus fortes, celles en tout cas qui sont les mieux restituées dans leur récit. L’humiliation et la souffrance sont suscitées tout d’abord par le sentiment d’avoir été parqués comme du bétail, soumis à des vexations quotidiennes et à des incitations au retour répétées, au mépris de leur engagement idéologique et de leur vie. Plus douloureux encore pour eux est le fait d’avoir connu la dégradation physique et, pour tous ceux qui sont passés par les camps, d’avoir eu des gardiens sénégalais et spahis. L’enfermement, la faim, les mauvais traitements, les conditions déplorables de vie qu’ils expliquent tous par la volonté de la France de les décourager de rester, ainsi que la perte de la trace des autres membres de la famille, sont les thèmes récurrents de l’un des faits saillants de cette mémoire blessée et amère : le camp.
184Le camp est objet d’histoire et lieu de mémoire à la fois. Les lieux symboliques, du reste, ne manquent pas. Ils ont pour nom Argelès, Saint-Cyprien, Barcarès, Bram, Le Vernet d’Ariège… et tous les réfugiés les égrènent sans pour autant les avoir tous connus. Le camp, c’est d’abord, écrit Ramón Moral i Querol dans ses mémoires, « des hommes, des quantités d’hommes. Du sable, des quantités de sable, des barbelés, des quantités de fil de fer barbelés. Des baraques, de grandes baraques… et des soldats noirs. […] Face à nos baraques : la mer113 ». Le camp est un espace clos qui dilate le temps et donne à l’humiliation un caractère intemporel. C’est également un espace qui expose les reclus à toutes les vexations et brimades de ceux qui en assurent la surveillance. C’est aussi le lieu de la dégradation physique, morale et spirituelle, le lieu qui réduit l’homme à sa condition animale. Puisque toute norme sociale, toute règle propre à l’organisation de la vie en société et toute intimité ont disparu, la condition animale à laquelle ils ont le sentiment d’avoir été réduits apparaît évidente ; surtout peu après la mise en service des camps, alors qu’aucune organisation véritable n’existe encore, sauf pour la surveillance. C’est particulièrement clair dans les mémoires de Luis Bonet qui insiste, comme tant d’autres, sur cet aspect-là. Il écrit :
L’administration du camp demeure invisible. Nul ici n’est responsable de l’existence de ces milliers d’hommes entassés sur cette plage, sans manteaux, privés d’eau potable et de nourriture. Pour nous accueillir, seuls ont été prévus des carrés de terrain délimités par quelques piquets enfoncés dans le sable. Ils sont reliés entre eux par plusieurs lignes de barbelés, pour nous parquer comme on le fait pour les vaches114.
185Nouvelles humiliations lors de la distribution de nourriture quand, des camions de ravitaillement, leur sont lancées des boules de pain qui font l’objet de bagarres féroces entre les réfugiés. Cette distribution n’a toutefois lieu qu’au cours des premiers jours et n’est pas constatée dans tous les camps. Mais, bien que tous ne l’aient pas connue, ils la relatent comme un fait avéré et constant dans tous les camps, tant elle est représentative, à leurs yeux, de l’accueil que leur a réservé la France. Le récit de Mme Batet est particulièrement éloquent à ce sujet, bien qu’elle n’ait pas connu personnellement les faits qu’elle relate :
La France a été très injuste avec nous. Les gens qui sont morts dans les camps, tu ne peux pas l’imaginer. Après, avec le temps, les choses passent, mais tout cela c’est une plaie qui ne peut pas cicatriser. Qu’avions-nous fait ? On nous a attaqués, il fallait bien que l’on se défende. Et ils jetaient le pain comme ils le jetaient au travers des alambradas. C’est ce que nous racontaient les copains. Nous, on ne méritait pas cela. Et ces camps d’Argelès, Bram, et tous les autres camps115…
186À l’atteinte à leur liberté et à la façon dont est distribuée la nourriture, s’ajoutent les pressions exercées sur eux pour les inciter à rentrer en Espagne, pressions qui se révèlent tout aussi intolérables et douloureuses. Une fois encore, la France se montre méprisante à leur égard en ne respectant ni leur choix, ni leur vie. En outre, les moyens que l’État français utilise pour les convaincre de rentrer chez eux montrent bien le peu de considération qu’il leur accorde. L’un d’entre eux est l’amélioration des conditions de vie dans le camp pour ceux qui choisissent d’être rapatriés. Quoi de pire en effet que de s’en prendre aux plus bas instincts de l’homme, à ceux qui le rapprochent le plus de la condition animale. Cette atteinte à la dignité de l’homme fait l’objet de continuelles dénonciations de la part des réfugiés, sans doute parce qu’avec de tels procédés, l’État français a parfois atteint son but. On lit dans les mémoires de Luis Bonet :
… brutalités, insultes, bourrades et coups pour ceux qui choisissent le camp républicain. Meilleurs traitements et conseils sont réservés à ceux qui décident de retourner en Espagne franquiste. En prime, ils reçoivent chacun une boule de pain116.
187Une autre rancœur inhérente à l’expérience du camp est celle d’avoir été gardé par des tirailleurs sénégalais et des spahis. Avoir dû se soumettre à l’autorité de soldats noirs suscite chez tous les réfugiés un ressentiment profond. Si le fait d’avoir été parqués comme du bétail dans des espaces souvent insalubres, et dont l’aménagement a tardé, représente une humiliation certaine, celui d’avoir dû obéir à des soldats noirs dépasse largement tous les outrages subis. Outrage évident pour tous, mais qu’ils ont pourtant la plus grande peine à expliquer quand on leur demande d’en préciser la nature.
188Il est en effet difficilement avouable pour des hommes qui ont mené un combat pour la liberté et l’égalité de distinguer les êtres par leur couleur, de leur attribuer une condition humaine inférieure, voire de leur nier toute appartenance au genre humain. Être traité comme des ennemis par la France reste en somme préférable au fait d’être gardé par des hommes qui ne peuvent en aucun cas être des égaux. L’humiliation est d’autant plus vivement ressentie qu’en les faisant surveiller par des soldats noirs, la France leur attribue indirectement la même condition qu’à ces derniers. Mme Casas Godesart raconte :
Le gouvernement français ne fut pas à la hauteur des circonstances à ce moment-là. Les Sénégalais, à pied ou à cheval, nous poussaient. Nous formions une longue colonne de personnes dans le Roussillon. Les gendarmes nous poussaient comme des bêtes. Nous n’étions pas considérés comme des personnes, la France avait l’impression d’être envahie par des gens de mauvaise vie, des gueux. Et l’armée française était alors composée de mercenaires, de personnes de mauvaise vie. Et nous fûmes traités très durement.
Pourquoi les Sénégalais vous ont-ils tant choquée ?
Parce que nous n’avions jamais vu une armée de noirs. En Espagne, nous n’avions pas de noirs. Ce fut un choc. Parce qu’être dirigé par des gens qui ne sont pas de la même couleur que toi et qui te traitent mal, qui traitent mal les Espagnols. Il existait alors encore à cette époque l’idée que…, un peu tu vois comme la France qui nous considérait comme des personnes de mauvaise vie. Les Français utilisèrent les Sénégalais pour surveiller les camps. Nous attendions un accueil plus humain. Être accueilli par des Sénégalais alors que l’on savait que les troupes maures utilisées par Franco détruisaient, pillaient et violaient les femmes, c’était terrible.
Oui, mais les Sénégalais et les Maures n’ont pas la même couleur de peau ?
Oui, mais nous ne faisions pas la différence, nous en avions une vision globale117.
189La dernière rancœur des réfugiés liée à l’expérience des camps vient du fait qu’ils ont été considérés comme une main-d’œuvre corvéable à merci, soumise aux besoins des employeurs et sans possibilité de résister à l’exploitation. Le mode de recrutement leur rappelle qu’ils sont assimilés à du bétail : réunis sur les places centrales des camps, ils sont « exposés » devant d’éventuels employeurs qui les jaugent, comme ils jaugeraient des bêtes de somme. La considération que l’on a pour eux se résume bien à leur utilité, en d’autres termes, à leur force de travail. Alberto Fernández écrit :
De même que dans les foires à bestiaux, ceux qui étaient aptes au travail étaient exposés sur les places centrales des camps où les patrons qui avaient besoin de main-d’œuvre bon marché venaient les chercher et les sélectionner, avides de cette main-d’œuvre bon marché à laquelle ils pouvaient imposer silence. Les gestes étaient toujours les mêmes : « Ouvre la bouche », « Tes dents laissent à désirer », « Tu sais ce qui t’attend si tu ne te tiens pas tranquille »… Ensuite l’employeur soupesait les jambes, les bras, la poitrine, comme s’il s’agissait d’animaux118.
190L’expérience des camps est donc fondamentale dans l’élaboration de l’identité des réfugiés, car l’image de soi est aussi révélée au travers des attitudes adoptées. Et c’est parce que le camp est l’expression par excellence de l’attitude de la France à leur égard, qu’il occupe une telle place dans la mémoire de l’exil et qu’il fait généralement l’objet d’un long récit de leur part, bien que le temps qu’ils y ont passé soit souvent bref. Mais leur rancœur à l’égard de la France ne se résume pas à la seule expérience du camp.
191La sortie du camp pour travailler ne met pas un terme à leur rancœur, car on continue à se servir d’eux comme d’une main-d’œuvre à tout faire et exploitable à merci. Exploitation, d’abord, par l’enrôlement dans les cte sous contrôle militaire ; exploitation, ensuite, chez des employeurs particuliers où, quand ils sont payés, ils le sont pour un salaire inférieur à celui des ouvriers français ; exploitation, pour finir, lors des réquisitions allemandes. Aussi Juan Nebot écrit-il dans ses mémoires :
Penser un moment que ces travailleurs heureux de sortir du camp allaient jouir de la liberté n’était qu’une illusion. […] Pour commencer, à aucun d’eux ne fut remis de papiers ou de carte d’identité, ou quelque chose qui s’en rapprochait, quelque chose qui les identifiait. […] Le statut de réfugié, à l’intérieur comme à l’extérieur des camps, était le statut de prisonnier de droit commun119.
192Exploitation, mépris et non-respect de la vie humaine sont toujours leur lot. Dans les camps ou hors des camps, leur condition ne change pas ; ils sont et restent les étrangers indésirables, sans statut juridique, sans papiers. Comme le rappelle Ramón Moral i Querol, « celui qui n’a pas de papiers n’a pas de liberté, et donc pas de personnalité non plus120 ». Ce déni d’identité leur est confirmé par le refus de la France de les intégrer dans l’armée régulière au moment de la guerre, en septembre 1939. Une fois de plus, on nie leur statut de combattant et, une fois de plus, ils sont traités comme des suspects, des indésirables sur le sol français. Pour eux, ce rejet de la France montre par trop que celle-ci les considère comme des ennemis. « Quand la guerre a éclaté, raconte M. Soriano, notre réaction a été de nous présenter comme pilotes. Ils ont posé beaucoup de questions, mais finalement ils ne nous ont pas acceptés, car nous étions des républicains espagnols121.»
193Le mot est lâché. Être républicain espagnol réfugié, c’est être l’ennemi de la France ; c’est être exclu et marginalisé pour cesser de faire peur. L’exode a concrétisé les peurs éprouvées par les Français tout au long du conflit espagnol. La place d’un réfugié dans une France en guerre constitue une vraie préoccupation pour les autorités qui s’interrogent sur le degré de confiance qu’on peut leur accorder. D’avoir suscité continuellement la suspicion et d’avoir été pris pour des ennemis, s’avère inacceptable. Victoria Kent écrit :
Le réfugié espagnol ne peut espérer, dans cette guerre, aucune atténuation à ses souffrances. Réfugiés de notre guerre, où la victoire est allée aux totalitaires de l’intérieur aidés par les totalitaires de l’extérieur, nous sommes de la chair à canon : ennemis de l’Allemagne parce qu’exilés de notre pays, ennemis de cette France d’aujourd’hui parce qu’Espagnols républicains122.
194La défaite, l’armistice signé avec les Allemands et l’instauration du régime de Vichy font tout de suite basculer la vie des réfugiés dans la précarité et une insécurité constante. Les rancœurs qu’ils éprouvent à l’égard de la France dans cette période particulière sont liées, d’une part, à la menace d’un nouvel internement et, d’autre part, à la surveillance policière dont ils font l’objet. Après les avoir traités selon les besoins du moment, la France commet envers eux une nouvelle injustice, sur laquelle insiste M. Arnal :
Après la débâcle, les Français n’ayant plus besoin des Espagnols dans l’armée française, car l’armée française n’existait plus, puisque c’était l’armée de Pétain, ils nous ont à nouveau enfermés dans les camps. Ils n’avaient plus besoin de nous. Nous avons donc dû partir encore une fois. […] Les gendarmes avaient pour ordre d’arrêter les Espagnols rouges et de nous faire rentrer dans les camps ou en Espagne123.
195L’absence de papiers en règle et la difficulté d’obtenir du travail qui en est la conséquence, ainsi que les rafles permanentes rendent leur vie impossible au cours des années 1940. Mais ce qu’ils ne peuvent pardonner à la France de Vichy, c’est qu’elle soit devenue un État policier qui a recherché sans répit les étrangers, soit pour les enrôler de force dans les gte, soit pour les interner dans les camps, soit pour les renvoyer dans leur pays d’origine. Ce sont les contrôles incessants exercés par la police qui ont suscité en eux le plus de rancœur durant cette période. M. Folch insiste beaucoup sur le fait que les réfugiés étaient soumis à des contrôles permanents, simplement, explique-t-il, parce que leur origine les rendait suspects aux yeux du gouvernement en place. Il dit :
Chez Bréguet, ils m’ont fait des papiers. Beaucoup d’Espagnols sont rentrés chez Bréguet à cette période. Nous avons été mis dans une cte en 1941. […] Je suis resté sans droit de quitter Toulouse jusqu’à la Libération. De temps en temps, la police venait et prenait quelqu’un. Par exemple, à chaque visite de Pétain à Toulouse, ils venaient pour chercher quelques Espagnols à la réputation dangereuse. Ils ont ainsi attrapé une vingtaine de personnes qu’ils ont enfermées au Vernet le temps de la visite de Pétain. […]
Il n’y avait pas d’avenir. L’avenir était complètement bouclé, l’avenir c’était que la police ne nous attrape pas. […]
Un jour que j’étais dans un bar où avait lieu une réunion de maquisards, il y a eu une descente de police et ils ont attrapé tout le monde. Dès qu’ils ont su que j’étais Espagnol, ils m’ont mis de suite les menottes et un revolver sur la tempe124…
196L’image du suspect, que la IIIe République finissante et le régime de Vichy n’ont cessé de leur accoler, ne les quitte pas à la Libération ni après la fin de la guerre. Si le statut de réfugié leur est alors enfin concédé, la méfiance dont ils ont toujours fait l’objet ne disparaît pas pour autant ; l’élan de reconnaissance suscité par leur participation à la libération du territoire n’y met pas un terme. Lorsque Lluís Montagut part à la recherche d’un travail dans l’immédiat après-guerre, il est hors de question pour lui de présenter comme référence le titre de résistant car, écrit-il, « paradoxalement, le résistant est devenu synonyme de trouble-fête, de perturbateur de l’ordre établi. Et la condition de guérillero est encore pire125 ».
197Cette image de suspect se reforme dès les années cinquante et se traduit dans les faits par l’interdiction des associations espagnoles issues de la résistance et de leur presse et par l’assignation à résidence, voire l’éloignement, de certains réfugiés. Le contexte politique des années cinquante – la guerre froide – les ramène au rang de suspects. À nouveau, la répression est de mise. Celle-ci est vécue d’autant plus douloureusement que les réfugiés n’ont pas hésité à combattre aux côtés des Français durant la guerre. Or, en guise de remerciements, ils ne reçoivent que mépris et mise à l’écart.
198Cette condamnation les isole à nouveau de la société française – tout au moins certains groupes, au premier rang desquels les communistes. Elle ravive surtout leur amertume, même si certains tentent d’atténuer les responsabilités de la France. M. Robles dit :
Il faut dire que le gouvernement en Espagne a fait tout son possible pour mobiliser les sentiments français contre les réfugiés. L’Angleterre aussi a été de la partie. Cela nous a fait beaucoup de mal que l’on nous mette dehors de la vie politique, et que l’on déporte nos représentants dans différents départements de la France, et même hors de France. Mais en tant que marxiste, plus on nous met en situation difficile, plus on résiste126.
199Certes, rappelle M. Folch, si « le contrôle à l’égard des Espagnols est revenu avec la guerre froide, ce n’était tout de même pas si fort que pendant la guerre, sous Pétain127 ». Mais la mise hors-la-loi des organisations et périodiques de la mouvance communiste est vécue d’autant plus tragiquement, par ceux qu’elle concerne, qu’elle fait suite à leur participation à la libération de la France ; cette participation qu’ils ont consentie au péril de leur vie pour sauver le pays du fascisme, malgré son absence de soutien lors de la guerre civile d’Espagne et malgré son accueil. C’est donc refuser une fois encore la reconnaissance de leur cause, leur valeur de combattant et leur héroïsme sur un terrain de lutte qui n’était pas le leur.
200Non reconnus, ils ne peuvent que se replier sur eux-mêmes et s’enfermer dans un univers qui garantit leur identité, car la menace qui pèse sur elle est constante. M. Celma dit : « On n’a jamais été autorisé par les autorités françaises128.» Comment, alors, ne pas éprouver de rancœur pour ce pays qui n’a cessé de les considérer comme des suspects et qui ne leur a offert qu’une identité dévalorisée. Antoine Miró écrit dans ses mémoires :
Depuis mon entrée en France, j’avais eu beaucoup de témoignages de sympathie, mais je m’étais aussi rendu compte que beaucoup d’autres gens me considéraient comme une sorte de pestiféré ou de criminel, en tout cas quelqu’un de douteux et de désagréable à côtoyer129.
201Ces rancœurs envers la France – dues aux conditions d’accueil, à la suspicion dont ils sont victimes à leur arrivée, puis pendant la guerre, sous l’Occupation et après la fin du conflit mondial – ont persisté en raison du défaut de mémoire collective et historique de la France. Ils dénoncent cet oubli qui porte à la fois sur l’histoire des camps d’internement, sur leur rôle dans la Résistance et la Libération. Cet oubli a fait naître de profondes frustrations qui ont poussé nombre d’entre eux, à partir des années soixante-dix, à témoigner sur ce passé. C’est sur un ton revendicatif qu’Alberto Fernández écrit :
Les premiers intéressés à se souvenir des faits firent en sorte, dès qu’ils le purent, que soient oubliés – dans certains cas précis tels que la libération de Paris –, voire effacés des pages de l’Histoire les noms des protagonistes principaux des faits qui se sont déroulés, parce qu’ils étaient Espagnols. Il existe ainsi une abondante littérature dédiée aux années de clandestinité où il est rare de trouver quelques pages, voire simplement quelques lignes, qui font le récit des exploits des alliés malchanceux, oubliés à l’heure du triomphe130.
