III. Du serment d’Hippocrate à la bioéthique moderne
p. 89-114
Texte intégral
1 Un homme tombe malade. Pour l’aider à sortir de sa fosse, le médecin lui tend un long levier calé sur un solide point d’appui. Le point d’appui, c’est son savoir, ce qu’il a appris au cours de ses études et de sa pratique. Le levier, c’est son savoir-faire, la manière dont il utilise les instruments – stéthoscope, scalpel, fibroscope – à sa disposition.
2Dans l’immense majorité des cas, l’asymétrie liée à leurs positions respectives (le médecin campe sur la terre ferme, le patient croupit dans son trou) est accentuée par les différences sociales, économiques et culturelles. Ils sont des étrangers l’un pour l’autre. Ils appartiennent le plus souvent à des classes sociales opposées. Leurs valeurs et intérêts respectifs ne sont pas identiques. De plus, le médecin servant le plus souvent d’intermédiaire avec l’ensemble des soignants, il contrôle de fait l’accès du patient aux soins.
3Cette situation très déséquilibrée, qui garantit qu’elle ne va pas se retourner contre le patient ? Qui assure que le médecin mettra en œuvre son savoir, son savoir-faire et son influence au profit du premier intéressé, sans négligence ni abus ? Ce savoir restera-t-il opaque, ou le partagera-t-il avec le patient et avec ses autres soignants potentiels (membres de la famille) ? Ses actes seront-ils effectués avec l’accord du patient et en bonne intelligence ? Lui demandera-t-il toujours son avis et, s’il le demande, respectera-t-il ses décisions ?
4Pour garantir que la demande de soin ne sera pas détournée et trahie, le diplôme de docteur en médecine ne suffit pas. S’il transmuait à coup sûr ses lauréats en parangons de vertu et de droiture, il n’y aurait pas eu de médecin nazi dans les camps d’extermination ; il n’y aurait pas eu de psychiatre dans les goulags ; les médecins américains de l’après-guerre n’auraient pas nourri des orphelins de substances radioactives1 ; les médecins français du XXe siècle n’auraient pas stérilisé sans consentement parental des centaines d’handicapés psycho-moteurs2 ou, ne pourraient pas, encore aujourd’hui, poursuivre contre l’avis des parents, la réanimation de prématurés souffrant de lésions neurologiques profondes3 ; les « experts » qui conseillent les agences publiques du médicament ne cultiveraient pas les conflits d’intérêts en recevant des rémunérations versées par les entreprises pharmaceutiques4. Cette liste, bien sûr, n’est pas exhaustive.
5Pour contrebalancer tout ce qui pourrait permettre au médecin d’abuser du patient, il est nécessaire d’élaborer des règlements et des lois ancrés dans des principes moraux reconnus par tous.
Pour en finir avec le serment d’Hippocrate
6En Occident, le guide moral le plus ancien destiné aux médecins est ce qu’on nomme le serment d’Hippocrate. Quoiqu’il ait été remplacé dans tous les pays développés par des serments solennels plus adaptés aux réalités d’aujourd’hui, il continue régulièrement à être invoqué comme un texte sacré, censé guider tous les gestes et pensées futures du praticien qui le déclame à l’aube de sa carrière.
7Quand on l’examine de près, c’est cependant un texte très problématique.
8Voici la traduction qu’en fait Émile Littré à la fin du XIXe siècle :
Je jure par Apollon médecin, par Esculape, Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, et je les prends à témoin que, dans la mesure de mes forces et de mes connaissances, je respecterai le serment et l’engagement écrit suivant : Mon Maître en médecine, je le mettrai au même rang que mes parents. Je partagerai mon avoir avec lui, et s’il le faut je pourvoirai à ses besoins. Je considérerai ses enfants comme mes frères et s’ils veulent étudier la médecine, je la leur enseignerai sans salaire ni engagement. Je transmettrai les préceptes, les explications et les autre parties de l’enseignement à mes enfants, à ceux de mon Maître, aux élèves inscrits et ayant prêté serment suivant la loi médicale, mais à nul autre.
