9. L’Asie et les îles du Pacifique
p. 291-312
Texte intégral
Un homme dont la famille n’est pas affamée est moins enclin à se battre qu’un homme qui lutte par tous les moyens pour survivre.
Sir John Boyd-Orr, prix Nobel 1949, premier directeur général de l’Organisation des Nations Unies
pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)
1La région de l’Asie et des îles du Pacifique représente près de 60 % de la pauvreté mondiale, soit près de 2,75 milliards d’habitants vivant avec moins de 2 $ par jour. On y constate une grande disparité entre les pays, certains jouissant des croissances économiques les plus rapides du monde et d’autres demeurant dans le sous-développement extrême. L’Asie représente également un grand potentiel pour le développement et la prospérité. Grâce à des efforts appropriés et un appui international efficace, l’Asie pourrait devenir une région très riche et réaliser une croissance ininterrompue pour atteindre les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) prévus pour 20151. La région doit toutefois surmonter de sérieux obstacles. Ceux-ci exigeront une attention particulière de la part des pays donateurs, et le processus de résolution pourrait avoir des répercussions dans le monde entier, étant donné la complexité et l’intensité des activités et du dialogue nécessaires pour faire face à ces enjeux. Les solutions comprennent entre autres un programme social et économique continu de réduction de la pauvreté, des investissements sociaux bonifiés, une meilleure gouvernance, un changement structurel pour améliorer les investissements, le commerce et les échanges commerciaux du secteur privé. Il faudra également procéder à l’analyse de problèmes tels que les risques sanitaires frontaliers (incluant le syndrome respiratoire aigu sévère [SRAS] et la grippe aviaire), les conflits et les troubles civils dans les pays comme le Népal, l’Afghanistan, la Corée du Nord, le Sri Lanka et les Philippines, les tensions frontalières entre différents États (comme le Pakistan et l’Inde), la dégradation environnementale (due à l’épuisement des sources d’eau, l’érosion, la pollution atmosphérique), la migration rurale vers les villes, la corruption, la mauvaise gouvernance, ainsi que la menace croissante du terrorisme qui apparaît davantage sur le plan régional que national ou international.
LA PROBLÉMATIQUE DU DÉVELOPPEMENT DE LA RÉGION
2En tenant compte des statistiques de la Banque mondiale2, qui fixent le seuil de pauvreté à 2 $ par jour, on estime que 1,9 milliard de personnes, soit 60 % de la population d’Asie, vivent dans la pauvreté (Key indicators : 43)3. Par contre, lorsqu’on tient compte des statistiques de la Banque mondiale qui fixent plutôt le seuil de pauvreté à 1 $ par jour, on découvre que près de 690 000 000 d’individus en Asie, soit 21,5 % de la population, vivent dans la pauvreté extrême.
3De manière générale, le calcul de la pauvreté et l’analyse des tendances des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) pour l’Asie s’avèrent assez positifs4. La plupart des pays d’Asie ont atteint une croissance de près de 5 % en 2004 (ADO, 2005). De plus, on s’attend à ce que la croissance globale pour cette région en 2007 demeure aux environs de 6,9 %. Les rendements les plus apparents proviennent de la République populaire de Chine (RPC), de Hong Kong (Chine), de l’Inde, du Kazakhstan, de la Malaisie, de Singapour, de l’Ouzbékistan et du Viêt-Nam. En observant bien ces statistiques générales, on remarque toutefois des gains sensibles dans certaines sous-régions de l’Asie de l’Est et du Sud-Est et des bénéfices beaucoup plus faibles en Asie centrale et en Asie du Sud. Effectivement, les objectifs individuels de réduction de la pauvreté des pays présentent des tendances inquiétantes qui empêcheraient d’atteindre les OMD d’ici 2015. Un bref survol du taux de croissance sous-régional nous permet ici de clarifier ces tendances5.
4L’Asie de l’Est comprend la République populaire de Chine (RPC), Hong Kong (Chine), la République de la Corée, la Mongolie et Taiwan (République de Chine). Toutes ces économies ont connu une croissance vigoureuse de 7,8 %. La croissance est attribuée principalement aux produits manufacturés et à une forte économie d’exportation. De façon générale, les pays qui ont des liens étroits avec la Chine ont très bien réussi au cours des dernières années. L’Asie du Sud-Est comprend le Brunei, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos (République démocratique populaire lao), la Malaisie, le Myanmar, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Viêt-Nam. La croissance a atteint un niveau tout à fait satisfaisant de 6,3 %, perpétuée par une importante croissance de consommation, un fort investissement des entreprises et des contextes extérieurs favorables au commerce, au taux de change et aux exportations. En 2004, les rendements les plus importants ont été atteints en Malaisie, à Singapour et au Viêtnam. L’Asie du Sud est constituée de l’Afghanistan, du Bangladesh, du Bhoutan, de l’Inde, des Maldives, du Népal, du Pakistan et du Sri Lanka. La croissance générale s’est établie à 6,4 % (considérablement plus lente que l’année précédente, alors qu’elle s’établissait à 7,8 %). La vaste économie de l’Inde représente près de 80 % du rendement de cette sous-région, influant grandement sur la croissance moyenne. Mais une ventilation par pays révèle des résultats bien inquiétants pour certaines de ces nations, qui ont souffert d’une faible production agricole due à de fortes pluies de mousson et à des inondations. L’Asie centrale est entre autres constituée de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan, du Kazakhstan, du Kirghizistan (République de Kirghiz), du Tadjikistan, du Turkménistan et de l’Ouzbékistan. En 2004, la croissance économique de cette sous-région s’est élevée jusqu’à 10,4 %. Presque tous les pays de cette sous-région ont connu un meilleur rendement que prévu en raison de la hausse mondiale des prix du pétrole et du gaz, de l’or, du coton, de l’aluminium et d’autres matières premières (les exportations les plus élevées de ces régions). La croissance est maintenue dans cette sous-région en raison du commerce robuste et de l’investissement étranger. La région du Pacifique est constituée des îles Cook, des îles Fidji, de la République des Kiribati, de la République des îles Marshall, de la Micronésie, de Nauru, de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, de la Nouvelle-Guinée occidentale, des Samoa, des îles Salomon, de la République démocratique du Timor-Oriental, des îles Tonga, des Tuvalu et de la République du Vanuatu. La croissance économique de cette sous-région s’établit à 2,6 % et s’avère plutôt faible. Le Timor-Oriental connaît le taux le plus bas avec 1,5 %.