202Cet oubli de l’histoire française concernant, en particulier, leur participation à la Résistance, suscite chez eux une telle amertume que leurs dénonciations sont toujours violentes et témoignent de leur douleur. Douleur évidente dans le titre choisi par Antonio Vilanova pour son ouvrage, Los Olvidados. Titre également repris à une variante près par Juan Carrasco dans la revue qu’il crée et dirige à ses débuts, La Voz de los Olvidados, et dont le but est de réparer les oublis de l’histoire française et espagnole. Rancœur permanente qui leur fait dire encore aujourd’hui qu’en dépit de la place de premier plan qui leur est à présent octroyée par l’Histoire, la reconnaissance de leur rôle dans la Résistance reste incomplète. M. Robles dit :
Il y a encore des interprétations différentes. Dans l’histoire des écoles, notre passage, on ne le voit pas. C’est malheureux de le dire, mais pour une bonne partie de la Résistance, on ne le voit pas. Nous avons notre journal de guerre qui a été déposé à l’époque au ministère de la Guerre, mais de là il ne sort pas131.
203Le mépris manifesté à leur égard, le plus souvent subi en silence, rend encore plus noble leur participation à la Libération, puisqu’ils n’ont pas craint d’exposer leur vie pour la France. Ils rappellent d’ailleurs qu’ils ont été les premiers à défendre cette cause en 1936. Leur participation rappelle et prouve surtout qu’à aucun moment les réfugiés n’ont baissé les bras ni déposé les armes ; jamais le combat n’a pris fin, jamais leur adhésion à la cause républicaine n’a fléchi.
Un combat ininterrompu : une adhésion constante ?
204Le passage de la frontière, l’arrivée en France et les camps – où ils furent nombreux à séjourner pendant des durées variées – ne signifient pas la fin de la lutte. Ainsi que l’écrit Ramón López Barrantes dans ses mémoires, « perdre une bataille ne signifie pas perdre définitivement132 ». La lutte doit continuer envers et contre tout, bien que ses conditions aient radicalement changé en raison de la perte du territoire. Mais leur exode n’en représente pas moins une rupture, diversement surmontée par les protagonistes. M. Marín évoque ainsi son internement à Argelès :
J’étais tellement fataliste à ce moment-là. J’étais préoccupé par le sort de mon père. Des gens approchaient des barbelés, mais moi, je ne cherchais pas les contacts. Je parlais avec quelques compatriotes, mais très peu au fond. J’étais pas très disposé aux contacts. Je pensais à ma mère, à tout ça. […] Vous savez, il n’y avait pas tant de solidarités que ça. C’était chacun pour soi133.
205Bien que la solidarité ne soit pas totale, c’est pourtant à travers elle que l’adhésion à la cause républicaine va prendre forme. Aux postes frontières, puis dans les camps, des lignes de conduite sont adoptées face aux multiples pressions auxquelles les réfugiés sont soumis. Leur refus de revenir en Espagne est l’un de ces principes ; il est une preuve majeure de leur adhésion totale à la cause républicaine. Cette constance est fondamentale car elle permet de reconstruire les repères sociaux du passé, d’assurer la cohésion du groupe et même sa survie. Elle est à l’origine de leur engagement dans la Résistance, même si son premier effet est de renforcer les valeurs du groupe par opposition à la France – ce pays n’ayant voulu reconnaître ni leurs droits, ni la légitimité de leur lutte, ni même leur valeur de combattant.
206Les conditions de l’accueil que leur a réservé la France rendent ainsi plus héroïques encore leur attitude et leur sens de la justice, notamment dans leur participation à la Résistance ; car, malgré le mépris, ils se sont engagés au péril de leur vie pour aider ce pays à se libérer. Autrement dit, leur adhésion à la cause républicaine est telle qu’en dépit de leur situation en France ils ne peuvent se résoudre à abandonner le combat pour la liberté, surtout quand elle est menacée par le fascisme international.
207L’engagement dans la Résistance n’a pourtant été ni massif ni immédiat, car la non-intervention de la France au temps de la guerre d’Espagne et l’accueil réservé par les autorités françaises ont retenu nombre de réfugiés. Quand il a lieu, par la suite, il relève avant tout de l’identification d’un même ennemi : l’Allemand. M. Soriano dit :
Pendant l’Occupation, nous avons retrouvé les ennemis contre lesquels nous avions lutté en Espagne dans les airs et au sol. C’est la même réponse qu’il fallait apporter à ce problème. C’était notre ennemi en Espagne, et nous vous avions dit que ce serait votre ennemi aussi. C’était toujours le même ennemi. On ne pouvait pas rester les bras croisés. On voulait vaincre l’ennemi commun, et ceci, dans l’espoir qu’après sa défaite une solution serait trouvée au problème espagnol. Nous étions antifascistes. Nous avions lutté pour éliminer le fascisme pas seulement en Espagne, mais partout dans le monde134.
208Il n’y a pas d’autre solution, alors, que celle de combattre l’ennemi commun, une fois qu’il est identifié. « Il n’y avait qu’un seul moyen de s’en défaire, c’était en lui faisant face », dit M. Robles135. Mais si cet engagement dans la Résistance relève de l’identification d’un ennemi commun, ils reconnaissent cependant que cet engagement est marqué par l’absence de choix qu’impliquait leur situation du temps de Vichy. M. Fernández précise que les Espagnols, et plus généralement tous les étrangers, ont participé au maquis « parce qu’ils étaient obligés de se cacher, sinon on les envoyait à Dachau, Mauthausen, ou en Espagne. C’est ce qui est arrivé après aux Français. C’est comme ça que le maquis s’est organisé136 ».
209Les menaces qui pèsent sur leur vie, l’absence totale de protection ou encore le poids psychologique que représente la suspicion des autorités françaises et des occupants envers eux, encouragent nombre d’entre eux à franchir le pas. Ils prennent le maquis pour ne plus subir une situation intolérable par son injustice et aussi parce qu’elle met leur vie en danger. Certains reviennent donc sur leur décision première qui était de ne se mêler de rien en terre étrangère. « Puisque l’ennemi me traquait, j’avais décidé d’abandonner ma réserve et de participer à la lutte antifasciste », écrit Antoine Miró137. Quelles que soient les motivations de sa participation, la résistance espagnole se caractérise par son exemplarité dans le combat. Comme le dit M. Arnal, « les groupes de résistance français avaient confiance dans les réfugiés espagnols138 ». Les témoins rappellent que ce sont eux qui, dans bien des cas, ont montré la voie, du fait de leur expérience militaire acquise au cours de la guerre civile.
210La mémoire de l’exil sur la Résistance est une mémoire de lutte et de refus, qui a tendance à exalter la lutte armée et la figure du guérillero. Cette exaltation tend à éclipser la diversité de la participation espagnole à la Résistance, participation qui ne saurait se réduire à la lutte armée, et encore moins à celle des guérilleros ; c’est pourtant ce qu’en retient la mémoire de l’exil. Le guérillero incarne la figure type du combattant espagnol : courageux, audacieux, vaillant, autonome et brave. L’insuffisance d’armes et d’effectifs, leur isolement par rapport aux autres groupes ne les ont jamais fait reculer au moment de passer à l’action, comme les acteurs se plaisent eux-mêmes à le rappeler. Cette qualité de combattant est confirmée par certains grands résistants français qui n’ont pas manqué de leur rendre hommage dans leurs mémoires. Serge Ravanel, très connu pour son action dans le Sud-Ouest, ne déroge pas à la règle et écrit à leur propos : « Leur courage était réputé. Leur expérience forgée au cours des combats de la guerre d’Espagne manquait à beaucoup de nos maquis. […] Leur esprit de sacrifice mérite notre hommage139.»
211Certains réfugiés qui décident de témoigner par écrit sur cette période n’hésitent pas à faire appel à ces résistants français pour leur demander de confirmer la participation espagnole à la libération de la France et de rendre compte de leur contribution. C’est ce que fait Miguel Ángel en reproduisant dans la préface de son ouvrage les témoignages de Rol Tanguy et Serge Ravanel140. Or les témoignages de ces hommes renforcent dans la mémoire de l’exil l’image de la figure hispanique du combattant, celle du guérillero. Ils permettent également aux réfugiés de souligner la veulerie de la France et son ignorance en matière militaire. Aussi, écrivent Pierre Laborie et Jean-Pierre Amalric, la participation des réfugiés espagnols à la libération de la France « revêt la signification la plus hautement symbolique, celle d’une double revanche : sur le fascisme allemand enfin écrasé, mais aussi sur le mépris français subi en silence141 ». Mais le combat ne se termine pas avec la libération de la France. Il reste à libérer l’Espagne.
212La reconquête de l’Espagne est le motif premier de la participation à la Résistance : si les réfugiés espagnols se sont engagés dans le combat en France, c’est pour libérer l’Espagne. Cependant, quand ils évoquent les motivations de leur engagement, ils passent très vite sur cet objectif et cherchent beaucoup plus à mettre l’accent sur la continuité de leur combat pour la liberté – combat qui ne peut donc être circonscrit au seul territoire espagnol –, et sur leur sens du sacrifice et de l’héroïsme. Ce sens du sacrifice marque la nature de leur participation malgré l’accueil plus qu’hostile que leur a réservé la France.
213Outre qu’ils caractérisent la participation des Espagnols à la libération du territoire français, ces éléments rendent plus noire encore la trahison par les démocraties de leur cause, après leur victoire. Sont également réactivées les rancœurs des réfugiés, particulièrement à l’égard de la France qui fait preuve, une fois de plus, d’un vrai mépris à leur égard. À la différence de ce pays, ils n’ont pas abandonné le combat, même sur un terrain autre que le leur, ce qui jette un doute sur la réalité de l’attachement de la France aux mêmes valeurs que celles qu’ils défendent. Leur adhésion s’affirme et se confirme donc en opposition à la faiblesse de celle de la France. Vicente López Tovar écrit dans ses mémoires :
Je me limitais à lutter contre le fascisme, dans le but de récupérer notre République. […] Ma tâche principale était de faire payer aux Allemands la terre qu’ils nous avaient volée en Espagne ; je voulais aussi démontrer aux socialistes de Léon Blum que les communistes étaient toujours là avant eux, les armes à la main, prêts à sacrifier leur vie pour la liberté, quand il fallait défendre la démocratie142.
214Si les justifications données par ceux qui ont participé à la résistance en France s’inscrivent dans une volonté de participer à un combat qui concerne le monde entier, l’objectif de la reconquête reste, à l’évidence, le leitmotiv premier de leur participation. Celui-ci est d’ailleurs clairement exprimé lors de l’opération du val d’Aran, en octobre 1944. Là encore, le sacrifice est au cœur de l’action en raison, d’une part, de l’inégalité des forces et, d’autre part, de la nouvelle non-intervention des puissances alliées. M. Serra dit :
C’étaient des guérilleros qui avaient participé à la résistance en France pour la libération du territoire. On leur avait promis de les aider pour renverser Franco. Et ça, de Gaulle ne l’a pas fait, mais ce n’est pas lui qui l’avait promis, c’était le général Leclerc. La conjoncture internationale a dû participer au fait que la promesse n’a pas été tenue, mais je n’en sais rien. […]
En attendant, quand ils sont rentrés par les Pyrénées, l’armée franquiste a reculé, mais il n’y a pas eu de suite par manque d’appuis et d’armement. Il aurait fallu qu’il n’y ait pas seulement les communistes. Il aurait fallu que ce soit un mouvement plus ample. On aurait eu un peu plus de chance. On a voulu provoquer. Chacun de nous valait pour cent143.
215Cette opération fait toutefois l’objet de vives critiques de la part des témoins qui n’y ont pas participé, mais surtout de la part de ceux qui n’appartiennent pas à des groupes de la mouvance communiste. Tous s’accordent sur la folie d’une telle opération et critiquent vivement le coup d’éclat tenté par les communistes au mépris de la vie des hommes engagés dans l’action. M. Fernández se souvient :
Si tu regardes dans les journaux de la cnt , ils étaient tous contre. C’était organisé par les communistes. C’était un coup d’éclat de Moscou. Il fallait faire comprendre que le communisme était fort. Mais on savait bien que cela ne mènerait nulle part pour deux raisons essentielles. La première c’est que tout le monde savait que les gens qui étaient restés en Espagne n’étaient pas prêts à se soulever. Pourquoi ? Parce que la plupart avaient eu quelqu’un de tué dans la famille, certains étaient encore en prison, d’autres condamnés à mort. Ces gens-là n’étaient pas prêts, ils étaient encore sous l’emprise de la peur, sous le choc. Comment veux-tu que des gens qui n’ont plus d’espoir, qui n’ont plus rien, se soulèvent ? Ce n’est pas possible.
Mais dans l’esprit des communistes, il fallait y aller. Certains de la cnt pensaient pareil, dans les maquis dans lesquels ils étaient dans le sud de la France. D’ailleurs, beaucoup y sont allés, car il y avait un espoir. L’espoir, c’était que les Alliés les suivent. Ils avaient d’autres problèmes que l’Espagne, et l’Espagne, c’était déjà arrangé entre eux, entre les Américains, les Anglais et les Français. […]
Ceux qui y sont allés savaient qu’ils avaient une force dix fois plus forte en face, mais ils s’attendaient à ce que les Alliés viennent et que, sans engager un combat, il puisse y avoir une solution, un changement, c’est ce que certains pensaient144.
216Quelles que soient les opinions des uns et des autres, tous qualifient cette opération de dernier acte d’envergure pour la reconquête de l’Espagne ; un acte qui, malgré les doutes et les critiques qu’il a suscités, appartient encore à la geste héroïque de la guerre civile. M. Claret dit qu’elle est « la dernière action romantique dans une réalité espagnole non perçue145 ». Aussi, bien qu’elle soit désapprouvée par la quasi totalité des réfugiés, elle reste exemplaire par la force de l’adhésion dont ont fait preuve les hommes qui y ont participé. « Ce fut une grande erreur stratégique, mais nous ne le regrettons pas. Nous avons considéré que c’était une bataille de perdue, mais pas la guerre », dit M. Robles146.
217La Résistance et l’opération du val d’Aran donnent la preuve de leur adhésion toujours aussi vive à la cause républicaine. L’une comme l’autre démontrent que la lutte n’a jamais été abandonnée, quelles que soient les conditions et en dépit des injustices subies. L’une comme l’autre préservent en outre leur singularité, puisque c’est en leur nom propre qu’ils continuent le combat et que cette singularité est par ailleurs nécessaire à la poursuite de la lutte pour l’Espagne. L’exemplarité du combat leur impose enfin de le continuer, d’autant plus que l’Espagne n’est pas encore libérée du joug franquiste.
218Cette image unifiée que donne à voir la mémoire de l’exil du temps de la Résistance ne résiste cependant pas au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est en fait dans l’après-guerre que les destins se diversifient concrètement avec la reconstitution officielle des différentes institutions et formations politiques, syndicales et régionales espagnoles en exil. Les groupes qui composent alors l’exil espagnol en France ne parviennent pas à s’entendre sur les moyens à mettre en œuvre pour reconquérir l’Espagne. Ces divisions provoquent une grande déception parmi les réfugiés qui ont du mal à comprendre que la cause républicaine échoue à imposer l’unité contre l’ennemi commun : le franquisme. Si certains justifient les divisions au sein du camp républicain, traduisant ainsi leur affiliation à tel ou tel groupe, ils regrettent cependant qu’elles n’aient pas été dépassées au nom d’un idéal qu’ils affirment commun, et auquel aucun d’eux n’entend renoncer. M. Soriano s’explique de la sorte :
J’ai toujours regretté les divisions. Pour certaines divisions, il y a des raisons de discorde, mais tout de même nous aurions pu essayer de trouver une idée commune. C’est pour cela qu’à chaque réunion publique, il y avait des disputes à n’en plus finir. Il y a quelque chose qui nous réunit à nous tous, c’est l’antifranquisme. C’est le fait aussi d’être réfugié. Alors pourquoi sommes-nous toujours en train de nous déchirer147 ?
219À ces divisions, qui sont un frein à l’action collective, s’ajoute le fait que les réfugiés sont occupés à rechercher une situation sociale stable pour subvenir à leurs besoins ainsi qu’à ceux de leur famille qui commence à s’agrandir, soit par l’arrivée de l’épouse et des enfants qui étaient encore en Espagne, soit par de nouvelles naissances. Le retour de la paix et d’une situation « normale » rend plus importantes les préoccupations liées au quotidien, ce qui fait progressivement diminuer leur intérêt pour les questions politiques concernant leur pays d’origine. Comme le dit M. Soriano :
Ces partis se sont réorganisés, ainsi que les syndicats, et on a continué notre existence. Chacun a mené sa vie d’autant plus que nous avions une motivation principale, celle de trouver un travail, une situation. Cela ne nous a pas empêchés de continuer à parler de politique et d’aller assister à des réunions, mais moins politiquement qu’avant.
Moins politiquement, qu’est-ce que cela signifie ?
Cela nous a coûté d’avoir du travail. On n’avait pas trop le temps de s’occuper de politique. Nous nous sommes mariés, il fallait s’occuper de nos familles148.
220L’adhésion ne cesse pas pour autant, puisque l’activité militante est poursuivie, comme le précise Manuel Sánchez Olivera. Ce sont en fait les préoccupations de chacun qui modifient la nature de la lutte. Il écrit :
La lutte changea d’intensité. […] Il est sûr que j’aurais pu faire comme les autres : revenir en Espagne et recommencer la lutte contre le franquisme. […] Je dois confesser que lorsque mes enfants étaient petits, je n’eus pas le courage de le faire. Ce qui ne signifia pas que je cessais une vie active au sein du parti, occupant même des postes d’une certaine responsabilité, et toujours avec le regard tourné vers l’Espagne. Mais ma vie militante était complètement différente de celle du passé, en Espagne149.
221Chacun se préoccupe avant tout de son sort, sans perdre de vue la possibilité d’un retour en Espagne. Mais la diversification des destins et l’absence d’entente entre les divers groupes de l’exil sur les moyens à mettre en œuvre pour la reconquête de l’Espagne font que la lutte cesse d’être collective. Elle se définit désormais en fonction des différences qui traversent l’exil, ce qui contribue très vite à infléchir leur adhésion. Ce qui importe alors à chaque groupe est la définition et la défense de ses « frontières ».
