5. L’intuition, incomparable source d’information
p. 103-112
Texte intégral
La seule chose qui vaille au monde, c’est l’intuition.
Albert Einstein
L’expérience implique une certaine somme de bévues.
Charles Baudelaire
1Les débuts d’une carrière de psychothérapeute sont semés d’embûches. Les formations de base mettent l’accent sur les aspects théoriques du savoir et ne préparent jamais assez bien pour l’action. Or, le travail de thérapeute se déroule dans des interactions toujours nouvelles, toujours différentes, avec des êtres venus chercher une aide pour réduire leur souffrance, qu’ils recréent d’ailleurs souvent eux-mêmes, sans le vouloir. À moins de se camper dans des approches dogmatiques en voulant y trouver des façons de faire « prêtes à appliquer », la jeune thérapeute se rend bientôt compte qu’elle a encore beaucoup à apprendre et que sa pratique sera plus exigeante sur le plan personnel que ne l’avait été sa formation.
2Je me rappelle l’insécurité et les peurs vécues dans ces premières années d’apprentissage. Je me souviens aussi des émotions que j’ai ressenties lorsque mes interventions, plutôt que d’alléger un mal ou de calmer une situation envenimée, ne semblaient que les amplifier, augmentant du même coup mon propre sentiment d’impuissance et d’échec. Dans de telles circonstances, on blâme trop souvent l’autre pour son manque de collaboration ou sa « résistance », alors que notre propre maladresse y est pour beaucoup.
3Or, peu de thérapeutes avouent publiquement leurs échecs. Ce sont plutôt leurs succès qu’ils présentent dans les congrès et les colloques. Une exception à cette règle est Mara Selvini Palazzoli, de l’école de Milan, que j’ai eu la chance d’entendre au début de ma carrière, alors que je m’appliquais à être une bonne thérapeute, tout en me débattant avec la peur d’être inadéquate. D’une franchise désarmante, la grande psychiatre relatait les ratés autant que les bons coups qu’elle-même et son équipe avaient connus dans des thérapies familiales, tandis qu’ils cherchaient à se familiariser avec la vision systémique et s’efforçaient, à leur façon, de l’appliquer à leur travail avec des familles « à transaction schizophrénique » (Selvini Palazzoli et al., 1975). Sans fausse modestie, elle présentait les erreurs comme des étapes essentielles à l’apprentissage et à l’expérience.
4Cette confession a eu pour moi un effet libérateur. Laisser une place à l’erreur, avoir le courage de la regarder en face et d’apprendre d’elle, oser expérimenter afin de découvrir sa propre façon de faire tout en prenant en considération les savoirs théoriques et pratiques reconnus : voilà le message principal que livrait cette thérapeute chevronnée.
5À partir de ce moment, j’ai commencé à me fier à mes connaissances et à mon expérience, à y croire vraiment et à les utiliser pleinement dans les relations thérapeutiques. Plutôt que de continuer à chercher des solutions magiques parmi les façons de penser ou de faire développées par d’autres, avec lesquelles je ne me sentais pas à l’aise, j’ai pu m’ouvrir à ce qui se trouvait en moi : j’ai appris à me faire confiance. Cela impliquait que je me donnais dorénavant la permission de prendre des risques et d’avoir le courage de reconnaître mes erreurs pour apprendre d’elles.
Apprendre par l’erreur
6Chez le jeune enfant, l’apprentissage se fait principalement grâce au processus « d’essai et d’erreur ». Par la manipulation d’objets, par ses comportements, par l’utilisation de sons, puis de mots et finalement de phrases, l’enfant découvre comment fonctionnent les choses et saisit graduellement ce qui semble adéquat ou acceptable aux yeux des êtres qui l’entourent. Petit à petit, il abandonne les solutions incorrectes, ou bien parce qu’elles n’apportent pas les résultats escomptés, ou parce qu’elles rencontrent la désapprobation des autres, particulièrement des adultes.
7Il y a cependant des champs d’activités qui comportent des dangers trop sérieux pour que cette forme d’apprentissage soit tolérable. On ne permet pas à l’enfant de jouer avec le feu ou de traverser la rue avant qu’il en ait bien compris les risques. On lui fait part de l’expérience déjà acquise ; on lui explique les conséquences de certains gestes afin qu’il profite du savoir des autres et n’ait pas tout à apprendre par sa propre expérience.