5Il est important de noter que la région a déjà connu de grands changements structurels au cours des 20 dernières années, particulièrement en raison du transfert des activités rurales et des services agricoles vers le secteur urbain. L’environnement urbain représente maintenant le moteur de cette croissance. Si cette croissance peut être soutenue pour la réalisation des OMD en 2015, tout porte à croire que l’Asie pourrait réduire de moitié le nombre d’individus vivant avec moins de 1 $ par jour.
MENACES PESANT SUR L’ÉCONOMIE ASIATIQUE
• La fluctuation des taux de change.
• La surchauffe économique en République populaire de Chine (capacité excédentaire) menaçant également les économies intimement liées à la Chine par les exportations, les importations et les industries manufacturières.
• Les épidémies (comme le SRAS ou la grippe aviaire) peuvent entraîner la migration massive, affecter l’industrie du transport, submerger les systèmes de santé et faire stagner l’économie et les secteurs tertiaires.
• L’absence d’une politique macroéconomique pour une croissance économique prospère et soutenue, essentielle pour combattre la pauvreté. La croissance équitable et la croissance rapide ne sont pas suffisantes à elles seules.
• Les réformes structurelles pour la croissance nationale et le soutien des chocs (ceci devrait inclure le fait de consolider l’investissement national et étranger et de restructurer l’environnement pour rendre le secteur privé plus amical et reformer les pouvoirs réglementaires).
• Les changements climatiques et l’impact des catastrophes naturelles.
L’ORIENTATION DE L’AIDE ÉTRANGÈRE CANADIENNE EN ASIE
6En 2004-2005, l’Agence canadienne de développement international (ACDI) a attribué à l’Asie une somme relativement inférieure à ce qu’on aurait pu attendre lorsque l’on tient compte de sa population et de son statut général de pauvreté6. En analysant les résultats-clés de l’agence (RCA)7 de l’ACDI, on constate que l’Asie reçoit moins de fonds que d’autres régions, sauf peut-être sur le plan de la gouvernance (ACDI, 2004a). Au point de vue du pourcentage d’aide régionale totale, l’Asie reçoit jusqu’à 15 % de l’aide publique au développement (APD) bilatérale totale. Des 30 principaux pays bénéficiaires de l’ACDI, l’Asie reçoit 31,5 % de l’APD. Il est à noter qu’à lui seul, l’Afghanistan a reçu 10 % de l’aide distribuée aux 30 principaux pays bénéficiaires de l’APD, ceci représentant près de 11 % de l’aide totale accordée aux pays les moins avancés (PMA), et qu’il est actuellement le plus grand bénéficiaire d’APD avec Haïti (ACDI, 2004b : 33). Au cours des dernières années, nous avons assisté à une croissance générale de l’enveloppe de l’aide internationale (EAI) et à une augmentation générale de l’aide en Asie. Cependant, le pourcentage total de l’aide accordée à l’Asie (en considérant la somme totale de toute l’aide distribuée géographiquement) a diminué de plus de 8 %.
7Les modèles d’indices de croissance et de pauvreté en Asie ont eu un impact direct sur la méthode utilisée par le Canada pour préparer sa politique d’aide étrangère pour la région. Cela permet de mieux comprendre pourquoi une attention particulière avait été accordée à cinq pays d’Asie, soit le Cambodge, le Viêt-Nam, le Bangladesh, le Pakistan et le Sri Lanka, et de quelle façon ils avaient été choisis.
8Dans son présent Énoncé de politique internationale, le Canada constate qu’en ce qui concerne l’Asie, les prévisions économiques sont encourageantes, mais que dans cette région, les pays se développent de manière isolée (ACDI, 2002). La stratégie de l’ACDI pour le développement de la politique d’aide étrangère en Asie tient compte du fait que si certains États sont prêts à assumer leur propre développement, d’autres se retrouvent dans une pauvreté extrême et demeurent vulnérables sur le plan économique, environnemental et politique. De plus, l’ACDI reconnaît que les conflits et les situations politiques instables, qui incluent les tensions entre les États et les activités terroristes, pourraient miner ce climat de prospérité grandissante. Deux orientations stratégiques de l’ACDI s’imposent en ce qui concerne l’Asie : d’abord, le Canada doit encourager la prospérité de la région et, ensuite, il doit en catalyser les effets pour assurer plus de stabilité à l’échelle régionale et faire en sorte que les plus démunis bénéficient de cette prospérité. En d’autres mots, l’énoncé identifie et encourage les tendances de croissance en Asie, mais reconnaît également que la croissance économique à elle seule n’est pas suffisante pour réduire la pauvreté. Une attention particulière doit être accordée aux facteurs responsables de la croissance équitable, dont bénéficient les plus démunis par des initiatives telles que la bonne gouvernance, une réforme juridique, la consolidation de la démocratie, l’anticorruption, etc.
Historique de l’aide canadienne en Asie
9Le Canada partage des liens historiques avec l’Asie depuis le début du XIXe siècle. Ces liens ont été créés par le biais de l’immigration, lorsque les premiers Chinois, Japonais et Sud-Asiatiques sont venus au Canada pour construire le chemin de fer Canadien Pacifique, et par le commerce, lorsque les premiers missionnaires jésuites du Québec ont dirigé des missions commerciales de ginseng sauvage. Depuis, nous assistons à une croissance étonnante de la population asiatique au Canada, qui a augmenté dans toutes les provinces (à l’exception de l’Île-du-Prince-Édouard). Cet afflux se concentre notamment en Colombie-Britannique (plus de 20 % d’Asiatiques), en Ontario (13,5 %) et en Alberta (9,2 %). Depuis 1981, le pourcentage de Canadiens d’origine asiatique au Canada a triplé (Statistiques Canada, 2003). La croissance importante de la communauté asiatique dans le pays (particulièrement dans le secteur des affaires) justifie qu’on s’y attarde. Il s’agit d’une étape essentielle pour apprécier l’évolution des politiques étrangères reliées à l’Asie et comprendre comment elles sont influencées par des groupes asiatiques vivant au Canada.
