V. Femmes, médecins et maltraitance dans la France du XXIe siècle
p. 169-225
Texte intégral
1 La maltraitance est un risque inhérent à l’asymétrie qui fonde la relation de soin. L’appel du patient met le soignant en position de le traiter, mais aussi de le maltraiter : le soignant peut décider de soigner ou d’agir en bourreau. Pour l’empêcher d’être un bourreau, il existe trois types de repères et garde-fous : la loi (les règles sociales) ; le sens moral et la conscience professionnelle du soignant ; et, surtout, ce que dit le patient. Ce qui permet à une relation d’être non maltraitante, condition indispensable (mais non suffisante) pour être conforme à l’éthique, c’est le respect simultané et constant de ces trois types de repères.
2Dans les pages qui suivent, je vais me concentrer sur la maltraitance individuelle imputable à une catégorie particulière de médecins, les gynécologues (parfois également obstétriciens).
3Quand on se rappelle les principes fondamentaux de l’éthique (autonomie, bienfaisance, non malfaisance, justice, confidentialité, loyauté), il n’est pas très difficile de repérer un professionnel maltraitant. C’est même très simple : un professionnel est maltraitant quand on se sent systématiquement mal à la fin de la rencontre. Je dis « systématiquement » parce qu’on peut bien sûr être insatisfait d’une rencontre sans que le soignant ait été maltraitant : parce qu’on est soi-même préoccupé, fatigué, soucieux, etc., ou parce que le courant n’est pas passé, ce qui est toujours possible.
4Mais une relation de soin est essentiellement destinée à nous faire aller moins mal. Quand ce n’est jamais le cas, ça ne peut pas être simplement parce que le patient y met de la mauvaise volonté (ou parce que sa maladie s’aggrave). Sortir systématiquement angoissé, frustré, en colère, en larmes, avec un sentiment d’humiliation ou de culpabilité d’une rencontre avec un.e professionnel.le de santé est un signe qui ne trompe pas. Si le professionnel de santé ne vous a pas écouté.e, vous êtes parfaitement en droit, vous, d’écouter ce que vous ressentez après l’avoir vu.
5D’autres symptômes permettent de repérer la maltraitance, et ils sont les mêmes que dans toute autre relation – avec un supérieur hiérarchique, un conjoint, un parent. Ils tiennent, une fois encore, en peu de mots : le patient se sent « coincé », non parce qu’il est malade mais parce que les paroles et les actes du professionnel ne lui donnent aucune latitude pour se poser, réfléchir, prendre le temps de décider. Toutes proportions gardées, la relation de maltraitance médicale est similaire à la relation de maltraitance dans un couple : c’est une relation de pouvoir et non de respect mutuel.
6S’il est difficile d’en prendre conscience et, plus encore, de l’admettre, c’est parce que notre interlocuteur est une personne de confiance, nous lui accordons un crédit important et nous sommes prêts (parce que nous avons des scrupules) à envisager que s’il nous dit que nous avons tort, c’est parce qu’il a raison.
7Et, de même que dans une relation abusive entre conjoints ou entre parent et enfant, celui ou celle qui est maltraité.e cherche, consciemment ou non, à retrouver la bienveillance (et l’approbation) de celui ou celle qui le maltraite. En vain.
8S’il est un domaine où j’ai pu assister personnellement aux conséquences néfastes de la « culture des docteurs », c’est la santé des femmes. J’aime l’expression : c’est la traduction littérale et exacte du terme anglais « women’s health », et il est couramment utilisé au Québec. En France, il n’y a ni centre, ni diplôme universitaire, ni spécialiste portant officiellement ce titre. Seul semble exister celui de « gynécologie-obstétrique », comme pour indiquer que la santé de la moitié de la population est indissociable de la sexualité, de la procréation, et de la médecine.
9Au jour où j’écris ceci (été 2014), le terme de santé des femmes n’est jamais employé sur le site du ministère de la Santé français et le mot « santé » n’apparaît pas non plus sur le site du ministère des Droits des femmes. Pour ajouter un paradoxe à un autre, la page « Droit à disposer de son corps » de ce dernier site affiche, lorsque je la consulte le 27 juin 2014, une infographie sur l’IVG, mais ne mentionne nulle part le mot « accouchement » – alors qu’en toute bonne logique, le droit de disposer de son corps devrait concerner aussi cet événement-là. Mais nous y reviendrons.
Compétence, empathie et genre du médecin
10Ici, j’aimerais rapidement régler un compte à deux idées reçues. J’ai souvent entendu dire de certains médecins « Il ne répond pas aux questions » ou « Il a un caractère de chien » ou « Il est brutal » suivi de la phrase « mais il est compétent » ou d’une de ses variantes : « mais il est sûrement compétent » et « mais il a l’air compétent ». Il est grand temps de faire un sort à l’idée reçue selon laquelle un professionnel de santé dénué d’empathie pourrait être compétent.
11Il n’y a pas de compétence médicale sans qualités relationnelles et il n’y a pas de qualités relationnelles sans empathie. Un point, c’est tout. Le médecin qui ne m’écoute pas, qui n’entend pas ce que je lui dis de moi, ou qui me traite avec distance ou mépris, ne peut pas savoir qui je suis. Il ne peut pas connaître mes préférences, il ne peut pas m’éclairer sur ma situation, il ne peut pas comprendre mes choix.
12Un chirurgien orthopédiste qui opère à la chaîne des patients avec lesquels il n’a aucun contact n’est ni un soignant, ni même un professionnel de santé, c’est une planche à billets. Un neurologue qui assène froidement des diagnostics de maladies dégénératives ou de tumeurs malignes est un pervers. Un obstétricien qui déclare négligemment à la femme dont l’enfant est mort à l’accouchement « C’est pas grave, vous en aurez d’autres » est une crapule.
13Et, dans mon esprit, les trois termes sont interchangeables.
14Il ne s’agit pas de stigmatiser les mouvements d’humeur éruptifs et occasionnels d’un soignant harcelé, harassé ou ayant des problèmes personnels. Le burn-out peut frapper tous les soignants, et il se manifeste souvent par une irritabilité qui peut passer pour de l’agressivité. Mais, sans s’attarder sur les comportements insupportables (mais pas si rares) cités plus haut, le refus de répondre aux questions, l’impolitesse, les agressions verbales, le mépris, la surdité sélective, la dérision, le dénigrement, la désinvolture et tous les manques de respect, lorsqu’ils sont systématiques et quotidiens, sont toujours une marque d’incompétence. Quels que soient les diplômes et la notoriété de la personne en question.
15Selon la seconde idée reçue (cruciale en ce qui concerne la gynécologie), les femmes seraient « de meilleures médecins pour les femmes » que les hommes. Or, ce n’est pas si simple. Des travaux ont certes montré que le genre du praticien entre en ligne de compte dans le choix et les préférences des patients. De plus, les modes de communication employés par les femmes sont différents de ceux qu’emploient les hommes, ce qui influe sur le comportement du médecin, mais aussi sur la perception que les patients (hommes et femmes) ont du médecin.
16Lorsque les femmes choisissent leur médecin, elles le font sur des critères personnels variés, parmi lesquels figure parfois (mais pas toujours) un double a priori : un médecin est un soignant ; une femme sera plus attentive qu’un homme aux préoccupations d’une femme. Étant donné la réalité de la formation médicale en France, ces attentes sont susceptibles d’être cruellement détrompées. De fait, les réseaux sociaux abondent en témoignage de femmes cruellement déçues par l’obscurantisme de leur gynécologue féminine, ou surprises par la bienveillance de certains obstétriciens masculins. Car l’attitude de chaque médecin découle en très grande partie, nous l’avons vu, de ses traits de personnalité (les femmes, comme les hommes, peuvent se sentir supérieures, être perverses ou détachées), de ses origines sociales et des conditions dans lesquelles il ou elle a reçu sa formation… de « docteur » ou de soignant. Il n’est donc pas possible d’anticiper la « bienveillance » (ou la compétence) d’un praticien à partir de son genre.
Voyage en santé des femmes
17Lorsque j’ai commencé mon exercice médical, en 1983, je n’imaginais pas me « spécialiser » dans la santé des femmes. J’étais généraliste, heureux de m’occuper des femmes, des enfants, des personnes âgées et même, parfois des hommes entre 25 et 50 ans, fraction de la population qui consulte le moins un médecin. Mais la même année, j’ai commencé à assurer des consultations de planification (autrement dit : de conseil et prescription contraceptive) et, au bout de quelques mois, pris la succession d’une collègue au centre d’interruption de grossesses du centre hospitalier du Mans, où j’avais terminé ma formation.
18Cette double activité m’a très vite fait comprendre à quel point les femmes – qui sont pourtant les premières demandeuses de consultation médicale en France – étaient souvent mal reçues, très peu écoutées, rarement respectées et fréquemment incomprises et méprisées par le corps médical environnant.
19Je préciserai d’abord ceci : dès le début de mes études et de mes remplacements d’aide-soignant, j’ai constaté que tous les patients parlaient volontiers des médecins qu’ils avaient connus et en particulier de celui ou de celle qui les avait le plus marqués par sa gentillesse, son écoute et sa compréhension. Il arrivait, cependant, qu’ils en évoquent d’autres en citant les paroles blessantes ou les comportements brutaux qu’ils leur avaient fait subir. La « culture médicale » dans laquelle j’avais été formé spécifiait toujours qu’il fallait « se méfier de ce que disaient les patients ». Lorsque l’un d’eux se plaignait d’un médecin, il fallait toujours, a priori, prendre ses déclarations avec des pincettes. Il avait peut-être mal compris. Il n’était peut-être pas en mesure de comprendre. Bref : le doute devait profiter au confrère. Spontanément, et peut-être parce que j’avais moi-même beaucoup souffert du mépris et des violences morales que j’avais vues infligées (et parfois subies) à l’hôpital, je prenais toujours les paroles du patient au sérieux. Toutes les personnes qui se présentaient à moi étaient des victimes, et les médecins qui ne les avaient pas soignées correctement, des bourreaux.
20Évidemment, ce n’était pas si simple.
21Au fil de mon exercice, de discussions avec des praticiens bienveillants et chevronnés et d’une quinzaine d’années de participation à un groupe Balint, ma perception s’est nuancée. J’ai d’abord appris à mieux écouter les patient.e.s et en particulier à leur faire raconter en détail leur histoire et à leur faire décrire leurs émotions.
22À partir de 2001, date de la publication de mon livre Contraceptions mode d’emploi et surtout de 2003, date de la mise en ligne de mon site Winckler’s Webzine1, largement consacré à la santé des femmes, j’ai reçu des milliers de messages d’internautes m’interrogeant sur la grossesse, les méthodes contraceptives, les infections sexuellement transmissibles et la sexualité en général.
23À ce jour, mon site propose près de 1200 articles, dont les plus consultés concernent la contraception et la sexualité. Il reçoit en moyenne 6000 visites par jour, 200 000 par mois en 2014.
24À l’époque où j’ai créé mon site, les forums féminins étaient rares. Un très grand nombre de messages qui m’étaient envoyés commençaient en substance de la manière suivante : « Je ne parviens pas à obtenir de réponses de mon/ma gynécologue, pouvez-vous m’en donner ? Voici mon histoire. Merci de me lire. »
25Je me suis mis à donner les réponses que je pouvais donner, et à publier questions et réponses anonymisées, afin qu’elles servent au plus grand nombre. La rubrique « Questions/Réponses », alimentée entre 2003 et 2006, comprend soixante-dix pages, contenant entre quatre et huit Q/R chacune, soit plusieurs centaines d’échanges. Je n’ose me demander quelle proportion infime cela représente par rapport à toutes les questions que les femmes se posent en ce domaine. Car même si j’ai dû cesser d’alimenter la rubrique, faute de temps, les questions n’ont jamais cessé. Chaque jour, des femmes différentes se posent pour la première fois des questions concernant leur physiologie, leur sexualité, leur fertilité. Les médecins n’en auront jamais fini d’y répondre, car les connaissances ne cessent d’évoluer, ni les situations nouvelles d’apparaître.
26Dix ans après que j’ai commencé cette activité de partage des connaissances en ligne, les réseaux sociaux se sont développés et multipliés. Sur Facebook, les échanges vont bon train et dénoncent sans cesse les maltraitances vécues par les femmes dans tous les domaines de la santé.