222Si la lutte contre le franquisme reste le dénominateur commun de l’ensemble de l’exil et se veut la traduction d’une adhésion inconditionnelle, elle possède néanmoins des caractéristiques propres selon les groupes. Dans les groupes minoritaires, « la défense de la cohésion et le refus de l’intégration ressentie comme la perte de la spécificité se fait par le culte de la tradition150 ». La référence au passé sert surtout à maintenir la cohésion du groupe et de leurs institutions représentatives, à définir leur place respective, leur complémentarité, mais aussi les oppositions irréductibles entre les uns et les autres, en somme à consolider leur identité culturelle et politique première au détriment d’un projet politique dans lequel tous pourraient se retrouver.
223La survivance des divisions, objet de rancœurs pour tous les exilés, contribue à les éloigner progressivement des activités de leur groupe d’origine. Ils oublient le retour, ou en perdent l’espoir, ce qui leur permet d’assumer les exigences du quotidien et d’assurer les conditions de leur intégration progressive. La désaffection à l’égard des activités des groupements de l’exil, ainsi que la perte de l’espoir d’un retour prochain, font que les réfugiés acceptent peu à peu leur situation ou, tout au moins, l’envisagent autrement. L’exil n’est plus vécu comme une situation temporaire, mais permanente. L’essoufflement de leur adhésion est parfaitement perceptible même s’ils ne le reconnaissent pas. M. Robles dit :
Après la Seconde Guerre mondiale, comme le point de mire était l’Espagne, nous avons poursuivi le combat en pratiquant la guérilla. […] Mais si la lutte armée n’était plus possible à partir des années cinquante, la lutte politique s’est toujours poursuivie. […] Nous n’avons jamais renoncé. […]
Les années sont passées, la fatigue était toujours plus lourde pour certains, d’autres étaient démoralisés par les années d’exil. L’esprit républicain perdurait cependant, mais ils n’étaient plus engagés dans la lutte. […] Pour beaucoup d’entre nous, cela a été très dur, et ils ont fini par abandonner la lutte ouverte contre le franquisme. Ils n’ont pas cependant abandonné définitivement, mais politiquement, ils ont abandonné151.
224Si M. Robles reconnaît à demi-mot la désaffection progressive de la plupart des exilés, il insiste néanmoins sur le caractère constant de leur adhésion qui relève à présent d’une fidélité morale et non d’une nécessité de lutte sur le terrain. L’argumentation politique a perdu de sa force, et la survivance des groupes politiques et syndicaux répond avant tout à la nécessité de sauvegarder les valeurs pour lesquelles ils se sont battus. Cela ne diminue cependant en rien l’illusion de la constance de leur adhésion puisque, pour reprendre les termes de M. Robles, tant que Franco n’a pas disparu, ils n’ont pas abandonné. La mort de Franco et l’instauration de la démocratie en Espagne mettent normalement fin au combat ; pourtant, certains manifestent encore leur adhésion à la cause républicaine, car ils réfutent le processus de démocratisation du régime mis en place. Leur nouveau combat consiste depuis lors à faire reconnaître leur Espagne, celle qu’ils ont défendue toute leur vie et qu’ils ont maintenue en exil. Ce combat s’inscrit désormais dans une lutte contre l’oubli, dans un devoir de mémoire d’autant plus impératif que la mémoire de l’exil survivra difficilement à la mort de ses témoins.
225Cette mémoire leur sert à présent de refuge, de lieu où continuer à rêver de leur Espagne comme du lieu où l’exil devient patrie. Cette mémoire est devenue essentielle après la mort de Franco, car celle-ci a entraîné la perte des repères à partir desquels ils se définissaient et définissaient leur combat. Mais surtout, cette mémoire leur sert d’identité : identité aux territoires multiples, dont le dernier, l’exil, constitue la véritable patrie.
3. L’exil comme patrie
Le territoire de la nostalgie
226L’exil est douloureusement vécu par les réfugiés espagnols à cause de l’exode de février 1939, des conditions de leur accueil en France et parce qu’ils ont eu le sentiment d’avoir toujours été abandonnés et trahis. Leur souffrance provient aussi de leur difficile intégration dans le pays d’accueil et de la perte de leur patrie – perte dont ils ne se sont jamais véritablement consolés. Cette souffrance crée une nostalgie très forte et un regret obsédant du pays natal. C’est le désir du retour qui fait naître la nostalgie, les deux étant indissociables. Désir d’autant plus persistant que seul le retour peut y mettre un terme. Autrement dit, seul le retour au pays peut mettre fin aux souffrances endurées depuis l’expatriation. Puisque le retour au pays représente la fin des souffrances, l’exil demeure, à l’inverse, le lieu où elles perdurent.
227L’exil débute avec le sentiment d’être abandonné. Les réfugiés ont éprouvé ce sentiment collectivement avant même le passage de la frontière, précisément quand les pays démocratiques ont voté la non-intervention en août 1936. Il réapparaît ensuite au cours de l’exode, quand ils sont tenus d’abandonner leur terre, leurs objets, leurs morts, leur enfance ou leur jeunesse. Chacun d’entre eux est confronté à toutes ces pertes tandis qu’il s’achemine vers la frontière. Ce sentiment devient alors une expérience individuelle qui saisit l’homme dans son rapport intime aux choses et à tout ce qui l’entoure. En revanche, il redevient une expérience collective lors de l’accueil que leur réserve la France et des restrictions qu’imposent certains pays d’Europe et d’Amérique ou la Russie. Ils ressentent alors très vivement cet abandon, car ils se sont battus pour des valeurs universelles et pour la liberté dans le monde. Leur combat devrait susciter reconnaissance et admiration de la part de tous ces pays qui – à l’exception toutefois du Mexique –, ne leur offrent qu’un accueil misérable ou restrictif, un accueil qui, dans tous les cas, les fait profondément souffrir et fait naître en eux une rancœur tenace. Le sentiment de l’abandon est renforcé par le départ de la plupart de leurs dirigeants politiques ou syndicaux pour l’Amérique latine. Ce départ a principalement deux conséquences : il prive les partis et les syndicats républicains de leur organisation et il laisse les militants à leur sort.
228La fin de la Seconde Guerre mondiale ne met pas un terme au sentiment d’abandon des réfugiés puisque, en dépit de leur participation à la libération de la France, ils ne reçoivent aucune aide des Alliés pour aller libérer l’Espagne du franquisme. Cette nouvelle non-intervention des démocraties alliées se concrétise ensuite dans les décisions prises par l’onu en faveur de l’Espagne franquiste. Ces décisions représentent un nouvel échec pour l’Espagne républicaine, car cette dernière ne parvient pas à se faire reconnaître comme étant la seule Espagne officielle. Son échec est définitif en 1955, quand l’Espagne de Franco est admise à siéger à l’onu comme membre à part entière de l’organisation. Abandon aussi, et une fois encore, des dirigeants politiques et syndicaux de l’exil, plus préoccupés des conflits internes et de leur pouvoir au sein des groupes qu’ils contrôlent, que du sort des exilés. L’exil des républicains espagnols subit donc une succession d’abandons de la part des pays « amis » et de la part des membres de leur propre groupe. Ces abandons sont vécus comme de constantes trahisons à leur égard et à l’égard des valeurs qu’ils ont défendues, en Espagne et partout ailleurs, et pour lesquelles ils ont préféré l’exil à la soumission à Franco.
229À la mort de ce dernier, les exilés connaissent un nouvel abandon – sentiment qui, en réalité, ne les a jamais quittés –, car les gouvernements qui succèdent au régime franquiste ne prennent pas en compte leur expérience, alors que ce sont eux qui ont mis en marche la démocratisation du pays. Cette transition démocratique de l’Espagne représente une défaite cinglante pour l’exil républicain, puisqu’il n’est pas convié à y participer ou, tout au moins, à faire part de ses compétences. Les exilés connaissent alors une sorte de nouveau bannissement – fictif certes, mais vécu comme réel –, puisque cette nouvelle Espagne les exclut de toute participation au débat qui a lieu dans le cadre de la nation. En outre, cette Espagne-là ne s’engage pas à rétablir la vérité historique ; elle ne reconnaît donc pas leur histoire puisqu’elle refuse de leur accorder un traitement égal à celui de leurs ennemis d’hier. Le désintérêt dont fait preuve cette nouvelle Espagne pour tout ce qui concerne l’histoire de l’exil, met en échec les exilés sur le terrain moral qu’ils comptaient occuper, une fois la démocratie rétablie en Espagne. Leur refuser de témoigner sur l’exemplarité de leur combat et sur les valeurs qui furent toujours les leurs, et qui triomphent désormais en Espagne, c’est nier le sens de leur existence et nier le sacrifice qu’ils ont consenti pour ces valeurs en restant en exil malgré la souffrance de l’expatriation.
230Ce sentiment d’abandon qu’ils ressentent à nouveau est dû au fait que leur pays d’origine les a oubliés ; ce qui les prive de toute possibilité de retour, à moins qu’ils ne deviennent, à leur tour, oublieux de leur histoire, des valeurs auxquelles ils ont cru et auxquelles ils sont restés fidèles. Être oubliés leur rappelle qu’ils sont les perdants, les vaincus de la guerre ; et le sentiment d’être définitivement abandonnés aggrave la souffrance de leur exil. Les abandons répétés qu’ils ont subis sont douloureux à vivre parce qu’ils marquent leur défaite totale au sein d’un monde qu’ils imaginaient différent ; ils sont également douloureux car ils n’ont pu être dénoncés au moment où ils se produisaient.
231En effet, une des caractéristiques de l’exil espagnol est le silence qui a été gardé sur les événements extrêmes vécus par les réfugiés, sur l’attitude de la France à leur égard et, plus généralement, sur leur condition d’étranger dans le pays d’accueil. Durant de nombreuses années, les réfugiés n’ont rien dit des souffrances de l’exode – dues principalement aux conditions d’accueil que leur a réservées la France – ni du sort qui fut le leur tout au long de la guerre, puis sous l’Occupation. Cette loi du silence à laquelle ils se sont soumis, durant au moins les dix premières années de l’après-guerre, s’explique par l’espoir de reconquérir l’Espagne avec l’aide des vainqueurs de la guerre mondiale. Aussi n’est-il pas de très bon ton de dénoncer l’accueil de la France alors qu’il est de leur intérêt de conserver la représentation d’une communauté unie face à un ennemi commun. Mais surtout, comment vouloir témoigner, alors que l’histoire n’est pas encore terminée ? Écrire signifierait la fin de leur histoire, la reconnaissance de leur défaite et, par voie de conséquence, la fin de l’espoir d’un retour au pays.
232Comment, par ailleurs, revenir sur ce passé récent alors qu’avec le retour de la paix, chacun doit se préoccuper d’intégrer une situation sociale stable, même s’il garde en vue la possibilité d’un retour au pays ? Or, de gré ou de force, chacun commence à trouver dans la société française le cadre d’expression qui accepte son identité et la garantit. Ce retour à la vie civile va de pair avec une insertion plus ou moins affirmée dans leur environnement. C’est pourquoi, parler de l’accueil de la France et de leur sort pendant le conflit mondial, reviendrait à compromettre leurs efforts d’intégration – ou du moins, leurs efforts pour construire une vie « normale », sans heurts ni aléas.
233Quand, par la suite, ce silence peut être rompu, un autre leur est imposé par l’Espagne de la Transition. Silence douloureux s’il en est puisqu’il fait d’eux des exilés dans leur propre pays et jusque dans leur famille ; en somme, des exilés à vie. Silence si douloureux alors que le retour, si souvent rêvé, s’effectue non pas vers l’Espagne mais vers la France ; car c’est là qu’ils ont reconstruit leur patrie et qu’ils ont continué à en rêver – ce qui a rendu leur intégration difficile.
234Dans la mesure où l’exil a toujours été vécu comme une situation transitoire, la France n’a incarné pour les réfugiés qu’un lieu d’attente dans lequel ils n’avaient pas à s’intégrer. « Le fait d’attendre provisoirement jour après jour, semaine après semaine, mois et années, était un peu comme ne pas vivre, parce que c’était vivre précairement », écrit Luis Jiménez de Asúa152. La France n’étant qu’une terre d’accueil, les réfugiés doivent rester en marge de cette société, en ne se mêlant pas de la politique française et en se concentrant exclusivement sur l’Espagne. Rester réfugié, c’est résister encore à l’intégration inéluctable dans le pays d’accueil, c’est aussi manifester son attachement indéfectible à la patrie d’origine, attachement forcément plus profond que celui qu’ils pourraient éprouver pour le pays d’accueil. Une des façons de résister est donc de garder sa nationalité, ce qui empêche le réfugié de participer à la vie politique du pays d’accueil. Cette résistance est fondamentale car, écrit Émile Témime, « l’intégration politique à un certain degré, c’est la mort. S’affirmer durablement, même quand la justification politique n’est plus aussi évidente qu’à l’arrivée, c’est peut-être aussi une manière de justifier son propre comportement dans le passé et dans le présent153 ». C’est surtout faire en sorte que cet exil constitue un facteur d’identité indéniable. Toutefois, l’acquisition de la nationalité française n’empêche pas certains d’entre eux de se maintenir en marge de la société française et de continuer à se percevoir comme membre à part entière du groupe des réfugiés espagnols. Tel est le cas de M. Celma. « Je ne vote pas, bien que j’ai la nationalité française, car je préfère que ce soient les Français qui s’occupent de leur politique, moi, je suis d’abord Espagnol, et je n’ai pas à me mêler de politique en France », dit-il154.
235À ce refus d’intégration politique – refus qui n’est pas général –, s’ajoutent des difficultés d’intégration plus prosaïques liées à la maîtrise de la langue française et aussi à leur manière de vivre en vase clos, repliés sur leur groupe d’appartenance. Rappelons succinctement que toute leur vie sociale se déroule au sein de l’exil, dans un univers de l’entre-soi qui les préserve de toute agression extérieure et maintient vivaces les croyances en un retour prochain en Espagne. Rester entre compatriotes, c’est tout autant s’assurer de son identité que trouver un lieu d’asile, un lieu où vivre comme avant la rupture.
236En outre, la « reconstitution de la patrie » n’est perceptible que tant qu’ils sont regroupés dans un même espace, quel qu’il soit. Reconstitution rendue possible grâce à la pratique de la langue maternelle, au contact des mêmes mœurs, us et coutumes, et grâce à l’expression d’un même désir : celui de pouvoir retrouver leur terre. Lorsqu’ils sont dispersés, l’exil se fait doublement ressentir ; lorsqu’ils sont groupés, l’exil devient moins douloureux, presque familier. Aussi le besoin d’être ensemble est-il particulièrement fort dans les premières années de l’après-guerre ; comme le dit M. Folch :
Tous ceux qui étaient réfugiés avaient besoin d’être en famille. Où pouvaient-ils être ? Ils formaient des groupes entre eux. L’idéal c’était se retrouver tous les dimanches, ou tous les quinze jours, rien que pour se voir. C’était un besoin. On pouvait leur raconter n’importe quoi, l’important était d’être ensemble et de croire en l’illusion que l’on reviendrait bientôt en Espagne155.
237Ces longues heures au cours desquelles l’exilé se consume en se rappelant son passé ne peuvent être comblées qu’en pensant à l’Espagne et en la recréant en exil. Aussi les réfugiés éprouvent-ils le besoin de se regrouper pour retrouver cette patrie qui s’éloigne peu à peu dans leurs souvenirs, comme s’éloigne le désir de la revoir. La parole s’impose alors pour recréer ce qui n’est plus et occuper ce temps à attendre le retour. María Teresa León écrit :
Où se trouvent quatre Espagnols, de quoi parlent-ils ? Ne comprenez-vous pas qu’ils sont les combattants d’une guerre non terminée ? Rien n’est terminé. La parenthèse sera très courte dans l’histoire de l’Espagne, mais très longue dans nos heures sans retour ; pour cela nous parlons, et contons, et discutons, et chantons, et rions156.
238C’est en effet le seul moyen de se concentrer sur l’Espagne, d’entretenir le désir de poursuivre la lutte afin de restaurer la République qui leur fut volée. L’Espagne est la patrie affective, celle dont la perte représente un véritable déchirement – inégalement surmonté par les protagonistes – celle qu’ils ne peuvent évoquer sans ressentir de douleur. C’est une Espagne qui fait souffrir par son absence. Aussi, en dépit des nombreuses années passées en exil, Antoine Miró écrit :
Mon pays hante mes pensées. Pour lui, je souffre, pour lui, je vis. Dans ma mémoire restent gravées les scènes qui s’y sont déroulées et, depuis cette époque où l’horreur me brisa, l’Espagne a été pour moi une blessure permanente157.
239Perte irréparable même pour certains, et ce jusqu’à leur mort. Tel est le cas d’Indalecio Prieto dont Guillermo Cabanellas rapporte les paroles suivantes :
De nouveaux cosmopolites se sont moqués de ce qu’ils appellent mon patriotisme maladif. Pour eux, indifférents à ce sentiment, tout le monde est pareil ; pour moi, non. Je n’ai qu’une seule mère, que je perdis, et une seule Patrie, que je crains d’avoir perdue pour toujours. Jamais je ne pourrai la remplacer. Apparemment, certains y parviennent, ceux qui se montrent forts et sains. Ne serait-ce pas plutôt le résultat d’un assèchement et d’une dureté de l’âme158 ?
240L’exil renforce leur attachement à l’Espagne et, comme l’heure du retour se fait attendre, la nostalgie du pays les envahit et les plonge dans une profonde mélancolie. L’Espagne alors n’est plus pensée dans le futur mais dans le passé ; celui qu’ils ont vécu collectivement et qui correspond au temps de la République et de la guerre civile, celui qu’ils ont vécu sur un mode individuel et qui correspond à l’époque de leur enfance ou de leur adolescence. Nostalgie d’autant plus agréable qu’elle conserve intact le désir du retour, aussi illusoire soit-il.
241Ce désir pousse certains d’entre eux à se rapprocher de la frontière, sans pour autant oser la franchir définitivement. Tel est le cas de M. Robles qui décide de quitter Paris au moment de sa retraite pour venir s’installer dans les Pyrénées-Orientales, parce qu’il est assuré, dit-il,
… d’être près de nos coutumes catalanes. […] On a toujours pensé revenir par ici pour passer notre retraite. Nous n’étions ainsi pas loin de Barcelone, et puis nous retrouvions le catalan. De plus, il y a pas mal de compatriotes dans les parages. Enfin, quand la nostalgie nous prend, nous prenons la voiture et nous sommes en Espagne en une demi-heure159.
242La nostalgie pousse d’autres exilés à se retrouver entre eux pour évoquer l’histoire qu’ils ont en commun et pour échanger des nouvelles d’Espagne. C’est une autre façon pour eux d’être en Espagne, dans leur Espagne, grâce notamment à la pratique de leur langue maternelle. Cependant, cette dernière ne peut être pratiquée qu’entre personnes du même groupe puisqu’elle a pour objectif de recréer la patrie perdue et d’assurer la cohésion d’un groupe en voie de disparition. Ce n’est pas un retour en Espagne qui est à présent leur objectif, mais un retour sur l’Espagne, pour s’en rapprocher une fois encore. M. Soriano ne se rend à la Casa de España que dans cette intention. Il dit :
Mon but quand je vais à la Casa de España est de voir mes amis de la profession (anciens aviateurs de la République espagnole) et de parler espagnol avec eux. Pourquoi ce besoin de parler en espagnol avec eux ?