8Idéalement, ces deux formes d’apprentissage, par essai et erreur d’une part, et par l’assimilation des connaissances existantes d’autre part, se côtoient et se complètent tout au long de la vie. En plus des acquis reliés à sa propre expérience, l’être humain peut ainsi profiter du savoir des générations qui l’ont précédé.
9Mais plus tard dans la vie, le savoir transmis prend trop souvent force de certitude et l’on en vient à croire qu’il représente la seule forme d’apprentissage valable. Dans nos sociétés, l’habileté première, qui a permis à l’enfant de communiquer avec le monde des êtres et des choses et d’apprendre au fil d’essais et d’erreurs, n’est généralement plus encouragée après la petite enfance. Pourtant, comment peut-on faire confiance à sa capacité de réfléchir, de découvrir et de créer, si on n’a pas le droit à l’erreur ? Pour se découvrir et avancer dans notre connaissance très personnelle du monde, ne faut-il pas souvent emprunter des voies jusqu’alors inexplorées, dont nous ne connaissons pas la carte ? En effet, si on ne se permet pas de faire des erreurs et d’apprendre d’elles, on est voué à des façons de faire établies ou à chercher des maîtres que l’on suivra aveuglément. C’est ce que beaucoup choisissent. Du coup, ils étouffent leur créativité, leur individualité et se cantonnent dans des relations stéréotypées.
10Loin de justifier l’irresponsabilité, le droit à l’erreur dont nous parlons ici implique une conscience accrue des conséquences de ses propres gestes, qu’il appartient de reconnaître et de rectifier au besoin. Il ne s’agit pas de cautionner l’erreur, mais d’assumer qu’elle fait partie de la vie et de la progression de la connaissance humaine.
11Paradoxalement, c’est la recherche même de certitudes pour me diriger sûrement et sans erreurs dans l’exercice de ma profession de psychothérapeute qui a été ébranlée par les propos de Mara Selvini Palazzoli. Plutôt que de présenter sa façon de faire comme étant la bonne, elle parlait de la nécessité d’être soi-même lorsqu’on intervient auprès de personnes en besoin. Une solide formation de base est essentielle mais non suffisante, disait-elle, puisqu’on ne peut s’appuyer entièrement sur les connaissances reçues, pas plus qu’on ne peut attendre que l’expérience acquise nous donne une réponse pertinente à chaque situation. Les certitudes n’existent pas dans nos rapports avec les autres. Même la présence et l’écoute attentives à ce qui se passe dans l’interaction, qui sont essentielles dans toute relation thérapeutique, ne font pas disparaître les risques de se tromper.
12Il existe cependant un savoir qui s’appuie sur l’ensemble des expériences et des apprentissages acquis tout au cours de notre vie et constitue le meilleur guide dans nos interactions avec le monde, celui des objets, mais surtout celui des êtres : c’est l’intuition. Celle-ci m’apparaît aujourd’hui comme l’outil le plus précieux et le plus sûr dans toutes mes relations, personnelles et professionnelles.
Qu’est-ce que l’intuition ?
13On a souvent tenté d’expliquer ce qu’est l’intuition en l’opposant à la raison. On insiste généralement sur la supériorité de cette dernière, plus sûre dans son processus et donc dans ses conclusions, plus objective et moins... féminine ! On nous a enseigné à ne nous fier qu’à la logique, considérée comme étant à l’origine de toutes les grandes découvertes scientifiques et technologiques des derniers siècles. On a même assuré que ce serait d’elle et d’elle seule, de la raison, qu’on pourrait attendre une compréhension réelle des humains et de leurs relations.
14Mon intention n’est pas d’alimenter la controverse ou de faire la démonstration inverse. Je ne défendrai pas l’intuition contre la raison. J’aimerais plutôt contribuer à la reconnaissance de la nécessaire complémentarité entre raison et intuition dans l’appréhension du monde.
15Ce que nous permet l’intuition, c’est une façon différente de savoir. On la définit comme « une forme de connaissance immédiate qui ne recourt pas au raisonnement » (Le Nouveau Petit Robert) ou encore, comme « la saisie immédiate et globale d’un objet de la pensée » (Grand Dictionnaire de la psychologie, Larousse, 1991). Elle a une place de premier plan dans la créativité, qu’on associe à l’art, aussi bien que dans l’éclair de la découverte scientifique. Comme Einstein, le grand philosophe des sciences Karl Popper considérait qu’« il n’existe aucune méthode logique favorisant les idées neuves, ni aucune reconstruction logique aboutissant à ces idées. Toute découverte comporte un élément irrationnel ou une intuition créatrice. » (cité dans Selvini Palazzoli et al., 1975, p. 24)
16La connaissance qui émerge de façon intuitive est immédiate, et c’est précisément ce qui la rend moins défendable, moins explicable, puisqu’on ne peut suivre le cheminement de la pensée intuitive, ni l’analyser. Paradoxalement, elle nous semble plus réelle, plus vraie que la compréhension obtenue par un processus logique. C’est ainsi qu’Einstein semble ne jamais avoir douté que sa théorie de la relativité générale, développée à la suite d’une intuition, soit un jour confirmée par les recherches scientifiques (Goldberg, 1986). Elle le fut plusieurs décennies plus tard.