27Au cours de la décennie écoulée, les sages-femmes françaises se sont vu accorder le droit de prescrire toutes les contraceptions, ce qui est un progrès considérable car cela augmente le nombre de professionnel.le.s à qui les femmes peuvent s’adresser.
28Beaucoup de ces professionnel.le.s sont conscient.e.s de l’ampleur des problèmes, et des lacunes en termes d’information des patientes. Le site et la page Facebook de Formagyn, un groupe de gynécologues et de sages-femmes, témoigne chaque jour de leur volonté de partage des expériences et des attitudes, mais aussi des techniques et approches bénéfiques pour les patientes. C’est réconfortant et encourageant : les choses sont en train de changer, grâce en particulier à ce que je qualifie volontiers d’« horizontalisation » des rapports entre soignant. e. s et patient. e. s grâce à l’internet et aux partages de connaissances – mais aussi de coups de gueule – qu’il permet.
29Au cours des années 1980-1990, lorsque j’exerçais au centre de planification du centre hospitalier du Mans, j’avais une vision très pessimiste des conditions dans lesquelles les femmes se faisaient soigner en France. Certes, je vivais dans un département peu mis en valeur (la Sarthe, à mi-chemin entre Paris et la Bretagne), mais les équipements et les médecins ne manquaient pas sur son territoire, la maternité du Centre hospitalier du Mans était justement réputée pour son équipe de praticiens et de sages-femmes actifs et bienveillants ; le centre d’IVG fonctionnait bien, grâce à une demi-douzaine de généralistes chevronnés, présents pour certains depuis sa création à la fin des années 1970 ; les gynécologues médicaux étaient nombreux en ville. Une patiente vivant dans la Sarthe pouvait espérer trouver réponse à ses questions ou une aide à ses soucis de santé. Et pourtant.
Histoires de DIU
30À l’époque, les facultés de médecine ne formaient pas les généralistes à la contraception, et réservaient cet enseignement aux « spécialistes-de-la-femme » – gynécologues-obstétriciens (qui pratiquaient accouchement et interventions chirurgicales à l’hôpital et en clinique) et gynécologues médicaux (qui pratiquaient la gynécologie, mais non l’obstétrique ou la chirurgie, en cabinets privés). Cette situation de « chasse réservée » était irrationnelle sur le plan scientifique, et néfaste pour la délivrance des soins : la contraception fait partie de ce qu’on appelle les « soins primaires » – traitement des maladies les plus fréquentes, éducation, prévention. Elle devrait être systématiquement enseignée aux généralistes, qui sont les premiers interlocuteurs des femmes et aussi les plus nombreux (cent mille, contre quelques milliers de « spécialistes-de-la-femme »).
31Bon an mal an, plusieurs centaines de généralistes, en particulier ceux qui exerçaient en centre d’IVG (que la plupart des spécialistes fuyaient), se formaient à la contraception en autodidactes, à la fin de leurs études. À partir de 1983, j’ai pu moi aussi bénéficier de cette formation sur le terrain.
32En 1994, au bout de dix années de pratique, et fort de plusieurs publications (romans, articles) sur le sujet, j’avais une assez bonne vision de la situation dans laquelle beaucoup de « spécialistes-de-la-femme » français (mal) traitaient les patientes.
33En guise de contraception, la majorité des prescriptions des gynécologues concernaient une seule forme : la pilule. Diaphragmes et spermicides, qui avaient été les premières méthodes disponibles en France dans les années 1960, étaient considérés comme sans intérêt. Les DIU (dispositifs intra-utérins) au cuivre ou « stérilets » (puisque c’est ce nom malheureux qu’on leur donne en France), pourtant extrêmement efficaces et délivrés par toutes les pharmacies, étaient rarement mentionnés par les praticiens. Un dogme franco-français rejetait absolument l’éventualité de les proposer à une femme n’ayant jamais eu d’enfant. Beaucoup les refusaient même aux femmes qui en avaient eu et en voulaient encore. Cet ostracisme n’avait aucun fondement scientifique : la méthode était couramment proposée outre-Manche et en Europe du Nord, y compris aux très jeunes femmes.
34Pour ma part, j’en prescrivais régulièrement depuis le milieu des années 1980, aux patientes vues au centre d’IVG qui, après plusieurs échecs de pilule, trouvaient le port d’un DIU moins menaçant qu’une nouvelle grossesse inopinée.
35En 1994, je reçus en consultation une jeune femme de vingt ans dont la contraception habituelle avait échoué ; elle désespérait de pouvoir en utiliser une autre (les contraceptions hormonales lui étaient interdites). Je lui proposai un DIU, ce qu’aucun praticien avant moi n’avait fait. Après m’avoir posé toutes les questions qu’elle désirait (sur le rejet de cette méthode par la majorité des médecins, sur sa sécurité d’emploi, sur la crainte qu’elle avait de compromettre sa fécondité en utilisant un objet dont le nom contenait l’adjectif « stérile »), elle me demanda de lui en poser un. Je restai son médecin pendant les quinze années qui suivirent, jusqu’aux toutes dernières semaines avant mon départ. Au cours de l’une des consultations (elle avait mené deux grossesses sans problème et avait toujours utilisé des DIU dans l’intervalle) elle me déclara en substance : « Si vous ne m’aviez pas proposé cette méthode, je n’aurais pas pu faire les études que je voulais, choisir ma voie et décider de mes grossesses. »
36Ce jour-là, je pris conscience qu’un soignant peut, selon son attitude, compromettre considérablement la qualité de vie des patient.e.s, ou au contraire, la rendre incomparablement meilleure.
37J’avais seulement, pensais-je, effectué un geste banal, répété plusieurs fois par semaine : insérer un « petit T en plastique entouré d’un fil de cuivre » dans la cavité utérine d’une femme qui me l’avait demandé. Mais ce simple geste témoignait d’une interaction beaucoup plus complexe : j’avais pris le temps d’écouter la patiente, je lui avais proposé des méthodes que je savais sûres mais diabolisées, j’avais écouté ses questions, j’y avais répondu sincèrement, mais c’était la première fois que je posais un DIU à une très jeune femme sans enfant ; même si intellectuellement je savais que c’était médicalement justifié et sans danger, le travail de sape de mes années d’études (« Et si il lui arrive une bricole ? Hein ? Ce sera ta faute ! ! ! ») planait comme un oiseau de mauvais augure. Nous avions convenu que si quoi que ce soit d’inhabituel se produisait, elle pouvait m’appeler et que je la recevrais en urgence.
38Il n’y eut pas de bricole, et je serai toujours reconnaissant à celle que je nomme désormais « la patiente Alpha », car elle fut déterminante pour ma pratique en santé des femmes, de m’avoir conservé sa confiance envers et contre les cris d’orfraie des autres médecins qui, apprenant qu’elle portait un DIU, cherchaient à le lui faire retirer à tout prix.
39Fort de cette confiance et d’un suivi sans heurt, je me mis à proposer des DIU à toutes les patientes susceptibles de les utiliser. À la fin de l’année 2008, lorsque je quittai le centre de planification après y avoir exercé vingt-cinq ans, les plus jeunes femmes qui m’avaient demandé de leur poser un DIU avaient quinze et seize ans. Elles se portaient parfaitement bien et se félicitaient d’une méthode qui les protégeait à l’insu de leur famille et pour laquelle elles n’avaient pas besoin de consulter ou de passer à la pharmacie à tout bout de champ.
40À partir de 2003, après la création de mon site, je me suis mis à envoyer aux internautes qui avaient essuyé un refus de DIU les documents (en français) de l’International Planned Parenthood Federation soulignant l’efficacité et l’innocuité de la méthode. Après 2004, j’y ai joint les recommandations de l’ANAES (prédécesseur de la Haute Autorité de Santé), lesquelles énoncent clairement que le DIU peut être prescrit en « première intention » – autrement dit : comme première contraception à la grande majorité des femmes. Certaines internautes allaient déposer les documents sur le bureau de leur gynécologue qui, parfois, les lisait avec intérêt et, devant l’évidence scientifique, reconsidérait sa position. D’autres fois, le professionnel s’enfermait un peu plus dans son refus. Partout en France, malgré les évidences, beaucoup de spécialistes-de-la-femme restaient inébranlables.
41En 2004, au cours d’un congrès régional de l’ANCIC (Association nationale des centres de contraception et d’interruption de grossesse), je revins sur le dogme anti-DIU. Un grand patron de gynécologie français très médiatique et spécialisé dans la contraception des adolescentes me demanda ce qu’il en était des « risques d’infection et d’infertilité ». Je lui répondis qu’il s’agissait d’une crainte infondée : de nombreuses études avaient montré que les utilisatrices de DIU ne sont pas plus infertiles, après utilisation, que les utilisatrices de pilule. Les infections sont liées à l’activité sexuelle et non à la méthode. Non seulement il ignorait l’existence de ces études, mais il poussa le bouchon jusqu’à me demander de lui envoyer les références. Je lui répondis que je le ferais volontiers, mais qu’elles sont à la disposition de tout internaute : les organismes internationaux (OMS, Population Reports, IPPF) donnent ces informations en ligne, afin que les soignants des pays en développement y aient accès.
42Mais quand un grand patron spécialisé (et a priori soucieux du confort des femmes) ne connaît pas les travaux concernant son champ d’activité, comment s’étonner de tant d’obscurantisme chez les praticiens insensibles ou fermés aux besoins des femmes ?
43Le même phénomène d’obscurantisme se fit jour au début des années 2000, lorsqu’une nouvelle méthode contraceptive apparut. Il s’agissait d’un implant en plastique souple, de la taille d’une allumette, contenant une hormone contraceptive, et qui après avoir été inséré sans douleur sous la peau du bras, confère une contraception continue pendant trois ans. Je fus l’un des tout premiers praticiens de la région à en proposer aux patientes, mais aussi l’un des rares à accepter de les retirer. Le geste était simple, mais il semblait représenter pour les « spécialistes-de-la-femme » du secteur, une épreuve insurmontable. Au bout de quelques années, je voyais régulièrement des femmes entrer, poser la boîte contenant l’implant sur mon bureau et déclarer : « J’ai demandé à mon/ma gynécologue de m’en prescrire un, mais il/elle est contre. » Ou, pire encore « il/elle ne les pose pas ». J’étais toujours tenté de demander : « C’est quoi, son métier, exactement ? »
44Le pire était que parfois, la prescription demandée par la patiente n’était pas appropriée : l’implant peut provoquer des poussées d’acné et de pilosité chez les femmes qui y sont sujettes, ou une prise de poids importante chez les femmes prédisposées. Il suffisait de quelques minutes de conversation avec elles pour qu’elles se rendent compte que leur choix n’était pas forcément le meilleur. Souvent, elles avaient choisi un implant pour le substituer à une pilule quotidienne qu’elles étaient fatiguées de prendre. Évidemment, on ne leur avait pas parlé de DIU.
La pilule : une prescription sous influence
45La résistance des médecins à prescrire autre chose que la pilule ne sort pas du néant. Elle a, en gros, trois origines.
46La première est le fond de misogynie qui caractérise la médecine française. Dans « Les médecins et la “nature féminine” au temps du Code Civil », passionnant article paru en 1976 dans la revue Annales2, Yvonne Knibiehler rappelle que la Révolution et l’Empire furent des périodes de régression pour les femmes, mais de croissance pour la médecine.
La Révolution et l’Empire marquent une régression relative de la condition féminine ; des droits nouveaux sont créés pour les hommes seuls ce qui accroît l’inégalité traditionnelle entre les deux sexes ; le droit de voter au niveau national c’est-à-dire de participer à la vie politique est accordée aux hommes et pas aux femmes. L’Université et les lycées qui font de l’enseignement un service public sont ouverts aux hommes pas aux femmes et on sait que le Code civil prive la femme mariée de droits considérés comme naturels peu de temps auparavant.
47C’est sous l’Empire qu’apparaissent les premiers « grands patrons » hospitaliers. C’est aussi à cette époque qu’on s’intéresse aux maladies des femmes et que, sous l’influence d’un médecin nommé Pierre Roussel et de son ouvrage Système physique et moral de la femme on commence à élaborer une vision de la féminité qui servira de modèle au corps médical jusque tard au XXe siècle.