C’est ma langue, elle me manque. Et puis, je vais vous dire, on ne parle jamais avec la même facilité que dans sa langue160.
243Cette nostalgie ne peut que se renforcer avec la vieillesse, car en approchant de la mort, les exilés reviennent sur leur jeunesse, donc sur leur pays. « Ma vie est remplie de plus en plus de souvenirs de ma jeunesse et de ce temps vécu en Espagne », dit M. Soriano161. L’Espagne de ce temps-là est surtout celle « d’un pays qui n’existe plus : la République espagnole162 », titre donné par M. Fernández à un petit recueil qu’il a composé sur cette période de sa vie. Pour Mme Batet, la nostalgie de l’Espagne est surtout celle,
d’une Espagne à travers mes idées, ma chose. On avait des ateneos, on était toujours ensemble. […] C’est l’Espagne qui a été sacrifiée, c’est nous, c’est notre Espagne. […] Cette Espagne-là, c’est celle de tous les copains qui ont souffert, l’Espagne de la souffrance qui a été rejetée. On s’y sent lié à cette Espagne163.
244C’est l’Espagne en exil, la nouvelle patrie dans laquelle le groupe, contraint à l’expatriation, peut trouver ses racines. C’est pourquoi les groupes politiques, syndicaux et régionaux espagnols en exil se chargent d’organiser des commémorations et manifestations culturelles de tous ordres. Les commémorations occupent une place particulièrement importante dans les manifestations organisées par l’exil, et ce dès la fin de la guerre mondiale. Commémorer un événement ou rendre hommage à tel ou tel personnage est l’occasion de rendre le passé intelligible et de lui donner un sens ; choisir une date ou une personnalité sur lesquelles se concentre l’attention, c’est lui conférer permanence, pertinence, voire signification universelle. Ces commémorations ont valeur d’enseignement par rapport au passé et au présent, et elles indiquent aussi la voie à suivre pour l’avenir. Enfin, ces commémorations fixent la mémoire des différents groupes de l’exil dans le souvenir d’événements clés ou de personnages fondamentaux pour la construction de leur identité respective. Mais cette instrumentalisation du passé n’est pas sans risques quand l’évocation prend le dessus sur toute proposition d’action pour l’avenir. Toutes ces commémorations enracinent alors les réfugiés dans leur exil en le transformant en refuge. Lluís Montagut définit ainsi les activités de son groupe après 1945 :
Nous les Catalans, nous organisons des Foyers où l’on vivra de souvenirs et de traditions, plus que de projets d’avenir. Nos manifestations les plus hardies de fidélité à nos principes consistent à danser la sardane, à chanter l’hymne national et les jours anniversaire des dates mémorables, et Adieu mon frère sur la tombe d’un compagnon qui ne pourra plus nous suivre sur le chemin douloureux de l’exil164.
245Nulle trace de projets politiques pour la reconquête ; mais beaucoup d’activités destinées aux exilés afin d’assurer la consolidation de leur identité culturelle et politique menacée par le déracinement et les années en terre d’accueil. Ce rôle de conservation est très clair dans les propos de M. Serra quand il évoque les activités développées par le Casal català de Toulouse. Il dit :
La défense du catalanisme était l’objectif du Casal català et se faisait par des manifestations culturelles et les commémorations. C’était la mémoire que l’on conservait au travers de ces commémorations. On parlait ainsi de la Catalogne165.
246S’il est évident, comme le dit M. Folch, que « c’était vraiment symbolique de participer à tous ces groupes car ils ne pouvaient plus rien changer166 », l’organisation à laquelle l’exilé adhère représente pour lui une communauté quasi idéale avec sa base, sa morale, ses héros, ses rites, son vocabulaire et ses certitudes. L’organisation en question fonctionne comme un refuge, un remède contre les souffrances de l’exil ; et elle incarne la patrie par excellence. L’image de l’organisation assimilée à une famille est celle qui revient le plus souvent dans le discours des exilés, tout au moins chez ceux qui lui sont restés fidèles. Mme Batet raconte :
Ce qui me plaisait était de travailler à la cnt . Il y avait tous les copains, et puis c’était ma famille. […] Je me suis installée à Toulouse, car tout le centre de notre organisation était dans cette ville, et puis Federica y vivait aussi167…
247Espace si vital pour certains qu’ils sont prêts à tout lui sacrifier. Ainsi, en dépit des relations houleuses qu’il entretient avec la cnt, et en dépit de son exclusion, M. Borras ne renie rien de son enthousiasme pour cette organisation, comme de l’influence qu’elle a eue dans ses choix de vie. « J’étais fanatique de la cnt. J’aurais tout donné pour l’organisation. J’avais d’ailleurs dit à ma femme que la seule autre femme qui existait à part elle c’était la cnt », dit-il168. L’organisation reste le lieu autour duquel l’exilé construit sa vie, car c’est elle qui donne sens à son existence, lui rappelle son identité et l’histoire de son groupe.
248Incarnation de la patrie, l’organisation enracine ses membres dans l’exil en leur proposant une nouvelle relation à leur Espagne. Après bien des disputes avec ses aînés et bien des détours, M. Claret renoue avec son groupe d’origine parce que, dit-il,
Ma fidélité au psuc vient de la mémoire. Au départ, la défaite et l’impuissance de l’exil m’ont éloigné de ce secteur. Mais je suis lié par la mémoire, la sensibilité, la culture, le savoir à l’exil. Mon Espagne est toujours là169.
249C’est parce que l’exil a conservé intacte la véritable Espagne, mais aussi parce que l’exil est à la fois un refuge et une famille, qu’il constitue un facteur d’identité indéniable et qu’il doit être restitué comme tel dans l’histoire de l’Espagne et de la France. L’élaboration et la promotion de cette mémoire de l’exil doivent donc être poursuivies pour que l’exil ne sombre pas dans l’oubli – oubli qui serait comme une seconde mort car il nierait jusqu’au sens de leur existence. Cet oubli, particulièrement évident de la part de l’Espagne, est dénoncé par M. Soriano dans les termes suivants :
Le psoe a oublié que nous étions républicains, que nous avions été dans des camps de concentration, que nous étions en dehors de notre pays depuis plus de quarante ans, que nous étions loin de nos familles. Il a oublié tout ça170.
250Être « réfugié », c’est être resté fidèle à la République et avoir lutté les armes à la main contre l’agresseur fasciste, c’est avoir subi les souffrances et les humiliations de l’exil en France, c’est ne pas avoir abdiqué ses convictions en restant en exil, c’est, enfin, avoir poursuivi le combat jusqu’au bout, même si celui-ci ne s’inscrit plus dans une action concrète. L’exil dit d’où ils viennent, les valeurs qu’ils partagent et les événements qu’ils ont vécus collectivement.
251Il est fondamental dans l’affirmation de l’identité des réfugiés car il rend beaucoup plus sensible leur hispanité qui n’a plus besoin de terre pour exister, car elle s’incarne désormais dans un exil permanent. C’est pourquoi la condition d’exilé doit être maintenue coûte que coûte et être reconnue comme référent essentiel de leur identité. Elle est d’ailleurs si essentielle qu’elle fait écrire à Antonio Miró :
J’ai une réputation d’homme dur. J’en ai pris mon parti. Comme d’être exilé. J’ai lutté pour une certaine idée du bonheur et de l’existence. Pour cette idée, j’ai passé quarante-trois ans de ma vie en prison ou en exil, cette autre prison. Je suis privé de droits civiques. Mais qu’importe. L’exil fut un destin partagé par de nombreux Espagnols de ma génération. Je l’assumerai jusqu’au bout171.
252L’exil comme destin parvient à effacer les différences qui traversent le groupe, car il renvoie au sort commun de tous comme à l’essence de l’homme. Essence de l’homme en effet, puisque l’exil ne se présente pas seulement sous la forme d’une expérience concrète – celle de la perte d’un territoire – mais aussi sous la forme d’une expérience intime : la perte d’une patrie intérieure que l’individu va désespérément chercher à reconquérir. Dans ses leçons métaphysiques, José Ortega y Gasset précise :
L’homme existe en dehors de soi, dans l’autre, en pays étranger [et cela] toujours et essentiellement. Vivre est exister en dehors de soi, rejeté de soi, consigné à ce qui est autre. L’homme est, par essence, étranger, émigré, exilé172.
253C’est pourquoi il lui faut un lieu où habiter, un lieu où être assuré de son existence, un lieu en somme où « être » à nouveau. Il faut donc penser l’exil comme asile, comme abri, comme refuge. Aussi l’exil peut-il être un lieu où habiter, une patrie, ainsi que l’écrit María Zambrano dans un article qu’elle rédige à son retour en Espagne, et qu’elle intitule Amo mi exilio. Elle y écrit :
L’exil que j’ai dû vivre a été essentiel. Je ne conçois pas ma vie sans l’exil que j’ai vécu. L’exil a été ma patrie, ou comme une dimension d’une patrie méconnue, mais qui une fois connue est impossible à oublier. Je confesse […] qu’il m’a fallu beaucoup d’efforts pour renoncer à mes quarante ans d’exil, beaucoup de travail. Je crois que l’exil est une dimension essentielle de la vie humaine, mais en le disant, ces mots me brûlent les lèvres, parce que je voudrais que les hommes ne connaissent pas l’exil. […]
Dans mon exil, comme dans tous les exils en réalité, il y a quelque chose de sacré, quelque chose d’ineffable, le temps et les circonstances dans lesquels il m’a fallu vivre et auxquels je ne peux renoncer173…
254Pour toutes ces raisons, la perte du statut de réfugié, à la mort de Franco, est souvent vécue comme un moment douloureux par ceux qui ont conservé leur nationalité. Cette conservation du statut disait leur fidélité à la cause défendue, leur espoir de revenir un jour en Espagne avec dignité ; et surtout elle témoignait de leur appartenance indéfectible au groupe des réfugiés, autrement dit, à l’exil. Après avoir multiplié les efforts – pour définir où était leur place et qui ils étaient vraiment – la disparition de la raison de leur exil (avec la mort du dictateur) pose à nouveau le problème de leur identité. Comment, en effet, continuer à se dire exilé, alors que ce statut leur est juridiquement retiré ?
255Pour conserver une certaine cohésion à leur groupe, dissout en termes juridiques, les exilés revendiquent alors la reconnaissance d’un passé collectif. « Le désir d’identité fait alors de la mémoire un enjeu », écrit Frédérique Lebon174. Conserver la mémoire du groupe, c’est donc pouvoir encore se définir comme réfugié. M. Folch écrit dans La Voz de los Olvidados :
Que serait notre association sans ce bulletin ? Bien sûr, nous serions et resterions complètement anonymes. Le bulletin nous donne le sentiment d’exister, et au-delà des justes revendications que nous avons, la notion de notre identité. […] Avoir de temps en temps, par la réception du bulletin, la confirmation de ce que nous sommes175.
256Avec la mort de Franco, se considérer comme réfugiés n’a plus de raison d’être puisqu’ils peuvent revenir en Espagne quand ils le désirent. L’objectif du retour, autour duquel ils ont construit toute leur existence d’exilés, ne peut plus être perçu de la même manière. Mais pour pouvoir assurer la cohésion du groupe, celui-ci doit se définir comme avant. C’est pourquoi le retour au pays d’origine – tout au moins le désir du retour –, doit être maintenu même si, depuis longtemps, il n’est plus en phase avec la réalité. Ce désir est chargé désormais d’une autre fonction.
Les fonctions du retour
À la recherche de la cohésion du groupe
257La perte du territoire, l’éparpillement des réfugiés et l’accueil de la France rendent impérative la recherche de la cohésion du groupe pour retrouver une identité confisquée par les événements. Cette recherche passe par une identification au groupe au travers de repères communs, dont l’histoire récente leur fournit un grand nombre, et de la poursuite d’un seul et même objectif, la préparation du retour. Renoncer à l’espoir du retour serait comme rompre le serment de fidélité qui lie tout véritable Espagnol à sa patrie et ferait de lui un parjure, un traître, ou un infidèle. Aucun réfugié n’a donc le droit de perdre espoir. Indalecio Prieto le rappelle ainsi, en décembre 1939 :
Nous n’avons pas perdu la foi […] J’ai foi en notre Espagne, à la destinée de la Patrie immortelle et tous nous attendons avec impatience d’y revenir ! […] Non, nous ne renonçons pas à notre Patrie, nous ne tournons pas le dos à son destin, nous ne dédaignons pas son avenir auquel nous sommes unis comme le souffle à la vie176.
258L’évocation du retour est essentiellement faite dans les récits de leur internement dans les camps, lieux de rassemblement où la solidarité évite de sombrer dans le désespoir. Le retour y devient le sujet de conversation principal de tous les internés. C’est le sujet qui les réunit en fonction de leurs affinités, mais aussi celui qui leur permet de se projeter dans un avenir proche, loin des souffrances et des humiliations du moment. M. Celma raconte :
Nous nous préparions à rentrer en Espagne après le renversement de Franco. Nous passions notre temps dans les camps à discuter du retour et des erreurs de nos ministres républicains durant la guerre civile. Nous pensions rester dans cette situation une quinzaine de jours, guère plus, puis revenir en Espagne177.
259Tout est bon pour animer les esprits et faire retrouver leur dignité à ces hommes enfermés comme des bêtes, ainsi qu’ils le rappellent sans cesse, dans un dénuement et un désœuvrement complets. Ils doivent s’occuper à tout prix pour retrouver l’espoir qu’ils ont perdu dans la défaite militaire et l’expatriation et qui consiste à croire que tout est encore possible pour réaliser un retour imminent en Espagne. Aussi les inciter à préparer leur retour, c’est assurément les faire sortir de la léthargie dans laquelle ils sombrent peu à peu, et leur redonner la volonté de se battre en les rendant à nouveau maîtres de leur destin. Bien que la préparation du retour provoque la résurgence des divisions, elle reste cependant le seul sujet capable de mobiliser les énergies. M. Robles dit :
Nous discutions tout le temps de la manière de rentrer en Espagne. En tant que républicain bien entendu. Nous avions des cours politiques, militaires, des cours tactiques de guérilla qui nous ont beaucoup servi par la suite.
Quelle était la stratégie définie pour rentrer en Espagne ?
Nous savions que nous avions laissé en Espagne certains groupes de guérillas non organisés, mais qui existaient. Ils n’avaient pas pu passer et ont donc pris le maquis. Nous pensions prendre contact de suite avec eux pour lutter ensemble. Nous pensions rentrer en Espagne en développant des guérillas sur le terrain. L’esprit était de retourner au pays178.
260Préparer le retour, c’est aussi en déterminer les modalités et se déterminer définitivement par rapport à un camp. Puisque leur départ a été forcé, leur retour implique de facto la garantie de conditions particulières. Insister sur ces conditions, c’est montrer qu’aucun n’abdiquera. Ramón Moral i Querol écrit :
Je veux retourner en Espagne mais je suis révolté à l’idée de devoir me soumettre à la volonté des vainqueurs, des fascistes. Non, j’attendrai encore. J’attendrai jusqu’à ce que Dieu ou l’homme soient plus humains, plus miséricordieux. Jusqu’à ce que la justice soit la justice, le droit le vrai droit et la liberté la vraie liberté179.
261Conserver sa détermination est d’autant plus impératif que l’attitude de la France pousse de nombreux réfugiés au retour. Mais si l’accueil – avec ses incitations constantes au retour, ses pressions et menaces continues, ses rapatriements forcés et ses mauvaises conditions d’internement volontairement maintenues – constitue un motif de départ pour certains d’entre eux, il est aussi un élément d’union et de résistance pour ceux qui restent. L’attitude de la France fait dire à M. Borras :
La France a tout essayé pour nous convaincre de rentrer dans notre pays. Le problème de l’internement, je ne le discute pas. La France ne pouvait pas assurer face à une telle marée humaine. Nous ne pouvions qu’être internés, mais sans être maltraités et humiliés. […] Toutes ces humiliations et ces mauvais traitements étaient faits expressément pour que nous rentrions en Espagne et débarrasser la France du problème que nous lui posions. Mais ils n’ont pas eu gain de cause, du moins dans le camp du Vernet où j’étais180.
262La résistance aux pressions aide le groupe à se ressouder. Elle lui donne des éléments d’identification supplémentaires car la France revêt alors des caractéristiques semblables à celles de l’ennemi, dans la mesure où elle ne reconnaît pas la légitimité de leur cause et où elle ne les accueille pas correctement. C’est donc dans la négation de ce qu’ils sont et le rejet qu’ils suscitent que les réfugiés trouvent des référents essentiels d’identification à leur groupe d’appartenance.
263Ceux qui sont rentrés en Espagne constituent le second point d’ancrage dans l’identification au groupe. Ils sont perçus comme des hommes sans courage et sans idéologie, comme de faux républicains, voire de faux réfugiés. Leur choix fait automatiquement d’eux des étrangers aux yeux des réfugiés. Aussi les témoins ne les nomment-ils jamais précisément et les présentent-ils comme des exceptions. Même si les conditions d’internement sont bien souvent à l’origine de leur décision, elles ne suffisent pas à les excuser, car leur départ pour l’Espagne est surtout le signe de la peur, du découragement, du manque de résistance et d’une forme de soumission au camp adverse. Aussi celui qui rentre rejoint-il inévitablement le camp franquiste et devient, qu’il le veuille ou non, un fasciste ; comme l’explique M. Soriano :
Il y a toujours eu des gens qui partaient des camps. On éprouvait de la colère contre eux et un peu de tristesse. Oui, un peu de colère parce que l’on se disait… Et puis, il y avait des cas que l’on comprenait comme celui de pauvres petits vieillards. […] Il fallait supporter ça. Il fallait être jeune.
Pourquoi éprouviez-vous de la colère à l’encontre de ceux qui partaient ?
Parce que c’était le constat d’un combattant de moins. Quelqu’un qui s’en va de l’autre côté, quelqu’un qui va rejoindre le camp franquiste, quelqu’un qui s’en va. Et ils pourront dire dans la propagande que ceux qui croient en l’avenir passent dans le camp franquiste, etc. Tout était bon pour eux181.
264Certains éprouvent même de la haine à l’égard de ces hommes qui préfèrent fuir plutôt que d’affronter les difficultés ; une haine qui se traduit bien souvent par de violentes diatribes. Luis Bonet écrit :
Ceci nous a conduits à un état de violence et de haine envers ces réfugiés, ces traîtres aux principes de liberté pour lesquels nous avons lutté. Pour lesquels tant des nôtres sont morts. […] Les pauvres Espagnols qui ont oublié en un instant ce qu’est le fascisme. Ils ne se doutent pas de ce qui les attend de retour au pays182.