Les intérêts du Canada en Asie
10Avant la Seconde Guerre mondiale, les activités du ministère des Affaires étrangères portaient sur la position nationale du Canada dans la communauté internationale. Lors du déclenchement de la guerre en 1939, les ressources du Canada ont entièrement été investies dans les efforts de guerre. C’est à partir de 1946 que le Canada a commencé à assumer un rôle de concertation dans les affaires internationales et à soulever des questions sur la sécurité nationale, qu’il considère inextricablement liée aux activités collectives de l’arène internationale (c’est l’époque de la Guerre froide et l’Union soviétique est jugée menaçante). L’aide étrangère du Canada a commencé à prendre de l’expansion entre 1946 et 1951, au moment où les dépenses ont excédé 2 milliards de dollars (dont la majeure partie a été investie comme prêt au Royaume-Uni et à d’autres pays d’Europe occidentale pour la reconstruction d’après-guerre). Ces prêts ont également servi à soutenir les exportations (le Canada disposait d’excédents à cette époque) et à consolider les marchés nationaux canadiens tout en développant le commerce. Bien que le pays ait également offert des prêts aux pays d’Extrême-Orient, incluant la Chine et l’Indonésie8, l’intérêt du Canada envers l’Asie était beaucoup moins évident à cette époque.
11Lester B. Pearson décrivait l’Asie comme un « livre fermé », soulignant ainsi son opacité pour le gouvernement canadien. En d’autres termes, même si au départ il n’existait aucune politique canadienne structurée pour l’Extrême-Orient, les intérêts potentiels liés à l’immigration, aux affaires et au commerce au Japon et en Chine ont forcé le Canada à formuler une politique cohérente sur l’Asie. Cette politique a véritablement commencé à prendre forme lors de l’intervention du Canada dans le plan Colombo pour le développement économique coopératif de l’Asie du Sud et du Sud-Est établi en janvier 1950. Ce plan avait été mis en œuvre pour s’attaquer à la pauvreté dont semblaient profiter les mouvements politiques communistes d’Asie. Pour l’une des premières fois de leur histoire, les Canadiens ont fortement contribué à l’aide étrangère pour le développement en ne recevant en retour aucun avantage économique direct ou apparent. Il s’agissait ici d’une forme d’aide humanitaire. En fait, cette aide n’avait comme objectif que d’augmenter le niveau de vie des pays bénéficiaires.
12Au cours des années suivantes, l’intérêt du Canada pour l’Asie s’est principalement concrétisé dans des activités dans le sous-continent indien, et plus précisément au Pakistan, en Inde et à Ceylan (maintenant le Sri Lanka). Ces activités incluent une interaction avec les pays membres du Commonwealth et avec de jeunes États au sujet du plan Colombo. Il est intéressant de noter que le Canada a joué un rôle important en facilitant l’adhésion de plusieurs pays d’Asie qui n’étaient pas initialement inclus dans le plan. Le Canada est apparu comme un pays lui-même constitué de deux cultures et offrant un modèle unique de tolérance et de compréhension face aux nouveaux États d’Asie pour les influencer dans leurs propres ambitions nationalistes.
13Avec le rôle émergent de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (l’OTAN), l’influence du Canada a pris de l’expansion. On peut le constater à l’occasion du déploiement des troupes canadiennes dans la péninsule coréenne en 1950, au moment où le Régiment d’infanterie légère canadienne Princesse Patricia et les escadrilles du corps d’aviation se sont jointes aux forces des Nations Unies. Le Canada a envoyé près de 27 000 soldats participer à cette guerre, en plus de 7 000 autres qui ont supervisé le cessez-le-feu jusqu’à la fin de 1955. L’implication du Canada dans ce conflit de la Guerre froide a eu deux impacts. Cette décision a d’abord eu pour conséquence l’adoption du rôle de gardien de la paix que le Canada a assumé au cours des 40 années suivantes. Il s’agit d’ailleurs d’un héritage dont jouit encore le Canada aujourd’hui. Cette volonté de demeurer neutre et impartial face aux conflits régionaux a permis au Canada de gagner le respect de la communauté internationale. Ensuite, la guerre de Corée a créé l’illusion d’une « guerre limitée » où deux superpuissances s’affrontent sans donner lieu à une guerre totale impliquant des armes nucléaires. Ces deux impacts ont joué un rôle dans la formulation de la politique canadienne d’aide étrangère et ont permis une plus grande concentration sur l’Asie. Le Canada, alors considéré comme un nouveau donateur, a commencé à se positionner comme un important partenaire et défenseur des organismes internationaux prestigieux, tels que l’ONU, l’OTAN et les institutions de Bretton Woods, en plus de prôner la sécurité et les intérêts commerciaux et politiques au nom du public canadien. Ceci a sans doute contribué à l’invitation imprévue lancée au Canada pour qu’il devienne membre de la commission visant à superviser l’application du processus de paix en Indochine, qui comprenait le Cambodge, le Laos et le Viêt-Nam. De 1954 à 1971, un tiers des agents du ministère des Affaires étrangères ont offert leur service en Indochine9.
