4. Complémentarité des visions cartésienne et systémique
p. 95-102
Texte intégral
1La difficile quête d’équilibre des personnes et des familles qui sont aux prises avec des problèmes de santé mentale exige que les intervenants impliqués dans ce processus élargissent leurs visions et leurs pratiques. En effet, les approches basées sur le modèle médical, en s’intéressant surtout aux symptômes et à leur soulagement, font généralement abstraction de tout le contexte relationnel dans lequel se situent la maladie aussi bien que la santé. Ces approches, quoiqu’elles soient essentielles dans les crises aiguës et pour le traitement de maladies chroniques, sont rarement suffisantes pour aider l’individu et son milieu à retrouver l’équilibre nécessaire à leur mieux-être.
2Dans ce chapitre, nous considérons l’approche systémique comme complément nécessaire à l’approche médicale dans le traitement et le suivi des personnes et des familles affectées par la maladie mentale. Nous entendons montrer les différences entre la vision cartésienne, qui fonde la pratique médicale, et la vision systémique, qui s’intéresse à la complexité des situations et des relations. Nous examinerons l’exemple du tortueux parcours d’une jeune femme dont les habitudes de vie autant que la maladie mentale devaient être prises en compte pour assurer le succès de son cheminement thérapeutique.
Vision cartésienne et vision systémique
3Depuis des siècles, les sciences exactes se fondent sur la vision cartésienne pour expliquer les phénomènes du monde matériel. En isolant certaines variables, on peut les étudier séparément, ce qui simplifie les observations et la recherche de causes. Cette façon de faire a permis l’acquisition d’énormes quantités de connaissances et la transformation de nombreux aspects du monde physique. Elle a rendu possibles les grandes découvertes scientifiques et les avancées technologiques, et a donné naissance à la médecine moderne.
4Il n’en demeure pas moins que, appliquée au monde du vivant, la vision cartésienne rencontre de nombreuses difficultés, dues principalement à la complexité des interactions dans les systèmes vivants. Isoler des variables, chercher la causalité linéaire (A est cause de B), c’est se couper de toute l’information qui circule à l’intérieur des êtres et entre eux, dans une causalité circulaire (A et B sont dans un rapport de causalité mutuelle). La science moderne reconnaît de plus en plus que la complexité ne peut être simplifiée de cette façon, puisque les relations entre les différentes parties d’un système sont elles-mêmes une partie inhérente de ce système.
5Dans un contexte de santé mentale, le modèle médical basé sur la vision cartésienne est pourtant utile, car il permet d’en arriver assez vite à un diagnostic utile dans l’établissement d’un plan de traitement pour une personne présentant des symptômes aigus. Par exemple, un individu en crise psychotique, dangereux pour lui-même ou pour autrui, pourra être aidé rapidement par une approche purement médicale. La psychopharmacologie, et l’hospitalisation au besoin, apporteront souvent une diminution ou même l’élimination d’une variété de symptômes, dont les idéations violentes ou suicidaires. De plus, les psychotropes, élaborés selon le modèle biomédical cartésien, sont devenus essentiels dans le traitement de certaines maladies mentales chroniques.
6Mais si la réduction des symptômes est le principal critère de réussite d’un traitement médical, le patient pourra être considéré guéri, alors que le contexte qui a contribué à ses symptômes n’aura que peu ou pas été considéré. Le retour à la même situation relationnelle ou sociale peut ramener en peu de temps les mêmes symptômes et créer des situations tout aussi dangereuses.
Complémentarité des visions systémique et cartésienne

7C’est ici que la vision systémique présente un intérêt réel, puisqu’elle s’intéresse à la complexité inhérente à toute situation et prend en compte la dynamique de la personne dans son environnement. Loin de chercher à simplifier les problèmes en leur attribuant une cause unique, loin de voir le symptôme de façon isolée, elle s’intéresse à la multiplicité de facteurs qui interagissent de façon circulaire et peuvent contribuer à l’exacerbation d’un problème ou d’une maladie.
8L’intervenant systémicien se place en position d’explorateur. Il cherche en sachant qu’il ne sait pas. Conscient que la résolution de problèmes complexes est difficilement prévisible, il adopte une attitude d’ouverture face à la multiplicité des choix et des solutions possibles. Le systémicien analyse et tient compte des liaisons et des interactions que la personne entretient dans son système relationnel, et cherche à connaître ses ressources personnelles, familiales et sociales. Devant la complexité des situations psychosociales, il se positionne dans un rapport de coopération et de co-construction pour saisir la réalité de la personne et participer à son processus de changement. Cette conversation systémique crée des espaces de mobilité qui permettent de recadrer et d’enrichir les expériences. Elle met en lumière l’aspect complexe des relations de l’individu avec sa famille et du système familial avec la maladie. Dans la recherche de sens et de solutions, le systémicien ne se substitue pas à la personne et à sa famille, il travaille avec elles.