Avec ses menstrues, ses grossesses, sa ménopause, la femme est une éternelle malade et surtout l’accouchement même normal la met en état de souffrance et de dépendance comme la plus grave maladie. (Cité par Knibiehler, 1976 : 829)
48À la fin du XVIIIe siècle, l’Encyclopédie dirigée par Diderot et d’Alembert faisait état de nombreux progrès de la connaissance qui permettaient de sortir des stéréotypes hommes-femmes – la névrose hystérique y était décrite comme touchant les personnes des deux sexes ; mais les médecins de l’Empire et de tout le XIXe siècle l’attribuent de nouveau exclusivement aux femmes. À la même époque, l’obstétrique devient une discipline entièrement contrôlée par les médecins – c’est-à-dire par des hommes. Ce sont eux qui débattent, lors d’accouchements difficiles, du dilemme : « sauver la mère ou sauver l’enfant ? » Car si l’on pratique une césarienne (pour sauver l’enfant), la mère, très souvent, n’y survit pas ; si l’on choisit de sauver la mère, c’est l’enfant qui ne survit pas à un accouchement instrumental par voie basse.
49L’essor de la médecine à une époque de relative régression des droits des femmes va teinter notablement l’idéologie médicale, qui va se construire sur une image de la femme soumise pendant toute sa vie à ses « humeurs », à sa « matrice » et aux symptômes qui la fragilisent, physiquement et psychologiquement. Cette vision teinte fortement la culture médicale, aujourd’hui encore. La prescription de pilule a ceci de particulier par rapport à celle d’un DIU, d’un implant, d’un diaphragme ou de crèmes spermicides qu’elle maintient les femmes dans la dépendance du médecin. La loi autorise la prescription pour un an depuis fort longtemps, mais au début des années 2000, de nombreux praticiens contraignaient encore les femmes à venir les voir deux ou trois fois par an pour la renouveler. Le bon sens veut qu’une femme qui va bien et n’a pas de souci avec sa pilule n’a pas besoin de médecin, et qu’elle n’hésitera pas à consulter en cas de problème. Mais pour certains praticiens tout se passe comme si les femmes étaient intellectuellement incapables de prendre la décision de consulter quand elles en ont besoin et de ne pas le faire si tout va bien. Une utilisatrice de DIU ou d’implant n’a pas besoin de consulter tous les quatre matins (même si certains praticiens leur recommandent une « visite annuelle » médicalement inutile). Sa liberté est bien plus grande.
50Le deuxième motif de prescription préférentielle de la pilule est moins avouable : c’est le confort du praticien. En faculté de médecine, la formation à la contraception est inexistante pour les généralistes, mais pas vraiment très importante pour les spécialistes, à qui l’on parle plutôt d’endocrinologie de la grossesse et de la ménopause, de cancers et d’obstétrique, de traitement de la stérilité et de colposcopie. Le simple fait que, jusqu’au début du XXIe siècle, les gynécologues français continuent à utiliser des pinces de Pozzi, instrument barbare de maintien du col de l’utérus, et ne disposent pas de pinces plates (comme les Britanniques), bien moins traumatisantes, en dit long sur leur insouciance à l’égard du confort des femmes.
51Prescrire une pilule, ça demande cinq secondes : le temps d’écrire le nom sur l’ordonnance. Poser un DIU ou un implant ne demande pas beaucoup plus de temps (cinq ou dix minutes, sans se presser), mais c’est plus long à apprendre et plus long à faire en consultation : il y a des instruments à préparer, des gestes à faire, des précautions à prendre. Tout ça prend du temps. Et le temps, c’est de l’argent. Prescrire exclusivement la pilule, c’est s’assurer qu’on va recevoir beaucoup de patientes en peu de temps. C’est aussi donner à la patiente l’illusion du choix en gardant le contrôle de la situation : le nombre de marques est si grand qu’on peut toujours faire mine de prendre en compte ce qu’elle dit pour choisir laquelle va convenir. Mais cela reste le choix du médecin, non de la première intéressée. Le vrai partage consiste à lui exposer toutes les méthodes afin qu’elle, et elle seule, choisisse. Dans cette perspective, une première consultation de contraception peut durer trente à quarante-cinq minutes. Pour un praticien payé à l’acte, c’est beaucoup trop long. Si le choix de la patiente se porte sur un implant ou un DIU, il peut ne pas la revoir pendant plusieurs années. Il faut donc avoir une conception très altruiste (et pas du tout paternaliste) de son métier pour accepter de donner simultanément à la patiente le contrôle de la prescription et celui de la fréquence des consultations, et cela en sacrifiant des consultations avec d’autres patientes potentielles.
52Bien entendu, tous les praticiens ne raisonnent pas en ces termes, mais le fait est que, d’après le témoignage de nombreuses internautes, la prescription de pilule en cinq minutes, à la chaîne, est encore une expérience courante.
53La troisième influence favorisant le « tout-pilule » est, bien entendu, celle des industriels. La contraception hormonale est en effet du pain bénit pour les fabricants : depuis la commercialisation des premières pilules au cours des années 1960, les industriels se sont engagés dans une concurrence effrénée. L’objectif déclaré, au fil des trois décennies écoulées, fut successivement d’éviter les effets indésirables graves (en baissant les doses d’estrogènes), puis de mettre à la disposition des femmes des pilules adaptées à leur physiologie et à la « subtilité de leurs rythmes hormonaux » puis, de produire des effets cosmétiques en utilisant des hormones synthétiques dont les effets étaient de combattre l’acné, mais aussi, de manière plus insidieuse, la prise de poids. Certains de ces produits (Diane 35) n’avaient pas comme indication officielle la contraception, mais étaient destinés au traitement de l’acné. Pendant plusieurs décennies, gynécologues, dermatologues et généralistes les prescrivirent sans retenue, malgré les avertissements de revues comme Prescrire et plusieurs alertes venues d’autre pays – l’Angleterre et le Canada en particulier.
54Cette stratégie plus préoccupée de marketing que de réelle efficacité a eu pour effet une multiplication des marques de pilule, mais aussi la prescription élargie, par gynécologues et dermatologues, de pilules dites « de troisième génération », dont les effets secondaires graves (phlébites et embolies pulmonaires) étaient plus nombreux. Les femmes les plus exposées à ces effets secondaires sont les jeunes femmes, car ils surviennent le plus souvent pendant les deux premières années de prise. Début 2013, une jeune femme nommée Marion Larat porta plainte contre le laboratoire Bayer, fabricant de Diane 35. Elle avait souffert d’un accident vasculaire grave qui la laissait handicapée. Elle reprochait au laboratoire d’avoir promu son médicament sans informer correctement les prescripteurs – et donc, les femmes – de ses dangers potentiels.
55À l’occasion de cette plainte et du mouvement médiatique qui suivit, les utilisatrices de contraception se mirent à questionner vivement les pratiques de prescription des médecins français. Des accidents graves et plusieurs décès avaient déjà été dûment répertoriés par l’agence du médicament. De ce fait, beaucoup de patientes changèrent de méthode, pour passer au DIU par exemple, mais aussi à des méthodes « naturelles3 ».
56Il est très probable que le niveau de confiance envers un certain nombre de médecins a dû se modifier, surtout si lesdits médecins n’ont pas répondu de manière intelligible aux interrogations légitimes des patientes.
57Même si les industriels ont une responsabilité importante dans cette situation, les médecins ne sont pas innocents pour autant. L’information sur les dangers de ce type de pilule et les précautions à prendre pour ne pas y exposer les femmes existait depuis longtemps dans la presse médicale internationale et j’en avais fait état en 2001 dans Contraceptions mode d’emploi. Les hospitalo-universitaires français, concernés au premier chef par la mise à jour des connaissances scientifiques, auraient dû non seulement la diffuser auprès de leurs collègues et de leurs étudiants, mais aussi auprès du grand public.
58Au Royaume-Uni, le NHS (National Health Service) britannique diffuse constamment en parallèle des informations à l’intention du grand public ; The Drug and Therapeutics Bulletin, bulletin critique sur le médicament, et le British National Formulary, dictionnaire destiné aux prescripteurs, sont des organes indépendants de l’industrie et des pouvoirs publics, et publiés par le British Medical Journal, l’une des plus grandes revues médicales au monde. En France, le dictionnaire Vidal, distribué gratuitement aux médecins, est financé par l’industrie, comme le sont 90 % des publications destinées aux médecins. Le fait que la profession médicale française reste collectivement inerte face à cette tutelle en dit long sur son état d’esprit – et ses intérêts propres.
Une vision archaïque de la « nature féminine »
59L’image archaïque des femmes cultivée et transmise par la profession médicale explique bien entendu les fortes résistances que rencontrent encore aujourd’hui les femmes en demande de contraception, d’IVG ou d’intervention de stérilisation. Cet archaïsme de la pensée médicale retentit aussi sur la perception par les médecins de demandes plus personnelles.
60Au fil de mes 25 ans de pratique, j’ai entendu les patientes exprimer de plus en plus fréquemment des questions et des expériences autrefois à peine esquissées. Il y a trente ans, très peu de femmes parlaient des effets de la contraception sur leur libido. À partir de 1990, j’ai entendu un nombre croissant de femmes mentionner une baisse de libido après que leur gynécologue leur avait prescrit « la toute dernière pilule » ou échangé (sans leur demander leur avis) leur DIU au cuivre contre un DIU hormonal. Lorsqu’elles évoquaient ces modifications de désir ou de réactivité, la plupart des médecins leur répondaient : « C’est psychologique » et passaient à autre chose. Or, le simple bon sens devrait obliger tout médecin à prendre au sérieux une baisse de la libido, pour trois raisons au moins : 1) c’est un effet secondaire connu de la plupart des médicaments ; 2) c’est un effet secondaire des hormones utilisées pour la contraception ; 3) une baisse de libido, lorsqu’elle est durable, peut être le premier signe d’une maladie sérieuse. Elle doit toujours être prise en compte4. Je ne compte pas les femmes de tous âges qui m’ont dit avoir ainsi souffert pendant plusieurs mois ou plusieurs années du manque de considération accordé à ce type de plainte et qui parfois, pour pouvoir se sentir de nouveau elles-mêmes, en étaient arrivées à interrompre leur contraception et à courir le risque d’une grossesse non désirée.
61Le même type d’attitude était (et est encore, comme la situation précédente) rencontré par les femmes qui demandaient à leur médecin son accord pour prendre leur pilule en continu et, ainsi, éviter d’une part d’avoir des menstruations, mais aussi de subir le « syndrome prémenstruel » que la semaine d’arrêt provoquait chez elles tous les mois. La prise continue n’a rien de nouveau : c’est ce que préconisaient les inventeurs de la pilule dans les années 1950. La semaine d’arrêt, qui produit des saignements artificiels, n’a été proposée que parce que le dosage des premières pilules provoquait des symptômes mimant la grossesse et que l’absence de règles aggravait les choses. Aujourd’hui, beaucoup de femmes n’ont aucun symptôme quand elles prennent la pilule ; la prise continue leur permet de se passer de phénomènes gênants, et augmente l’efficacité de leur contraception. De plus, beaucoup de femmes ont adopté depuis longtemps la prise continue, pour des raisons pratiques ou professionnelles : infirmières et sages-femmes, sportives de haut niveau, agentes de bord de longs courriers. Et cependant, de nombreux médecins français continuent à « diaboliser » la prise continue en arguant du caractère « naturel » des menstruations. Peu importe qu’on leur rappelle que la prise d’hormones contraceptives bloque l’ovulation en mimant une grossesse (pendant laquelle, en principe, on n’a pas de menstruations) ; que les femmes enceintes puis allaitantes n’ont pas de menstruations parfois pendant deux ou trois années d’affilée ; et que beaucoup d’utilisatrices d’implant, d’injections trimestrielles ou de DIU hormonal n’ont pas de règles non plus… Pour eux, il est « normal » pour une femme d’avoir des règles ou d’être enceinte. Mais être libérée de ces deux phénomènes à la fois leur semble une situation contre nature.
