VII. J’ai fait un rêve
p. 239-244
Texte intégral
1À la fin de mes études, j’ai été interne, pendant deux périodes successives de six mois chacune, dans deux services contigus de médecine. L’un s’occupait plutôt d’affections cardiaques, l’autre plutôt d’affections digestives, mais comme il s’agissait d’un hôpital régional, les patients étaient reçus à mesure qu’ils entraient, et on les soignait pour ce qu’ils avaient. La diversité des situations, la polyvalence des médecins et des infirmières, mais aussi leur capacité à travailler ensemble (certains se connaissaient depuis vingt ans) faisait plaisir à voir. Les chefs de service (un homme dans l’un, une femme dans l’autre) ne se voyaient pas (et ne se comportaient pas) comme des patrons, mais comme des capitaines d’équipe. L’une des infirmières du service m’avait eu comme stagiaire infirmier quelques années plus tôt. Lorsque je suis devenu interne dans le service dont elle était la surveillante, elle m’a accueilli avec un grand sourire en me disant : « Une des filles est en congé de maladie. Tu veux bien faire les prises de sang pendant que tu fais ta visite ? » Sans réfléchir, j’ai immédiatement répondu oui. Elle a éclaté de rire en me disant qu’elle blaguait. Moi, j’étais très sérieux. J’avais vu des internes américains faire des prises de sang, poser des perfusions, faire des prélèvements. Ils n’allaient pas les ajouter aux infirmières, déjà surchargées.
2J’ai dit à ma surveillante : « On fait le même travail, de toute manière. » Je le pensais et je le pense toujours.
3Il n’y a pas de discontinuité entre ce que font les professionnel.les du corps infirmier et du corps médical. Les membres des deux professions sont en contact direct avec le corps des patients. Les uns et les autres font des diagnostics, décident de conduites à tenir, assurent la surveillance, procèdent à des gestes invasifs ou réparateurs.
4Ce sont des professions différentes, direz-vous. Certes, mais en quoi ? Et pourquoi ?
5La différence ne tient pas aux gestes – fondamentalement, ce sont les mêmes, et certains gestes très spécialisés peuvent parfaitement être pratiqués par des infirmières, comme c’est le cas dans d’autres pays que la France.
6Elle ne tient pas non plus au savoir ou aux capacités intellectuelles. Les infirmières chevronnées en savent beaucoup plus et sont souvent bien plus intelligentes – et bien plus soignantes – que les jeunes médecins qu’elles forment… et que certains vieux médecins. Yvonne Lagneau, la surveillante du service des IVG où j’ai pratiqué pendant quinze ans, aurait parfaitement pu pratiquer les IVG elle-même si elle en avait eu l’autorisation. Elle connaissait non seulement les moindres gestes, mais savait aussi très bien lire sur le visage et dans les soupirs des femmes. C’était une soignante accomplie, l’une des meilleures que j’aie rencontrées.
7La différence entre la profession infirmière et la profession médicale ne tient pas aux compétences de leurs membres respectifs, mais uniquement à la différence de statut. Cette différence a longtemps été associée au genre – les hommes devenaient médecins, les femmes infirmières – mais ce n’est plus vrai : il y a aujourd’hui plus de futures médecins femmes que d’hommes. Non, la différence est, à l’heure actuelle, purement et simplement, une différence de classe.
8Les médecins (femmes et hommes) continuent à être issus des classes les plus favorisées. Les infirmiers et infirmières, les sages-femmes (qui en savent souvent plus que les obstétriciens), les orthophonistes (qui en savent souvent plus que les neurologues) viennent plutôt de classes sociales qui ne peuvent pas financer de longues études à leurs enfants.
9Le jour où j’ai pris conscience de cette distinction arbitraire, qui tend à s’estomper dans les pays plus égalitaires – ceux où on forme des infirmières cliniciennes et où les sages-femmes deviennent docteures en bioéthique – mais qui persiste dans les pays où les soins sont les plus hiérarchisés, j’ai fait un rêve.
10C’est un rêve ambitieux. Je n’en trace ici que les grandes lignes, car je ne suis pas architecte. Je me contenterai de lancer des idées simples, mais praticables, à taille humaine, en m’inspirant du travail accompli dans des pays riches comme dans des pays où on manque de tout, et des idées modestes, mais élégantes et vivaces, énoncées par le britannique E. F. Schumacher dans Small Is Beautiful : Une société à la mesure de l’homme (1973).
11La France a besoin de soignants, ses facultés de médecine préfèrent former des Docteurs. Il semble hors de question de changer la mentalité d’institutions aussi archaïques. Alors, il faut nous en passer. Et, plutôt que de chercher à changer le système par le haut, le faire changer en partant du terrain, en élaborant de nouvelles manières de délivrer des soins, à l’échelle des besoins communautaires.
12Imaginons de nouvelles écoles. Des écoles de soignants. Elles ne seraient pas téléguidées depuis la capitale, mais fondées et financées solidairement par les collectivités – régions, départements, communes – et par les entreprises locales.
