2. La communication, clé de voûte de tout système
p. 61-77
Texte intégral
1C’est à Gregory Bateson que revient le mérite d’avoir reconnu l’importance capitale de la communication dans l’apprentissage, dans la connaissance et plus particulièrement dans les relations. Comme anthropologue d’abord, puis comme chercheur dans une grande variété de disciplines, il a porté un intérêt soutenu à « ce qui se passe » dans les systèmes relationnels, qu’il s’agisse d’une famille ou d’une société. Il en est arrivé à la conviction « que la communication est le seul modèle scientifique qui permette d’expliquer les aspects physiques, intrapersonnels, interpersonnels et culturels des événements en un même système » (Bateson et Ruesch, 1988, p. 17). Pour mieux connaître la nature du savoir, Bateson propose de s’éloigner des abstractions philosophiques pour s’intéresser à la communication, un phénomène observable. Dans cette épistémologie, la communication est vue comme la clé de voûte de tout système.
La communication façonne l’être
2Dès la conception, la croissance de l’être humain se fait grâce à un système de communication entre les cellules dont la complexité ne cesse d’émerveiller les scientifiques. Après la naissance, les interactions du nouveau-né avec son environnement prennent une importance toujours grandissante dans son développement.
3Nous sommes donc façonnés, depuis le début de notre existence, par d’innombrables réseaux internes de communication aussi bien que par nos rapports avec le monde qui nous entoure. Ce monde est constitué, d’une part, de tout l’environnement physique et, d’autre part, des personnes les plus proches, la mère et le père dans les débuts, puis les autres membres de la famille et de la communauté, qui ont eux-mêmes été façonnés par la ou les cultures dont ils sont issus.
4Une telle perception du développement et de l’apprentissage a des conséquences importantes tant sur nos attitudes que sur nos comportements. Elle impose une révision de notre façon d’agir dans toutes nos relations. Par exemple, si je crois que la connaissance s’acquiert en grande partie par les interactions, mon rôle de mère et d’éducatrice se dessine tout autrement que celui qu’adoptaient nos parents et grands-parents, pour qui l’enfant était plutôt comme un jeune arbre auquel il est nécessaire d’attacher un tuteur pour éviter qu’il ne « pousse de travers ». Leur rôle d’éducateurs se limitait souvent à donner à l’enfant une direction à suivre, dont celui-ci ne devait pas dévier. Dans cette optique, les punitions corporelles pouvaient servir d’outils à l’éducateur, qui n’avait pas à s’interroger sur les implications de ses attitudes et de ses actions. Il n’avait pas non plus à entendre ce que l’enfant tentait de lui dire par ses mots ou ses gestes, puisque ces comportements faisaient justement partie de ce qu’il fallait corriger. Lorsqu’on a fait sienne une telle philosophie de l’apprentissage, la seule question pertinente face à un enfant considéré difficile est : « Comment le mater ? » La réponse se résume généralement à ceci : « Avec des punitions plus sévères. »
5Dans l’épistémologie systémique, où l’apprentissage est fonction des interactions, l’éducateur ne peut pas s’exclure du processus ou se cacher derrière son rôle. Pas plus qu’il ne peut appliquer une méthode avec la certitude qu’elle sera la bonne, sachant que toute relation est fonction des êtres qui la composent et est donc absolument unique, et parce que la connaissance s’acquiert dans la relation et par la relation. Les questions qui se posent alors sont d’un tout autre ordre et visent autant les agir et les dire de l’adulte que ceux de l’enfant. Elles s’énonceraient plutôt ainsi : « Qu’est-ce que le comportement de l’enfant me dit ? Comment est-ce que je contribue, dans mes interactions avec lui, à ce qu’il se comporte de cette façon ? Qu’est-ce que je lui envoie, moi, comme message ? » Ce qui distingue ces deux scénarios, c’est la lecture différente que fait chaque éducateur de la causalité.
Causalité linéaire et causalité circulaire
6La vision systémique repose sur une compréhension très large des facteurs qui contribuent à l’émergence d’un phénomène ou d’un agir. C’est ce qu’on appelle la causalité circulaire. Grâce à elle, on peut voir comment le comportement d’un individu influence celui d’un autre qui, à son tour, a un impact sur l’agir du premier. Dans une telle circularité, où d’innombrables facteurs peuvent jouer et s’influencer mutuellement, il est souvent impossible de reconnaître un début ou une fin à l’interaction.