62Le Canadien William Osler, l’une des plus grandes figures tutélaires de la médecine anglo-saxonne – il fut professeur dans les facultés de médecine de McGill (Montréal, QC), Johns Hopkins (Baltimore, MD) et d’Oxford – disait à ses étudiants : « Écoutez bien ce que vous dit le patient en entrant dans votre bureau, car le plus souvent, il vous donne le diagnostic. »
63Il semble que ce précepte de bon sens n’ait pas cours dans les facultés de médecine française. Ou que les praticiens l’oublient vite. Car, si la douleur est notoirement mal prise en compte en France, les douleurs ressenties par les femmes sont particulièrement mal écoutées. Pendant les dix ou douze premières années de ma carrière, lorsque j’exerçais à la campagne, j’ai vu un grand nombre de femmes se plaindre de troubles digestifs aigus, qualifiés par les médecins de « crises de foie », qui étaient en réalité des migraines parfaitement identifiables (les femmes avaient mal à la tête après avoir eu mal au ventre et vomi). On leur prescrivait des « dépuratifs biliaires », médicaments inutiles et inefficaces, qui ne résolvaient pas leur problème, alors que la prévention et le traitement des migraines était simple et bien codifié.
64Les douleurs des menstruations n’étaient pas mieux prises en compte : beaucoup de jeunes femmes se voyaient prescrire une pilule pour les atténuer, mais on laissait des femmes plus âgées souffrir le martyre sans les traiter et on les culpabilisait quand elles demandaient trois jours d’arrêt de travail parce que la douleur était trop insupportable. Ce type de douleurs était pourtant caractéristique d’une endométriose, une affection fréquente, due au passage du sang menstruel dans les trompes et à l’intérieur de l’abdomen. Je ne peux pas compter le nombre de fois où j’ai évoqué ce diagnostic élémentaire, qui figurait dans tous les traités de gynécologie, et entendu ces patientes me répondre que personne – pas même les gynécologues qu’elles avaient maintes fois consultés – n’avait jamais prononcé ce mot devant elles.
65Dans un cas comme dans l’autre, il ne pouvait pas s’agir d’ignorance – ce sont, encore une fois, des diagnostics enseignés à tous les étudiants en médecine – mais d’un manque d’attention élémentaire à ce que disaient les femmes.
Discriminations ethniques et sociales
66Exerçant dans un département rural, dont la population était plutôt modeste, il m’est arrivé à de nombreuses reprises d’être témoin de discriminations sociales et ethniques de la part du corps médical. Le service de planification où je travaillais recevait en particulier deux catégories de femmes qui ne trouvaient pas souvent d’écoute auprès des praticiens de ville : les migrantes et les immigrantes. Les femmes migrantes étaient souvent soupçonnées d’être insolvables et d’avoir un niveau de compréhension inférieur à celui de la population générale. Elles avaient souvent été enceintes tôt dans leur vie et mis au monde plusieurs enfants avant d’avoir atteint l’âge de trente ans ; elles avaient aussi souvent recouru à l’IVG pour une raison simple : on leur prescrivait la pilule sans se demander si elles trouveraient facilement des pharmacies pour la leur délivrer et on ne leur proposait jamais un DIU ou un implant. Pourtant, quand ces alternatives leur étaient décrites (le plus souvent par une assistante sociale dévouée à ces femmes et qui travaillait volontiers avec nous), beaucoup les adoptaient, soulagées à l’idée d’être protégées d’une grossesse pendant trois, cinq ou dix ans.
67Les femmes immigrantes, surtout si elles étaient musulmanes, rencontraient une autre difficulté : celle d’avoir à se faire prescrire une contraception sans que leur famille soit au courant, mais aussi sans qu’un médecin de sexe masculin leur impose un examen gynécologique. Il n’était pas difficile de les recevoir, de dialoguer avec elles et de leur proposer une méthode (pilule ou implant, par exemple) qui leur conviendrait. Mais apparemment, le changement de paradigme que ce type de soin exigeait (« Cette femme n’est pas malade ; elle désire ne pas être enceinte contre son gré. ») semblait inaccessible à beaucoup de gynécologues.
68Le manque de respect pour les croyances n’était pas réservé aux femmes musulmanes. Une patiente souffrait d’une grave baisse de libido sous pilule depuis une de ses grossesses. Elle craignait d’opter pour un DIU au cuivre qu’elle percevait comme une méthode abortive. Son médecin s’était moqué d’elle, puis l’avait harcelée de manière répétée pour qu’elle change de contraception. Elle avait préféré changer de médecin. Au centre de planification, conseillère et médecin lui expliquèrent qu’un simple changement de pilule ou le recours à un DIU hormonal pourrait résoudre son problème tout en respectant ses représentations.
69Au cours de mon exercice au centre d’IVG et de planification, j’ai également eu l’occasion de recevoir un certain nombre de femmes prostituées. Que leur situation soit temporaire ou permanente, elles étaient bien sûr très préoccupées par le risque de grossesse et les conséquences de leur activité sur leur fertilité et leur état de santé. Elles hésitaient bien sûr à parler de leur mode de vie, et n’abordaient le sujet que lorsqu’elles se sentaient en sécurité, parfois après être venues en consultation pendant plusieurs années. Révéler leur prostitution à une conseillère, à une infirmière ou à un médecin était toujours un saut dans l’inconnu et une profonde marque de confiance. Ces femmes avaient souvent vu des médecins se fermer à la suite de cette révélation ou pire : adopter une attitude méprisante ou très hostile. Lorsqu’elles étaient reçues avec respect, leur mode de vie ne changeait pas, mais leur qualité de vie s’améliorait considérablement.
Préjugés de (tous) genres
70Le sexisme larvé de leur culture incite certains gynécologues – hommes et femmes – à adopter face à toutes les femmes une vision stéréotypée des genres. Mais aussi à soumettre les femmes à des interrogatoires en règle sur leurs pratiques sexuelles, et ce, dès la première consultation.
71Le vieux praticien qui nous aida à fonder le groupe Balint du Mans, Pierre Bernachon, énonçait souvent la phrase suivante, qu’il avait lui-même apprise de Balintiens de la première heure : « Quand on pose des questions, on n’obtient que des réponses. » Il nous signifiait ainsi que souvent, les questions « orientées » des médecins incitent les patients à répondre ce qu’ils pensent qu’il « faut » répondre et non ce qui pourrait apporter des renseignements opportuns. Car, souvenons-nous, les patients se font des médecins une image modelée à la fois par leurs propres perceptions, par leurs représentations symboliques et fantasmatiques, mais aussi par les conventions sociales. Beaucoup de patients qui consultent un médecin éprouvent un malaise qui peut aller jusqu’à la culpabilité. Plus le médecin se comporte de manière stéréotypée et mécanique, plus le patient peut se sentir, consciemment ou non, tenu de donner « les bonnes réponses » – soit pour aller plus vite, soit pour en finir plus rapidement, soit encore pour ne pas avoir à s’étendre sur tel ou tel aspect de sa vie privée. Les médecins dont l’attitude est très formalisée et ritualisée sont donc susceptibles d’induire par leurs questions des réponses qui ne reflètent pas la réalité. Ou de provoquer une réaction de repli. Ainsi, s’il peut être médicalement approprié de demander à une patiente de décrire son cycle menstruel ou si elle a déjà été enceinte, il n’est pas toujours justifié de lui demander d’emblée si elle a des relations sexuelles et avec qui.
72Un jeune médecin reçoit une très jeune adolescente qui, très timidement, lui demande s’il veut bien lui prescrire une contraception. Bienveillant et soucieux d’aider la patiente, mais tout de même préoccupé par son très jeune âge, le praticien lui demande d’emblée si elle a des relations sexuelles. Il croit le faire avec délicatesse et a la surprise de voir qu’à cette question, la jeune femme se replie sur elle-même et ne prononce plus un mot. Pendant dix minutes, montre en main, il tente de la sortir de son mutisme par des questions répétées puis se voit contraint de la laisser partir, sans contraception évidemment. Quelques semaines plus tard, il voit la jeune femme sortir du centre d’IVG où lui-même vient apprendre à pratiquer des IVG. Pendant sa vacation, la conseillère lui raconte – sans savoir qu’il l’a déjà vue – l’histoire de l’adolescente : elle est enceinte parce qu’elle ne peut aller demander une contraception à son médecin de famille, puisqu’elle vit dans un tout petit village. Elle n’a eu qu’une occasion, il y a quelques semaines, d’aller consulter en ville, à l’insu de sa famille, un jeune praticien qui ne croulait pas sous l’activité. « Il était très gentil, dit la conseillère, mais il lui a posé la seule question qu’il ne fallait pas lui poser : si elle avait des relations sexuelles. Elle en avait, bien sûr. Et elle était terrorisée à l’idée d’être enceinte. Mais elle ne pouvait pas en parler, elle avait trop honte. C’étaient des rapports clandestins imposés par son oncle. »
73Dans un autre registre, la plupart des femmes homosexuelles que j’ai reçues en consultation m’ont rapporté les attitudes inacceptables de certains médecins à la découverte de leur orientation : ironie, humour déplacé, incrédulité forcée (« Vraiment ? Vous êtes sûre ? C’est définitif ? C’est pas une phase ? »), dénigrement (« Ben pourquoi vous prenez la pilule, alors ? Ça coûte cher à l’assurance-maladie ! »), stupidité (« Pourquoi vous êtes venue consulter un homme, alors ? »), mépris criminel (« Ben alors, c’est pas la peine que je vous fasse de frottis, vous risquez rien. »). Pendant les deux dernières décennies du XXe siècle, à l’apparition du sida, les hommes homosexuels avaient considérablement souffert en France de l’hostilité (et de la peur) de nombreux médecins. Mais ils avaient fini par constituer des réseaux de praticiens et de soignants sans préjugé, prêts à les accueillir, les soigner et les soutenir. Malheureusement, peu de gynécologues se sentaient concernés par ces problèmes : la grande majorité des gynécologues de ville, en France, étant des femmes et n’ayant pas d’activité hospitalière, elles n’avaient pas aussi souvent la possibilité d’être identifiées comme « gay-friendly ».
74Les femmes transgenres et les personnes intersexuées sont elles aussi les victimes de l’hostilité et de l’obscurantisme violent des médecins français de toutes spécialités. Après la publication de Changer de sexe – Identités transsexuelles, le livre de Stéphanie Nicot et Alexandra Augst-Merelle, j’ai eu l’occasion de recevoir plusieurs patientes transgenres qui m’ont fait partager leur expérience. Le tableau brossé par le livre m’avait laissé stupéfait. Les récits de ces personnes m’ont atterré. Les personnes désireuses de faire leur transition d’un genre à l’autre sont traitées comme des malades mentales ; lorsqu’elles veulent bénéficier d’un traitement médical et/ou chirurgical, elles doivent se plier à une expertise psychiatrique et se faire stériliser ! Bien sûr, la stérilisation est exigée par les pouvoirs publics français, contre la résolution 1728 du Conseil de l’Europe (pourtant votée par la France), qui demande aux États membres de garantir le changement des papiers d’identité sans obligation de stérilisation ou d’autres procédures médicales. Mais à ce jour aucun syndicat médical français ne s’est élevé contre cette violation flagrante des droits de la personne. Les associations d’entraide (l’Association Nationale Transgenre, en particulier) déconseillent d’ailleurs vivement à leurs adhérent.e.s de faire appel aux chirurgiens français, en raison de leur attitude hostile et de leurs procédures chirurgicales catastrophiques.
75L’une des patientes transgenres que j’ai suivies au cours de ma carrière vivait dans une ville très éloignée de la mienne. Elle avait seulement besoin qu’on lui renouvelle périodiquement son traitement hormonal (elle ne désirait pas se faire opérer). Elle connaissait parfaitement le mode d’emploi et les effets (désirés et indésirables) de ses médicaments. Elle n’avait pas à proprement parler besoin d’une surveillance médicale ; elle avait besoin d’un soignant prêt à répondre à ses questions au téléphone ou en tête-à-tête quand elle en éprouvait la nécessité et qui ne la soumette ni à des examens inutiles, ni à des jugements de valeur.