17À l’aspect d’immédiateté se joint celui de globalité pour définir cet « acte complet ou total de la conscience qui est compréhension en même temps que contact » (Encyclopædia Universalis, 1990). L’intuition nous permet donc de saisir une situation complexe sans avoir à en comprendre tous les éléments constitutifs. Le savoir intuitif semble être une façon naturelle et immédiate de donner un sens à la complexité, de voir les relations difficilement perceptibles ou explicables par la logique, d’organiser un ensemble d’expériences d’une façon nouvelle et inattendue.
18Au XVIIe siècle, Spinoza avait qualifié l’intuition de « mode de connaissance le plus sophistiqué », tout en insistant sur le fait, évident pour lui, qu’elle s’appuie sur le savoir accumulé (Damasio, 2003, p. 270). Les dernières décennies ont vu les neurosciences s’ouvrir aux dimensions du fonctionnement du cerveau jusqu’ici incomprises et même négligées, dont l’intuition et le « savoir intuitif », appelés aussi « sagesse intérieure » (Siler, 1990).
Pertinence de l’intuition dans le travail thérapeutique
19Dans la relation thérapeutique, tout se joue dans l’ici et maintenant. Les êtres en présence forment ensemble un système relationnel d’une durée très limitée : lorsque prend fin l’entrevue, les sous-systèmes se reconstituent, celui du thérapeute d’une part, celui du couple ou de la famille d’autre part. Entre ces deux moments, ce qui se passe est tout à fait imprévisible, à moins que la spontanéité et l’échange réel ne soient entravés par l’imposition de règles contraignantes.
20Tout système, aussi éphémère soit-il, est soumis à des règles qui balisent la conduite de ses éléments en interaction (voir le chapitre 2 sur la communication). Les règles d’un nouveau système – tel celui que forme le thérapeute avec un individu, un couple ou une famille – s’établissent dès les premiers contacts. Lorsque commence une entrevue familiale, le thérapeute, nécessairement minoritaire, doit souvent faire face aux efforts concertés des membres de l’autre sous-système en présence pour définir selon leurs propres normes la nouvelle relation. Le défi est de taille pour l’intervenant. En effet, si le sous-système familial réussit à imposer ses règles habituelles dans la relation thérapeutique, cela peut dès le départ décider de l’issue de la thérapie : l’absence de changement. La rencontre thérapeutique n’ayant d’autre but que le changement, ce qui doit changer, ce sont précisément les règles relationnelles du système en détresse. Cependant, l’imposition par le thérapeute de ses propres règles peut faire de lui le grand responsable de la thérapie, ce qui rend le changement tout aussi improbable. C’est plutôt l’émergence dans le système thérapeutique de règles basées sur le respect mutuel qui permettra à cette nouvelle relation d’évoluer dans la souplesse et la créativité, et ouvrira ainsi la porte au changement.
21De Gregory Bateson, nous avons appris l’importance de voir « the pattern which connects » (Bateson, 1976), et c’est précisément ce à quoi on peut accéder par le savoir immédiat et global qu’est l’intuition. Présente tout au long de l’entrevue, celle-ci permet de reconnaître les divers niveaux de communication. Elle informe le thérapeute à tout moment par le confort ou l’inconfort ressentis et lui donne ainsi la possibilité de s’ajuster à la situation toujours changeante. Parmi les nombreux filons que pourrait suivre le thérapeute, c’est la pensée intuitive qui le guidera vers le plus prometteur plutôt que de se perdre dans des voies sans issue.
22Un exemple tiré de ma pratique montrera combien on doit être vigilant à cet égard dès les premiers échanges. Je me rappelle bien la rencontre avec une famille où une jeune adolescente sortait d’un programme de désintoxication. La thérapie familiale, initiée par les parents, avait pour but l’établissement de relations nouvelles après la période, traumatisante pour tous, au cours de laquelle la jeune fille avait été sous l’emprise de la drogue.