7Cette façon de percevoir la causalité est inhabituelle. On nous a appris à limiter notre compréhension de ce qui se passe à une explication fondée sur une causalité linéaire. Il semble d’ailleurs plus rassurant de donner aux événements une cause unique : « Si ceci est arrivé, c’est à cause de cela, ou c’est par la faute de celui-ci. » L’explication linéaire du type « A est la cause de B » a certes de grands avantages. C’est elle qui a permis à l’homme d’étudier et de comprendre un grand nombre de phénomènes du monde physique. Depuis Descartes jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, cette vision a dominé la recherche scientifique. En isolant certains aspects de la réalité en petites unités observables, on avait la conviction qu’après avoir trouvé la cause de chacune on pourrait rassembler le tout et expliquer ainsi le phénomène dans son ensemble.
8Il a cependant fallu se rendre à l’évidence : cette façon d’analyser les phénomènes n’est applicable qu’au monde physique. Lorsqu’il s’agit d’étudier les êtres vivants, la compréhension n’est véritablement possible que si l’on prend en compte les interactions. Isoler un acte de communication de l’interaction dont il fait partie lui ôte tout son sens, d’autant que tous les comportements humains ont un caractère communicatif. C’est ce que nous tenterons d’expliquer en présentant une théorie de la communication qui, élaborée il y a plus d’un demi-siècle, n’a rien perdu de sa pertinence.
Une théorie de la communication
9Si la théorie de la communication de Gregory Bateson a connu dans les années 1970 un essor remarquable, c’est en grande partie grâce aux publications de l’école de Palo Alto. Ce groupe de chercheurs a en effet su saisir l’essentiel de la pensée de Bateson et la présenter d’une façon plus accessible que celui-ci n’avait su le faire. Aussi, lorsqu’on parle de cette théorie de la communication, c’est d’abord à Paul Watzlawick et à ses collègues que l’on se réfère. Dans Une logique de la communication, Watzlawick et ses collaborateurs en ont présenté les fondements sous la forme de cinq axiomes (Watzlawick et al., 1981). Cette formule, bien qu’elle n’ait pas eu l’heur de plaire à Bateson, a pourtant l’avantage indéniable de faciliter l’accès à cette approche.
10Nous examinerons tout d’abord les trois premiers axiomes, qui font prendre conscience du fait que l’on communique beaucoup plus que l’on ne le croit. Avec les deux derniers axiomes, nous élargirons l’objet d’étude aux échanges et aux interactions, et porterons une attention spéciale aux rôles et aux règles qui balisent nos comportements dans le large contexte de la communication.
On ne peut pas ne pas communiquer
11La simplicité de cet énoncé est trompeuse. Il faut s’y arrêter un moment pour le comprendre véritablement. Sa logique peut être présentée sous la forme d’un syllogisme dont les deux prémisses appellent elles-mêmes quelques explications :
- tout comportement est une communication,
- or, on ne peut pas ne pas se comporter,
- donc on ne peut pas ne pas communiquer.
12La première prémisse est probablement la plus étonnante. En effet, on a souvent tendance à croire, d’une part, qu’il doit y avoir intention pour qu’il y ait communication et, d’autre part, que le mode verbal constitue l’essentiel de l’échange chez les humains. Précisons que la communication est entendue ici au sens de transfert d’information. Il s’agit du processus qui a trait à l’émission et à la réception de messages. À cet égard, tous les comportements ont valeur de messages ; ils contiennent de l’information, et ce, indépendamment de l’intention de l’émetteur et de l’existence ou non de receveurs.
13La communication verbale ne véhicule qu’une infime partie de l’information échangée entre les êtres ; pourtant, nous sommes généralement plus conscients de notre dire que de notre agir, et nous aimons croire que nous avons le contrôle du sens de l’information qui émane de nous. C’est pourquoi nous exagérons la portée de l’aspect verbal de nos communications par rapport au non-verbal. Pourtant, chacun de nous sait mesurer l’importance de la gestuelle, du ton et des silences des autres.
14La deuxième prémisse exprime l’impossibilité de « ne pas se comporter ». Le comportement n’a pas de contraire : il n’existe pas de moment de notre vie où nous n’agissons pas, même si cet agir peut être qualifié de passif. Par exemple, le sommeil d’un bébé sait réconforter la mère, qui y voit un signe de son bien-être.
15La conclusion logique de ces deux prémisses constitue le premier axiome : On ne peut pas ne pas communiquer.
Communication numérique et communication analogique
16Bateson a longuement étudié le phénomène du codage dans la communication humaine. On entend par codage la traduction intérieure des événements extérieurs. Dans le processus de perception, nos sens sont constamment stimulés. Il s’ensuit un processus complexe de transformation de l’information reçue afin de la rendre « compréhensible » et de permettre ainsi l’interaction avec l’environnement.