76En 2009, année de mon arrivée au Québec, j’ai écrit et publié Le Chœur des femmes, roman transposant mon expérience au centre de planification. L’un des thèmes que j’y aborde est celui de l’intersexualité. La publication du livre m’a valu de recevoir régulièrement, au cours des cinq années écoulées, des témoignages de personnes intersexuées nées en France me faisant part de leur expérience le plus souvent extrêmement douloureuse. Le schéma est effrayant dans sa répétition : un enfant né avec une anatomie sexuelle « non conforme » est opéré, en bas âge ou juste avant la puberté, afin de lui conférer une « apparence normale » (le plus souvent féminine, car il est beaucoup plus facile, chirurgicalement, d’amputer des organes que de les reconstruire) sans qu’on n’ait jamais demandé à cet.te enfant le genre auquel il ou elle s’identifie. Les parents, le plus souvent désarmés, sont à peine consultés et l’attentisme est vivement déconseillé par les médecins. Or, les intersexuations concernent beaucoup plus souvent des personnes de génotype XY (donc génétiquement masculines) que des personnes XX (génétiquement féminines). Même si l’identité de genre n’est pas toujours superposable au sexe chromosomique (les personnes transgenres en sont témoins), la réassignation autoritaire et systématique d’une personne intersexuée en femme est, scientifiquement parlant, illogique. Lorsque la variante anatomique est un clitoris « hypertrophié » chez un enfant de sexe chromosomique féminin, la chirurgie est tout aussi inappropriée, étant donné le rôle de la sensibilité clitoridienne pour la sexualité ultérieure de la personne.
77L’approche la plus respectueuse serait donc, en l’absence d’anomalies mettant la santé en danger immédiat, de ne pas intervenir chirurgicalement sur une personne intersexuée sans sa demande explicite, afin de respecter son identité et de la laisser décider si semblable chirurgie correspond à ses vœux ou si – et cela arrive souvent – elle s’accommode de ses particularités anatomiques.
78Les médecins sont seuls responsables des violences subies par les personnes intersexuées. En effet, la loi française n’exige pas qu’un individu soit porteur d’un appareil sexuel « conforme », elle exige seulement qu’il ait une des deux lettres « H » ou « F » inscrites sur son état civil. Pour satisfaire à cette obligation administrative, le genre pourrait être déterminé au vu du sexe chromosomique, ce qui n’est certes pas absolument prédictif de l’identité de genre de la personne adulte, mais qui, contrairement au choix « suggéré » par les médecins en fonction de leurs options techniques, n’entraîne aucune mutilation irréversible.
79Le corps médical français est suffisamment influent auprès des législateurs pour suggérer le vote d’une loi autorisant une personne intersexuée ou une personne transgenre à changer de sexe sur son état civil sans être pour autant contrainte à se faire mutiler. Ce serait un engagement noble, respectueux et conforme à toutes les déclarations de droits de la personne adoptées par les pays développés.
80Pourquoi ne le fait-il pas ?
Bien faire en évitant de faire mal
81Au début des années 2000, à la suite de la publication de Contraceptions mode d’emploi, des associations de généralistes me demandèrent de servir de « généraliste expert » lors de séminaires de formation continue à la contraception. Avec eux, comme avec les rares étudiants et internes qui demandèrent à suivre mes consultations, je partageais avec bonheur mon expérience pratique : aider la femme à choisir ou à changer de pilule, insérer un DIU sans faire mal (« Si ! Si ! C’est possible ! »), retirer un implant en quinze secondes…
82Hostiles à l’idée de faire du mal, beaucoup de soignants s’échinent à réévaluer les gestes douloureux et à les remplacer par des procédures indolores. En santé des femmes, de telles améliorations du confort des femmes sont possibles, et simples à mettre en œuvre. Encore faut-il faire l’effort d’y réfléchir et expérimenter – par exemple, éviter d’employer les pinces de Pozzi, dont l’utilisation est insupportablement douloureuse ; ou bien, apprendre à insérer un DIU sans introduire préalablement un hystéromètre (qui peut déclencher des contractions pénibles) et sans pousser le tube d’insertion jusqu’au fond (ce qui peut faire un mal de chien et, en outre, perforer la paroi de l’utérus), ou encore suggérer à la patiente de photographier avec son cellulaire le site d’insertion de son implant, pour que tout praticien en connaisse précisément l’emplacement et évite de la martyriser pour le lui retirer.
83Je ne crois pas avoir ressenti de plus grande joie professionnelle que celle d’entendre une femme dire « Ça y est ? Mon DIU est posé ? J’ai rien senti ! » et un médecin en formation me demander : « Comment faites-vous ? Chaque fois que j’ai assisté à une pose de DIU, j’ai vu la femme sauter en l’air ! » Je ne crois pas avoir éprouvé de plus grande fierté qu’en entendant des généralistes de mon âge me remercier de leur avoir montré comment retirer un implant en moins de trois minutes.
84Tout ça n’avait rien de spectaculaire, et ça n’avait pas à l’être. Car la « patiente Alpha » m’avait aidé à comprendre qu’en matière de soin, il faut parfois très peu de chose pour rendre la vie d’autrui meilleure – il faut simplement le vouloir et s’en donner les moyens, ouvrir les oreilles, les yeux et l’esprit, et toujours se rappeler que, pour le patient, les bienfaits du soignant dépendent d’abord de son humilité.
Violences insupportables…
85En gynécologie, la maltraitance peut survenir à tout moment de la rencontre avec le professionnel de santé.
86Au cours des deux décennies écoulées, j’ai reçu les témoignages d’actes de maltraitance caractérisée, révoltants, et qu’aucun « principe de précaution » ne pouvait expliquer.
87Cette femme, enceinte pour la troisième fois malgré la pilule. Elle était catégorique : elle ne l’avait jamais oubliée. Ignorant qu’il est parfaitement possible à une femme d’être enceinte sans oubli si la pilule est inadaptée à son profil particulier, son médecin avait refusé de la croire et la lui avait represcrite à trois reprises. Dans les centres d’IVG, les soignants savent parfaitement que la grande majorité des femmes qui demandent à interrompre leur grossesse s’en veulent quand elles ont oublié leur pilule. Quand elles sont sûres de n’avoir pas commis d’erreur, elles sont désarmées et ne comprennent pas. Il n’y a aucune raison de ne pas les croire.
88Ces femmes, très nombreuses il y a encore quinze ans, beaucoup moins aujourd’hui, je l’espère, à qui leur gynécologue recommandait (sans aucune utilité ni justification) d’arrêter leur pilule pendant un mois d’été « pour voir si tout marchait bien » – ça « marchait » tellement bien qu’elles étaient enceintes en septembre.
89Cette femme de quarante-cinq ans, enceinte parce que son gynécologue-avec-pignon-sur-rue avait insisté pour retirer le DIU qu’elle aurait parfaitement pu garder jusqu’à sa ménopause : au lieu de lui en reposer un sur-le-champ, il lui avait imposé de revenir le mois suivant (deux consultations valent plus qu’une) sans lui proposer d’autre protection qu’un simple « Faites attention en attendant ».
90Ces autres femmes, enceintes parce qu’on a jugé inutile qu’elles se protègent, « à quarante-cinq ans passé, vous ne risquez plus rien ».
91Ces autres femmes encore qui, à l’issue d’une troisième césarienne, s’étaient réveillées avec une ligature de trompes. En faisant planer le risque de décès « si elles remettaient ça », l’obstétricien avait arraché en quinze secondes l’accord de leur mari dans le couloir, avant même de leur donner la moindre nouvelle sur l’état de la mère et de l’enfant.
92Ces femmes qu’on avait terrorisées par des résultats de radiographies ou de frottis, et qu’on avait fait entrer en clinique dès le lendemain pour leur faire subir biopsies, hystérographies, cœlioscopies voire conisations d’intérêt discutable.
93Ces femmes que certains gynécologues-bien-en-vue hospitalisaient pour la nuit dans leur clinique pour leur poser, au petit matin, un DIU sous anesthésie générale.
94Ces femmes que l’on humiliait et insultait en salle d’accouchement parce qu’elles voulaient se lever et marcher ; le déplacement diminue la douleur et facilite la dilatation du col, les femmes le savent depuis des millénaires, mais les obstétriciens ne sont pas de leur avis.
95Ces femmes dont l’obstétricien programmait l’accouchement un vendredi pour (disait-il sans rire) « pouvoir partir tranquille en week-end » et qui, à l’arrivée, provoquait sans prévenir la rupture des membranes pour déclencher un accouchement qui se serait, autrement, fait attendre.
96Ces femmes à qui on refusait une péridurale ou à qui, au contraire, on l’imposait.
97Ces femmes à qui on interdisait d’allaiter leur bébé ou à qui on l’imposait. Culpabilisation à l’appui, bien entendu.
98Ces femmes à qui on prescrivait une contraception en leur disant « C’est celle-là, à prendre ou à laisser ».
99Les adolescentes à qui on refusait la pilule parce qu’elles fumaient (avant l’âge de 30 ans, le risque de grossesse non désirée est infiniment plus problématique que celui du tabac, mais beaucoup de gynécologues n’en avaient cure) ou à qui on ne la délivrait que sous condition de subir examen clinique et frottis tous les ans (ce qui est parfaitement abusif).
100Les femmes qu’on soumettait à des interrogatoires en règle sur leur comportement sexuel, le nombre de partenaires, leurs IVG passées, leurs projets de grossesse.
101Les femmes de trente-cinq ans sans enfant à qui on déclarait tout de go : « Il serait temps d’en faire. L’horloge tourne. » Les femmes de tous les âges à qui on imposait examen gynécologique et examen des seins avant même de savoir pourquoi elles venaient consulter.
102Les femmes enceintes venues demander une IVG qu’on soumettait à une litanie de reproches culpabilisants et de menaces terroristes sur leur fertilité future.
103Ce ne sont là qu’une poignée d’exemples sur une très longue liste. Ce qui rend ces exemples pesants, c’est le fait que je puisse les classer en « catégories » de situation. Des messages identiques, sur des thèmes identiques, venus des quatre coins de France, indiquaient qu’il ne s’agissait pas de problèmes ponctuels, liés à des praticiens moins scrupuleux que les autres, mais à des attitudes extrêmement répandues parmi les professionnels et par conséquent ancrées dans la culture médicale. Des témoignages de violence médicale, j’en reçois encore chaque semaine, alors même que je ne vis plus en France depuis cinq ans déjà.
… et maltraitances banalisées
104La maltraitance gynécologique n’est pas toujours aussi brutale, mais les violences insidieuses et systématiques sont tellement banalisées qu’elles passent inaperçues ou, du moins, pour « normales ». Elles ne le sont pas.
105Le premier grand domaine de maltraitance concerne, d’abord, les gestes et les procédures, injustifiés, stéréotypés, auxquelles les gynécologues soumettent les femmes : quoi de plus désagréable que d’être accueillie par un.e praticien.ne qui vous demande, avant même d’avoir posé les yeux sur vous, de vous déshabiller entièrement et de vous allonger, cuisses écartées, sur une table inconfortable ?
106En santé des femmes, l’essentiel se passe toujours pendant la conversation, et non pendant le moment où le médecin procède à des impositions de mains ou à des instrumentations invasives sur le corps de la patiente. Comme l’a reconnu au cours de l’année 2014 un rapport du très sérieux American College of Physicians5, l’examen gynécologique systématique d’une femme qui va bien n’a, médicalement parlant, aucune raison d’être. Cette vérité de bon sens, beaucoup de praticiens l’ont faite leur et ont cessé depuis longtemps d’enquiquiner les femmes, à la grande satisfaction de celles-ci. De la même manière qu’on ne met pas systématiquement l’index dans l’anus d’un homme qui ne se plaint de rien, il n’y a pas lieu de glisser deux doigts gantés dans le vagin d’une patiente qui n’a rien demandé. Pas même « par précaution ». De même, la palpation systématique des seins d’une femme de moins de trente ans qui ne souffre de rien est le plus souvent abusive. Cela fait très longtemps qu’on sait que les frottis cervicaux de dépistage (pap test) peuvent être débutés à l’âge de vingt-cinq ans (ou huit ans après le premier rapport sexuel), et qu’on n’a pas besoin d’embêter les adolescentes avant ça – on n’a même pas besoin, d’après l’article cité plus haut, de leur imposer une « première consultation gynécologique pour voir si tout va bien… » Mais beaucoup de gynécologues l’ignorent.
107Un examen médical en particulier fait l’objet de procédures, d’interprétations et de violences abusives : c’est l’échographie.
108L’innocuité des ultrasons et l’informatisation des systèmes de visualisation a généralisé la diffusion d’appareils d’échographie que les « spécialistes-de-la-femme » utilisent à tout bout de champ : pour examiner les ovaires d’une femme sans symptômes, pour « vérifier » une grossesse déjà révélée par les symptômes de la patiente et le test urinaire, pour « contrôler » (le jour même, la semaine suivante, une fois par an) la « bonne position » d’un DIU, etc.