13Dans ces écoles, on formerait des soignants de première ligne, voués à prodiguer des soins de premier recours, à diffuser l’information sanitaire, à assurer les mesures de prévention.
14Leur formation serait financée par le biais de contrats communautaires : ils auraient la perspective, une fois formés, d’être les salariés d’un département ou d’une ville de leur région. Ils sauraient dès le début qu’ils vont travailler dans leur communauté, pour la population dont ils sont issus.
15Pour se familiariser avec la réalité quotidienne des soins, ils passeraient un an au moins à travailler comme aide-soignants hospitaliers, auxiliaires de puéricultures, aides à domicile. À l’issue de cette première période, ils réévalueraient leur décision de devenir soignants, au vu des appréciations des patients, de leurs superviseurs, de leurs camarades et de leur propre expérience.
16Ceux et celles qui se révèleraient trop peu empathiques ou trop pervers – bref, incapables de tirer du plaisir du soin au quotidien – se verraient invités à se réorienter.
17Ceux qui seraient convaincus de (et encouragés à) vouloir soigner s’engageraient dans la formation infirmière, apprendraient à panser et penser les soins au jour le jour, à faire du dépistage et des diagnostics courants, à délivrer du conseil contraceptif et de l’éducation sanitaire. Après avoir tous reçu la même formation initiale, ils iraient exercer leur métier de soignant de proximité. Au bout de deux ou trois ans, ils pourraient décider de reprendre leur formation, pour devenir infirmier.e spécialisé.e, sage-femme, médecin de famille, chirurgien.ne, psychothérapeute, orthophoniste, physiothérapeute – ou devenir cadre, chercheur en épidémiologie, responsable de plans de santé communautaires, etc. Le salaire, fixé par la collectivité, serait identique pour toutes les professions de santé et toutes les spécialités et n’augmenterait qu’avec l’ancienneté. Ce serait un salaire confortable, équilibré par des horaires de travail compatibles avec une vie de famille mais aussi avec la possibilité de continuer à se former. Ceux qui opteraient pour une spécialisation ne le feraient pas pour obtenir un meilleur statut – tout le monde aurait un statut équivalent – mais parce que cela correspondrait à leurs aspirations, à leurs capacités, à leurs découvertes, à leur désir d’évoluer.
18Dans ces écoles, on ne formerait pas de futures élites, mais des alliés des patients. Des professionnels polyvalents, qui travailleraient ensemble, en réseaux fluides et inventeraient sur le terrain de nouvelles manières d’assurer les soins, d’utiliser les ressources disponibles et de compenser les lacunes.
19Dans ces écoles de rêve, pendant la formation intiale et la formation spécialisée, l’enseignement serait assuré collégialement par des professionnels de tous les champs du soin, des sciences humaines, des arts et de tous les domaines utiles au soin – ainsi que par des patients. Cette collégialité assurerait que la formation repose sur le partage des savoirs et répond aux besoins de la collectivité – les patients seraient là pour le vérifier.
20Les soignants auraient tous le même statut – soignant communautaire ; la même fonction : délivrer des soins équitables ; le même objectif : œuvrer à une plus grande justice sociale par l’amélioration de la santé des citoyens. Ils assureraient le recueil et la diffusion des informations sanitaires nécessaires au maintien de la santé dans la communauté et par la mise en œuvre d’un savoir multidisciplinaire, feraient barrage à la désinformation commerciale et industrielle. Leur réflexion éthique ne se limiterait pas à la santé, elle porterait – comme cela devrait être le cas – sur tous les aspects de la vie dans la cité.
21Leur réseau s’étendrait sur tout le territoire de leur région d’apparenance et serait connecté au réseau des régions limitrophes. Ce serait une « toile » humaine.
22Une toile d’humanité.
23Bien sûr, de par leur statut et leurs responsabilités, ces soignants ne seraient pas à l’abri des transgressions et de la tentation d’user de leur aura. Mais l’équivalence des statuts et l’horizontalité des relations réduirait beaucoup ce risque ; la possibilité de passer d’une profession, d’une spécialité à une autre, leur éviterait de s’épuiser dans une fonction, ou de s’y ennuyer.
24Ils seraient tous, à égalité, allié. e, héraut, champion des patients, qu’ils accompagneraient et soutiendraient grâce au réseau qu’ils auraient contribué à tisser.
25C’est un rêve, j’en suis bien conscient. Mais regardez vos écrans, cliquez sur les liens et vous verrez, partout sur la planète, dans des pays pauvres et des pays riches, que des bouts de ce rêve existent et fonctionnent déjà, ici et là. Pourquoi ne pas essayer de les reproduire et de les tisser ?
26Nous sommes tous des patients, c’est à nous de dire de quels soignants nous avons besoin. Alignons, ensemble, bout à bout, les idées, les songes, les fragments d’ADN qui nous aideront à engendrer les soignants de demain.
27Tourmens, 1973 – Montréal, 2014
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