17Deux types de codage semblent être utilisés par l’homme dans ses interactions avec le monde qui l’entoure : le codage numérique et le codage analogique.
18Le phénomène de codage numérique nous est particulièrement familier depuis l’arrivée des ordinateurs dans notre quotidien. Malgré la complexité des opérations requises, les avantages de ces systèmes informatiques sont nombreux et de plus en plus évidents. La précision, la souplesse et la capacité de traiter une très grande variété d’informations sont dues au fait que les événements extérieurs sont codés « en des termes qui correspondent à leurs relations arithmétiques » (Bateson et Ruesch, 1988, p. 196).
19De la même façon, le langage, avec sa forme de codage numérique, donne à l’humain la possibilité d’étendre à l’infini l’éventail de ses communications, puisqu’il lui est possible d’exprimer la négation, l’abstraction et la complexité. L’avènement et le développement de la civilisation dans son sens le plus large sont impensables sans le langage.
20Une forme parallèle de codage, dont nous n’apprécions pas assez l’importance, existe cependant. C’est le codage analogique, qui utilise toute une panoplie de comportements incluant la posture, la gestuelle, l’expression et l’intonation. La compréhension de ce type de messages se fait grâce à la relation d’analogie qui existe entre ce qui est perçu à l’extérieur et ce qui est vécu à l’intérieur. Si elle n’offre pas les avantages de clarté, de précision et de souplesse de la communication numérique, la communication analogique a un rapport plus direct avec ce qu’elle représente. Toutes les expressions émotives peuvent être rapidement saisies, comme le démontre l’effet des photos-chocs utilisées par les médias pour provoquer des réactions fortes et immédiates, ce que ne saurait faire le langage.
21« Selon Bateson, le développement du langage numérique n’a pas eu pour fonction de remplacer le langage analogique. Ces deux formes de langage remplissent en parallèle des fonctions différentes » (Pauzé, 1996, p. 149). Cette explication facilitera peut-être la compréhension du deuxième axiome, formulé en ces termes par Watzlawick :
Les êtres humains usent de deux modes de communication : numérique et analogique. Le langage numérique possède une syntaxe logique très complexe et très commode, mais manque d’une sémantique appropriée à la relation. Par contre, le langage analogique possède bien la sémantique, mais non la syntaxe appropriée à une définition non équivoque des relations.
Le contenu et la relation
22Dans une conversation en tête-à-tête ou dans une réunion d’affaires, à la maison ou au bureau, chaque fois que l’on a un échange avec quelqu’un, l’interaction donne simultanément deux types d’informations bien différents : le premier a trait à un certain contenu et le second à la relation des interlocuteurs entre eux. En effet, c’est toujours dans le contexte d’une relation que l’on s’entretient d’un sujet donné. La façon dont chaque interlocuteur s’adresse à l’autre, ou aux autres, transmet de l’information sur leur relation. Par exemple, on peut exprimer son désaccord sur un projet, mais on y mettra probablement beaucoup plus de tact et de doigté en s’adressant à son patron qu’à un collègue.
23Le contenu d’un échange est pour ainsi dire enveloppé dans le lien relationnel, c’est-à-dire que l’échange sur un sujet donné s’accompagne d’un guide qui indique à l’interlocuteur comment cette information doit être reçue. « Ça n’est pas tant ce qu’il m’a dit qui me dérange, c’est son ton ! » Voilà une phrase fréquemment utilisée qui, en plus de démontrer une compréhension des deux facettes d’un message, indique bien l’importance de l’aspect relationnel par rapport au contenu.
24Généralement, le contenu d’une communication est exprimé par le langage, donc sous forme numérique, alors que l’aspect relationnel que manifestent le ton, l’expression, la gestuelle, a une forme analogique. On peut dire que ce second aspect est un commentaire sur la relation et qu’il se situe donc à un niveau logique supérieur au contenu. C’est ce que dit le troisième axiome :
Toute communication présente deux aspects : le contenu et la relation, le second englobant le premier et étant de ce fait une métacommunication.
La métacommunication
25Lorsqu’on appose le préfixe méta-à un mot, c’est pour exprimer ce qui dépasse, ce qui englobe. Il faut comprendre que de nombreux systèmes s’emboîtent les uns dans les autres, formant des ensembles d’une grande complexité à l’intérieur desquels existe une hiérarchie. Le corps humain en est un excellent exemple. Nous savons tous que cet organisme vit grâce au bon fonctionnement et aux interactions de ses sous-systèmes : respiratoire, digestif, cardio-vasculaire et autres, qui sont eux-mêmes constitués de plus petits éléments en interaction.