109Comme l’examen gynécologique systématique, une échographie est le plus souvent inutile au cours d’une consultation courante. En toute bonne logique médicale, le recours à un examen doit être motivé par un ensemble d’éléments recueillis de la bouche du patient ou en l’examinant. Il sert à affirmer ou réfuter une hypothèse diagnostique. Procéder à un tel examen « à l’aveugle », c’est-à-dire en l’absence de tout signe évocateur, c’est s’exposer à pratiquer un geste inutile (donc coûteux en temps et en ressources) ou, pire, à découvrir fortuitement des images « atypiques » qui n’ont peut-être aucune signification mais que les « spécialistes-de-la-femme » se sentent contraints d’explorer plus avant. L’échographie systématique est la boule de neige lancée négligemment sans penser qu’elle peut se transformer en avalanche. Je ne compte pas les « malformations » ovariennes, les « kystes multiples », les « images anormales » observés par des spécialistes trop zélés lors d’échographies « de précaution » et ayant entraîné pour les femmes concernées des angoisses, des traitements, parfois même des interventions totalement inutiles.
110L’échographie est également l’occasion d’une intrusion insupportable, que certaines patientes n’hésitent pas à qualifier de viol. Il existe en effet deux méthodes échographiques. La première, la plus ancienne, consiste à poser une sonde arrondie sur l’abdomen. La seconde à introduire une sonde de forme phallique à l’intérieur du vagin. La seconde méthode produirait (d’après les opérateurs) de « meilleures images » que la première. Même si cela était vrai, ça ne justifierait pas pour autant d’imposer la seconde méthode à toutes les femmes, a fortiori pour un examen inutile !
111Le code de déontologie des médecins inséré dans le Code de la santé publique français stipule :
Le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose. (Article R4127-35)
112et
Le consentement de la personne examinée ou soignée doit être recherché dans tous les cas. (Article R4127-36)
113Le moins qu’on puisse dire, c’est que lorsqu’un praticien effectue des gestes systématiques similaires à ceux que je viens de décrire, il ne respecte ni l’un, ni l’autre de ces articles.
114Tous ces gestes sont abusifs quand ils sont pratiqués de manière mécanique, systématique, répétée et rapprochée – à commencer par l’« obligation de consulter son gynéco une fois par an ». Une femme en bonne santé n’a besoin de voir un « spécialiste-de-la-femme » – ou, encore mieux et plus près de chez elle, un généraliste ou une sage-femme – que tous les trois ans, pour un frottis. L’implant pouvant être laissé en place trois ans et plus, les DIU entre cinq et douze ans, seules les utilisatrices de pilule ont (parfois) besoin de voir médecin ou sage-femme plus souvent, plus précisément tous les dix-huit mois, puisque les praticien.ne.s peuvent la prescrire pour un an, et le pharmacien la délivrer au vu de l’ordonnance pour six mois de plus.
115Pour ma part, lorsqu’une patiente m’appelait pour me dire qu’elle avait seulement besoin d’un renouvellement, je préparais l’ordonnance (gratuitement, bien entendu) et on la lui postait afin de lui éviter de poireauter dans la salle d’attente rien que pour me dire que tout allait bien : elle l’avait déjà fait au bout du fil.
116Mon attitude découlait d’une logique bien simple : quand une femme utilise une contraception, c’est parce qu’elle ne veut pas être enceinte ; mon rôle est de l’aider à ne pas l’être. Je n’ai jamais imaginé (et je n’ai jamais vu) qu’une femme demande le renouvellement d’une contraception qu’elle ne supporte pas ou qui provoque des effets indésirables. (Il m’est en revanche souvent arrivé d’entendre qu’on leur avait prescrit de force une pilule dont elles ne voulaient plus.) Enfin, après avoir expliqué aux patientes l’inutilité d’une consultation en l’absence de tout symptôme, je ne vois pas l’intérêt de leur en proposer une si elles-mêmes n’en veulent pas. Mais je les reçois sans hésiter si elles veulent me voir, fût-ce pour se rassurer. L’expérience montre que lorsque le médecin est rassurant, la patiente se passe très bien de lui et ne consulte que lorsqu’elle le juge nécessaire.
117Certains médecins seront révoltés par ce qu’ils considèrent peut-être comme de la désinvolture ou du laxisme. Ils ne parviennent pas à comprendre qu’une relation de soin digne de ce nom est un lien continu mais fluide, tantôt lâche, tantôt resserré quand le patient en a besoin. Ils oublient que le patient n’est pas attaché au médecin par un élastique sur lequel on tire pour les faire revenir. (Ce que font les praticiens qui contraignent les patient. e. s à venir consulter à date fixe, sans justification aucune.) Quand le capitaine-patient navigue sans encombre, le pilote reste à terre, et disponible à tout moment pour communiquer à distance.
118Le mot-clé, ici, est bien sûr : « communiquer ».
La violence des mots
119En plus des procédures et des gestes imposés, la maltraitance gynécologique se manifeste encore plus souvent par les mots blessants, les déclarations à l’emporte-pièce, les jugements de valeur, le sarcasme, le mépris.
120 Le Chœur des femmes raconte comment un praticien chevronné initie une jeune interne à la relation de soin dans un centre imaginaire de santé des femmes.
121Depuis sa première publication par P.O.L et sa reprise au format de poche, ce livre me vaut chaque jour (je dis bien : chaque jour) un ou deux courriels de lectrices me remerciant de l’avoir écrit et qui, pour beaucoup, me confient, comme en écho, leur propre expérience de maltraitance gynécologique. À raison d’un ou deux messages par jour depuis maintenant cinq ans, cela fait près de trois mille courriels.
122Je suis bien entendu heureux que des lectrices apprécient ce livre et me le fassent savoir de manière aussi spontanée. C’est bien pour avoir des retours de lecteurs que, depuis quinze ans, j’insère mon adresse courriel à la fin de mes livres. Mais il y a quelque chose de douloureux et de lancinant à lire, jour après jour, les confidences de femmes qui se sont fait maltraiter physiquement, verbalement, moralement par les médecins – femmes ou hommes – à qui elles sont allées se confier. Quelle violence ! Mais aussi : quelle trahison insupportable.
123La violence des petites phrases portant sur l’aspect physique : « Vous êtes un peu trop grasse. Vous devriez faire plus attention ! » ou encore « Vous êtes bien mignonne. Si vous n’étiez pas ma patiente… »
124Les commentaires inquisiteurs : « Vous avez des rapports sexuels ? Protégés ? À quelle fréquence ? Avec plusieurs partenaires ? Vous êtes folle ! »
125Les remarques humiliantes : « Vous expliquer comment ça marche ? Vous avez fait des études de médecine ? Bon, alors ne cherchez pas à comprendre. »
126Le discours terroriste : « Quoi ! Vous avez trente-six ans et pas d’enfant encore ? Faudrait vous dépêcher ! L’horloge tourne ! »
127Le reproche : « Changer de pilule ? Encore ? Ça fait trois fois en un an ! Vous ne savez pas ce que vous voulez ! J’ai pas que ça à foutre, moi ! »
128Le mépris : « Quoi ? Un contrat de naissance ? Qu’est-ce que c’est ? Si vous voulez accoucher dans ma clinique, faudra faire ce que je vous dis, sinon allez vous faire voir ailleurs. »
129Le racisme : « Quel est le nom de votre ami, pour que je lui prescrive des antibiotiques pour la saloperie qu’il vous a collée ? Comment dites-vous ? Ah ! C’est un Arabe. Pas étonnant, alors. »
130Le sarcasme mauvais : « Avorter ? Trop tard, ma belle, vous êtes enceinte de cinq mois et demi. Vous êtes pas très maligne pour une prof ! Bah, ça fortifiera votre couple. Quoi ? Vous aviez décidé de divorcer ? Dommage pour vous ! »
131Le refus de soin et le mensonge : « Une ligature de trompes ? À votre âge ? Certainement pas. D’ailleurs, c’est interdit. »
Médecins et mensonges
132Le mensonge est un problème récurrent en médecine. Pendant toutes mes études (je rappelle que les étudiants de ma génération sont pour la plupart encore en activité), j’ai vu, chaque jour, des médecins mentir aux patients dont ils s’occupaient. Ces mensonges portaient le plus souvent sur des maladies graves. Je ne compte pas les cancéreux inopérables vis-à-vis desquels ont violait trois fois le code de déontologie : la première fois en leur cachant leur état, la seconde en révélant la gravité de la maladie à leur famille tout en les enjoignant au silence, la troisième fois en mettant tout le monde dans l’incapacité de communiquer, pour faire face à la perspective d’une mort à brève échéance.
133Mais les mensonges concernent aussi les choix de vie en situation non dramatique – tout spécialement en ce qui concerne la reproduction.
134Comme la contraception, la stérilisation volontaire cristallise les mensonges des médecins. Vasectomie, ligature de trompes et pose d’implants tubaires « Essure » sont des procédés de stérilisation légaux en France depuis 2001, sans autre condition qu’un délai de quatre mois de réflexion, pour toute personne majeure qui en fait la demande. Treize ans après la promulgation de la loi, de très nombreux gynécologues-obstétriciens (il s’agit toujours d’eux dans ce cas précis, puisqu’ils sont les seuls spécialistes qui pratiquent les interventions féminines) continuent à la refuser aux femmes qui la demandent. Ils n’ont toujours pas compris que, d’après la loi, il en va de la stérilisation volontaire comme de l’IVG : la femme qui la demande n’a pas à se justifier. Mais beaucoup de médecins français se pensent au-dessus des lois.
135Le Mouvement libre pour la stérilisation volontaire, une association sans but lucratif fédérant les patientes qui se voient opposer une fin de non-recevoir, énumère chaque jour sur sa page Facebook les « arguments » invoqués par les opposants (médecins ou non-médecins) à la stérilisation. Le florilège de ces « arguments » est oppressant tant il tourne en rond, car il oublie, inlassablement, qu’une personne qui se fait stériliser ne stérilise qu’elle-même. L’argument le plus souvent invoqué est que se faire stériliser est une décision « radicale » et que celles qui la prennent ne pourront pas changer d’avis. Or, comme le font remarquer certaines patientes avec beaucoup d’à-propos, avoir un enfant est tout aussi radical et il n’est pas possible de changer d’avis une fois qu’il est né. On pourrait également souligner qu’une femme capable d’avoir des relations sexuelles, de se marier ou de divorcer, de mener une grossesse à terme ou d’avorter (même si elle est mineure), d’exercer une profession, de payer loyer et impôts, d’acheter une maison, de conduire une voiture, de voter et, même, quand ça lui chante, de consulter un obstétricien ( !) peut tout aussi bien décider de se faire ligaturer les trompes au jour et à l’heure de son choix.
136L’autre argument invoqué est le risque que les femmes « regrettent leur décision plus tard ». Or, la stérilisation volontaire est légale dans de nombreux pays du monde, en particulier en Angleterre et en Amérique du Nord. Les pays en question ont, depuis longtemps, mené des enquêtes auprès des personnes concernées pour quantifier la fréquence de ces regrets. Dès 1991, une enquête6 américaine montrait qu’au bout de cinq ans, pas plus de 5 % des femmes en exprimaient, et que le facteur prédictif de regrets était l’âge de la femme : celles qui avaient subi l’intervention avant 30 ans étaient plus nombreuses à la regretter que celles qui l’avaient fait après cet âge ou juste après une naissance par césarienne. En 2006, une autre étude confirmait que les regrets étaient d’autant plus fréquents que la femme était jeune au moment de l’intervention. Mais « plus fréquents » ne signifient pas qu’ils étaient systématiques. L’immense majorité des femmes qui avaient demandé une stérilisation ne la regrettaient pas. Il est donc inacceptable de pénaliser un grand nombre de femmes (et de les exposer à des grossesses non désirées et à des IVG) au prétexte de protéger la faible proportion de femmes qui seraient susceptibles de regretter leur décision. Il est beaucoup plus éthique d’informer clairement les femmes sur les méthodes disponibles, sur leur taux d’efficacité (toutes les méthodes ne sont pas aussi efficaces et toutes ne sont pas réversibles), sur l’âge comme élément de décision – et de les laisser choisir, puisqu’il s’agit de leur vie, et que les femmes ne demandent pas (par exemple) l’autorisation d’un obstétricien pour entreprendre ou interrompre une grossesse.