LE RENOUVEAU DE L’INTÉRÊT DU CANADA POUR L’ASIE EN MATIÈRE DE SÉCURITÉ ET D’ÉCONOMIE
14Le rôle du Canada en Asie a été renforcé en 1989 lorsque le Canada a participé à la fondation de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC), qui avait pour but d’améliorer les liens économiques et politiques. Le Canada maintient également une interaction constructive avec l’Association des nations du Sud-Est asiatique (ANASE). Il s’agit non seulement d’un marché important pour l’investissement étranger du Canada et d’un associé dans la campagne contre le terrorisme, mais également d’une organisation qui tente de réduire l’écart de développement entre les pays de cette sous-région. Le Canada concentre présentement son intérêt sur les puissances émergentes de la Chine et de l’Inde, tout en cherchant à approfondir ses liens avec le Japon. Ces interactions incluent un cadre économique Canada-Japon portant sur l’établissement d’un partenariat économique complet entre les deux pays, l’engagement de la Chine d’accorder au Canada le statut de destination approuvée (permettant aux touristes chinois de visiter le Canada plus facilement) et des discussions avec l’Inde sur l’amélioration de la gouvernance et des institutions mondiales. « Les rapports de force dans le monde changent, a déclaré Paul Martin [alors premier ministre]. L’Asie est une région dynamique avec un potentiel extrêmement prometteur » (MAECI, 2005). En janvier 2006, ces mots se sont traduits en actions lorsque le ministre du Commerce international, Jim Peterson, a dirigé une mission à Shanghai, à Beijing et à Hong Kong. Des représentants de 280 entreprises canadiennes se sont joints à la mission pour raffermir les liens commerciaux avec la Chine. Plus d’une centaine d’ententes ont alors été signées entre des entreprises canadiennes et chinoises. « Comme la Chine est en train de modifier la donne sur le marché mondial, les entreprises canadiennes n’ont plus le choix. Elles doivent se doter d’une stratégie commerciale à l’égard de la Chine », a déclaré Jim Peterson (MAECI, 2005). L’interaction continue entre le Canada et l’Asie a stimulé les opinions concernant l’importance de cette région, et de certains pays en particulier. Bob Johnston, directeur général de la planification stratégique pour l’Asie à l’ACDI, a affirmé qu’il s’agissait d’une véritable « réussite de voir ces pays s’affranchir de l’aide pour devenir de véritables partenaires économiques10 » (MAECI, 2005).
15En 2004, l’une des plus importantes catastrophes naturelles du siècle a frappé l’Asie du Sud-Est. Le tsunami qui a détruit des villages entiers en Indonésie, en Thaïlande et au Sri Lanka a toutefois eu un autre impact : il a attiré l’attention des Canadiens sur cette région et sur l’aide humanitaire en général. « La crise est une occasion d’établir des relations et une solidarité parmi les communautés auxquelles on doit venir en aide », a déclaré le ministre des Affaires étrangères, Pierre Pettigrew, lors de la réunion des dirigeants de l’ANASE en janvier 2006. Il a également soutenu que « la communauté internationale devra rester active à long terme dans la région […]. Le Canada sera présent en tant que partenaire à part entière aussi longtemps qu’il le faudra » (Conseil privé du Gouvernement du Canada, 2005). Tous les éléments sont réunis pour lancer une intervention humanitaire et pour signer un engagement à long terme permettant de se concentrer sur les activités dans la région. Paul Evans, directeur adjoint du Liu Institute for Global Issues, a déclaré que « les apports de capitaux dans la région ont atteint des proportions sans précédent ». « Le voile a été levé », a-t-il observé, ajoutant que cela pourrait impliquer de nouveaux joueurs et changer la donne des conflits internes (MAECI, 2005). Il fait ici référence aux conflits profondément enracinés entre le Sri Lanka et l’Indonésie, qui sont littéralement passés inaperçus aux yeux du public durant plusieurs années.
16Trois ans plus tôt, un autre incident avait échappé à la surveillance des médias et du public canadien. Le 7 octobre 2001, le premier ministre canadien Jean Chrétien avait annoncé que les Forces armées canadiennes se joindraient aux efforts de guerre des États-Unis contre l’Afghanistan. L’annonce n’était survenue que quelques heures après que les avions de guerre américains et britanniques eurent commencé à bombarder Kaboul et d’autres villes afghanes. Cette déclaration de Chrétien a été suivie de l’annonce que les militaires canadiens participeraient à toutes les phases de la guerre contre le terrorisme menée par Washington. Ces deux événements survenus en Asie au cours des six dernières années ont sans doute eu un impact sans précédent sur l’opinion publique canadienne et sur la politique étrangère en Asie. « Les activités commerciales du Canada en Asie ne sont qu’un aspect de notre relation avec ce continent, a déclaré Paul Evans. Notre approche économique en Asie doit aussi tenir compte des aspects sociaux, de la sécurité et de la politique11 » (MEACI, 2005).
Le Canada prend la parole
17Grâce aux organismes tels que l’APEC, le Canada aura l’occasion d’influer sur les décisions politiques qui permettront d’améliorer les objectifs canadiens de sécurité, de prospérité et de développement. En 2006, le Canada s’est principalement concentré sur le développement du secteur privé (SP) et sur la facilitation des échanges de la feuille de route de Pusan, qui ouvre la voie à l’APEC jusqu’en 2010. Au cours des années à venir, le Canada mettra probablement l’accent sur le développement du SP, en améliorant l’environnement de travail des petites et moyennes entreprises, sur la réforme structurelle (incluant une stabilité gouvernementale, politique et économique ainsi qu’une infrastructure massive et souple [Phillips, 2006] et sur la poursuite de la sécurité et de la pérennité de l’énergie mondiale, une stratégie cohérente est quasi inexistante à ce sujet). Le Canada a franchi des étapes tangibles qui représentent un effort à long terme pour intégrer le secteur privé à l’ordre du jour de l’APEC. Il est évident que le Canada prend une part active en travaillant avec l’APEC par l’intermédiaire de ses divers comités, incluant entre autres l’Initiative de Daegu (sur le plan d’action d’innovation des petites et moyennes entreprises [PME]), le Groupe de travail sur l’énergie, le Comité économique, le Groupe sur le renforcement de la structure économique et juridique, le Processus de l’APEC pour les ministres des Finances et le Groupe de travail des télécommunications et de l’information (GTTEL).