26Ainsi en est-il du domaine de la communication. La métacommunication, que l’on définit comme une communication sur la communication, se situe à un niveau supérieur, et « lorsque l’on a affaire à des éléments particuliers qui sont membres d’un ensemble d’éléments, il est absolument impérieux de distinguer le discours qui concerne les éléments individuels de celui qui concerne l’ensemble, la globalité des éléments » (Wittezaele et Garcia, 1992, p. 72). En effet, si nous tentons de communiquer à plusieurs niveaux à la fois, nous créons inévitablement la confusion, ce que nombre d’humoristes savent utiliser pour faire rire. Dans les interactions usuelles, la confusion des niveaux logiques peut cependant créer des imbroglios et de l’incompréhension et, à la longue, sérieusement miner les relations.
27Un exemple aidera à comprendre l’importance de faire la distinction entre les niveaux logiques. Un couple a un échange sur la décoration projetée d’un appartement. La femme propose avec enthousiasme une variété de couleurs que le mari regarde avec indifférence et sans faire de commentaire. Concluant qu’il n’aime aucune des couleurs proposées, la femme l’encourage alors à faire lui-même quelque suggestion. En vain. « Tu n’as pas d’idée pour les couleurs ? » lui demande-t-elle enfin, de plus en plus confuse. Il répond sans conviction, par un vague ni oui, ni non, qui n’éclaircit en rien l’affaire.
28Tant et aussi longtemps qu’ils demeureront à ce niveau dans la communication, la confusion ira s’amplifiant, car la règle qui semble régir cette interaction s’énonce à peu près comme suit : « Nous faisons ensemble un choix de couleurs. » Pourtant, le comportement du conjoint ne trouve pas sa place dans un tel échange et pour cette raison, il semble inexplicable.
29Pour sortir de l’impasse, il faut se placer à un autre niveau, passer à la classe de comportements « décorer l’appartement », dont « choisir les couleurs » n’est qu’un élément. C’est là que l’attitude de l’homme devient compréhensible. Ses messages portent sur la classe elle-même et non sur un de ses éléments, alors que le discours de sa conjointe se situe plutôt à l’intérieur de cette classe. L’un ou l’autre pourra clarifier la situation en suscitant un échange qui n’aura plus trait à la sélection de la peinture, mais englobera cet aspect dans une question plus générale : « Y a-t-il lieu de décorer ? Qui sera impliqué et comment ? »
30La plupart des gens saisissent intuitivement ces difficultés d’interaction. Dans une conversation, ces sauts illogiques d’un niveau de communication à l’autre créent chez eux de la confusion, mais ils arrivent mal à identifier ce qui rend l’échange troublant. Pourtant, combien de fois n’entend-on pas une personne s’exclamer : « Mais ce n’est pas de ça que je parle ! » Cette phrase est elle-même un commentaire sur l’interaction qui l’a précédée et se situe donc à un niveau supérieur à celle-ci ; c’est une métacommunication.
31Le regard que nous poserons maintenant sur les interactions est lui-même une métacommunication, une communication sur la manière dont les humains interagissent entre eux.
Les interactions
32Tout échange est constitué d’une suite de messages provenant tour à tour des partenaires impliqués, de telle sorte que le dire ou l’agir de l’un est tout à la fois réaction au message précédent et stimulus pour une réponse à venir de l’autre. Lorsqu’on examine des séquences d’échanges prolongées, on peut observer « que chaque élément est en même temps stimulus, réponse et renforcement » (Bateson et Jackson, dans Watzlawick et al., 1981, p. 52).
Relations symétriques et complémentaires
33Dans les débuts de sa carrière d’anthropologue, Bateson a identifié dans la tribu des Iatmuls de Nouvelle-Guinée deux classes d’interactions dont chacune, lorsque répétée de façon exclusive et continue, menait à l’escalade progressive et à l’éclatement. Il a donné à ce processus le nom de schismogenèse, genèse de la rupture, dont il a reconnu la manifestation à l’intérieur de deux types de relations : les relations symétriques et les relations complémentaires.
34Par la suite, Bateson a longuement travaillé pour vérifier et confirmer qu’il existe effectivement des patterns de symétrie et de complémentarité dans toutes les relations, tant entre individus qu’entre nations. Par ces phénomènes, on comprend aisément l’escalade de la violence dans un couple aussi bien que la détérioration des relations internationales qui mène à la guerre. Pour quiconque s’intéresse aux interactions et surtout aux dangereuses escalades que l’on observe dans les comportements, les concepts de symétrie et de complémentarité apportent un éclairage extrêmement utile.