265Baisser les bras revient à se soumettre, à renier tous ceux qui se sont battus contre Franco, à renier la cause qu’ils ont défendue et ceux qui sont morts pour la défendre, à se renier soi-même, à trahir. D’ailleurs, insistent les témoins, certains sont rentrés parce qu’ils ont reçu l’assurance que, grâce aux relations de leur famille, rien ne leur arriverait. Puisque ces hommes ne sont pas des combattants, ils ne représentent pas une grande perte pour l’exil.
266En opposition totale, comme dans un jeu de miroirs, se situent les réfugiés, les vrais républicains, ceux qui, quelles que soient les conditions de vie dans les camps, restent solidaires de leur groupe et ne perdent pas l’espoir de reconquérir la patrie ; ceux qui refusent de revenir en Espagne dans des conditions infâmantes pour préserver leur patrie, leur identité, voire leur âme. Les perdre serait si terrible pour eux qu’ils ne peuvent que résister, rappelle Francisco Pons :
Ici, en exil, dans les camps, on pouvait de gré ou de force se soumettre à tout. À tout, sauf à la perte de son identité, ce qui aurait signifié faire table rase du passé, de la lutte qui avait été menée, oublier les morts, être sourd aux souffrances des familles restées en Espagne et renoncer au combat contre le tyran183.
267Tous ces hommes présentent les mêmes caractéristiques malgré leurs différences politiques, syndicales ou régionales. Ils résistent aux souffrances et restent dignes, quoi qu’il arrive. Ils sont toujours animés d’un même désir de changer le monde et de construire une société selon des valeurs plus humaines. Ils mettent donc en place, dès les camps, des stratégies de reconquête de l’Espagne. Ils parlent tous alors au nom du groupe qu’ils représentent, celui des vrais républicains espagnols réfugiés en France, en usant du « nous ».
268Le retour, qu’ils préparent tous ensemble, est un élément fédérateur, un antidote contre le découragement que provoque l’internement, un cri de ralliement pour la poursuite du combat. Son évocation est d’autant plus importante que la préparation de ce retour collectif et triomphal les distingue radicalement de ceux qui ont fait le choix de rentrer seuls et vaincus. Il est le signe de l’appartenance à un même groupe, du fait du partage de valeurs identiques et d’un projet d’avenir commun.
269Peu de récits évoquent une autre raison de refus du retour : la peur. Moins avouable, elle correspond mal à l’image de valeureux combattants qu’ils cherchent à donner. Certes, la peur des représailles est mentionnée, mais le plus souvent comme raison secondaire. En fait, l’évocation des représailles sert plus à dénoncer les pratiques du régime franquiste qu’à expliquer leurs réticences au retour. Ce sont donc généralement les femmes non engagées politiquement et les hommes qui étaient enfants au moment des événements – et qui par la suite n’ont pas eu d’engagement réel au sein de l’exil politique –, qui abordent cet aspect de la question. Mme Navarro dit :
Nous attendions que les choses s’arrangent en Espagne. Nous pensions à notre pays, j’y pense toujours. Personne n’est revenu avec le gouvernement de Franco. Si c’était à refaire, avec tout ce que nous avons passé, nous ne serions pas restés en France. Mais la peur, la peur de revenir, nous n’avions ni volé, ni tué184.
270Hormis cette déclaration directe, les autres réfugiés s’en tiennent à des considérations générales sur les représailles et sur la connaissance qu’ils en avaient, grâce aux informations qui leur parvenaient de leur famille. Tel est le cas de M. Radigales. Il raconte :
Il y avait des risques, il y en a qui ont pris des risques, ils sont allés en prison à leur retour en Espagne. Certains ont été affectés à des travaux forcés. […] Tous ces risques, on les connaissait car on s’écrivait avec la famille qui était restée là-bas. […] Ils nous disaient que c’était pas le moment de revenir185.
271Mais à part quelques brefs témoignages directs sur la peur du retour, son évocation reste étroitement liée au thème du combat, caractéristique première que les réfugiés avancent pour se définir. Aussi l’espoir d’un retour triomphal et collectif pour lequel ils continuent à se battre est-il au cœur de leur discours, d’autant plus qu’il est un élément fédérateur du groupe, un remède au découragement et une impulsion pour la reconquête de l’Espagne.
272Cet espoir est entretenu par l’entrée en guerre de la France, car elle permet de sortir des camps et de croire au renversement du régime franquiste en cas de victoire des démocraties alliées. Mais l’armistice détruit cet espoir, et de nouveaux réfugiés se décident à regagner leur pays. L’engagement dans la résistance sera l’autre réponse apportée par ceux qui souhaitent reconquérir l’Espagne, les armes à la main.
De l’instrumentalisation politique du retour à la consolidation de l’identité nationale
273Pour pouvoir revenir en Espagne, il faut libérer le pays de la dictature. Les revendications politiques portent sur la reprise du pouvoir confisqué par la victoire franquiste en février 1939, et sur la restauration de la République. Pour cela, beaucoup de réfugiés n’hésitent pas à intégrer les bataillons de guérilleros espagnols constitués en vue de la reconquête de l’Espagne. La croyance en un retour imminent est telle que nombre de résistants espagnols refusent même de s’incorporer dans l’armée française quand celle-ci le leur propose. Tel est le cas de M. Robles. Il s’explique :
On avait la possibilité de rentrer dans l’armée française, mais si nous faisions ce choix, la lutte en Espagne ne pourrait pas être poursuivie. Cette lutte a été permanente jusqu’en 1951-1952. Les États-Majors ont donc refusé l’intégration des troupes dans l’armée française de manière à pouvoir concentrer les hommes sur notre lutte, pour l’Espagne186.
274Comme nous l’avons vu, l’échec de la « reconquête » de l’Espagne par le val d’Aran ne met un terme ni aux activités de l’opposition, ni aux espérances des réfugiés. Certes, le renversement du régime franquiste n’a pu être obtenu par des moyens militaires, mais d’autres voies sont envisageables, comme l’offensive diplomatique et l’action directe. Nombre d’exilés restent cependant perplexes quant à la réussite des actions menées par les institutions et formations républicaines de l’exil en vue du renversement du régime franquiste. Le traitement de la question espagnole à l’onu et l’absence d’intervention des Alliés contre le régime franquiste mettent un terme aux convictions des réfugiés sur la fin prochaine de la dictature. Cette nouvelle non-intervention sera d’ailleurs utilisée comme l’un des facteurs explicatifs de la longévité du franquisme.
275Si la recherche du retour collectif n’est pas abandonnée, elle devient néanmoins la préoccupation de minorités politiques agissantes. Le retour est alors instrumentalisé à des fins politiques, ce qui permet d’assurer la reconstruction de la « véritable » Espagne au travers de la reconstitution du gouvernement républicain et des différents groupements politiques et syndicaux espagnols en exil. Mais cette instrumentalisation du retour provoque un recentrage sur les organisations politiques et, par conséquent, une résurgence des divisions qui rendent caduques toutes leurs opérations. « Ainsi, écrit Ramón López Barrantes, la République ne réussit qu’à obtenir des déclarations symboliques (retrait des ambassadeurs et missions étrangères, et pas toutes encore). Victoires de papiers187. » Leur attitude peu réaliste fait écrire à Fidel Miró :
Les républicains attendaient modestement le miracle de la renaissance à l’heure du retour. En ce miracle, croient et ont confiance les socialistes et les membres de la cnt . Les communistes prennent de bonnes mesures au cas où le miracle ne se produirait pas188.
276Cette lutte ne recouvre plus alors une forme collective. Les institutions républicaines et les divers groupements ne représentent finalement qu’eux-mêmes et s’isolent peu à peu de l’ensemble des exilés plus préoccupés de trouver une situation sociale stable que de repartir dans un combat à l’issue incertaine. D’ailleurs, dès 1947, les divers gouvernements républicains qui se succèdent ne sont composés que de représentants des partis républicains, et ce jusqu’au dernier, dissout le 21 juin 1977, après les premières élections générales organisées en Espagne. Leur pouvoir de rassemblement autour d’une même cause n’est plus. En outre, leur action diplomatique conduit à un échec patent à partir de novembre 1950, lorsque l’onu retire sa résolution de décembre 1946 contre l’Espagne franquiste. Or cette impossibilité de faire reconnaître la légitimité de la République et d’obtenir de véritables sanctions contre l’Espagne franquiste révèle l’incapacité de ces gouvernements à jouer un rôle actif sur le terrain politique pour le futur de l’Espagne. Sans influence sur les événements, ces institutions n’ont plus qu’une fonction symbolique. Elles servent désormais à consolider l’identité politique et culturelle de l’exil par la réaffirmation des principes républicains, de la légitimité de la cause défendue et de l’autorité morale dont elles peuvent se prévaloir. De par le rôle qui leur est dévolu, les institutions républicaines n’ont plus de fonction politique, mais bien une fonction identitaire.
277Ce glissement progressif du politique à l’identitaire se retrouve à l’identique dans les différentes formations politiques et syndicales espagnoles en exil. Très vite, le terrain de lutte proposé n’est plus le territoire espagnol, mais bien l’exil. Ne pouvant plus jouer un rôle politique en Espagne, les différentes formations ont alors pour finalité de maintenir vivace une idée de l’Espagne et, par ce biais, la permanence d’un sentiment national que les années d’exil transforment inexorablement. Pour cette raison, chacune d’elles développe une propagande active contre ceux qui abandonnent la lutte en acceptant de revenir en Espagne.
278Que ce soit dans la presse communiste, socialiste ou anarchiste, les références directes au retour correspondent essentiellement à une dénonciation permanente des mesures de grâce – proposées, par le régime franquiste, aux exilés qui souhaitent regagner leur pays – et à une dénonciation également constante de ceux qui se désolidarisent de l’exil en rentrant définitivement en Espagne. La presse socialiste et la presse anarchiste reviennent sur les raisons de l’exil ; elles rappellent que ces raisons déterminent les conditions du retour et font que l’exil ne doit pas céder, même si l’espoir du retour s’éloigne progressivement au fil des années. Cet exil qui refuse de se rendre possède des exemples célèbres et des figures dont chacun peut s’inspirer.
279Si les objectifs sont identiques dans l’ensemble de la presse de l’exil, chaque groupe adopte cependant des attitudes différentes. Les anarchistes, les communistes et les socialistes dénoncent en effet à l’unisson les propositions de pardon faites par le régime franquiste. Mais les socialistes choisissent de ne pas développer ces questions plus que de raison, afin de ne pas faire le jeu de la propagande franquiste. En dépit de cette volonté clairement affichée, cette presse, à l’instar des autres, présente pourtant des articles assez fréquents sur ces questions. Les diverses prises de position se manifestent dans les domaines suivants :
Mesures prises en faveur du retour des réfugiés dans leur pays
Mesures | Mundo Obrero | cnt Espoir | El Socialista, Le Socialiste |
mesure de grâce, 9.10.1945 | – art. 9.01.1947, prorogation du délai | – art. 3.11.1945 | – art. 30.10.1945 |
nouvelle prorogation du délai, 17.07.1947 | – art. 8.11.1947 | ||
mesure de grâce, 9.12.1949 | |||
mesures pour les mutilés, 1952 | – art. 24.02.1952 | – art. 12.06.1952 | |
mesure de grâce, 1.05.1952 | – art. 18.05.1952 | – art. 1.05.1952 | |
mesure de grâce, 25.07.1954 | – art. 28.11.1954 | ||
fin 1954-janvier 1955, visas A/R | – art. 20.02.1955 | – art. 23.12.1954 | |
mesure de grâce, 31.07.1958 | |||
mesure de grâce, 11.10.1961 | – art. 1.11.1961 | – art. 26.10.1961 | |
mesure de grâce, 24.06.1963 | – art. juillet 1963 | – art. 14.07.1963 | |
mesure de grâce, 1.04.1964 | – art. avril 1964 | – art. 19.04.1964 | – art. 28.05.1964 |
mesure de grâce, 22.07.1965 | – art. juillet 1965 | ||
mesure de grâce, 10.11.1966 | – art. nov. 1966 | – art. 27.11.1966 | – art. 24.11.1966 |
mesure de grâce, 31.03.1969 | – art. 18.04.1969 | – art. 13.04.1969 | – art. 10.04.1969 |
mesure de grâce, 9.10.1971 | – art. 22.10.1971 | – art. 17.10.1971 | – art. 4.11.1971 |
280Ce relevé montre l’attention toute particulière que les anarchistes portent à cette question, dès 1945. Les campagnes de presse systématiques complètent le travail de propagande qu’ils réalisent pour assurer la cohésion de leur groupe et pour lutter autant que possible contre la désaffection de leurs militants. Les socialistes se montrent plus réservés sur ces questions, sauf lorsque le régime franquiste propose, en octobre 1954, l’octroi de visas aller-retour pour les réfugiés qui désirent se rendre en Espagne. Leurs dénonciations ne portent pas alors sur le fait que les réfugiés avouent, en acceptant cette proposition, leur abandon de tout espoir d’un retour collectif en Espagne, mais sur le fait qu’ils contribuent ainsi à diminuer les effectifs de l’exil, déjà réduits par les naturalisations et les décès. Les organisations n’attendent plus des réfugiés une participation active à la lutte antifranquiste, mais une preuve de leur attachement indéfectible à la République espagnole. C’est un comportement éthique que l’on attend d’eux, non un comportement politique actif.
281Si les communistes choisissent, pour leur part, de passer sous silence les mesures prises par le régime franquiste pour le retour des réfugiés en Espagne, c’est en raison de leur stratégie. Celle-ci consiste à mener des actions directes dans le pays d’origine puis, à partir des années cinquante, à développer un travail de propagande à l’intérieur même des syndicats verticaux. Le mot d’ordre du pce est alors d’encourager tous ceux qui le peuvent à revenir en Espagne pour organiser et animer l’opposition au franquisme. Ainsi que le rapportent les rg en 1953 :
Depuis un certain temps et notamment depuis la période des mouvements sociaux qui ont eu lieu en Espagne, on observe que des ressortissants espagnols connus pour leur appartenance au pce se rendent dans leur pays, les uns à titre définitif, les autres pour quelques mois. Parmi ces derniers, la plupart profiteraient de leur séjour pour étudier sur place les problèmes posés par la réinstallation sur le sol natal.
D’après les renseignements recueillis dans les milieux réfugiés espagnols, il s’agit là d’une relance du pce de la tactique consistant à parfaire son organisation en Espagne, en prévision d’événements politiques nouveaux et notamment d’un changement de régime189.
282Puisque leur rapport à la lutte détermine à lui seul les conditions préalables au retour de tous, les communistes se préoccupent peu des mesures d’amnistie. En revanche, à partir du début des années soixante, ils mentionnent systématiquement dans leur presse toutes les mesures prises en faveur du retour des réfugiés, pour en dénoncer les pièges. Ils mettent ainsi en valeur la nouvelle orientation de leur politique qui consiste à réclamer la réconciliation nationale de tous les Espagnols.
283Cet appel à une amnistie générale coïncide également avec la conférence de l’Europe occidentale organisée à Paris, les 25 et 26 mars 1961, sur la situation des prisonniers et exilés politiques espagnols, et pour le développement d’une ample amnistie de tous les pays d’Europe occidentale. Les communistes reprennent à leur compte cette demande d’amnistie générale et n’ont de cesse de la réclamer en insistant, dans leur presse, sur le fait que l’Espagne l’exige. Cette position est vivement critiquée par les socialistes et les anarchistes en exil, car ils considèrent qu’ils n’ont aucune raison d’être amnistiés dans la mesure où leur seule faute est d’avoir respecté et défendu la légalité. Ils n’ont pas à être pardonnés, à la différence des franquistes. Quoi qu’il en soit, les uns comme les autres n’ont plus de réelle stratégie politique pour une reprise du pouvoir en Espagne, donc pour un retour collectif et triomphal au pays.
284Tout aussi éclairantes sur l’instrumentalisation du retour – non plus à des fins politiques mais identitaires – sont les attaques directes portées contre les réfugiés qui choisissent de revenir dans leur pays sous Franco. Là encore, les communistes, les anarchistes et les socialistes adoptent des stratégies différenciées mais, cette fois-ci, à des fins communes : il s’agit de dénoncer les renégats, ceux qui fléchissent et se rendent au bourreau, la « chair infecte de l’exil190 », ainsi que les qualifie notamment El Socialista. Cette campagne de dénonciation est systématique dans les colonnes de cnt , mais pas dans celles de Mundo Obrero ou de El Socialista. Elle débute réellement dans la presse anarchiste dans les années cinquante, lorsque l’espoir d’une intervention internationale et celui d’un possible renversement du régime franquiste par des actions de guérillas ont disparu. C’est aussi le moment où toutes les organisations voient leurs effectifs chuter. Aussi tout abandon d’un membre du groupe, surtout quand la personne a une certaine notoriété, est-il un échec vivement ressenti par ceux qui restent.
285D’où l’insistance des anarchistes à dénoncer chaque départ, à fustiger celui qui se soumet alors qu’il ne récoltera à son retour qu’humiliations et brimades. Dans la presse anarchiste, les retours des uns et des autres sont toujours ridiculisés. Cette presse cherche, par ce procédé, à souligner la faiblesse de celui qui se rend et à le distinguer définitivement du groupe républicain en niant son appartenance passée. Tel est le cas des individus suivants dénoncés dans Espoir :
Le retour de l’exilé Jaime Miratvilles, qui s’empressa d’aller visiter Fraga Iribarne après vingt-cinq ans d’exil, fut utilisé par les services du ministre pour mettre l’accent sur la « générosité » du régime à l’encontre de ceux qui souhaitent rentrer en Espagne, comme à l’égard de ceux qui ne souhaitaient pas rentrer, générosité exprimée par des persécutions comme la séquestration et l’exécution de Companys et Peiró (entre autres). Mais nous avons de la mémoire […]
L’écrivain Pérez de Ayala, qui avec Marañón et Ortega y Gasset forma le fameux « groupe au service de la République », était à Londres, où il était ambassadeur. Après avoir envoyé à la presse anglaise des lettres favorables aux rebelles et que son fils luttait aux côtés de Franco, il décida de rentrer en Espagne. Une fois à Madrid, reconnu par les franquistes, les menaces et insultes le contraignirent à partir191.
286Toutes les personnalités qui décident de rentrer en Espagne sont systématiquement mises au pilori, seule façon pour ceux qui résistent de les renier publiquement et de montrer qu’en dépit des apparences rien de commun ne les a jamais unis : rentrer, c’est oublier qui l’on est. Or l’exil consiste, au contraire, à définir qui l’on est et d’où l’on vient et à rappeler les raisons qui font que l’on est encore en terre étrangère – ce qui est le seul moyen de rester fidèle à sa patrie. C’est cette fidélité qui devient désormais le combat de l’exil, et non une lutte active.