137Mais peine perdue ! On dirait que, dans l’esprit de beaucoup de gynécologues-obstétriciens, préserver la fertilité des femmes, envers et contre la volonté de celles-ci, est une mission sacrée. Une de plus.
138Il n’est cependant pas acceptable que des professionnels censés donner toutes les informations aux patients leur assènent des mensonges et les empêchent, de facto, d’accéder à des procédures permises par la loi.
L’accouchement confisqué
139Le troisième grand domaine de maltraitance en gynécologie-obstétricale est assez prévisible : la France est à l’heure actuelle l’un des rares pays d’Europe dont le bilan de natalité est positif. C’est aussi l’un des pays industrialisés où le monde médical se montre le plus coercitif en matière d’accouchement.
140Tout, dans la situation de l’accouchement en France, est l’occasion de graves manquements à l’éthique. En voici quelques exemples, mais la liste est longue.
141 La liberté d’accoucher : d’après le CSP, tout patient a le libre choix du soignant et de la manière de se soigner ; ce n’est pas le cas des femmes enceintes, qui n’ont pas la liberté de faire appel à une sage-femme pour accoucher chez elles. L’entrave à cette liberté n’est pas inscrite dans la loi mais provient de l’attitude des gynécologues-obstétriciens, hostiles non seulement à la reconnaissance du statut des sages-femmes dans l’espace public qu’est l’hôpital, mais aussi en particulier à la liberté des patientes d’accoucher avec une sage-femme, en milieu démédicalisé, voire à domicile. Cette hostilité n’est pas justifiée : l’accouchement en maison de naissance, sous la surveillance exclusive de sages-femmes, est courant au Québec ; l’accouchement à domicile est pratiqué tout aussi couramment dans de nombreux pays développés européens (Pays-Bas, Scandinavie) et en Amérique du Nord, et tout cela, sans augmentation des risques et des dangers pour la mère et l’enfant, au contraire. Dans ces pays, les professionnels mettent en application les acquis scientifiques qui montrent que pour les grossesses sans complications, un accouchement est au moins aussi sécuritaire à domicile qu’à l’hôpital, et que les soignants les mieux à même d’assurer des accouchements sans danger sont… les sages-femmes. En 2014, la principale revue médicale britannique, The Lancet, publiait une grande enquête consacrée à la naissance et soulignait l’importance primordiale des sages-femmes7. Le Collège Royal des gynécologues-obstétriciens britanniques publiait immédiatement une déclaration appuyant cette grande enquête, et insistait sur l’engagement de ses membres, aux côtés des sages-femmes, pour améliorer encore la sécurité et le confort des accouchements pour les femmes et les nouveau-nés. En France, au début de la même année, le Syngof (Syndicat national des GO français) déclarait « L’autonomisation des sages-femmes, portée par le climat d’effervescence actuel, ne peut se faire au péril des patientes. C’est pourtant le cas si les sages-femmes dévient vers le suivi gynécologique au-delà de la physiologie à laquelle se limitent leurs compétences8. » L’attitude paternaliste (et, pour tout dire, insultante) des « spécialistes-de-la-femme » hospitaliers français est en complète contradiction avec les faits scientifiques. Elle est, de plus, contre-productive : plutôt que d’accuser les sages-femmes d’être incompétentes, il serait beaucoup plus utile de les aider à étendre leur domaine de compétences. En l’état, la position des médecins équivaut à dire : « L’accouchement est notre domaine exclusif. N’y touchez pas. » On est loin de la déontologie, de l’éthique et du libre choix des patient.e.s.
142 Confort et respect pendant le travail : dans de nombreuses maternités françaises, le port d’un monitoring est obligatoire (sous peine de menaces d’accidents) ; le maintien allongé parfois dans une position et une seule est imposé alors que rien ne s’oppose médicalement à ce qu’une femme aille et vienne dans la salle d’accouchement entre ses contractions ; les examens gynécologiques répétés (l’obstétricien le refait cinq minutes après la sage-femme et l’interne, pour « vérifier ») et donc souvent superflus mais invasifs sont pratiqués sans explication ni délicatesse.
143Le confort de la patiente passe aussi par le respect de ses choix en matière d’anesthésie. Avoir le choix, c’est pouvoir prendre une décision en toute connaissance de cause. Quand une femme n’est pas sûre de vouloir une anesthésie péridurale, la moindre des choses est de lui indiquer jusqu’à quel moment du travail on peut la pratiquer et de lui demander régulièrement si elle en veut une. Il n’est pas acceptable que le médecin prenne l’indécision de la patiente pour une incapacité permanente à choisir, ou son silence pour un consentement tacite aux décisions qu’il juge, lui, préférables. S’il se révèle impossible, passé un certain stade du travail, de pratiquer la péridurale que demande la patiente, le médecin doit le lui dire, mais n’a pas le droit de la rudoyer ou de la vilipender parce qu’elle a pris sa décision trop tard. Il a seulement l’obligation de la rassurer et de prendre toutes les mesures possibles pour réduire son inconfort.
144 Procédures non consenties : La plupart des accouchements ne nécessitent aucun geste médical complexe. C’est vrai dans les pays en développement, où on manque de tout. C’est encore plus vrai dans les pays développés où la grande majorité des femmes est en bonne santé et où les grossesses se déroulent sans incident. Bien sûr, des événements imprévus peuvent survenir au moment du travail ou de l’expulsion. Mais tous les gestes qu’ils sont susceptibles de nécessiter peuvent être discutés en amont. Le consentement au déclenchement provoqué ou à la pratique d’une césarienne peut être demandé plusieurs semaines avant un accouchement, mais ce que les médecins ne disent pas toujours, c’est qu’un déclenchement ou une césarienne ne devraient pas être imposés par le médecin, mais être décidés en tenant compte à tout moment des souhaits de la femme. Autrement dit, le consentement donné un mois avant l’accouchement peut parfaitement être retiré verbalement le jour de l’accouchement. Certains praticiens arguent qu’il n’est pas toujours possible d’obtenir le consentement de la patiente pendant qu’elle est en travail. C’est vrai dans les rares situations d’urgence. L’accouchement, si intense soit-il, n’est pas à lui seul une urgence, c’est un phénomène physiologique que beaucoup de femmes dans le monde vivent sans la présence d’un médecin ! En dehors de l’urgence (d’un accouchement qui se passe de manière non physiologique) la patiente qui accouche ne cesse pas d’avoir des oreilles, des yeux et un cerveau en parfait état. La situation peut être délicate, ça ne la prive pas de sa liberté et de son jugement. De plus, une personne avertie, accompagnée et qui se sent en sécurité est toujours plus à même de prendre des décisions qu’une personne maintenue dans le silence, l’incertitude et à distance.
145L’idée que l’on peut choisir est, en elle-même, libératrice et source de sécurité. Lorsqu’une patiente pense qu’elle n’aura pas le choix (pas même celui de consentir, puisque les décisions seront prises par le médecin), elle ne peut pas se sentir en sécurité. Et comme nous l’avons vu, l’anxiété aggrave la douleur et les symptômes de malaise.
146 Violences banalisées : Des gestes moins spectaculaires que la césarienne, mais potentiellement très pénibles comme la rupture provoquée de la poche des eaux, l’utilisation de forceps et surtout l’épisiotomie au moment de l’expulsion font partie de ces gestes « automatiques » dont la violence et les conséquences sont incompatibles avec les soins de qualité.
147L’épisiotomie est une procédure dont la fréquence a beaucoup diminué dans les pays européens. En Suède, sa fréquence est de 1 %, contre 80 % en Argentine. Elle est plus fréquente quand la patiente accouche avec un obstétricien qu’avec une sage-femme. Lorsque la patiente accouche debout (ou accroupie) ou couchée sur le côté, les épisiotomies sont moins fréquentes que lorsqu’elle accouche sur le dos. Et elles sont plus fréquentes lorsque l’accouchement est provoqué. La communauté internationale s’accorde à dire que l’épisiotomie doit rester un geste rare, pratiqué seulement dans certains cas très précis (de nombreuses études ont permis d’en préciser la nature) et non un geste systématique pratiqué à la convenance (traduire : pour le confort ou la tranquillité d’esprit) du praticien.
148L’épisiotomie a pour justification de protéger la patiente de déchirures importantes pendant l’expulsion. Mais c’est un geste traumatisant, qui consiste à couper des muscles du périnée et susceptible de laisser des séquelles douloureuses.
149Du point de vue éthique, déontologique et légal, il n’est pas permis à un médecin de pratiquer une épisiotomie sur une patiente qui la refuse, même si cette épisiotomie était médicalement justifiée.
150Ici encore, il s’agit d’information, de communication, d’échange et de respect. Quand une femme se retrouve enceinte, elle a largement le temps de s’informer et de préparer son accouchement. Le rôle des professionnels de santé consiste, en particulier, à lui donner accès aux informations qu’elle désire afin de prendre des décisions en connaissance de cause. Il ne consiste pas à porter des jugements sur ses décisions. Avoir un enfant est une décision importante. Ça peut être une décision problématique, mais ce n’est pas le médecin qui décide d’avoir un enfant. Au nom de quoi, alors, devrait-il décider de la manière dont se déroulent la grossesse et l’accouchement ? Son rôle consiste à s’assurer que l’un et l’autre se passent bien pour la femme et l’enfant, non à en imposer chaque étape ! Et même si telle ou telle procédure est favorable au bon déroulement de l’accouchement, ce n’est pas le médecin qui le détermine, c’est l’état des connaissances scientifiques, qu’il est de son obligation de faire connaître loyalement à la patiente.
151Malheureusement, en France, beaucoup d’obstétriciens n’ont pas l’air de tenir ce raisonnement.
152Difficulté supplémentaire : grossesse et accouchement ne sont pas tout à fait similaires aux autres situations de soin.
153D’abord, parce que la femme et son enfant à naître ne sont le plus souvent ni malades ni menacés. Le suivi de grossesse et l’accouchement sont, dans la majorité des cas, des situations au cours desquelles les gestes d’observation, de surveillance, la patience et la réassurance priment sur les gestes invasifs. En surmédicalisant les femmes enceintes, on les traite comme des personnes malades ou en danger, ce que pour la plupart elles ne sont pas. C’est une tromperie.
154On objectera que les médias contribuent beaucoup à inquiéter les femmes enceintes et les incitent, de ce fait, à sur-médicaliser leur grossesse. C’est peut-être vrai pour certaines femmes, ça n’autorise pas à penser que c’est le cas de toutes. Et lorsque c’est le cas, le rôle du médecin devrait, précisément, consister à les rassurer et à relativiser le caractère inquiétant de la mésinformation dont elles font l’objet.
155La seconde particularité de la grossesse, c’est que contrairement aux autres situations de soin, il est toujours possible de contraindre la femme à accepter des décisions dont elle ne veut pas en prenant symboliquement l’enfant en otage. Déclarer tout de go « C’est mieux pour votre enfant » est une manipulation et une violence, car elle ne peut déclencher qu’une réaction émotionnelle, non la prise d’une décision raisonnée.
156Toute décision a des conséquences. Pour prendre une décision raisonnée, il faut en avoir mesuré les risques et anticipé les conséquences. « C’est mieux pour votre enfant » n’est pas une information, c’est un ultimatum. En quoi est-ce « mieux » ? Qui a défini ce « mieux » ? Selon quels critères ? – Toutes ces questions, les femmes sont en droit de les poser et les médecins ont l’obligation d’y répondre, loyalement, comme le stipule en toutes lettres l’article R.4127-35 du Code de la Santé publique.
157« C’est mieux pour votre enfant » est aussi paternaliste, aussi arbitraire et tout aussi anti-professionnel que le « C’est mieux pour vous » asséné à un malade sans autre explication. C’est, de plus, paralysant et culpabilisant.
158La santé des femmes cristallise ce que la médecine française a de plus problématique, de plus fondamentalement contraire à l’éthique du soin – en un mot : le paternalisme.
159Chaque fois qu’un médecin se comporte en Docteur avec une femme, il commet un triple abus de confiance : à l’égard de la patiente, de la société qui lui a donné le privilège d’exercer la médecine, et de tous les soignants qui se plient à leurs obligations.