35La relation symétrique est une relation en miroir, c’est-à-dire que dans l’échange, le comportement de l’un semble se calquer sur celui de l’autre. Si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas d’une imitation exacte, puisqu’il y a toujours surenchère. Comme dans toute compétition, chacun essaie d’avoir l’avantage sur l’autre par un comportement du même type. Une bagarre dans un bar est généralement l’aboutissement d’une interaction symétrique où l’un a provoqué l’autre, qui a riposté de façon également agressive. L’escalade a vite mené à une explosion de violence.
36La relation complémentaire se définit au contraire par la différence ou l’opposition. À une attitude autoritaire, le partenaire répond par la soumission, créant un cercle vicieux où chacun répète son propre comportement, en l’amplifiant un peu chaque fois. C’est ce qu’on retrouve dans la plupart des cas de violence conjugale : l’un des partenaires s’abandonne de plus en plus dans le rôle de victime, tandis que la violence de l’autre augmente. Ainsi, chacun contribue à l’escalade.
37Ces formes d’interaction mènent inévitablement à la rupture de la relation, si un correctif n’est pas apporté, c’est-à-dire si l’autre type d’échange ne survient pas. Les relations saines se jouent sur les deux registres, dont l’alternance assure l’équilibre. Nous connaissons tous des couples où chacun, à tour de rôle, est reconnu par l’autre comme plus compétent dans certaines activités, tandis que dans d’autres champs ils entretiennent une compétition créative. Symétrie et complémentarité ont donc toutes deux leur place dans les relations saines.
38Le quatrième axiome tel que présenté par Watzlawick exprime simplement l’existence de ces deux types d’interactions. Voici comment il le formule :
Tout échange de communication est symétrique ou complémentaire, selon qu’il se fonde sur l’égalité ou la différence.
39Cet axiome nous paraît incomplet, puisqu’il y manque la notion de schismogenèse pourtant essentielle à la compréhension du phénomène d’escalade dans les relations, tel que nous venons de le voir.
Ponctuation des séquences d’échanges
40« Pour un observateur extérieur, une série de communications peut être considérée comme une séquence ininterrompue d’échanges » (Watzlawick et al., 1981, p. 52), mais il en va autrement pour les interlocuteurs eux-mêmes. Ceux-ci ont souvent tendance à « ponctuer » leurs échanges, c’est-à-dire à y reconnaître un début et à en interpréter l’enchaînement à partir de ce début. C’est le phénomène de la ponctuation de la séquence des faits, que Bateson décrit ainsi : « Dans une longue séquence d’échanges, les organismes intéressés, surtout s’il s’agit d’êtres humains, ponctueront la séquence de manière que l’un ou l’autre paraîtra avoir l’initiative, ou la prééminence, ou un statut de dépendance » (p. 53).
41Par exemple, lorsqu’une personne assigne arbitrairement un début à une interaction, elle construit de ce fait une explication linéaire pour légitimer son propre comportement. Comme on l’a constaté précédemment, la causalité linéaire explique les phénomènes et les comportements par une cause unique. En ponctuant en sa faveur la séquence des échanges, la personne définit sa contribution comme simple conséquence de ce qui la précédait. Lors de problèmes relationnels, la personne peut ainsi se libérer de sa responsabilité, prendre le rôle de victime, ce qui l’autorise à blâmer l’autre. Dans les échanges harmonieux, elle se verra plutôt comme l’instigatrice, celle qui assure le bon déroulement des choses. Sa ponctuation des échanges servira à confirmer ces définitions d’elle-même.
42Prenons un autre exemple : deux enfants se chamaillent. Lorsqu’un adulte s’en mêle, chaque petit tentera de s’en faire un allié en affirmant que l’autre a commencé la querelle et donc, que c’est lui qui en est le responsable, ou plutôt le coupable. En prenant parti pour l’un contre l’autre, le parent valide la ponctuation que l’enfant a faite de la séquence de l’échange ayant mené à la dispute. Position malheureuse s’il en est, puisqu’elle ne fait que renforcer les visions opposées des adversaires et amplifie ainsi les divergences. Il serait sûrement plus pertinent d’aider les enfants à faire face à leur responsabilité respective dans la querelle, et même dans la relation, plutôt que de chercher un coupable et de créer une victime. Ainsi :
La nature d’une relation dépend de la ponctuation des séquences de communication entre les partenaires.