287Si les anarchistes s’en prennent individuellement à ceux qui s’en vont, les socialistes optent pour une condamnation générale et mettent l’accent sur le silence imposé à ceux qui rentrent. Mais ils insistent bien plus sur les raisons de l’exil et sur la nécessité de maintenir vivace le désir du retour que sur une dénonciation systématique de ceux qui rentrent. Ils choisissent ainsi de consolider leur identité au travers d’un portrait de l’exil comme lieu de résistance, et non au travers d’une opposition radicale à ceux qui se rendent. Ce rappel de leur identité est formulé ainsi dans El Socialista :
Ceux qui sont en exil savent pourquoi ils y sont. Ce n’est pas un accident dans notre vie. C’est, au contraire, un acte de foi, par rapport à nos convictions. C’est un problème de conscience. C’est l’affirmation de notre incompatibilité morale et physique avec un régime d’opprobre. Et en exil, nous continuerons à combattre le franquisme, et à travailler, comme nous le pourrons, mais avec enthousiasme et fermeté, pour la libération du peuple192.
288Les communistes adoptent, à l’égard de ceux qui rentrent, une attitude tout aussi réservée que les socialistes. Ils ne s’en préoccupent vraiment que lorsqu’il s’agit d’individus avec lesquels le parti a des comptes à régler. Tel est le cas lors du retour du général Casado en 1948, un retour jugé alors dans Mundo Obrero comme une « bonne fin pour un traître ». C’est par sa faute, rappellent les communistes, que les franquistes ont pu s’emparer de Madrid. Cette accusation leur permet surtout de passer sous silence les heurts et divisions du camp républicain à la fin de la guerre civile, l’épuisement des populations et les oppositions auxquelles a dû faire face le gouvernement de Negrín. Elle leur permet également de faire la preuve que la politique qu’ils prônaient alors, de résistance à tout prix, était la seule capable de sauver l’Espagne. En somme, ils étaient dans le vrai, comme le confirme le retour de Casado en Espagne. Ainsi, peut-on lire dans Mundo Obrero :
L’important dans cette nouvelle ne réside pas dans le fait qu’elle apporte un élément supplémentaire à l’infamie de Casado et de ses complices, mais qu’elle permet de souligner, une fois de plus, la nature de casadisme, à qui a servi ce groupe, et quel était et est le mode de fonctionnement politique et moral de ceux qui y participèrent193…
289Quelques écrivains de retour en Espagne retiennent aussi l’attention des communistes qui préfèrent cependant rapporter le traitement que leur réserve Franco plutôt que de dénoncer leur choix. Ainsi, peut-on encore lire dans les colonnes de Mundo Obrero, « tous ces cas dévoilent que le régime concède seulement aux écrivains deux ou trois positions : à son service de manière inconditionnelle, absents, ou muets194 ». Pour assurer les conditions d’un retour dans la dignité, il faut poursuivre la lutte. En attendant, à l’instar de certaines figures emblématiques de l’exil, il s’agit de dire non au retour, tant que les conditions préalables ne sont pas réunies. Ces figures emblématiques constituent non seulement un dénominateur commun à l’exil, mais aussi des éléments supplémentaires d’identification. Deux hommes se détachent parmi les personnalités citées pour leur comportement exemplaire : Pablo Picasso et Pablo Casals. Deux figures à part, en raison de leur renommée internationale et de leur prestige. Bien que récupérés, par les communistes pour le premier et par les Catalans pour le second, ils sont un exemple pour tous, par leur refus de transiger avec le franquisme. L’exemplarité de leur attitude fait que tous les autres groupes s’en emparent et les érigent en modèles. De la même façon que Pablo Casals et Pablo Picasso mettent leur art au service de la lutte antifranquiste – dans une bien moindre mesure pour ce qui concerne Picasso –, chacun doit trouver son chemin et faire de même. Ces figures sont également utilisées pour maintenir vivace le désir du retour, en particulier dans le cas de Pablo Casals qui a multiplié les déclarations sur la douleur de son exil et sa nostalgie de l’Espagne. La presse de l’exil insiste d’ailleurs beaucoup sur cette nostalgie pour montrer que, en dépit de sa souffrance, il ne se rend pas, préférant la dignité à la soumission au franquisme. On peut lire dans El Socialista :
À Zurich, après un concert international organisé pour commémorer le soixante-quinzième anniversaire de sa naissance, le grand Pablo Casals a dit : « Je me sens affligé par la nostalgie que j’éprouve à l’égard de mon pays. Je rentrerais demain, si en Espagne était restaurée la monarchie, ou tout autre régime qui changerait le régime présent. » D’une manière simple, le grand artiste catalan a laissé échapper, ce qui est aujourd’hui le mal qui poursuit tout Espagnol exilé : le mal de la nostalgie, contre lequel il n’y a ni remèdes, ni consolations. Il naît avec l’absence et s’achève seulement avec la mort, ou le retour. Avec la mort, beaucoup ont payé ce tribut durant les quinze dernières années d’agonie en exil. À peine s’il y a un coin de terre en Europe, en Afrique, ou en Amérique, qui n’a pas gardé la trace du passage d’un réfugié espagnol […].
Mais les phrases de Pablo Casals que nous avons reproduites ne sont pas seulement l’expression de cette sensibilité blessée par la douleur de la patrie perdue. Elles impliquent également une attitude politique, très généralisée parmi les réfugiés espagnols. Ce sont deux sentiments qui se complètent et se confondent en une seule aspiration : le retour en Espagne. […] Si le retour ne se réalise pas sous les drapeaux victorieux de la République, on se trompera, et on trompera les autres, en donnant la preuve de son incapacité de perception. Il n’est pas utile de disposer de dons exceptionnels pour comprendre que le désir de rentrer en Espagne, de contempler son ciel, de se chauffer à son soleil, d’enfoncer ses sandales dans la poussière des vieux chemins familiers, est au-dessus de toutes les froides scolastiques, dépasse tous les programmes politiques. Seulement deux principes sont immuables dans ce désir : celui de ne jamais transiger avec Franco, et celui que le régime qui le remplacera garantisse les libertés individuelles, en attendant que les Espagnols se décident par le vote pour la forme de gouvernement qu’ils préfèrent195…
290Figures d’autant plus exemplaires que l’âge, qui accroît chez tous la nostalgie et pousse même certains exilés à revenir en Espagne pour y mourir – obsédés par ce souci de ne pas savoir où mourir – ne diminue en rien leur résistance. « Les deux sont vieux. Les deux peuvent avoir des moments de faiblesse. […] Ils nous représentent et nous magnifient tous », rappelle Federica Montseny en 1968196. Ces deux-là, qui ont fait de l’exil une question de dignité, ne se sont, il est vrai, jamais rendus et sont morts en exil en 1973. C’est ce refus du retour sans dignité qui définit l’exilé, et que la presse continue à défendre au début des années soixante-dix. Federica Montseny écrit encore :
L’exil a pu conserver Picasso jusqu’à sa mort et espère pouvoir conserver Casals jusqu’à sa mort.
Nous disons cela car il est tellement facile de vaincre les dernières résistances de deux hommes vieux, qui peuvent sentir la nostalgie de la terre qui les a vus naître ! Quand nous vieillissons, les souvenirs les plus lointains dans notre passé acquièrent la priorité dans notre mémoire. On vit submergé dans l’évocation de l’enfance, de l’adolescence, de la première jeunesse. Et cela a tant de force, que les facultés de résistance s’affaiblissent fatalement. Ceci explique les désertions de tant d’hommes qui, après être restés en exil plus de trente ans, ne purent résister au désir d’aller mourir en Espagne… Comme si le fait de mourir là-bas ou ici avait une quelconque importance ! En réalité, on ne s’en va pas pour mourir, sinon pour retrouver le cadre du passé dans lequel on a vécu, pour la magie du souvenir et des rêves. […]
Picasso est mort […] L’Espagne franquiste ne le récupérera pas, comme elle ne parvint pas à récupérer le peintre de son vivant, l’homme qui a légué au monde, comme condamnation du franquisme pour des siècles et des siècles, cet étrange Guernica, qui reviendra en Espagne par la volonté de son auteur, à savoir quand l’Espagne sera libérée du fascisme197.
291C’est cette vieille garde ou ceux qui sont déjà morts en exil ou dans la lutte en Espagne qui sont, rappelle encore Federica Montseny dans une autre de ses chroniques, « le dénominateur commun qui nous réunit et nous identifie autour de quelques idées communes et concrètes198 ». Pablo Casals et Pablo Picasso illustrent à eux seuls les principes de l’exil : rejet du franquisme et fidélité aux idées de liberté et de démocratie. À l’instar de ces hommes, les réfugiés ne pourront donc rentrer en Espagne qu’une fois le franquisme renversé et la démocratie restaurée.
292Même s’il n’est plus du ressort de l’exil d’intervenir sur le terrain politique pour atteindre ces objectifs, il ne doit pas renoncer pour autant à l’espoir du retour, puisque c’est cet espoir qui est le garant de son identité. Pourtant, le retour n’est plus considéré comme un projet mais plutôt comme une idée à laquelle on s’attache, même si sa réalisation est toujours reportée. L’instrumentalisation du retour à des fins politiques n’a plus alors aucune raison d’être. Ce basculement, du projet politique au souci de la consolidation de l’identité, apparaît clairement dans l’évocation du retour en Espagne au travers du souhait que formule Federica Montseny à ses compatriotes pour chaque nouvelle année, à partir des années soixante. Elle écrit :
Quel est le meilleur souhait que nous pouvons nous faire les uns les autres, nous, les exilés ? Sans aucun doute, celui du retour à notre terre. Quels que soient les avantages matériels que certains d’entre nous avons obtenus en exil, nous sommes sûrs pourtant qu’il n’y en a aucun parmi nous qui ne désire ardemment rentrer en Espagne […]
Il est faux de séparer les exilés en deux catégories : ceux qui pensent revenir et ceux qui ne pensent pas revenir. Ceux qui ont maintenu vivant un idéal politique ou social ; même ceux qui se sont maintenus éloignés de la vie active des partis et des organisations, si quelques-uns ont perdu l’espoir de rentrer, aucun n’a cessé de le désirer. Peut-être beaucoup se sentent-ils désillusionnés. Mais si la liberté revenait en Espagne et si la chute de la dictature ouvrait les portes de notre pays, par centaines de milliers les exilés reviendraient en Ibérie199…
293Le désir du retour n’est pas mort et fait des réfugiés un groupe à part dans le pays d’accueil ; mais chacun se préoccupe de s’assurer une situation sociale stable et oublie, de fait, le retour.
Le retour s’éloigne : l’intégration progressive des réfugiés
294À la fin du conflit mondial, alors que les groupements politiques et syndicaux en exil s’activent pour mener à bien le projet d’un retour collectif et triomphal en Espagne, la plupart des réfugiés s’en remettent aux démocraties victorieuses qui doivent statuer sur le sort de l’Espagne franquiste. Cette attente n’empêche pas les réfugiés de se préoccuper de leurs problèmes quotidiens et d’essayer de les résoudre. En effet, chacun doit parvenir à une situation sociale stable, même s’il garde en vue la possibilité d’un retour dans son pays d’origine.
295La France est alors à reconstruire et elle a grandement besoin de main-d’œuvre. Les nouvelles d’Espagne ne sont guère encourageantes, tant sur le plan politique qu’économique. En outre, les familles que les exilés ont fondées ou refondées en France s’agrandissent. Six années ont passé depuis leur exode, mais le désir du retour n’est pas mort. Même ceux qui ont des épouses françaises gardent cet espoir et retardent souvent leur installation définitive en France en conservant des conditions de vie précaires, du moins jusqu’à la fin des années cinquante. Mme López raconte :
On pensait qu’après la Libération, Franco allait partir et que l’on pourrait revenir en Espagne. En étant à Toulouse, on était donc plus près pour rentrer chez nous […] Mon mari n’a jamais voulu s’installer à son compte, car il pensait qu’on rentrerait en Espagne assez rapidement200.
296Le désir du retour, incantation de la présence de l’Espagne en exil, reste en effet l’expression de leur appartenance au groupe des républicains espagnols réfugiés en France. Mais le temps de l’exil, toujours plus long, rend le retour de plus en plus incertain et surtout plus lointain. Ainsi que le rappelle M. Robles :
Après la Seconde Guerre mondiale, la mobilisation des réfugiés espagnols se faisait autour du retour en Espagne. Nous menions une lutte permanente au travers de la propagande, des voyages clandestins en Espagne et des guérillas menées en Espagne même. À mesure que les années passaient, il fallait bien prendre une décision, même si notre amour pour l’Espagne était toujours aussi vif. Il ne fallait pas oublier que nous avions une seconde patrie. Il fallait se façonner au pays pour pouvoir vivre en homme libre201.
297La « mise entre parenthèses » du retour s’opère alors pour permettre aux réfugiés de répondre aux exigences du quotidien et d’assurer les conditions de leur intégration progressive dans le pays d’accueil – cette intégration est particulièrement nécessaire pour les enfants à qui échoit la responsabilité de réussir dans cette société. Au fur et à mesure des années qui passent, le désir du retour devient donc plus intériorisé.
298En aucun cas, toutefois, ce sentiment ne disparaît car il est un référent essentiel de l’identité des républicains espagnols réfugiés en France, ainsi que l’élément à partir duquel ils peuvent continuer à rêver de leur Espagne. Cette Espagne-là est souvent circonscrite à leur ville ou leur village natal ; c’est donc une Espagne où la nostalgie de leur jeunesse prend peu à peu le pas sur toute considération politique. Mais quelle que soit la représentation qu’ils ont de leur pays, ils ont la certitude qu’il s’agit de la véritable Espagne, celle que les républicains ont défendue d’abord chez elle, du temps de la guerre civile, puis hors de ses frontières. Mais ce combat loin du pays n’est plus désormais une lutte armée. Il est devenu un combat pour la sauvegarde des principes et des valeurs de l’Espagne républicaine en exil tant que les conditions du retour au pays natal ne sont pas réunies pour faire coïncider à nouveau la patrie et son territoire géographique. En attendant, le projet du retour est mis entre parenthèses pour permettre, autant que possible, leur adaptation au pays d’accueil.
299Ce changement de sens de la fonction du retour ne s’est pas produit subitement. Il prend sa source dans la seconde moitié des années cinquante et se confirme dans les années soixante, quand la lutte contre le franquisme se déplace définitivement de l’extérieur à l’intérieur, quand l’abandon de la cause républicaine espagnole par les démocraties occidentales devient manifeste. C’est à ce moment-là que s’opère un retour vers la France et que se réalise l’intégration progressive des réfugiés. L’instrumentalisation du retour à des fins politiques persiste cependant. Elle s’exerce en fait en même temps que l’intégration, les deux n’étant pas incompatibles avec la recherche d’éléments d’identification au groupe. Ce retour vers la France, qui répond surtout aux préoccupations du quotidien, amoindrit le désir du retour dans leur patrie.
300M. Soriano remarque :
Être attaché à un noyau, c’était avec l’espoir d’aller en Espagne mais, au fur et à mesure, avec les années d’exil, avec la famille, le travail, l’intégration, car petit à petit, qu’on le veuille ou non on s’intégrait, tout cela nous a éloignés, car on avait moins d’intérêt patriotique et personnel. […] On a oublié un petit peu, et puis nous avons eu une situation en France […] Je me suis habitué à vivre en France à la longue202.
301Les évocations directes du retour disparaissent presque totalement du discours des témoins dès qu’ils évoquent leur vie d’après la fin du conflit mondial. Le projet du retour n’est plus mentionné que sur demande, de façon impersonnelle, dans les récits d’actions menées par les groupes politiques et syndicaux, loin de leur quotidien. Le retour devient dès lors le projet des minorités agissantes et non celui de l’ensemble de l’exil. Or, les discours et les actions des formations politiques et syndicales sur le sujet sont généralement perçus comme étant, à la fois, sincères et vains. Il est d’ores et déjà évident pour beaucoup que le désir d’un retour collectif et triomphal en Espagne n’a plus de raison d’être. Aussi ce désir devient-il l’affaire de chacun : une idée dans laquelle le projet du retour n’existe plus, mais une idée à laquelle aucun réfugié ne peut renoncer, sous peine de devenir un immigré comme un autre en terre étrangère. Les évocations du retour disparaissent donc progressivement du discours des témoins – du moins quand ils parlent en leur nom et pas au nom de leur groupe d’appartenance –, pour laisser place à celles d’un abandon progressif du projet.
302Cet abandon est relaté de façon indirecte par le récit de leur naturalisation, de la scolarisation de leurs enfants, de leurs activités professionnelles en France ou encore de l’achat d’une maison – ce qui représente la concrétisation matérielle de leur enracinement. Ainsi que le dit M. Folch, « la préoccupation essentielle était de préparer le retour, sauf que petit à petit, il y a eu une femme, des enfants, une famille dans un appartement insuffisant et dont il fallait s’occuper203 ». Bien que le projet du retour soit abandonné, cet aveu n’est jamais clairement fait, car il marquerait la fin du sentiment d’appartenance au groupe et ferait d’eux des immigrés comme les autres. Être réfugié c’est, en effet, ne jamais renoncer à l’espoir du retour à la patrie ; c’est aussi faire preuve, plus que tout autre, d’un attachement viscéral à sa patrie, toujours supérieur à l’attachement éprouvé pour le pays d’accueil. Aussi est-il important pour le réfugié de maintenir coûte que coûte l’illusion du retour, même si elle ne correspond plus à la réalité. Cette illusion fait dire à M. Soriano :
J’ai attendu toute ma vie de pouvoir rentrer. Certains Espagnols, peut-être plus intelligents, non je pense plus égoïstes, ont réussi à s’adapter pour vivre en France. Ils ont abandonné l’Espagne. Ils ont pensé de suite à se créer un avenir. Ils ont acheté de suite une maison, ils ont travaillé, ils ont créé une famille dans le sens de rester en France. Moi, jamais. Comme bien d’autres d’ailleurs. Pas uniquement que moi. Mais comme bien d’autres Espagnols, j’ai toujours eu les yeux tournés vers mon pays204.
303Cette illusion ne peut rien face à un enracinement inéluctable dans le pays d’accueil, enracinement qui transforme peu à peu le réfugié en immigré, en raison, notamment, des nécessités du quotidien. Contraints à l’exil et privés de base de repli, les réfugiés espagnols sont tenus, plus que tous les autres, de stabiliser leur situation. C’est pourquoi ils doivent impérativement s’enraciner dans leur terre d’exil tant que les conditions politiques de leur pays ne changent pas. Les années qui passent achèvent le processus et cet enracinement entraîne inévitablement un amoindrissement des préoccupations espagnoles – parfois même un oubli des raisons de leur exil. Luis Jiménez de Asúa parle ainsi de ceux qui s’éloignent de l’Espagne :
Pour ceux-là, on ne peut dire qu’ils ont oublié l’Espagne. Aucun Espagnol émigré n’a oublié l’Espagne, mais sans qu’il s’en rende compte, a disparu l’exilé pour laisser place au résident205.