23Malgré mon expérience du travail avec les familles, j’avoue avoir été quelque peu intimidée par l’ampleur de la tâche. Je m’attendais à un long récit des difficultés que cette famille avait vécues durant les dernières années et à un échange chargé, bien loin des petits irritants du quotidien. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque, avant même d’avoir pris place, le père se mit à justifier leur retard d’une dizaine de minutes par l’insistance de sa fille à porter de vieux jeans troués, ce qu’il jugeait tout à fait inapproprié. De toute évidence, celle-ci avait eu gain de cause, tacitement soutenue dans son droit à la liberté de choix par d’autres membres de la famille. En tentant de m’allier à lui dans son jugement sévère du comportement vestimentaire de sa fille, le père voulait sans doute réaffirmer son autorité paternelle quelque peu affaiblie par cette confrontation.
24À peine nous étions nous salués que je me trouvais déjà confrontée aux règles de ce système relationnel. Clairement, on me demandait bien plus que de me situer sur un sujet aussi anodin que le port de pantalons troués lors d’une visite chez la thérapeute. J’eus soudainement une vision du plaisir que je procurerais au père ou à la fille en m’alliant avec l’un contre l’autre. Voilà le guet-apens qu’on me tendait ! Sans mauvaise intention, j’en étais certaine, mais bien plutôt par habitude, on voulait que je prenne position d’un côté ou de l’autre, dans une constellation familiale rigide où la confrontation, plutôt que la négociation et l’entente, constituait la façon de régler les conflits. Il me fallait réagir rapidement. Comment, sans froisser personne, refuser le rôle d’experte, dont le jugement placerait d’emblée l’un des protagonistes dans le camp des « corrects », alors que l’autre serait relégué chez les « pas corrects » ? Le reste de la famille semblait attendre ma réaction avant de se positionner en conséquence, selon les habitudes familiales.
25Je m’en suis sortie en plaidant l’ignorance. Tout en concédant au père qu’une telle règle pouvait bien exister mais que je ne la connaissais pas, je ne lui donnais ni raison ni tort. Ainsi je ne cautionnais ni ne condamnais la décision de la jeune fille. Je me suis empressée par la suite d’affirmer la compétence de la famille à s’organiser ensemble pour venir à la rencontre, sans faire référence au retard ou à l’habillement. Pour cette fois, on était sortis de l’impasse !
26C’est l’intuition qui m’a servi ici, en m’avertissant qu’il se passait quelque chose d’important derrière cet échange plutôt banal. Outil efficace, facilement utilisable, le savoir intuitif suppose une disponibilité à recevoir l’information issue de l’échange. La thérapeute évitera les écueils que lui tend le sous-système familial qui s’efforce de l’inclure dans l’homéostasie familiale existante. Grâce à son intuition, la thérapeute saisit la situation dans toute sa complexité. Il s’agit bien de la saisir et non pas d’en comprendre les détails, car c’est précisément cette vision immédiate et globale qui permet de garder son équilibre et sa marge de manœuvre dans toute nouvelle relation.
27Dans mon travail avec cette famille, j’ai bientôt appris que les parents, devenus adultes dans les années 1960, s’étaient fortement identifiés au mouvement hippie, rejetant comme contraignante la notion même de règles de comportement. L’adolescente, dans sa façon de s’habiller et peut-être même dans sa longue fréquentation du monde de la drogue, me semblait refléter cette philosophie de vie qui met l’accent sur la liberté individuelle au détriment du bon fonctionnement de la collectivité.
28La famille entière se mit bientôt à illustrer, par son comportement, cette conception de la liberté. En effet, le retard du premier jour se répéta à plusieurs reprises et il y eut même l’oubli complet d’une session. Par cinq personnes ! J’eus donc à aborder ce problème, puisque le développement d’une relation de respect me paraissait compromis dans de telles circonstances. J’avais l’impression qu’à défaut de créer avec moi une alliance légitimant sa position dans l’antagonisme existant à l’intérieur de la famille, le père tentait de me placer en position d’autorité, de façon que le groupe familial, uni exceptionnellement, se ligue contre moi.
29Je me trouvais de nouveau dans une situation difficile. Il me fallait d’abord ébranler la conviction bien établie dans cette famille que l’exercice de la liberté justifie tout comportement. Ce faisant, je devais cependant éviter d’être celle qui impose une conduite – ici la ponctualité –, puisque les membres de la famille pourraient facilement y voir une menace à leur liberté, qu’ils n’étaient pas prêts à sacrifier, même dans une optique thérapeutique.