18Les réformes des PME et des marchés asiatiques sont importantes pour le Canada. De façon générale, elles procurent des ouvertures économiques pour les compagnies canadiennes et elles réduisent l’instabilité économique provoquée par des crises financières et gouvernementales. La réforme du secteur des petites entreprises en Asie contribue également aux objectifs de développement du Canada par des réformes structurelles. L’APEC offre un forum qui permet au Canada de tirer directement profit des réformes en Asie tout en partageant des expériences et des perspectives qui peuvent influer sur la pratique des autres économies significatives de la région. Beaucoup de pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est font progresser leurs échanges commerciaux et leurs objectifs de croissance en encourageant l’accès des groupes multinationaux à leurs marchés par l’investissement direct à l’étranger (IDE). Comme mentionné précédemment, le Canada exploite ce phénomène. Ce faisant, ces pays ont assoupli certains règlements concernant la propriété, ce qui constituait un préalable pour beaucoup de sociétés, en plus de reconnaître la création potentielle que représente une hausse des exportations de leur pays, par exemple en Chine, en Malaisie et à Singapour (Ramstetter, 1999). Des études indiquent que les propensions à l’exportation ont tendance à être sensiblement plus élevées dans les groupes dont les actions étrangères proviennent à 90 % ou plus de ces trois pays, comparativement à ceux dont les actions étrangères sont inférieures à ce pourcentage ou inexistantes (Ramstetter, 1999 ; Ngoc et Ramstetter 2004 ; James et Ramstetter 2005). Ces pays et les entreprises canadiennes y trouvent donc chacun leur compte.
Les ONG : une ouverture négligée
19Amir Attaran, professeur à l’Université d’Ottawa, a indiqué que l’un des obstacles à la réduction de la pauvreté vient de ce que l’argent versé pour l’aide étrangère du Canada est dirigé vers des organismes tels que la Banque mondiale, le Programme des Nations Unies pour le développement (le PNUD) et des gouvernements étrangers qui ne sont pas tenus de divulguer l’information au public canadien (CBC News, 2006). « Lorsque les sommes d’argent sont distribuées à de grands organismes, nous perdons non seulement le contrôle, mais nous perdons également de la crédibilité » a-t-il indiqué, avant de souligner un autre problème posé par les individus résidant dans les pays bénéficiaires de l’aide canadienne, mais ne travaillant presque plus en lien direct avec des Canadiens. L’aide multilatérale implique donc que l’argent est mis en commun avec d’autres pays ou gouvernements et, dans la plupart des cas, il est impossible de savoir comment l’argent est dépensé ou de connaître l’impact du Canada dans ces organismes. Dans le cas de l’ONU ou des institutions de la Banque mondiale, nous assistons à un record déplorable de non-divulgation de l’information, et ce, en dépit de l’exigence de transparence12. Par ailleurs, les organisations de la société civile (OSC) et les organisations non gouvernementales (ONG) jouent un rôle primordial en renforçant l’innovation du développement et, contrairement aux organisations multilatérales, en assurant la responsabilité publique. Ces organisations jouent également un rôle important en s’occupant des droits de la personne et de leur défense, souvent par des approches participatives qui contribuent à la réduction de la pauvreté, à une meilleure gouvernance et à la protection de la dignité humaine. Il est cependant inquiétant que la contribution générale de l’aide versée aux OSC diminue mondialement, et ce, en particulier dans la branche bilatérale de l’ACDI. Selon le CCCI (2005), les dépenses de l’ACDI dans le cadre de son partenariat avec les OSC sont passées de 29 à 22 % de ses dépenses totales de 1999-2000 à 2003-2004.
LES INTERVENTIONS AUPRÈS DES ÉTATS FRAGILES ET EN DÉROUTE : UNE NOUVELLE VOIE
20L’aide étrangère canadienne s’est engagée sur une nouvelle voie en ce qui concerne ses interventions auprès des États fragiles et en déroute. Ces États voient leurs fonctions de plus en plus affaiblies et sont souvent au bord de l’effondrement, comme ce fut le cas au Cambodge dans les années 1980, en Somalie et en Yougoslavie dans les années 1990 et, plus récemment, à la Sierra Leone et au Népal. Ainsi, ces pays sont caractérisés par une diminution radicale de la légitimité de l’administration et de la gouvernance, de la livraison des services de base et de leur capacité de garantir la sécurité de leurs citoyens. Cette situation est généralement accompagnée par l’arrivée d’acteurs non étatiques, par un afflux d’armes légères et moyennes, par un accroissement de la violence et par une hausse de réfugiés et de personnes déplacées. Émergent alors souvent des groupes de terroristes qui, dans certains cas, empêchent les organismes internationaux et les ONG d’accéder à ces pays et d’intervenir pour prévenir les menaces potentielles et aider les populations civiles.
Faire face aux menaces
21L’Énoncé de politique internationale du Canada précise que les États fragiles et en déroute représentent actuellement le plus grand défi de sécurité du monde (ACDI, 2002). Le ministère des Affaires étrangères a mis sur pied un Groupe de travail sur la stabilisation et la reconstruction (GTSR) qui a reçu 500 000 000 $ du Fonds pour la paix et la sécurité mondiales (FPSM). Globalement, cette somme n’est pas énorme, mais elle correspond à une prorogation de la politique étrangère canadienne et procure de nouveaux moyens pour réagir rapidement aux crises internationales. De plus, on retrouve dans l’Énoncé de la politique internationale du Canada certains indices de l’accroissement de la recherche pour une nouvelle stratégie multilatérale qui favoriserait une plus grande efficacité du Conseil de sécurité des Nations Unies et la création de la nouvelle Commission de consolidation de la paix de l’ONU.