9Ensemble, ils explorent comment les problèmes sont reliés entre eux et comment ils se construisent. Le questionnement circulaire les aide à reconnaître ces « comment » et à en identifier d’autres, ceux qui peuvent contribuer au changement. Dans cette perspective, le diagnostic n’est pas considéré comme la cause unique des symptômes. On s’intéresse à ce qui est en cause plutôt que de chercher la cause. En envisageant le comment s’en sortir, les personnes concernées par le problème réalisent l’enchevêtrement des circonstances et les interrelations entre celles-ci.
10L’approche systémique met ainsi en lumière la multiplicité des paramètres interactionnels dans un contexte relationnel complexe et mouvant. Elle permet de décrypter et de mettre en valeur les stratégies ignorées des personnes et de leur famille pour faire face à leurs difficultés, et les invite à repenser les enjeux de leur situation. Alliée au modèle médical cartésien, elle élargit le champ d’intérêt ; l’intervention est alors plus prometteuse de changements durables.
Un exemple de collaboration : le cas de Caroline
11Caroline, une jeune femme de 21 ans ayant un diagnostic psychiatrique de « trouble de la personnalité limite » et d’« abus de substance » (alcool, cannabis et ecstasy), vit dans une centre d’hébergement pour les jeunes sans abri. Elle nous est référée par un travailleur de rue pour problèmes multiples. En plus d’idéations suicidaires pour lesquelles elle a fait de longs séjours en psychiatrie, Caroline est agressive et même violente envers autrui et s’automutile depuis l’âge de 12 ans. Elle se lacère avec des lames de rasoir au point que ses bras et ses jambes sont couverts de cicatrices ; à quelques reprises, on a dû lui faire des points de suture pour ces blessures auto-infligées. Ce comportement, devenu une habitude, elle l’explique comme le palliatif de la douleur physique et psychologique que sa mère lui infligeait dans le passé.
12Lorsque, à l’âge de 17 ans, Caroline a annoncé son homosexualité à ses parents, ceux-ci l’ont mise à la porte et la relation a été définitivement rompue. La seule personne de sa famille avec qui elle a gardé contact est sa grand-mère maternelle, par qui Caroline se sent comprise et respectée. La jeune fille a séjourné dans un Centre jeunesse ; c’est là qu’elle dit avoir commencé à consommer de la drogue. Elle rapporte avoir eu recours à la prostitution pour s’acheter de la drogue.
13Les multiples hospitalisations en psychiatrie et le séjour en Centre jeunesse ne semblent pas avoir pu aider Caroline. Au contraire, elle a eu l’impression de n’y avoir été vue que comme une toxicomane. « Cesse de consommer et tout ira bien », lui disait-on. Dans une vision linéaire, on avait déterminé que la drogue était la cause de toutes ses difficultés, et on semblait ne chercher aucune autre explication. Caroline en a gardé une profonde méfiance du monde médical et de tous les intervenants psychosociaux.
Souplesse et collaboration
14Lorsqu’elle a été référée en CLSC, Caroline a refusé de venir y rencontrer les thérapeutes. Attitude compréhensible – en quoi un autre établissement du réseau de la santé et des services sociaux serait-il différent de tout ce qu’elle avait connu auparavant ? Ce n’est qu’à la suite de quelques entretiens sur son propre territoire qu’elle a commencé à croire que, cette fois, on pourrait peut-être l’aider. Elle a alors commencé à se rendre au CLSC, acceptant ainsi d’entreprendre un cheminement thérapeutique avec une équipe multidisciplinaire.
15Caroline n’a cependant pas tardé à mettre à l’épreuve les limites du cadre thérapeutique et la relation que les intervenants tentaient d’établir avec elle. En début de suivi, elle a manqué plusieurs rendez-vous sans donner signe de vie, elle arrivait souvent en retard, ou encore elle partait avant la fin de la séance. À maintes reprises, elle s’est présentée intoxiquée, ce qui a été toléré pour ne pas la perdre tout à fait. Les intervenants ont dû être patients, conscients que les personnes aux prises avec la toxicomanie ont besoin d’un espace thérapeutique où, même intoxiqués, ils peuvent être accueillis. Cette souplesse a permis à Caroline de se déposer à son rythme dans un lieu sécuritaire et physiquement circonscrit.