Dans toute la mesure de mes forces et de mes connaissances, je conseillerai aux malades le régime de vie capable de les soulager et j’écarterai d’eux tout ce qui peut leur être contraire ou nuisible. Jamais je ne remettrai du poison, même si on me le demande, et je ne conseillerai pas d’y recourir. Je ne remettrai pas d’ovules abortifs aux femmes. Je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans la pureté et le respect des lois. Je ne taillerai pas les calculeux, mais laisserai cette opération aux praticiens qui s’en occupent. Dans toute maison où je serai appelé, je n’entrerai que pour le bien des malades. Je m’interdirai d’être volontairement une cause de tort ou de corruption, ainsi que toute entreprise voluptueuse à l’égard des femmes ou des hommes, libres ou esclaves. Tout ce que je verrai ou entendrai autour de moi, dans l’exercice de mon art ou hors de mon ministère, et qui ne devra pas être divulgué, je le tairai et le considérerai comme un secret.
Si je respecte mon serment sans jamais l’enfreindre, puissé-je jouir de la vie et de ma profession, et être honoré à jamais parmi les hommes. Mais si je viole et deviens parjure, qu’un sort contraire m’arrive !
9Hippocrate aurait vécu entre 460 et 370 avant notre ère. Son nom est mentionné par Aristote, au IVe siècle et sa première biographie date du IIe siècle. On sait, en réalité, très peu de choses à son sujet. Son principal apport théorique à la médecine aurait été d’avoir, le premier, postulé que les maladies n’étaient pas une vengeance ou une malédiction des dieux, mais des phénomènes liés à l’environnement, au régime alimentaire et au mode de vie. Outre le serment qui porte son nom, on lui attribue de nombreux traités de médecine (le « corpus hippocratique ») ; les historiens s’accordent cependant à dire que ces textes sont dus à plusieurs auteurs, et datent d’époques diverses.
10Dès 1943, l’helléniste anglo-saxon Ludwig Edelstein suggérait que le fameux serment avait été rédigé ou retouché par des membres de l’école pythagoricienne, au IVe siècle avant notre ère, et non par Hippocrate au siècle précédent.
11Cette précision historique permet de mieux comprendre l’analyse du serment publiée par le site du conseil de l’Ordre des médecins belges5. (Sur le site de l’Ordre français on trouve une version modernisée du serment, sensiblement différente de la version de Littré, et elle ne s’accompagne pas d’une analyse historique…)
12La première partie du serment, lit-on sur le site de l’Ordre belge, est « un contrat fixant les garanties morales et financières auxquelles devaient s’engager les seuls disciples extérieurs à la famille. En échange de son entrée dans la famille hippocratique, le disciple versait de l’argent et promettait de subvenir aux besoins matériels de son maître s’il venait à connaître des difficultés. À ces conditions, le disciple recevait un enseignement et le droit de le transmettre gratuitement à ses fils. La première partie de ce serment avait donc pour rôle essentiel de préserver les intérêts et les privilèges de la famille des Asclépiades, détentrice du savoir médical, à partir du moment où ce savoir fut ouvert aux autres. »
13Le serment est donc, clairement, l’expression des valeurs morales d’une famille (ou plutôt d’un clan) de médecins, non de l’ensemble des praticiens exerçant à l’époque de sa rédaction. De fait, Hippocrate appartenait à la famille des Asclépiades, laquelle disait descendre d’Asclépios (ou Esculape, pour les Latins), dieu de la médecine ! Voici de quoi relativiser le caractère « universel » du texte.
14La deuxième partie du serment définit les obligations des médecins vis-à-vis des malades.
15 Jamais je ne remettrai du poison a été longtemps compris comme une prohibition de l’euthanasie ou du suicide assisté et Je ne remettrai pas à une femme d’ovules abortifs comme une condamnation de l’avortement. Or, dans l’Antiquité grecque, le suicide était considéré comme une erreur mais non comme un crime (ce n’était pas le « péché » qu’y voit le catholicisme) ; par ailleurs, dans d’autres textes attribués à Hippocrate, on lit que l’avortement était couramment pratiqué par les sages-femmes, à qui les médecins devaient, en cas de besoin, prêter assistance. L’une et l’autre pratiques étaient en revanche rejetées pour des raisons morales par les Pythagoriciens, qui sont donc plus susceptibles qu’Hippocrate ou ses disciples directs d’avoir introduit ces interdits dans le serment. Il faut également se rappeler que les femmes étaient soumises à la volonté des hommes pour toutes les décisions les concernant. Ne pas remettre d’ovules abortifs à une femme ne voulait donc pas nécessairement dire qu’on ne les remettrait pas à son mari… De même, le rejet de la chirurgie (Je ne taillerai pas les calculeux, mais laisserai cette opération aux praticiens qui s’en occupent) est étrange quand on sait que le « corpus » hippocratique (ensemble des textes attribués à Hippocrate) décrit maintes interventions chirurgicales ; on le comprend mieux quand on sait que les Pythagoriciens méprisaient la chirurgie et recommandaient les régimes, que d’ailleurs le serment mentionne avant tout autre traitement. En outre, l’opposition entre médecins et chirurgiens met à mal une nouvelle fois le caractère « universel » du serment en disant explicitement qu’il est l’expression d’une école parmi d’autres.
16Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que la valeur « exemplaire » d’un texte de l’Antiquité est toujours sujette à caution. Les versions les plus anciennes ne sont jamais des originaux, mais des copies-de-transcription, moyen relativement récent par lequel on s’est mis à recueillir et diffuser des textes transmis et transformés pendant des siècles par voie orale. Le « serment d’Hippocrate » nous est parvenu parce que certaines de ces copies ont été conservées. Mais celles dont nous disposons sont probablement des énièmes versions remaniées, refondues, réécrites, voire réinventées : on retrouve les termes mêmes du serment dans des manuscrits chrétiens du Moyen Âge au début desquels le Christ tient la place des dieux grecs. On sait qu’à la même époque (et parfois bien plus tôt) les médecins de l’Égypte ancienne, des Hébreux ou de Chine obéissaient à des préceptes différents mais leurs textes n’ont pas été conservés ou restent inaccessibles faute de traduction. La transmission de ce serment ne prouve donc nullement que tous les praticiens de son époque obéissaient à ses préceptes, il indique simplement que ce texte fut adopté et transmis par les forces politiques et religieuses dominantes, ce qui lui a permis d’être conservé et de nous parvenir. Si le christianisme (qui contrôla la médecine pendant de nombreux siècles) avait, en lieu et place du serment d’Hippocrate, choisi de retenir, par exemple, la prière attribuée à Maïmonide6, médecin juif qui vécut et exerça à Cordoue et au Caire au XIIe siècle de notre ère, c’est celle-là que l’on déclamerait aujourd’hui. Aurait-elle, pour autant, valeur universelle ?
17Aujourd’hui, il est raisonnable de considérer le serment d’Hippocrate avant tout comme un document historique, et non comme un texte sacré auquel les médecins seraient toujours restés fidèles.
18Dans son livre Bad Medicine, David Wooton rappelle par ailleurs que tous les textes d’Hippocrate n’ont pas été traités de la même manière. L’un de ses traités décrit en effet en détail des méthodes destinées à immobiliser ou réduire les fractures. Pourtant, les écoles médicales qui ont suivi Hippocrate ont souvent délaissé ces techniques (efficaces selon les critères d’aujourd’hui) et leur ont préféré la saignée et la cautérisation par le feu, qui l’étaient beaucoup moins…
Le poids des dogmes
19Pendant la plus grande partie de l’histoire humaine, la pratique médicale s’est fondée essentiellement sur des pratiques magiques (divination, invocations, sacrifices et offrandes), des savoirs traditionnels (cueillette des plantes, fabrication de décoctions et d’onguents), et des erreurs d’appréciation. Prenez la pratique médicale la plus durable de l’histoire humaine, à savoir : la saignée7. Déjà pratiquée par les Égyptiens, elle est décrite et recommandée par Hippocrate parmi d’autres méthodes mais devient prépondérante au IIe siècle de notre ère sous l’influence de Galien, praticien grec qui acquit sa réputation en devenant le médecin de plusieurs empereurs romains. Pendant près de dix-sept siècles, elle restera la thérapeutique la plus couramment pratiquée en Occident… et la cause de nombreux décès. La fatigue entraînée par une première saignée incitait en effet les médecins à recommencer. On saignait en incisant une veine ou en posant des sangsues – méthode qui eut beaucoup de succès en France au milieu du XIXe siècle. Il fallut attendre l’ère pasteurienne pour que la communauté médicale remette en cause cette pratique millénaire, à laquelle on doit probablement la mort d’un nombre incalculable de malades – et de bien portants, car on saignait aussi les femmes enceintes.
20Dans Bad Medicine, David Wooton montre que les progrès du savoir ne se sont pas accompagnés, simultanément, de progrès thérapeutiques. En réalité, depuis la défense inconditionnelle de la saignée, en passant par le rejet de l’anesthésie et des théories pasteuriennes, jusqu’à la toute récente découverte que l’ulcère du duodénum est provoqué par des bactéries (et peut être soigné par antibiotiques), les institutions médicales de tous pays semblent avoir constamment préféré les dogmes et théories installés depuis toujours à une approche scientifique, expérimentale et critique, des maladies et des traitements.