304Même ceux qui résistent n’échappent pas au processus d’intégration, à une adaptation au pays d’accueil et à un enracinement progressif. L’éloignement croissant de l’idée du retour est d’autant plus évident, malgré le silence qui l’entoure, qu’il est impensable pour les réfugiés de faire connaître à leurs enfants l’expérience du déracinement. Par la suite, la naissance des petits-enfants, les décès de membres de la famille ou d’amis enterrés en France achèvent de créer des attaches solides dans le pays d’accueil ; des attaches où la part émotionnelle prend une importance de plus en plus grande du fait de la vieillesse.
305Enfin, le retour est également rendu difficile par l’expérience qu’ils font de leur pays, lors des brefs séjours qu’ils y effectuent du vivant de Franco. La confrontation entre la réalité d’un pays et les représentations qu’ils en ont fait naître chez eux un sentiment souvent douloureux et leur fait prendre brutalement conscience de l’impossibilité du retour. Impossibilité encore plus évidente à la mort de Franco et qui fait dire à M. Martínez :
Quand la liberté est revenue en Espagne, c’était trop tard. Jusqu’alors c’était nous qui donnions les ordres à ceux de l’intérieur. Mais une fois que les libertés ont été retrouvées, ce sont eux qui nous ont donné des ordres. Donc ceux qui avaient l’espoir de revenir en Espagne n’avaient plus leur place. Ils sont donc restés en France206.
306Si la longévité du régime franquiste et le leadership de l’opposition intérieure sur l’opposition extérieure rendent impossible le retour au pays, c’est surtout le déphasage que les exilés ressentent, entre leur désir de retour et la réalité du pays qu’ils découvrent, qui interdit ce voyage. Mme López dit :
On aurait pu partir en Espagne. Le frère de mon mari avait un grand atelier dans lequel mon mari aurait pu travailler, mais non, nous sommes restés. […] Rentrer en Espagne était impossible, on ne pouvait pas y refaire notre vie, il y avait trop d’années de travail en France. Et puis mes enfants étaient scolarisés. Certains sont partis après la retraite, mais mon mari ne se plaisait plus en Espagne. On se sentait étrangers en Espagne. On a vécu trop longtemps ici, en France207.
307Le changement provient surtout d’eux-mêmes, des repères qu’ils ont acquis au cours de toutes ces années d’exil, des repères qu’ils se sont créés pour conserver vivante leur Espagne et pour maintenir leur identité construite sur les bases sociales du passé. Mais ce passé s’éloigne inexorablement avec les années d’exil. Quels que soient le degré d’implication politique et la date de leur venue en Espagne, ils partagent tous le même malaise et un sentiment d’étrangeté dans leur pays d’origine, sentiment qui ira croissant avec les années. Ils ne font plus partie de cette Espagne et sont exclus de son quotidien.
308L’Espagne de leurs souvenirs ayant été mythifiée, leur retour ne serait que désillusion. Désillusion parce qu’ils se rendraient compte qu’ils ne connaissent ni ne reconnaissent rien de leur pays ; désillusion face à l’ignorance et au désintérêt des Espagnols pour leur histoire ; désillusion enfin, en découvrant qu’ils n’y ont plus leur place. Cet objectif du retour qu’ils ont conservé tout au long de l’exil – à des degrés divers, selon les cas et les périodes – n’a plus lieu d’être. Comment, dès lors, se définir ? Comment se redéfinir par rapport au retour ? Comment surtout se contenter de l’espérer, alors qu’avec la mort de Franco le dernier obstacle est tombé ?
Le retour comme maintien de l’identité des républicains espagnols réfugiés en France
309Impossible pour eux de renoncer au retour, tout au moins de l’avouer. Pourtant, le décalage entre leur espoir et la réalité d’une Espagne inconnue a révélé que ce désir si précieusement conservé a perdu tout son sens. Mais l’idée du retour, qui leur a permis de définir à la fois leur projet d’avenir et leur identité de réfugié politique, ne peut être abandonnée. M. Celma dit :
J’ai toujours pensé revenir en Espagne. En 1969, nous avons décidé de construire une maison. Nous avons eu un accident avec ma femme, et grâce à l’indemnisation que nous avons touchée, nous avons acheté un terrain. Mais, de toute façon, si la situation changeait en Espagne, on vendait et on rentrait aussitôt. Je n’ai pas encore renoncé à ce projet, mais je ne prévois plus le retour. C’est une chose d’avoir vingt ans, vingt-cinq ans ou soixante dix-sept ans, et ça compte208.
310Vouloir encore penser au retour, c’est s’assurer de son identité dans les mêmes termes que ceux du départ, pour se définir par rapport à son groupe d’appartenance. C’est finalement ne pas tenir compte des évolutions – de la fin de l’exil au plan juridique – pas plus que des enseignements du premier voyage en Espagne. C’est s’offrir surtout la possibilité de continuer à rêver de son Espagne, tout en exaltant l’amour porté à la patrie. C’est pourquoi il est important pour eux de dire qu’ils ne renoncent pas à leur désir de rentrer, même s’ils savent pertinemment que ce désir n’est plus réel.
311Ils ne peuvent retrouver ce désir qu’au travers du mythe du retour puisé dans l’histoire, elle-même mythifiée, qu’ils ont reconstruite à partir de la République, de la guerre civile, de leur lutte aux côtés des Français et de la lutte constante contre Franco ; ne pas renoncer au retour, c’est en somme continuer le combat, référent essentiel de leur identité.
312M. Arnal affirme :
Ma famille connaît mon envie de rentrer en Espagne. C’est une envie qui partira avec moi […] Mais j’ai toujours eu l’intention de revenir en Espagne, mais pas dans les conditions dans lesquelles je suis revenu avec le roi. […] Je pense toujours rentrer, mais je pense. Je ne perds pas espoir, mais quand même. S’il y avait un changement de régime, une République, je crois que je rentrerais de suite et définitivement209.
313Cette position, si peu crédible, trouve une justification au non retour – ou plutôt au retour impossible : le régime actuel. Comment accepter de revenir en Espagne alors que c’est une monarchie qui a succédé au régime franquiste ? Cette monarchie est inacceptable pour eux, d’une part parce qu’elle représente un système rétrograde et, d’autre part, parce qu’elle empêche les réfugiés de renouer avec leur histoire là où elle s’est arrêtée pour eux. Le mythe de la République les arrête : renoncer à la République reviendrait à renier tout leur passé et la signification même de leur exil. C’est pourquoi ils jugent impératif de renouer le lien brisé par la guerre civile, là où il a été rompu. Or la monarchie est un obstacle à cette continuité.
314Dans de telles conditions, le retour représenterait forcément un nouveau déracinement que ces hommes ne sont plus en âge de supporter, une rupture avec la nouvelle vie qu’ils ont dû construire du fait de la durée de leur exil ; il serait un nouvel abandon, parce qu’ils se sont enracinés peu à peu mais sûrement là où ils étaient – et parfois malgré eux –, pour parvenir, en opposition au contexte de leur implantation, à consolider leur identité première et à assurer la cohésion de leur groupe. Les contingences de la vie ont une influence sans doute majeure dans la décision de ne pas rentrer. Quoi qu’il en soit, cette décision a toujours été prise avec peine. M. Borras raconte :
Ce n’aurait pas été la question de la retraite, peut-être que je serais rentré. De toute façon, il est préférable que je ne sois pas rentré, car je n’aurais pas pu faire ce que j’aurais voulu. […] Cela m’aurait plu de rentrer et d’être maire de Saragosse. […] Toute mon illusion aurait été de revenir en Espagne. Je ne suis pas rentré, car j’avais une famille et cette famille, à part ma femme, n’était pas disposée à aller vivre en Espagne. […] Et puis, j’étais au chômage et les assedics que je touchais comptaient pour ma retraite. […] Il fallait bien que je reste. Cela a été pour moi un véritable traumatisme210.
315Les acquis sociaux, la famille, les morts enterrés en France, leur grand âge… tout empêche le retour dans ce pays qui n’est plus le leur. Néanmoins, l’espoir perdure, même après la mort de Franco, mais il ne correspond plus alors à une volonté de regagner leur pays : il s’agit plutôt de la volonté de faire reconnaître un passé collectif. Et pour faire reconnaître ce passé, il faut maintenir le particularisme du groupe, effacé par le temps de l’exil, par la mort de Franco et par la suppression du statut de réfugié. L’une des façons de maintenir cette différence est en conséquence de conserver l’espoir du retour, mais d’un retour vers le passé. La bataille n’est donc pas finie : leur préoccupation est désormais de faire en sorte que l’Histoire ne déforme pas les événements et qu’elle reconnaisse enfin le rôle qu’ils ont joué, tant en France qu’en Espagne. Pour qu’il en soit ainsi, ils doivent retrouver leur condition d’exilé de façon à assurer de nouveau la cohésion du groupe.
316Outre qu’elle fait valoir les droits des républicains en Espagne, l’association des anciens combattants et victimes de guerre de la République espagnole, créée en 1983, a pour principal objectif de « maintenir le souvenir de notre passé pour l’idéal, l’amitié et la solidarité211 ». Autrement dit, depuis la mort de Franco, l’exil a pour objectif d’obtenir la reconnaissance d’un passé collectif et d’assurer sa transmission aux jeunes générations. Selon José Ramón Mena, c’est le devoir de tout exilé. Il écrit :
Chers compatriotes et amis. Avec vos croyances, vos idéaux, vos intimes convictions, avec la ligne de conduite que vous avez tracée et à laquelle vous vous êtes conformés, vous faites partie intégrante de cette « Numancia Errante » dont parlait Luis Araquistáin, qui préféra mourir peu à peu sans courber la tête, devant rien ni personne. Vous donnez au monde entier l’exemple de ce que doivent être la dignité, l’orgueil d’être Espagnol, immergés dans un vaste exil et de continuer toujours, de toutes vos forces, en aimant deux choses qui sont pour nous sacrées et inséparables : l’Espagne et la Liberté. […]
Nous avons eu la satisfaction, en partie, de voir disparaître l’obstacle qui nous condamnait à l’exil : cet abominable et aberrant régime franquiste, mais cet événement arriva très tard. Tant d’années en exil, les nécessités de la vie et l’installation de nos familles, nées en exil, comme résultat des nouvelles cellules familiales que nous avons créées, ont transformé notre exil provisoire en « résidence définitive ». Le premier a obéi à une ligne de conduite morale que nous avions tracée. Le second résulta des circonstances. Aujourd’hui, nous sommes réunis pour commémorer les soixante-quatre ans de ce 14 avril… […]
Nous sommes donc, que nous le voulions ou non, les gardiens du temple que nous avons élevé à la Liberté et notre responsabilité morale d’aujourd’hui, dans les dernières années qui nous restent à vivre, est grande, car il nous incombe de transmettre aux générations futures la volonté, le désir et la fermeté qui furent, sont et seront les nôtres, jusqu’à ce que, par loi naturelle, nous disparaissions, […] de réimplanter dans notre pays ce régime de Liberté, de Justice sociale et de Tolérance que fut « notre gentille petite fille du 14 avril 1931212…»
317Le retour trouve alors sa réalisation dans le réinvestissement de l’histoire, après la mort de Franco et à la fin de leurs activités professionnelles, quand ils n’ont plus pour impératif de subvenir aux besoins de leur famille. Or pour ressusciter cette histoire, il leur faut mettre en avant la condition d’exilé qui dit, à elle seule, tous les événements vécus en Espagne et en France. Pour y parvenir, ils ont constitué des associations. Les plus représentatives sont l’association des anciens combattants et victimes de guerre de la République espagnole et l’amicale des guérilleros espagnols.
318Ces associations illustrent parfaitement la principale représentation que ces hommes ont d’eux-mêmes : celle de combattants valeureux toujours prêts à lutter, sur tous les fronts, pour la défense de la liberté. Il n’est pas rare que les exilés participent également à des associations françaises constituées d’anciens résistants. Tel est le cas de M. Robles qui s’investit à la fois dans l’association nationale des anciens combattants, l’anac, l’amicale des guérilleros et l’association des anciens combattants et victimes de guerre de la République espagnole. Sa participation à ces associations est motivée par leur mission qui consiste, dit-il,
à défendre la mémoire des anciens volontaires de la Résistance et à défendre nos droits.
Pour défendre cette mémoire, que faites-vous ?
On fait des réunions, des assemblées, des conférences dans les lycées et les collèges, et tous les ans nous préparons le concours de la Résistance…
Faites-vous des commémorations également ?
Nous faisons chaque année une commémoration à Valmany, tous les premiers dimanche du mois d’août. C’est un village qui a été détruit et incendié par les Allemands.
Pour ce qui concerne l’association espagnole, elle a été créée pour défendre et mettre à jour les droits que le nouveau régime en Espagne donne aux anciens républicains espagnols. Nous nous occupons des retraites, des rentes militaires, et ainsi de suite. […] Tous les ans, nous nous rendons à Prayols où nous avons érigé un monument213…
319Le réinvestissement de leur histoire se réalise donc pour l’essentiel à travers un travail de mémoire. Ce dernier a pris une véritable ampleur à partir des années quatre-vingt-dix et consiste, en accord avec les municipalités françaises concernées, à ériger des monuments et à apposer des plaques commémoratives en souvenir des lieux de l’exode espagnol. C’est ainsi que des stèles ont été érigées à Saint-Cyprien, Argelès, Septfonds, Le Vernet, etc., sur les emplacements mêmes des camps.
320Dans la même logique, des plaques commémoratives ont été apposées dans des cimetières ou des lieux de passage frontaliers, tout aussi symboliques de l’exode. On trouve des plaques à Prats-de-Mollo en l’honneur des républicains qui y sont morts ; et aussi au cimetière de Collioure, en l’honneur du poète Antonio Machado décédé dans cette commune quelques semaines après son exode ; ou encore à la gare de La Tour-de-Carol, au cimetière d’Enveigt, au Boulou, ou encore à Las Illas. Des rues, des places dans des villes françaises sont parfois baptisées des noms d’illustres républicains de l’exode. C’est ainsi que, depuis quelques années, existe une place Manuel Azaña dans la ville de Montauban où le dernier président de la République espagnole trouva la mort au début des années quarante. Des monuments ont été également érigés dans les lieux où la participation espagnole à la libération du territoire français a été prépondérante comme à Prayols, en Ariège.
321Exode et participation à la Résistance sont des événements de leur histoire qui se déroulent en terre française et qui sont lieux de mémoire de l’exil. Le réinvestissement de leur histoire a débuté en France parce que c’est là que leur condition d’exilé est la mieux reconnue et qu’elle est garantie, mais aussi parce que l’exil est un facteur d’identité indéniable, sans doute le plus important du fait de sa durée. Pour marquer l’esprit des jeunes générations et faire que cette histoire ne soit pas oubliée, les associations espagnoles multiplient les conférences dans les lycées et collèges, organisent des expositions itinérantes et ont été à l’origine des nombreuses manifestations organisées en France dans le cadre des cinquante et soixante ans de la guerre civile et de l’exode.
322C’est le même travail de mémoire que réalisent en Espagne certains anciens réfugiés, depuis que l’Espagne officielle cherche à les réintégrer peu à peu dans l’histoire du pays. Les anciens réfugiés qui « mènent ce combat » (selon leur propres termes), prêtent volontiers le matériel qu’ils ont réuni sur leur propre histoire, se déplacent quand on les invite pour faire part de leur expérience et participent à quelques commémorations spécifiques. Mais ce n’est encore qu’une partie de cette histoire que cherche à faire connaître l’Espagne officielle, comme l’explique M. Robles :
À l’heure actuelle, dans toutes les municipalités, il y a une délégation culturelle. Ces délégations savent qu’il y a une association en exil, en France, qui dispose d’un matériel sur la guerre, l’exil, et notre participation à la Seconde Guerre mondiale. S’il fut une époque où l’Espagne était désintéressée par rapport à la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement socialiste s’est intéressé à cette histoire par la suite. Ils ont fait leur la lutte que nous avons faite à l’extérieur de l’Espagne, dans toute l’Europe. Pour eux, c’est une phase d’histoire qu’ils s’approprient à travers notre histoire. Donc une partie de l’Espagne a été du bon côté. Nous sommes contents quand même, car il faut reconnaître que nous avons été dans les quatre coins de l’Europe, et même en Afrique214.
323Si ce travail de mémoire est pour eux une obligation morale, il leur sert avant tout à assurer encore et toujours la survie du groupe identitaire tel qu’il a été défini au départ ; et cette action est d’autant plus nécessaire que le groupe n’existe plus statutairement. Ce réinvestissement de leur histoire leur permet, en premier lieu, de retrouver et de réaffirmer encore leur identité de républicains espagnols réfugiés en France et, en second lieu, de concrétiser un retour vers leur Espagne dont ils s’étaient éloignés peu à peu du fait des contingences de la vie.
324Ce retour vers les leurs provoque entre eux de nouvelles divisions, les mêmes qu’autrefois ; ce qui n’est guère étonnant car ces dernières sont plus le signe d’une fidélité à leur passé que l’expression d’une réelle mésentente. En outre, leurs contacts avec l’Espagne diminuent au fil des années – en raison du petit nombre de séjours qu’ils y font – alors que leurs fréquentations dans le milieu des anciens réfugiés redoublent, au détriment même des relations qu’ils pourraient entretenir avec des Français, en particulier dans les villes où des associations ont été constituées et où les groupes de réfugiés espagnols, même très réduits, ont encore une certaine représentation.
325Toulouse offre ainsi des conditions favorables à leur regroupement, non seulement par ces associations, mais également par la présence de quelques-unes des anciennes formations politiques et syndicales de l’exil, telles que la cnt – dite à présent « de l’extérieur » – le psoe, ou encore le Casal català. Ce regroupement se fait alors presque naturellement. M. Folch raconte :
Tout est venu quand les socialistes espagnols sont revenus au pouvoir et ont donné la double nationalité aux Espagnols de l’extérieur. Je suis donc revenu au consulat en 1984-1985. C’est là que j’ai rencontré les gars qui s’occupent de la revue de La Voz de los Olvidados. Ils m’ont proposé d’écrire un article. Bref, tout de suite, j’ai eu une place, même sans la vouloir. Tout à coup, j’ai senti une vive émotion. Je me retrouve avec des gens avec lesquels on parle du passé, tandis qu’avec les Français on a moins à partager. D’ailleurs, plus je vieillis, plus je me sens mal à l’aise avec les Français. Je me suis donc mis en retrait. C’est ainsi que je me retrouve avec les Espagnols. Je me suis mis dans ces groupes après la retraite. C’est d’une richesse inouïe. Je suis à l’aise. […]
Vous savez pour être d’un pays, ce sont les vingt premières années qui comptent le plus dans une vie. Ces vingt ans qui me manquent en France, ce sont ces années-là qui vous donnent cette force de dire que vous êtes ceci ou cela. […] Mon objectif est de garder des contacts entre Espagnols215.