43Ce dernier axiome nous paraît aussi incomplet. Il y aurait lieu d’ajouter que l’adoption de la vision systémique implique nécessairement l’abandon de cette ponctuation de type linéaire. En effet, lorsqu’on a réellement compris la causalité circulaire, on ne cherche plus de début aux échanges, ni de coupable pour expliquer ce qui ne va pas. On sait que tout ce qui se passe est relié à de multiples facteurs qui ne cessent de s’influencer mutuellement. Dans cette vision, on parle de responsabilité mutuelle plutôt que de culpabilité et la ponctuation des échanges perd son sens. On ne se demande plus « Où est-ce que ceci a commencé ? Qui en est la cause ? », mais plutôt « Qu’est-ce qui se passe dans cet échange, et comment est-ce que j’y contribue ? »
Le contexte comme toile de fond
44Voici le moment de prendre quelque distance, d’élargir encore notre champ de vision afin d’observer les échanges dans leurs contextes. Lorsque deux personnes interagissent, chacune est très activement occupée à codifier ses propres messages et à décoder ceux de l’autre. Si le processus physiologique par lequel s’opère cette traduction à deux sens est identique pour tous, ce qui en résulte varie cependant énormément selon les individus, puisque toute traduction de la réalité est marquée par nos expériences antérieures, qui ont fait de nous ce que nous sommes.
45Comment expliquer autrement que par une différence de contexte qu’une femme ait une réaction de colère lorsque son mari rentre à la maison en état d’ébriété, alors qu’une autre s’en amusera plutôt ? Le message émis par un comportement semblable est reçu très différemment, car l’expérience personnelle de chacune constitue la toile de fond sur laquelle se pose l’information « mon mari a bu », créant dans chacun des cas un contexte qui lui donne un sens particulier.
Un ensemble complexe
46Ainsi, le contexte représente un ensemble de facteurs de première importance qui influence de façon décisive la valeur que chacun accorde à toute information reçue. Le système de valeurs et le système de codage sont des phénomènes inséparables, par lesquels nous transformons constamment la réalité qui nous entoure en la faisant nôtre. Dans le processus de décodage, nous colorons aussi de nos valeurs tout ce que nous percevons.
47On définit le contexte comme l’« ensemble des circonstances dans lesquelles s’insère un fait » (Le Petit Robert). Mais quelles sont ces circonstances ? Suffit-il de s’en tenir aux facteurs qui entourent immédiatement l’événement en question ? Pour comprendre la situation de ces deux couples où un conjoint rentre ivre à la maison, est-il suffisant de s’intéresser à ce qui a immédiatement précédé l’enivrement ? Par exemple, le premier couple peut s’être disputé et le mari sera parti en colère, tandis que dans l’autre cas, l’homme aura simplement rencontré des amis pour prendre un verre. Bien sûr, ce contexte immédiat n’est pas sans importance, mais nous savons qu’il n’explique pas forcément des réactions si différentes à des situations semblables. Voilà justement de quoi il s’agit : les situations « semblables » le sont-elles vraiment ? Probablement pas, puisque les facteurs contextuels qui interviennent sont multiples et leurs interactions complexes. Ils ont trait à l’histoire personnelle de chacun de même qu’à celle de la relation, à la culture dans laquelle l’événement survient et assurément, aussi, aux circonstances immédiates entourant la situation.
48Puisque le codage de tout message est un phénomène si personnel où jouent tant d’aspects de la vie de chaque individu, y a-t-il lieu de s’étonner que la communication soit si souvent ardue ? Depuis le message que l’un codifie et émet jusqu’à son décodage par l’autre, d’énormes déformations peuvent survenir. Lorsque la réponse est formulée et émise à son tour, le processus se répète, multipliant encore les possibilités de mauvaise compréhension et de malentendu.
49C’est ici que la culture joue un rôle de grande importance. Chaque groupe culturel crée en effet ses normes, qui servent de balises à l’individu pour interpréter les informations qu’il reçoit. Les normes culturelles constituent donc un aspect extrêmement significatif du contexte de toute communication. Elles assurent, dans une communauté, une interprétation commune quant à certains aspects de la vie. C’est par elles que se définissent, entre autres, les rôles formels qui lient les membres du groupe entre eux et les règles qu’ils adoptent pour gérer leurs interactions.