22L’Asie est devenue une terre d’échantillonnage de ce qui pourrait être le premier signe d’une évolution sur le plan de la sécurité mondiale et de l’aide humanitaire pour les États fragiles et en déroute. La guerre contre le terrorisme, telle qu’elle est définie par des acteurs-clés comme les États-Unis et la Grande-Bretagne, prouve que nous assistons à de nouveaux défis en ce qui concerne l’aide et la politique étrangères dans les pays souverains tel le Canada. On ne peut choisir un article de la politique étrangère sans que de tels énoncés deviennent immédiatement transparents. Le rôle des pays industrialisés – donateurs traditionnels de l’aide étrangère – est particulièrement mis à l’épreuve. Il pose des dilemmes moraux et économiques, et tout porte à croire qu’il y aura une pénurie de solutions aux problèmes auxquels font face ces États en déroute.
Défense et développement : une lutte pour l’espace humanitaire
23La complexité des politiques étrangères actuelles en ce qui a trait aux États fragiles et en déroute pose un ensemble unique de défis. Nous allons en passer quelques-uns en revue afin d’observer la façon dont ils se concrétisent dans le contexte de l’Afghanistan, alors que le Canada veille à y assurer la sécurité et à créer un « espace humanitaire » dans certains secteurs de ce pays. Il s’agit d’un exercice important pour comprendre le rôle du Canada dans cette sous-région et cela permet de mettre en lumière le rôle plus général qu’il pourrait assumer dans la région au cours des prochaines années. Nous observons d’abord que, dans plusieurs cas, l’accent est mis sur la force, sur les compétences militaires et sur les capacités de la société civile marginalisée.
24L’une des analyses de base de la réponse canadienne en Afghanistan permet de constater qu’il ne semble pas exister d’espace humanitaire propre, et que l’usage de la force militaire pour le développement et le travail humanitaire s’avère essentiel. Cela s’explique en partie en raison de l’approche pangouvernementale du gouvernement canadien liant la défense, la diplomatie et le développement (ACDI, 2005). À court terme, la présence des militaires est bien sûr requise pour assurer la sécurité nécessaire à l’ouverture d’un tel espace et permettre la distribution des ressources d’urgence, mais l’usage prolongé de la force pourrait empêcher que les ONG locales et les organismes civils internationaux soient mieux équipés pour accomplir leur travail. Certains préfèrent donc opter pour une « solution miracle » rapide. Cette approche plutôt superficielle ne tient toutefois pas compte des solutions mises à l’essai lors des programmes à long terme, des procédés holistiques et de l’implication harmonisée d’intervenants multiples. De telles solutions pourraient créer une différence dans ces secteurs, et ce sont les sociétés civiles et les ONG qui seraient en mesure de le faire.
25Ces pays devront en fait faire l’objet d’une analyse minutieuse et d’une collaboration internationale à long terme afin de réinstaurer la confiance sur le plan national et de mettre en place une structure administrative et économique stable. Brown (2005 : 190) a observé que, lorsque l’intervention des acteurs internationaux est nécessaire, il est préférable de prévoir un engagement à long terme pour assurer l’instauration de la démocratisation. Autrement, le processus pourrait entraîner la paralysie au sein du pays ou mener au retour d’un régime autoritaire. Dans le cas d’un tel engagement, les pays donateurs doivent s’assurer du maintien et de la protection d’une présence civile internationale tout au long de l’intervention d’urgence ou de l’état de crise, en plus d’assurer le soutien de cette présence bien après la résolution de la crise. Pour réaliser ce projet, il faut prendre conscience du rôle essentiel de la société civile et des ONG qui travaillent à l’intérieur de l’« espace humanitaire ». Il serait gravement dommageable de négliger les forces locales (ONG, professionnels, groupes communautaires locaux, gouvernement local) lors de la planification et de l’exécution des programmes. Au cours d’une période d’insécurité et de conflit, il existe toutefois un risque très élevé que de tels groupes soient marginalisés et que les militaires doivent assumer un double rôle en s’assurant du maintien de la sécurité et de l’aide humanitaire. Ce phénomène est appelé « guerre des trois îlots urbains », expression créée en 1998 par le général Charles Krulak, du corps des Marines des États-Unis13. Dans le pire des cas, il existe un risque très élevé que des groupes civils et des travailleurs soient attirés par le système de sécurité militaire et dès lors identifiés ou associés à cette structure militaire par la population locale. Les groupes civils sont, par définition, des cibles vulnérables qui doivent éviter d’être exposées à de tels risques.
26Le dangereux scénario qui se déroule actuellement en Afghanistan risque de changer la façon dont l’aide étrangère canadienne est distribuée et dont les groupes de la société civile interagissent dans ces espaces d’opérations traditionnelles où les États sont incapables d’agir. La ligne séparant les fournisseurs de l’aide d’urgence et de développement et les fournisseurs de sécurité (c’est-à-dire les militaires) se brouille, et la source ou la cause du conflit dans plusieurs de ces pays devient inexplicable ; pendant ce temps, les causes profondes du conflit se propagent sur le plan régional et ne sont plus confinées au palier étatique, comme on le voit en Afghanistan. De plus, le Comité d’aide au développement (CAD), une instance principale chargée, à l’OCDE, des questions relatives à la coopération avec les pays en développement (et qui guide le plan d’action des donateurs), fait face à d’importants défis au sein de ces États. En effet, les principes exprimés ne disposent pas d’un cadre basé sur les droits de la personne et négligent les gestionnaires locaux et les intervenants luttant pour le changement. Pourtant, ces deux aspects sont essentiels lorsque l’on fait face aux complexités d’un pays tel que l’Afghanistan, et que l’on tient compte de la tendance croissante à considérer les groupes armés comme des terroristes et à gérer la situation sans tenir compte des droits de la personne.