30En se rappelant l’interaction de la première entrevue, on aura saisi les nombreuses contradictions au milieu desquelles ce système familial tentait de naviguer. Comment pouvais-je amener cette famille à reconnaître qu’en niant l’existence même de ses règles relationnelles, elle se privait de la possibilité de les changer pour les adapter aux situations toujours nouvelles ? Comment leur faire voir qu’ils étaient prisonniers d’une liberté mythique qui rendait leurs comportements erratiques et même irresponsables ?
31Il me paraît pertinent d’insister ici sur le fait que l’intuition est nourrie par l’interaction qui à la fois l’alimente et lui impose des limites. Il ne s’agit donc pas pour la thérapeute de dire n’importe quoi, à n’importe qui et dans n’importe quelle circonstance. Il lui faut plutôt demeurer ouverte à ses perceptions pour saisir tout ce qui survient dans l’interaction avec l’autre. Ainsi elle arrive à reconnaître les possibilités s’ouvrant à elle, de même que les limites à l’intérieur desquelles sa créativité peut s’exprimer.
32Le recul m’a permis d’analyser cette situation. Tandis que je la vivais, c’est intuitivement que j’en saisissais les enjeux. Au cœur de l’action, j’ai donc mesuré la nécessité d’agir ou la justesse de mes interventions en étant à l’écoute de mon propre bien-être et des comportements des autres membres du système relationnel.
33Devant les retards répétés, j’ai décidé de rendre à la famille la responsabilité des sessions. Je leur ai dit que je pouvais accepter leur manque de ponctualité et même leur absentéisme s’ils assumaient le coût de toutes les sessions prévues, même celles auxquelles ils auraient décidé de ne pas participer. Et je les ai laissé discuter de ma proposition sans intervenir. Ensemble, ils devaient assumer la responsabilité de leur décision quelle qu’elle fût. Ensemble, non pas dans l’antagonisme, mais dans la coopération. Ils apprenaient donc à reconnaître un problème, à en discuter, à laisser émerger les meilleures solutions et à se créer des règles pour que ces solutions soient appliquées.
34Ce fut le tournant le plus significatif dans le travail thérapeutique avec cette famille.
***
35L’intuition peut être utile de bien des façons. C’est sa dimension créative, par exemple, qui dicte les métaphores les plus pertinentes. Tant et aussi longtemps que j’ai voulu utiliser la logique pour construire des métaphores, je me fourvoyais. Je pouvais voir dans l’expression de mes interlocuteurs que l’anecdote créée ne les touchait pas. Devant ce peu de succès, j’ai cessé tout effort pour construire artificiellement des images. C’est alors que se sont mises à émerger de moi, de façon tout à fait spontanée et inattendue, les illustrations et les anecdotes les plus cocasses et pourtant les plus efficaces pour illustrer un point ou pour recadrer une situation.
36Petit à petit, mon intuition a pris la couleur de ma propre créativité. J’ai appris à lâcher prise, à avoir confiance en ce qui émerge dans toute situation où l’on est réellement à l’écoute de soi et de l’autre. Tout en continuant d’admirer les façons de faire de Milton Erickson, Carl Whitaker, Mara Selvini Palazzoli, pour ne nommer que ceux-là, j’ai reconnu qu’à leur expérience et à leurs techniques thérapeutiques s’alliait très certainement une créativité inimitable, qui est la marque du processus intuitif propre à chaque être. En tentant d’imiter les méthodes des autres, même des thérapeutes les plus respectés, on risquait de s’empêcher de développer ses propres habiletés.
37Pour les thérapeutes, le seul obstacle à la découverte de leur propre intuition réside dans le peu de crédibilité qu’ils y attachent. Formés dans un système d’éducation dominé par la logique, beaucoup ont appris non seulement à ne pas faire confiance à cette forme de connaissance, mais même à s’en méfier. C’est pourtant par l’intuition que chacun peut découvrir sa créativité et permettre à celle des autres d’émerger. Et c’est dans l’essentielle complémentarité de la logique et de l’intuition que se rencontrent les compétences nécessaires au changement.
Auteur
Louise Landry Balas a fait ses études de psychologie à l’Université de Göttingen. Clinicienne intéressée principalement à la communication et aux relations interpersonnelles, elle contribue depuis de nombreuses années à la diffusion de la vision systémique par son enseignement, ses conférences et ses écrits. Elle anime actuellement une émission radiophonique avec Suzanne Lamarre.
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