50Prenons l’exemple simple de la façon de se saluer. Au Québec, on se dit « bonjour » en se donnant fréquemment la bise sur les deux joues alors qu’aux États-Unis un « hi » quelque peu familier est utilisé dans la plupart des situations. En Allemagne, il serait bien mal vu de ne pas tendre la main, sauf dans un contexte très informel. Lorsqu’on passe un certain temps dans un pays dont la culture est différente de la nôtre, il ne s’agit pas seulement d’apprendre une nouvelle langue, mais aussi d’assimiler tout le code culturel qui balise les rapports sociaux. Ces rapports se définissent principalement par les rôles que nous exerçons les uns par rapport aux autres et par les règles qui y sont rattachées.
Les rôles formels et les rôles informels
51Nos relations les plus proches sont déterminées par des liens biologiques. Elles s’actualisent entre autres par des fonctions, des responsabilités et des obligations que l’on désigne généralement par le mot « rôle ». Les rôles de mère, de père, de fils ou de fille imposent certains types de comportements, comme celui pour les parents d’assurer la sécurité et le bien-être du jeune enfant, de voir à son éducation. Fixés à l’origine pour la perpétuation de l’espèce, les comportements rattachés aux rôles sont en grande partie définis par la société ou par le groupe dont on fait partie.
52Au fur et à mesure que nous développons les habiletés essentielles à l’interaction, de nouveaux liens se forment. Nous en venons ainsi graduellement à assumer un nombre croissant de rôles : nous devenons l’amie de l’une qui est, elle aussi, notre amie ; l’élève d’un autre, notre professeur, et cela en plus d’être déjà la fille, la sœur, la nièce, la petite-fille de différentes personnes reconnues comme nos parents, sœurs, frères, tantes, oncles, grands-parents. Plus tard, nous serons employée et aurons un patron, locataire liée à un propriétaire, collègue pour nos collaborateurs au travail, etc. Le rôle implique toujours une réciprocité.
53Lorsque des liens entre individus sont explicitement reconnus et que les obligations et responsabilités mutuelles sont définies par la coutume, par des ententes réciproques ou même par des lois, on peut parler de rôles formels. Dans une société ouverte et souple, la définition des rôles ne fait qu’établir les balises du comportement afin d’assurer le bon fonctionnement de la communauté. Il en va tout autrement dans les cultures où la rigidité des lois et des coutumes transforme les rôles en carcans qui entravent toute liberté personnelle, toute individualité, toute créativité. La plupart des sociétés se situent entre ces deux extrêmes. Dans tous les cas, une partie importante de l’éducation consiste à enseigner aux jeunes de la nouvelle génération les règles culturelles qui définissent les multiples rôles que chacun aura à jouer.
54Aux contraintes de ces rôles formels se greffe un autre type de comportements qui, sans règles prédéterminées, sont liés aux jeux d’alliance et d’opposition propres au système relationnel de chacun. On parle ici de rôles informels, qui sont définis par la relation et qui la définissent eux-mêmes. La réciprocité existe donc également ici, en ce sens que les rôles de l’un et de l’autre sont liés l’un à l’autre : autoritaire – sou mis ; contrôleur – contrôlé ; victime – bourreau ; bouffon – spectateur ; la liste pourrait s’étendre… On y reconnaîtrait toujours la constante suivante : un rôle, formel ou informel, n’a de sens qu’à l’intérieur d’une relation.
55Ce qui distingue les rôles formels des rôles informels, c’est le fait que les premiers sont explicites, gérés par des règles généralement reconnues de tous, alors qu’on peine à identifier les seconds. Implicites plutôt qu’explicites, les rôles de type informel, comme les règles qui les régissent, sont souvent exercés de façon inconsciente, à tel point qu’il est difficile de les abandonner, même lorsqu’ils créent chez nous de l’inconfort. On peut affubler l’autre d’un qualificatif tel « autoritaire, contrôlant, victime », mais si l’on isole ces mots de leur réciproque : « soumis, contrôlé, bourreau », on en retire l’aspect relationnel, on en fait des caractéristiques plus ou moins permanentes d’un individu. On perd ainsi de vue le fait que les comportements décrits s’insèrent nécessairement dans des interactions où des personnes tiennent le rôle réciproque.
56Nous l’avons compris, rôles et règles constituent un ensemble et n’existent que dans une complémentarité entre eux.
Les règles explicites et les règles implicites
57Les lois d’un pays, d’une province, d’une municipalité, les règles d’une université, d’une organisation ou d’un club définissent de façon explicite les droits, responsabilités et devoirs de chacun. Une société ne peut fonctionner harmonieusement que si elle a su se donner des règles que tous peuvent connaître et des moyens efficaces pour assurer leur application. Nous apprenons très tôt à respecter ces règles explicites qui guident les rapports des membres de la communauté dans laquelle nous vivons.