Les défis du Canada
27En plus d’assumer son rôle historique de « puissance moyenne » et d’« artisan de la paix », le Canada devra relever d’importants défis au cours des prochaines années en Asie. Ceux-ci paraissent plutôt clairs lorsqu’on les oppose à la stratégie traditionnelle du Canada qui vise un objectif de construction de l’État, sans oublier le thème de la réforme, de la bonne gouvernance, etc. Les sources traditionnelles des fonds de l’APD pour la reconstruction pourraient également faire face à une crise, puisque les impératifs militaires épuisent ces ressources et entraînent des retards insurmontables dans le déboursement de ces fonds, comme on le constate en Afghanistan. Il est également important de mentionner que, dans plusieurs des cas, les donateurs sont considérés comme responsables et complices du commerce international d’armes légères, de l’intervention d’investisseurs irresponsables et de la perpétuation des conflits. La situation est complexifiée par la forte compétition entre les puissances mondiales qui ne partagent pas les mêmes analyses, idéologies, intérêts, perspectives et intentions. Le fait de donner la priorité à la concurrence peut faire peser un lourd fardeau sur les bénéficiaires d’aide dans les pays en voie de développement, ce qui risquerait d’entraîner un scénario dangereux pour les bénéficiaires et les gouvernements hôtes (Woods, 2005). Le rôle du Canada, qui vise à introduire une approche mondiale, est essentiel pour coordonner ces situations. En effet, les groupes terroristes parrainés par un État sont devenus des groupes internationaux ou intrarégionaux qui ont fait passer les conflits interétatiques sur un autre plan.
Menaces pour les intérêts canadiens et la coopération en Asie
28La notion de guerre des trois îlots urbains ou des insurrections, basée sur le concept de la guerre asymétrique, tire son origine de la Somalie, où le Canada a joué un rôle important. Cette notion a permis d’écarter les vieux concepts de guerre et de maintien de la paix. Quels sont les changements observés ? On n’en relève aucun en ce qui concerne les attaques contre les civils ou les cibles vulnérables ; ce type de tactique existe depuis l’époque d’Alexandre le Grand. Le changement réside plutôt dans les types d’attaques et d’armes qui sont utilisés aujourd’hui. Il réside également dans le fait que les combattants partagent maintenant un « espace » sur le champ de bataille avec les agences civiles non alignées qui disposent d’impératifs humanitaires. Il s’agit souvent d’un phénomène qui brouille les perceptions des communautés locales, qui avaient l’habitude de considérer les groupes de la société civile comme non agressifs et neutres. La problématique repose dans la définition de l’« espace humanitaire », puisque l’« espace de combat » est tout aussi indéfini. Les principes traditionnels de respect, appliqués rigoureusement par la plupart des ONG, sont mis à l’épreuve lorsque les terroristes tentent délibérément de détruire la stabilité, les croyances établies ou les principes éthiques.
29Au cours des 50 dernières années, la plupart des ONG traditionnelles ont établi leur position et assuré leur sécurité dans les pays où elles opèrent grâce aux négociations avec les communautés et les intervenants14. L’absence d’un espace humanitaire défini et la confusion entre les combattants et les intervenants non combattants ont compliqué les négociations et les accords concernant cet espace. L’Afghanistan offre une plateforme bien établie pour analyser ce phénomène, mais il est évident que la nature et l’ampleur du problème ont outrepassé les frontières de la région. Il est également devenu plus complexe et plus délicat d’intervenir en Asie ; le continent nécessite la présence de leaders et de diplomates professionnels et d’expérience pour les guider dans leur vision et dans leur politique.
30Le rôle de l’aide étrangère canadienne est tout aussi indéfini dans des lieux d’opérations militaires, tel l’Afghanistan. L’aide distribuée pour la construction du pays ou les fonds coordonnés par les forces de sécurité sont destinés à financer l’opération militaire. Les solutions semblent peu nombreuses lorsque l’on tient compte du fait que même les fonds d’USAID et de l’ACDI peuvent être reliés à des groupes terroristes lorsqu’ils sont acheminés par des ONG. Celles-ci sont ainsi souvent perçues comme des cibles vulnérables. Voici un exemple éloquent : un soldat armé monte sur le toit d’une école pour poser des feuilles de tôle ondulée ; le mois suivant, un travailleur humanitaire est atteint d’un projectile sur un toit, alors qu’il est en train d’effectuer le même travail, mais pour un organisme neutre. Aux yeux du tireur, il s’agissait du même individu. La présence d’aide humanitaire n’implique en aucun cas l’existence d’un « espace humanitaire » où les ONG peuvent opérer en toute sécurité. Si l’aide n’est pas acheminée de façon appropriée et sécuritaire, elle risque d’endommager les structures et les systèmes implantés et de causer des dommages irrévocables aux futures interventions dans ces secteurs.
Changement de guerre, changement de paradigmes
31Lors de ses opérations militaires en Asie, le Canada doit, afin de combattre les groupes terroristes, participer à des conflits qui ne s’apparentent pas à la guerre traditionnelle et qui se déroulent dans les lieux-clés : ponts, centres de communications, etc. Les insurgés combattent parmi les civils et n’appartiennent pas à une armée de commandement strict. En réalité, le Canada est défié par des armées combattant toute opération unifiée, alors qu’il doit également diriger le développement économique, les activités d’infrastructure et les activités gouvernementales. Telle est la méthode établie pour gagner ces guerres asymétriques et conquérir le cœur et l’esprit de la population locale. En analysant les « impératifs » définis par cette notion de guerre des trois îlots urbains, les agences humanitaires traditionnelles (et la façon dont l’aide est distribuée par le Canada) auront sans doute à relever des défis concernant les principes humanitaires de base – des principes qui régissent le travail humanitaire depuis plus de quatre décennies. L’aide étrangère canadienne fait actuellement face à plusieurs défis immédiats en ce qui concerne son financement. Les urgences n’encouragent pas nécessairement les interventions à plus long terme de la part des donateurs, et encore moins dans le cas des conflits asymétriques. Tandis que les discussions se poursuivent, certains secteurs exigeant une attention particulière ont besoin d’un financement de base pour aider les organismes présents afin de sécuriser leurs opérations et d’engager des professionnels et un personnel permanent qui puisse travailler au cœur de ces opérations militaires. Il existe présentement une pénurie d’experts au sein des organismes humanitaires. Par ailleurs, on peut noter que les militaires expriment peu de considération pour le rôle des ONG dans le domaine du développement.