326Ce besoin persistant de « l’entre soi » est d’autant plus nécessaire que leurs rangs commencent à s’éclaircir. Aussi le groupe cherche-t-il à assurer avant tout sa survie identitaire. La mémoire constitue donc un enjeu fondamental dans la cohésion du groupe, cohésion elle-même indispensable pour assurer celle de l’identité de l’individu. C’est à travers cette mémoire et la revendication d’un passé collectif, qu’ils peuvent enfin accomplir le voyage du retour dont ils ont tant rêvé : ce retour tant désiré se fait désormais non pas en Espagne, mais vers l’Espagne.
Notes de bas de page
1 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
2 Ibid.
3 ad de la Haute-Garonne : 2692W85. Note de renseignements no 25 des rg de la Haute-Garonne, Toulouse, le 5 janvier 1955.
4 aga. Asuntos exteriores. idd no 97. Topografía 54/31, Cajas no 11 390, 11 391, 11 392 et 11 393. Le nombre des réfugiés demandant une autorisation pour rentrer en Espagne est nettement supérieur en 1955 à celui de 1956, ou 1957, précise le consul de Toulouse. C’est en effet la première année qu’a été autorisée la venue en Espagne des réfugiés avec des visas aller et retour (circulaire no 2 454 du 23 novembre 1954). Mais le consul n’explique pas pourquoi le chiffre retenu dans ces statistiques est celui de 59.
5 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
6 Entretien réalisé avec Mme María Batet, op. cit.
7 Olegario Pachón Núñez, Recuerdos y consideraciones de los tiempos heróicos. Testimonio de un extremeño, Barcelona, el autor, 1979, p. 181.
8 Entretien réalisé avec M. Francisco Folch Barella, op. cit.
9 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
10 Ibid.
11 Expression d’Andrés Eloy Blanco dans son poème Renuncia cité par Santiago Blanco dans El inmenso placer de matar un gendarme. Memorias de guerra y exilio, Madrid, Cuadernos para el diálogo, 1977, p. 588-589.
12 Ibid., p. 589.
13 Dolores Ortiz Favier, Sentier sous les amandiers fleuris, Paris, La Pensée universelle, 1991, p. 136.
14 Entretien réalisé avec M. José Borras, op. cit.
15 Entretien réalisé avec M. Ramón Marín Soriano, à Toulouse (Haute-Garonne), les 27 septembre et 13 octobre 1999.
16 Entretien réalisé avec Mme María Batet, op. cit.
17 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
18 Olegario Pachón Núñez, Recuerdos y consideraciones…, op. cit.
19 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
20 Entretien réalisé avec M. Francisco Folch Barella, op. cit.
21 Entretien réalisé avec Mme María Batet, op. cit.
22 Entretien réalisé avec M. Francisco Folch Barella, op. cit.
23 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
24 Entretien réalisé avec M. Miguel Celma, op. cit.
25 Santiago Blanco, El inmenso placer de matar un gendarme…, op. cit., p. 587-588.
26 Entretien réalisé avec M. Josep Serra Amorós, à Toulouse, les 20 et 30 septembre 1999.
27 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
28 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
29 Entretien réalisé avec M. Martín Arnal, op. cit.
30 Entretien réalisé avec M. Miguel Celma, op. cit.
31 Entretien réalisé avec M. José Borras, op. cit.
32 Constancia de la Mora, Fière Espagne : souvenirs d’une républicaine, Paris, Hier et aujourd’hui, 1948, p. 150.
33 María Zambrano, Délire et destin : les 20 ans d’une Espagnole, Paris, des Femmes, 1997, p. 247.
34 Ibid., p. 249-250.
35 amae. Série Europe 1944-1960. Sous-série Espagne, vol. 43. Discours prononcé par Alvárez de Albornoz à la séance de clôture de la quatrième assemblée de la gauche républicaine en France, le 11 janvier 1948.
36 Entretien réalisé avec M. Francisco Folch Barella, op. cit.
37 Entretien réalisé avec M. Miguel Celma, op. cit.
38 Entretien réalisé avec M. José Borras, op. cit.
39 Entretien réalisé avec M. Josep Serra Amorós, op. cit.
40 Entretien réalisé avec M. Ramón Soriano, op. cit.
41 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
42 Entretien réalisé avec M. Miguel Celma, op. cit.
43 Mise à la retraite d’un certain nombre de généraux et de cadres supérieurs afin de réduire le nombre trop élevé d’officiers par rapport aux soldats, suppression du système d’exemption, fermeture de l’académie militaire de Saragosse, ébauche d’un corps d’officiers de réserve, etc. Cf. Julio Gil Pecharromán, La segunda República, ed. Historia 16, 1989, p. 116-122.
44 Entretien réalisé avec M. Miguel Celma, op. cit.
45 Julio Gil Pecharromán, La segunda República, op. cit., p. 130.
46 Entretien réalisé avec M. Miguel Celma, op. cit.
47 Ibid.
48 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
49 Émile Témime, La guerre d’Espagne, Bruxelles, éditions Complexe, 1996, p. 12.
50 Michel del Castillo, Le sortilège espagnol, Paris, Gallimard, 1re éd. 1977, p. 53.
51 Émile Témime, La guerre d’Espagne commence, Bruxelles, éditions Complexe, 1986, p. 73.
52 Entretien réalisé avec M. Ramón Marín Soriano, op. cit.
53 Entretien réalisé avec M. Francisco Folch Barella, op. cit.
54 Constancia de la Mora, Fière Espagne…, op. cit., p. 305.
55 Entretien réalisé avec M. Francisco Folch Barella, op. cit.
56 Constancia de la Mora, Fière Espagne…, op. cit., p. 242.
57 Ibid., p. 283.
58 Victoria Kent, Quatre ans à Paris, Paris, Le Livre du Jour, 1947, p. 171.
59 Ernest Audigie, Esteban Teruel ou la remontée des enfers, Les Sables-d’Olonne, Le Cercle d’Or, 1978, p. 85.
60 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
61 Communiqué du comité central du pce cité dans Dolores Ibárruri, Mémoires de la Pasionaria. El único camino, Paris, Julliard, 1964, p. 310-311.
62 Émile Témime, « Le mythe et la réalité », dans Madrid, 1936-1939. Un peuple en résistance ou l’épopée ambiguë, Paris, Autrement, 1991, p. 20-30.140.
63 Ibid., p. 30.
64 Dolores Ibárruri, Mémoires de la Pasionaria …, op. cit., p. 315.
65 Émile Témime, La guerre d’Espagne commence, op. cit., p. 134.
66 Entretien réalisé avec M. Francisco Folch Barella, op. cit.
67 cnt, no 25, 19 septembre 1945, éditorial.
68 Le Socialiste, no 363, 30 janvier 1969, p. 1.
69 Rafael Abella, La vida cotidiana en España bajo el régimen de Franco, Barcelona, Argos Vergara, 1985, 242 p. Cette misère-là se caractérise par un fort taux de mortalité, des ravages épidémiologiques répétés, le développement de la prostitution, une pratique du vol généralisée à toutes les strates de la société, comme une absence totale de spiritualité.
70 El Socialista, no 5 832, 19 juillet 1956, éditorial.
71 Mundo Obrero, no 12, 15 mai 1954, p. 1.
72 Unidad y Lucha, no 24, 9 septembre 1945, p. 3.
73 Mundo Obrero, avril 1951, p. 1.
74 Mundo Obrero, no 8, 15 mars 1954, p. 1.
75 Mundo Obrero, 1er août 1951, p. 1.
76 Mundo Obrero, no 13, 3 juillet 1974, p. 1.
77 Ibid.
78 El Socialista, no 5 559, 15 mars 1951, éditorial.
79 El Socialista, no 5 462, 1er mai 1949, p. 1.
80 El Socialista, no 5 709, 11 mars 1954, p. 4.
81 El Socialista, no 5 656, 19 février 1953, éditorial.
82 El Socialista, no 5 462, op. cit.
83 Florence Guilhem, L’exil espagnol dans le sud-ouest de la France…, op. cit., p. 400-412.
84 El Socialista, no 5 818, 12 avril 1956, p. 3.
85 cnt, no 80, 12 octobre 1946, p. 1.
86 cnt, no 250, 22 janvier 1950, p. 1.
87 Ibid.
88 cnt, no 751, 20 septembre 1959, p. 1.
89 cnt, no 804, 25 septembre 1960, éditorial.
90 Espoir, no 22, 3 juin 1962, p. 2.
91 Espoir, no 535, 7 mai 1972, p. 2.
92 cnt, no 804, op. cit.
93 Josep Tarradellas, Cataluña en la política española, Paris, impr. spi, 1946, p. 20.
94 Antonia Pallach-Gelly, Le fait différentiel catalan : essai de définition, Toulouse, thèse de doctorat, Université Toulouse-le-Mirail, 1998, deux volumes, p. 143.
95 Indalecio Prieto, Palabras al viento, Barcelona, Planeta, 1992, p. 331.
96 Christian Boix, « La notion de patrie dans le discours des réfugiés espagnols des camps d’Argelès et de Saint-Cyprien », op. cit., p. 125-132.
97 Ibid., p. 126.
98 El Socialista, no 5 290, 15 décembre 1945, p. 1. Titre de l’article à la une : « Ils ne sont pas Espagnols ».
99 El Socialista, no 6 099, 31 août 1961, éditorial.
100 El Socialista, no 5 656, 19 février 1953, éditorial.
101 cnt , no 485, 15 août 1954, éditorial.
102 María Teresa León, Memoria de la melancolía, op. cit., p. 29-30.
103 El Socialista, no 5 832, 19 juillet 1956, éditorial, op. cit.
104 Espoir, no 109, 2 février 1964, p. 2.
105 El Socialista, no 6 099, 31 août 1961, éditorial, op. cit.
106 Mundo Obrero, no 13, 3 juillet 1974, p. 1, op. cit.
107 Simone Weil, L’enracinement, Paris, Gallimard, 1949, p. 61.
108 Fidel Miró, ¿Y España cuándo ? El fracaso político de una emigración, México, Libro Mex editores, 1959, p. 193.
109 Luis Bonet, Une auberge espagnole, Paris, Gallimard, 1994, p. 20.
110 Federica Montseny, Mis primeros cuarenta años, Barcelona, Plaza y Janes, 1987, p. 146-147.
111 Antoine Miró, L’exilé. Souvenirs d’un républicain espagnol, Paris, Galilée, 1976, p. 129-130.
112 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
113 Ramón Moral I Querol, Journal d’exil : 1938-1945, Paris, Eole, 1982, p. 74-75.
114 Luis Bonet, Une auberge espagnole, op. cit., p. 39.
115 Entretien réalisé avec Mme María Batet, op. cit.
116 Luis Bonet, Une auberge espagnole, op. cit., p. 31.
117 Entretien réalisé avec Mme Carmen Casas Godesart. Réponse à un questionnaire écrit et une rencontre en Ariège, en août 1999.
118 Alberto Fernández, Emigración republicana española 1939-1945, Madrid, Zyx, 1972, p. 13-14.
119 Juan Nebot, España retrospectiva. República, exilio, retorno, Barcelona, Los Libros de la frontera, 1988, p. 274.
120 Ramón Moral I Querol, Journal d’exil…, op. cit., p. 60.
121 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
122 Victoria Kent, Quatre ans à Paris, op. cit., p. 95-96.
123 Entretien réalisé avec M. Martín Arnal, op. cit.
124 Entretien réalisé avec M. Francisco Folch Barella, op. cit.
125 Lluís Montagut, J’étais deuxième classe dans l’armée républicaine espagnole 1936-1945, Paris, Maspéro, 1976, p. 373.
126 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
127 Entretien réalisé avec M. Francisco Folch Barella, op. cit.
128 Entretien réalisé avec M. Miguel Celma, op. cit.
129 Antoine Miró, L’exilé…, op. cit., p. 158.
130 Alberto Fernández, op. cit., p. 23.
131 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
132 Ramon López Barrantes, Mi exilio : 1939-1951, Madrid, G. de Toro, 1974, p. 223.
133 Entretien réalisé avec M. Ramón Marín Soriano, op. cit.
134 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
135 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
136 Entretien réalisé avec M. Ángel Fernández, à Toulouse, les 22 octobre, 4 novembre et 22 décembre 1999.
137 Antoine Miró, L’exilé…, op. cit., p. 226.
138 Entretien réalisé avec M. Martín Arnal, op. cit.
139 Serge Ravanel, L’esprit de résistance, Paris, Le Seuil, p. 269-270.
140 Miguel Ángel, Los guerrilleros españoles en Francia. Historia : 1940-1945, op. cit., Préface.
141 Pierre Laborie et Jean-Pierre Amalric, « Mémoires en devenir… », op. cit., p. 15.
142 Vicente López Tovar, Coronel de los guerrilleros españoles en Francia : autobiografía, Toulouse, Centre d’études et de recherches sur la résistance toulousaine, 1991, p. 90.
143 Entretien réalisé avec M. Josep Serra Amorós, op. cit.
144 Entretien réalisé avec M. Ángel Fernández, op. cit.
145 Entretien réalisé avec M. Joan Claret, à Toulouse, les 17, 23 et 28 septembre 1999.
146 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
147 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
148 Ibid.
149 Manuel Sánchez Olivera, El Rubio : recuerdos de mi vida, Colombes, M. Sánchez et fils, 1994, p. 331.
150 Michael Pollak, Une identité blessée, Paris, Métailié, 1993, p. 33.
151 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
152 Luis Jiménez de Asúa, El retorno a España, México, Ediciones del Ateneo Español Republicano Manuel Azaña, 1960, p. 2.
153 Émile Témime, « Émigration “politique” et émigration “économique” » dans L’émigration politique en Europe aux xixe et xxe siècles, Rome, École française de Rome, 1991, p. 69.
154 Entretien réalisé avec M. Miguel Celma, op. cit.
155 Entretien réalisé avec M. Francisco Folch Barella, op. cit.
156 María Teresa León, Memoria de la melancolía, op. cit., p. 164.
157 Antoine Miró, L’exilé…, op. cit., p. 237.
158 Cité par Guillermo Cabanellas, La guerra civil y la victoria, Madrid, Giner, 1978, p. 21.
159 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
160 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
161 Ibid.
162 Entretien réalisé avec M. Ángel Fernández, op. cit.
163 Entretien réalisé avec Mme María Batet, op. cit.
164 Lluís Montagut, J’étais deuxième classe…, op. cit., p. 371-372.
165 Entretien réalisé avec M. Josep Serra Amorós, op. cit.
166 Entretien réalisé avec M. Francisco Folch Barella, op. cit.
167 Entretien réalisé avec Mme María Batet, op. cit.
168 Entretien réalisé avec M. José Borras, op. cit.
169 Entretien réalisé avec M. Joan Claret, op. cit.
170 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
171 Antoine Miró, L’exilé…, op. cit., p. 235.
172 José Ortega y Gasset cité par José Solanes, Les noms de l’exil et l’espace des exilés, thèse de doctorat d’études philosophiques et politiques, Université de Toulouse-le-Mirail, 1980, p. 87.
173 María Zambrano, « Amo mi exilio », article paru dans ABC du 28 août 1989 et reproduit dans Las palabras del regreso, Salamanca, Amarú, 1995, p. 13-14.
174 Frédérique Lebon, Les mémoires de l’exil espagnol 1939-1955 : l’itinéraire d’Antonio Soriano, Université de Toulouse-Le Mirail, p. 156.
175 Francisco Folch, « Reflexiones sobre el boletín », dans La Voz de los Olvidados, no 9, janvier 1987, p. 12.
176 Indalecio Prieto, Discursos de América. Con el pensamiento puesto en España. 1939-1944, Tomo 1, Barcelona, Planeta, 1991, p. 21.
177 Entretien réalisé avec M. Miguel Celma, op. cit.
178 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
179 Ramón Moral i Querol, Journal d’exil…, op. cit., p. 122.
180 Entretien réalisé avec M. José Borras, op. cit.
181 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
182 Luis Bonet, Une auberge espagnole, op. cit., p. 32-33.
183 Francisco Pons, Barbelés à Argelès et autour des camps, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 194.
184 Entretien réalisé avec Mme Jeanne Navarro, op. cit.
185 Entretien réalisé avec M. Mario Radigales, op. cit.
186 Ibid.
187 Ramón López Barrantes, Mi exilio…, op. cit.
188 Fidel Miró, ¿Y España cuándo?…, op. cit., p. 25.
189 ad de la Haute-Garonne : 2692 W 167. Note no 591 des rg. de la Haute-Garonne, Toulouse, le 22 mars 1953.
190 El Socialista, no 5 382, 17 octobre 1947, p. 4.
191 Espoir, no 109, 2 février 1964, p. 6.
192 El Socialista, no 5 620, 12 juin 1952, p. 1, Éditorial.
193 Mundo Obrero, no 140, 21 octobre 1948, p. 3.
194 Mundo Obrero, no 3, 6 mars 1961, p. 2.
195 El Socialista, no 5 592, 1er novembre 1951, p. 1, Éditorial.
196 Espoir, no°316, 21 janvier 1968, p. 2.
197 Espoir, no 585, 29 avril 1973, p. 2.
198 Espoir, no 316, op. cit.
199 Espoir, no 53, 6 janvier 1963, p. 2.
200 Entretien réalisé avec Mme Esperanza López Fernández, op. cit.
201 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
202 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
203 Entretien réalisé avec M. Francisco Folch Barella, op. cit.
204 Entretien réalisé avec M. Rogelio Soriano Ávila, op. cit.
205 Luis Jiménez de Asúa, El retorno a España, op. cit., p. 5.
206 Entretien réalisé avec M. Oscar Martínez, op. cit.
207 Entretien réalisé avec Mme Esperanza López Fernández, op. cit.
208 Entretien réalisé avec M. Miguel Celma, op. cit.
209 Entretien réalisé avec M. Martín Arnal, op. cit.
210 Entretien réalisé avec M. José Borras, op. cit.
211 Statuts présentés dans La Voz de los Olvidados, no 1, mai 1983, p. 1, Éditorial de Juan Carrasco.
212 José Ramón Mena, « 64e aniversario de nuestro 14 de abril », dans La Voz de los Olvidados, no 29, 4e trimestre 1995, p. 4.
213 Entretien réalisé avec M. Cristóbal Robles Martínez, op. cit.
214 Ibid.
215 Entretien réalisé avec M. Francisco Folch Barella, op. cit.
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