16La clientèle des jeunes de la rue porte souvent un double diagnostic psychiatrique : troubles de la personnalité et dépendance à la drogue ou à l’alcool, par exemple. Très souvent, l’inadéquation des interventions s’explique par la difficulté des thérapeutes à saisir le sens des divers symptômes et leur relation avec la toxicomanie. Il est courant, comme dans le cas de Caroline, que la prise de drogue soit un palliatif à des symptômes psychologiques difficiles à diagnostiquer et non traités. Il n’est pas rare de rencontrer des jeunes de la rue qui, souffrant de stress post-traumatique, d’anxiété, de troubles de la conduite, d’impulsivité, d’agressivité, de dépression, ont recours à l’automédicamentation avec la drogue et l’alcool afin de réduire leurs souffrances.
17Lorsque des troubles de santé mentale accompagnent les problèmes de toxicomanie et les difficultés sociales (isolement, prostitution, vie dans la rue), la complexité est telle qu’il doit y avoir concertation entre divers professionnels de la santé. Il est important de reconnaître et de prendre en considération la multiplicité des problèmes sociaux autant que médicaux (perte de logement, précarité financière, mauvaise alimentation, réseau social déficient, conflits interpersonnels, anxiété, dépression). Ce n’est que dans le travail concerté d’une équipe multidisciplinaire et par l’apport des expertises d’intervenants communautaires, psychosociaux et médicaux qu’on pourra avoir une compréhension globale de la situation et se diriger vers des solutions qui répondent aux multiples besoins de la personne souffrante.
18Il a fallu plusieurs semaines de suivi avec un intervenant psychosocial avant que Caroline n’accepte de rencontrer l’équipe médicale (infirmière, médecin et psychiatre) pour obtenir un diagnostic adéquat et une médication qui arriverait à diminuer son anxiété et ses passages à l’acte agressifs et suicidaires. Plus tard, Caroline a été soutenue par une travailleuse sociale de l’équipe dans ses démarches pour retourner à l’école.
19Après deux ans et demi de suivi thérapeutique, un travail de collaboration entre Caroline, le réseau personnel qu’elle a choisi d’inclure et une grande variété de professionnels, les résultats de cette démarche collective sont impressionnants. Caroline termine ses études collégiales en technique d’éducation spécialisée, elle reçoit des prêts et bourses, et travaille une journée par semaine dans une épicerie biologique. Elle est en appartement supervisé, ne se sentant pas encore prête à vivre de façon tout à fait autonome sans un certain encadrement de la part d’intervenants. Capable à présent d’affronter ses craintes de l’intimité et de l’attachement, elle a une conjointe avec qui elle envisage d’emménager bientôt. De plus, elle a diminué considérablement sa consommation de drogue et d’alcool, et tente de la réduire davantage pour ne pas nuire à ses études et à son traitement psychopharmacologique. Ses contacts avec sa famille demeurent très limités, mais elle est toujours très proche de sa grand-mère. Elle dit lui devoir la vie, car elle reconnaît que c’est ce lien affectif qui lui a permis de se raccrocher à la vie et de persévérer dans son cheminement vers la santé. Depuis un an, Caroline ne pose plus aucun geste d’automutilation et ne pense plus au suicide.
20La jeune femme dit maintenant que le suivi thérapeutique lui a permis d’avoir confiance dans le monde extérieur, de s’attacher à quelqu’un, de tolérer l’intimité et de ressentir qu’il était possible d’être proche sans risquer d’être abandonnée ou rejetée.
***
21Le cas de Caroline montre bien l’importance de la complémentarité des approches cartésienne et systémique dans l’intervention en santé mentale. C’est la voie à privilégier, la seule qui rende le succès possible dans des situations aussi complexes que celle que nous venons de voir. Il nous paraît essentiel que se développe un esprit de collaboration et de partenariat entre les différentes disciplines dont le travail visera non seulement le mieux-être des personnes affectées par des problèmes de santé mentale, mais aussi l’établissement d’un meilleur équilibre dans leur vie et dans leurs relations.
Auteurs
Christine Archambault est travailleuse sociale en psychiatrie depuis plus de vingt ans. Elle est chargée de cours à l’Université de Montréal, au certificat en santé mentale à la Faculté de l’éducation permanente. L’enseignement et l’intervention clinique, ainsi que la connaissance de plusieurs contextes de formation professionnelle ont contribué au développement de sa pratique comme travailleuse sociale systémicienne. Elle est aujourd’hui consultante auprès de plusieurs CLSC et s’intéresse particulièrement aux éléments de l’éthique relationnelle systémique. Elle a également une activité de formation et de supervision clinique.
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