32Le portrait de l’aide étrangère offre ainsi des interprétations diverses et il n’est pas toujours clair. Les objectifs de la bonne gouvernance, de la consolidation de la démocratie, du climat, des droits de la personne, du secteur privé ou de l’énergie entraînent des discussions qui semblent trop souvent renforcer les vieux modèles prônant la sécurité pour certains plutôt que la réduction de la pauvreté pour la majorité de la population. Au cours des cinq dernières années, le gouvernement canadien est intervenu à plusieurs reprises (notamment en Asie, et plus précisément en Indonésie, au Sri Lanka et au Pakistan). Le gouvernement a travaillé en collaboration avec d’autres instances pour s’assurer d’atteindre les OMD et ainsi réduire de moitié la pauvreté mondiale, en plus de participer à diverses associations internationales. Le Canada a également adopté une approche en trois étapes pour sa politique étrangère basée sur la défense, la diplomatie et le développement. Cette démarche a permis d’implanter un certain nombre de changements majeurs au sein du gouvernement et de sa politique étrangère (changements décrits ailleurs dans le présent livre). Nous avons tenté ici de mettre l’accent sur plusieurs enjeux importants qui causeront des problèmes au Canada au cours de la prochaine décennie et qui continueront à susciter l’intérêt du gouvernement et de l’opinion publique, soit le commerce et l’investissement, la sécurité et les pays en déroute, ainsi que l’usage de l’énergie pour l’amélioration du commerce et de l’industrie dans les pays en voie de développement. Soulignons que ces trois secteurs sont essentiels pour le Canada et pour les pays d’Asie, et que le Canada aurait avantage à aborder chacun de ces enjeux et à assumer un rôle de leader afin de se hisser au premier plan des relations internationales.
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Notes de bas de page
1 Pour en savoir plus sur les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), voir entre autres le texte de Collier et Dollar (2000).
2 Les seuils de pauvreté estimés à 1 $ et 2 $ par jour pour la plupart des pays proviennent de la base de données PovcalNet de la Banque mondiale, <http://iresearch.worldbank.org/PovcalNet/jsp/index.jsp>, page consultée le 19 juin 2008. Les utilisateurs peuvent extraire des données de distribution sur les revenus et les dépenses de consommation pour chaque pays.
3 Key Indicators est une publication statistique annuelle de la Banque asiatique de développement (BAD). Elle présente les données économiques, financières et sociales les plus récentes concernant les pays en développement qui sont membres de la banque (ADP, 2004).
4 Le rendement de la croissance économique fut très satisfaisant en 2004 (le meilleur depuis la crise financière de 1997-1998, avec une expansion du PIB de près de 7,3 %).
5 Les prévisions concernant la croissance proviennent de l’Asian Development Outlook, (2006) : 19-39.
6 La plupart des chiffres relatifs au développement sont compilés pour 2004-2005. À l’écriture de ces lignes, le Canada n’avait pas encore publié ses statistiques pour 2005-2006. Les données de 2004-2005 ont donc été utilisées pour uniformiser.
7 L’ACDI utilise un certain nombre d’outils incluant les résultats-clés de l’Agence (RCA), un cadre axé sur les résultats servant à planifier, à affecter les ressources et à rendre des comptes aux Canadiens. Les RCA représentent les objectifs de développement durable de l’ACDI dans quatre domaines : bien-être économique, développement social, durabilité de l’environnement et bonne gouvernance. Les RCA déterminent également les stratégies de programmation et les approches de la gestion que l’Agence utilisera pour atteindre ses résultats de développement. Les RCA fournissent la structure de base du plan d’action pour le développement durable exposé dans cette stratégie. Pour plus d’information, voir <http://www.acdi-cida.gc.ca/CIDAWEB/acdicida.nsf/En/STE-320155755-SMK>, page consultée le 19 juin 2008.
8 Le fait que pendant la guerre, le Canada a également offert son aide au gouvernement nationaliste chinois n’est pas dépourvu d’intérêt.
9 Site du MAECI, Histoire du MAECI : l’âge d’or – 1945-1957, <http://www.international.gc.ca/department/history/history-8-fr.asp>, page consultée le 19 juin 2008.
10 Se référant à la Malaisie et à la Thaïlande comme étant des pays à revenu intermédiaire.
11 La région constitue le cœur démographique de l’islam et procure ainsi des liens significatifs avec le monde musulman. La majorité des musulmans du monde vivent en Asie : l’Indonésie est le plus grand pays islamique et le Bangladesh vient au deuxième rang. Les relations entre le Canada et la région sont donc essentielles pour mieux comprendre les collectivités musulmanes et engager un dialogue avec elles.
12 Voir Alasdair Roberts, site Web : <http://www.cbc.ca/canada/ottawa/story/2006/09/21/foreign-aid-privacy.html>, page consultée le 19 juin 2008.
13 Le premier îlot s’occupe de fournir de l’aide humanitaire, le deuxième d’entreprendre des opérations de stabilisation ou de soutien à la paix, et le troisième s’engage dans des combats intenses. Toutes ces opérations peuvent être entreprises de façon très rapprochée.
14 L’auteur a lui-même vécu à Muzaffarabad, au Azad Kashmir, pendant cinq ans (1975-1979) sous les auspices et les bonnes grâces de la population locale, et ce, sans aucun incident de sécurité ou criminel.
Auteur
Philip A. Tanner a plus de 17 ans d’expérience dans le domaine de l’aide internationale, dans plus de 25 pays. Il possède une vaste expérience dans le domaine de l’aide humanitaire, la reconstruction et le développement avec les Nations Unies et les ONG internationales. Il s’est spécialisé dans le renforcement des capacités au niveau communautaire à l’Université de Bradford, Royaume-Uni. Il a travaillé dans de nombreux pays en crise, dont le Soudan, le Burundi, le Timor-Oriental, le Népal et l’Afghanistan. Il est l’actuel directeur des programmes pour l’Asie pour CARE Canada.
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