160En cela, et précisément parce que de nombreuses situations de la santé des femmes ne concernent pas la maladie mais le déroulement naturel de la vie (puberté, grossesse, accouchement, ménopause), il me semble que la santé des femmes peut servir de champ de réflexion générale pour la définition de ce que doivent être la relation de soin et les échanges entre soignants et patients.
Soumission à l’autorité et ascendant des médecins
161En recevant son diplôme, un médecin se voit doté de privilèges très importants (toucher le corps des autres, y pénétrer, le soumettre à des explorations ou des traitements, lui faire courir les risques iatrogènes, telle la toxicité des médicaments). Ces privilèges immenses s’accompagnent (même en France) d’obligations strictes ; et ils ne donnent au médecin aucun droit sur le patient. Jamais.
162Et cependant, beaucoup de médecins français violent leurs obligations.
163Pire : beaucoup de patients s’y plient, se soumettent sans protester. On est en droit de se demander pourquoi.
164Comme celui de tous les animaux, le cerveau humain porte en lui des processus psychologiques innés, sélectionnés par l’évolution pour leurs qualités adaptatives et propices à la survie. Ces processus – présents chez la plupart des mammifères et chez tous les primates – sont indispensables non seulement à la survie individuelle, mais aussi à l’organisation sociale.
165Depuis la Seconde Guerre mondiale, d’innombrables travaux de psychologie clinique se sont penchés sur la question de la soumission à l’autorité. En 1963, l’expérience de Milgram semblait montrer que, sollicités par un « expérimentateur » en blouse blanche, des volontaires étaient prêts à administrer des chocs électriques (simulés, mais ils ne le savaient pas) à un sujet assis dans une autre pièce qu’eux. En réalité, une analyse plus récente semble indiquer que l’« obéissance » des volontaires était en fait inconstante, et variait en fonction du conflit moral qui agitait chacun d’eux. Ce conflit n’est pas spécifique aux humains : dans The Age of Empathy, Frans de Waal rappelle que des rats et des singes à qui on a appris à recevoir une récompense en actionnant une commande, cessent d’actionner cette commande quand elle produit aussi un choc électrique chez un compagnon placé dans une cage voisine !
166La plupart des individus sont doués de sens moral, mais ce sens moral est parfois contrebalancé par le désir de se plier aux instructions d’une figure d’autorité. Ce phénomène de soumission varie avec l’âge, le statut, la culture d’origine et le niveau d’éducation des sujets. Il varie aussi avec le statut de la personne qui donne les ordres.
167Dans les fantasmes de l’immense majorité des personnes, le médecin est la seule figure qui puisse faire rempart à la maladie, à la déchéance et à la mort. Il n’est donc guère étonnant de constater qu’un médecin suscite respect et confiance mais aussi que, face à sa blouse blanche, l’obéissance se maintient à mesure que croissent le statut et le niveau d’éducation du patient : qu’on soit pauvre ou riche, le corps médical bénéficie d’une aura considérable, et beaucoup d’entre nous semblent ne pas se donner d’autre choix que de plier à ses prescriptions… ou de se sentir coupables et inquiets de ne pas les suivre.
168Cependant, les médecins ne suscitent pas seulement l’obéissance mais aussi la crainte, tout comme, jadis, dans les sociétés premières, la figure du shaman – tout à la fois prêtre, sorcier et homme-médecine qui invoquait les esprits pour expliquer l’origine de la maladie, pour la soigner, mais aussi parfois pour punir.
169La déférence mêlée de crainte que beaucoup d’individus aujourd’hui ressentent à l’égard des médecins est-elle héritière de celle que nos ancêtres éprouvaient autrefois devant un shaman, un sorcier ou un grand-prêtre, porte-paroles des forces surnaturelles et garants des valeurs morales ? Se pourrait-il que cette « peur sacrée » ne soit pas uniquement le produit d’un apprentissage social mais, comme la soumission à l’autorité, un mécanisme psychologique inné, modelé par l’environnement culturel… et plus ou moins marqué selon la manière dont se comportent les médecins rencontrés ? Il n’y a pas de réponse à cette question, mais il me semble qu’elle mérite réflexion. Car si cette « peur de la figure shamanique » nous habite, cela pourrait expliquer que nombre d’entre nous perdent tous leurs moyens face aux individus qui évoquent cette figure au plus près : des hommes sûrs d’eux et autoritaires, parlant avec sécheresse ou brutalité, refusant de dialoguer, et dont l’attitude condescendante, hautaine, culpabilisante et menaçante laisse entendre qu’ils ont mieux à faire que prendre nos maux en considération.
La maltraitance par délégation
170Tout soignant est en position d’être maltraitant, mais les risques de maltraitance et de transgression sont souvent la conséquence des relations de pouvoir qui lui sont imposées. Ainsi, la hiérarchie hospitalière peut, dans certains contextes, être à l’origine de maltraitance par délégation. Deux exemples.
171Au cours des années 1970, alors que je venais d’arriver comme nouvel étudiant dans un service de chirurgie digestive, l’interne dont je dépendais me charge de pratiquer un examen gynécologique sur une jeune patiente. Je lui demande pourquoi il me demande, à moi, étudiant inexpérimenté, de pratiquer cet examen, et à quoi il servira. Il me répond : « Il ne servira à rien, ça fait partie du bilan, et faut bien que t’apprennes. » Choqué, je vais bavarder avec la patiente, qui me confirme qu’elle n’a pas du tout de symptôme gynécologique. Je ne lui impose donc pas l’examen en question, mais je note dans le dossier qu’il est « normal » (pour éviter qu’on envoie quelqu’un d’autre le lui faire tout de même). Plus tard, lisant le dossier, l’interne me lance divers explétifs supérieurs et méprisants destinés à me laisser entendre qu’il m’a purement et simplement bizuté. Il ne lui était pas venu à l’esprit que cet examen gynécologique abusif était une violence qu’il imposait à deux personnes : la patiente et moi. Je m’étais refusé à le faire, mais j’avais dû mentir dans le dossier, car avant que son auteur ne confirme mon intuition, je n’avais personne à qui me référer pour dénoncer l’abus de pouvoir et la maltraitance que j’avais soupçonnés.
172Dans l’un des premiers épisodes de L’école de médecine, le documentaire de Marie Agostini dont j’ai parlé plus tôt, on assiste à cette scène stupéfiante : une étudiante se voit confier la tâche de prélever les gaz du sang d’un patient âgé hémiplégique et aphasique, à demi paralysé et incapable de parler. Ce prélèvement consiste à plonger une longue aiguille dans l’aine du patient pour aspirer du sang artériel. C’est un geste délicat, que même les professionnels chevronnés peuvent rater, et intolérablement douloureux pour la personne qui le subit. Dans la séquence en question, on voit le résident expliquer très vaguement quoi faire à l’étudiante, et l’abandonner à son sort. Les séquences suivantes (filmées par un cadreur placé au bout du lit) la montrent qui tente vainement, à plusieurs reprises, de pratiquer le prélèvement, avec pour seul accompagnement les gémissements du malade incapable de protester et de se défendre : elle piquait, bien sûr, la jambe paralysée.
173La maltraitance institutionnelle en France n’est pas anecdotique. Elle est si fréquente qu’elle a fait l’objet d’un rapport officiel à la Haute Autorité de Santé en 20109.
Médecine pyramidale
174En France, les abus de pouvoir des médecins découlent, tout bonnement, de la structure hiérarchisée de la société française.
175Dans mon roman Les Trois Médecins, j’ai transposé le roman d’Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires en épopée d’une poignée d’étudiants en médecine à Tourmens, une ville française imaginaire, pendant les années 1970. C’est une transposition très fidèle, qui respecte tous les morceaux de bravoure du roman de Dumas et donne à ses personnages principaux des alter-ego dans l’organigramme de la faculté : le Doyen Fisinger incarne Louis XIII ; le vice-doyen Le Riche (Richelieu), professeur de gynécologie-obstétrique, est secondé par les Docteurs Hoffmann (Milady de Winter) et Budd (Rochefort) et « parraine » les internes en chirurgie (les gardes du Cardinal). Le Professeur Vargas (Monsieur de Tréville) chaperonne une poignée d’étudiants voués à la médecine générale, parmi lesquels Bruno Sachs (D’Artagnan) et ses amis André Solal (Aramis), Basile Bloom (Porthos) et Christophe Gray (Athos).
176Interrogé à la sortie du livre par un membre de la société des amis d’Alexandre Dumas, je le vis s’émerveiller : « Comment avez-vous fait pour transposer Les Trois Mousquetaires de manière aussi réussie ? » J’ai réfléchi quelques secondes et je me suis entendu répondre : « Au fond, c’était très simple : les facultés de médecine française sont structurées comme la France de Louis XIII… »
177Comme le résumait une étudiante lors d’une rencontre publique, il y a une dizaine d’années, « l’organisation d’un service hospitalier français est pyramidale : le patron impose ses décisions à ses “agrégés” ; les professeurs agrégés imposent les leurs aux chefs de clinique ; les chefs de clinique aux internes et aux infirmières ; les internes aux étudiants. Et les étudiants, sur qui apprennent-ils à exercer l’autorité que leurs aînés exercent sur eux ? Sur les patients ! »
178Les médecins se comportent en supérieurs parce que la société leur a toujours laissé entendre qu’ils l’étaient. En France, l’asymétrie « fonctionnelle » de la relation de soin se confond presque toujours avec l’asymétrie sociale. Le schéma de la page 49 pourrait être redessiné de la manière suivante :
179Dans tous les pays du monde, un médecin, avant même de délivrer des soins, est perché sur sa petite estrade personnelle. Non seulement par la société en général, mais par chaque patient.e, individuellement.
180Cette position de supériorité symbolique lui confère, encore une fois, des traits bénéfiques (le respect inspire la confiance, la confiance est source de réassurance et d’effet placebo) mais aussi un ascendant incontournable.
181Dans de nombreux pays, l’enseignement incite les praticiens à voir l’estrade comme contraire à l’éthique. En France, il semble qu’elle soit incluse dans la panoplie du médecin, et voie même sa taille grandir avec le statut et la position hospitalo-universitaire du médecin.
182Cette estrade – et l’ascendant qu’elle favorise sur les patients –, nombre de médecins français semblent en ignorer l’existence et ne s’interrogent pas sur ses conséquences : un rapport de force incompatible, par sa nature même, avec les échanges égalitaires, indispensables à la vocation libératrice du soin. D’autres usent et, pour certains, abusent de leur ascendant sans que cela suscite en eux le moindre dilemme. D’autres enfin en ont douloureusement conscience. Lorsqu’ils s’efforcent de se comporter autrement, ils se heurtent souvent au même type de réaction : « Comment peut-on soigner “correctement” des patients qui ne se plient pas à nos instructions ? »
183Le paternalisme médical est une logique qui se mord la queue. Et qui ne veut pas en démordre.
184Pour sortir de son cercle vicieux, il n’y a pas trente-six solutions. Il n’est peut-être pas possible de faire disparaître ce piédestal de l’esprit des patients. Mais on doit tout faire pour former des professionnels de santé qui refusent de s’y percher.
Notes de bas de page
1 www.martinwinckler.com
2 Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 31e année, no 4, 1976. p. 824-845.
3 www.lepoint.fr/sante/les-francaises-n-aiment-plus-la-pilule-21-07-2014-1847774_40.php
4 Quand elle est mentionnée par un homme, elle est toujours prise en considération ! Et les fabricants des traitements du « dysfonctionnement érectile » en ont largement profité. Pour beaucoup de médecins français, une baisse de la libido féminine semble toujours, par principe, être psychologique, alors qu’elle peut aussi, parfois, être signe d’une infection chronique, d’une anémie, d’une maladie de la thyroïde, d’un cancer…
5 Accessible en ligne : http://annals.org/article.aspx?articleid=1884533
6 www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/2022271
7 Voir note de la page 114.
8 http://syngof.fr/communiques-presse/pouvoirs-publicsresponsabilite-competences-sages-femmes/
9 Claire Compagnon et Véronique Ghadi : « Un état des lieux fondé sur des témoignages d’usagers et de professionnels : la maltraitance “ordinaire” dans les établissements de santé » – Octobre 2009 – Disponible sur le site de la HAS – www.has-sante.fr.
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