58De plus, consciemment ou non, la majorité de nos comportements – même ceux qui n’ont trait qu’à nous-mêmes – sont régis par des règles. Il suffit de penser à des activités courantes comme celles qui entourent l’hygiène personnelle. À ce chapitre, nous avons tous des habitudes qui ont force de règles, dans la mesure où nous sommes gênés de ne pas suivre le rituel coutumier. Si nous devions l’abandonner, de nouvelles habitudes le remplaceraient aussitôt.
59Pour banal qu’il soit, l’exemple n’en est que plus vrai, car le quotidien est composé d’innombrables petits gestes gérés par des habitudes et des rituels. Répété à plusieurs reprises dans des circonstances semblables, un comportement devient une habitude, une règle personnelle. Celle-ci permet une économie d’énergie considérable, puisque nous n’avons pas à nous demander constamment comment faire les choses.
60Ajoutons à cela un degré de complexité. Comment vivre avec une ou plusieurs personnes sans avoir à négocier continuellement ? Grâce à des règles bien sûr, plus complexes cette fois, plus difficiles à établir, à appliquer et à changer, car la complexité augmente avec le nombre de personnes impliquées. Dans une nouvelle relation, une bonne partie des interactions a trait à la mise en place de rituels de vie. Tandis que des règles explicites pourront être ouvertement débattues avant qu’une façon d’agir ne soit adoptée, d’autres s’établiront subrepticement, à l’insu des personnes impliquées dans la relation. Ces règles sont d’autant plus importantes qu’elles régiront la relation elle-même : ce sont les règles implicites.
61Un exemple aidera à distinguer les deux types de règles. La façon de distribuer les tâches ménagères au sein d’un couple peut bien être régie par une règle implicite dont l’existence n’est reconnue consciemment par aucun des deux. Cette règle pourrait être que la préparation des repas et la tenue de la maison sont l’apanage de la femme et que la participation de l’homme à ces activités est un acte de générosité de sa part. Au contraire, et comme c’est souvent le cas chez la jeune génération, les tâches ménagères pourraient ne pas être considérées comme la responsabilité d’un sexe en particulier. Quelle que soit la règle implicite, si elle fait l’objet d’un consensus même inconscient entre les deux, ils sauront facilement l’appliquer harmonieusement. Mais lorsque les disputes se répètent au sujet de peccadilles, ou lorsque l’un des partenaires se plaint d’un déséquilibre entre les responsabilités de chacun, ce sont probablement les règles implicites au sujet desquelles il y a désaccord. Pour agir sur celles-ci, il faudra accéder à un niveau logique supérieur, celui de la métacommunication dont il a été question plus tôt. En rendant explicites les règles implicites, les conjoints pourront en discuter et en redéfinir qui soient mieux adaptées à leurs besoins en évolution.
***
62Les exemples que nous avons utilisés au fil de ce texte démontrent bien l’aspect pragmatique de cette théorie de la communication. Bateson l’a d’ailleurs mise à l’épreuve dans les situations les plus variées. Il était en effet convaincu qu’elle pourrait contribuer au changement non seulement sur le plan de l’épistémologie, mais aussi et surtout dans les comportements d’individus, de groupes, d’institutions et de nations. Adopter cette vision de la communication, c’est en effet reconnaître la responsabilité de chacun dans toutes ses relations. Le respect mutuel devient alors la règle fondamentale dans l’interaction entre les êtres.
63Ma propre rencontre avec la théorie systémique de la communication a influencé de façon décisive la direction que j’ai prise en tant que thérapeute. En me définissant comme systémicienne, en choisissant l’interrelationnel plutôt que l’intrapsychique comme objet central de mes interventions, je me suis intéressée principalement au comportement observable, verbal ou non verbal – à la communication, donc, qui est l’essence de toute relation. Ce choix m’apparaît plus pertinent que jamais dans un monde changeant où nous sommes inondés d’informations dont nous savons difficilement reconnaître la pertinence pour nos propres vies.
64L’éclairage systémique permet une redéfinition pertinente et utile des situations relationnelles les plus variées. Pour les intervenants en santé mentale, cela est d’autant plus important que leur travail se fait dans et par les relations.
Auteur
Louise Landry Balas a fait ses études de psychologie à l’Université de Göttingen. Clinicienne intéressée principalement à la communication et aux relations interpersonnelles, elle contribue depuis de nombreuses années à la diffusion de la vision systémique par son enseignement, ses conférences et ses écrits. Elle anime actuellement une émission radiophonique avec Suzanne Lamarre.
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