21C’est au nom de ces mêmes dogmes – et avec la certitude que leur fonction les dotait d’une autorité morale – que des médecins de tous les pays du monde se sont, jusqu’à une période extrêmement récente, cru autorisés à expérimenter sur des « cobayes » humains.
Code de Nuremberg et Déclaration d’Helsinki
22En Occident, avant la Seconde Guerre mondiale, l’éthique médicale était définie et énoncée par les médecins eux-mêmes. Les praticiens occidentaux avaient élaboré des règles déontologiques qui variaient grandement d’un pays et d’une culture à une autre. Ces règles n’empêchèrent pas médecins, institutions et États de pratiquer – sous prétexte d’avancement de la science – des expérimentations arbitraires sur des personnes non consentantes, en temps de paix comme en temps de guerre.
23En 1947, avant même le verdict du procès tenu contre 23 médecins et hauts dignitaires nazis accusés d’avoir procédé à des expérimentations médicales, le Code de Nuremberg énumère une dizaine de principes qui devront désormais régir toutes les expérimentations médicales sur les êtres humains. Le premier de ces principes, incontournable, est l’obtention du consentement de la personne soumise à l’expérimentation.
24En 1964, l’Association Médicale Mondiale adopte à Helsinki une déclaration de « principes éthiques applicables à la recherche médicale impliquant des êtres humains ». (Cette déclaration a été régulièrement révisée et sa dernière version remonte à octobre 20138.)
25Même si les médecins nazis sont à juste titre cités comme le pire exemple de manquement à l’éthique, il s’en faut de beaucoup que les praticiens d’autres pays soient blancs comme neige. Au XXe siècle, avant et après Nuremberg, les médecins américains, en particulier, ne se sont pas privés d’observer (sans les traiter) l’évolution ou la transmission de maladies infectieuses comme la syphilis dans la population noire au cours de la « Tuskegee Study of Untreated Syphilis in the Negro Male9 » ou la toxicité de certains produits chimiques comme la dioxine sur des prisonniers en Pennsylvanie10. En 1966, dans le très respectable New England Journal of Medicine, un anesthésiste américain, le Dr Henry Beecher énuméra vingt-deux expériences médicales dûment publiées au cours desquelles des patients avaient été soumis à des substances ou des procédures sans aucun profit pour eux. Les patients n’avaient pas, bien entendu, été informés ou invités à donner leur consentement. La publication de cet article eut des conséquences importantes puisqu’elle stimula l’élaboration des codes d’éthique de la recherche en Amérique du Nord.
Naissance de la bioéthique
26Parallèlement à l’élaboration de codes protégeant les patients soumis à des expérimentations ou à des études (ce qu’on appelle aujourd’hui les « essais cliniques »), la participation active des biologistes, des philosophes, des historiens, des sociologues permit que l’éthique médicale cède progressivement la place à la bioéthique, approche multidisciplinaire de l’ensemble des dilemmes moraux soulevés par les questions de santé. La bioéthique est un domaine extrêmement vaste, qui porte sur des domaines aussi divers que les relations entre médecins et patients, les techniques de procréation médicalement assistés, les effets de la pollution sur la biosphère, les applications du génie génétique et bien d’autres.
27Les principales approches de la bioéthique sont le « principisme » décrit par Beauchamp et Childress dans leur Prin ciples of Biomedical Ethics, et le modèle casuistique et « contextualiste » décrit par Jonsen et al. dans Clinical Ethics. Ces approches visent à guider non seulement la pratique des professionnels de première ligne, mais aussi les politiques de santé nationales, les expérimentations sur des volontaires en bonne santé, les essais thérapeutiques sur des personnes malades et, plus généralement, à examiner tous les dilemmes moraux soulevés par l’introduction de nouvelles techniques diagnostiques ou thérapeutiques touchant à la vie. Dans les pages qui suivent, je parlerai de ces principes essentiellement dans le cadre de ce que l’on nomme l’éthique clinique, qui porte sur les relations directes et personnelles entre soignants et soignés.
28Pour Beauchamp et Childress, les principes fondamentaux de la bioéthique sont au nombre de quatre :
- le principe d’autonomie impose de faciliter et de soutenir les décisions prises par le patient concernant sa santé, en lui donnant accès à toutes les informations nécessaires ;
- le principe de bienfaisance exige que le soignant agisse toujours dans le meilleur intérêt du patient ;
- le principe de non-malfaisance insiste sur une idée déjà clairement énoncée il y a 2400 ans dans le corpus hippocratique : « D’abord, ne pas nuire » et impose, de ce fait, de se maintenir constamment à jour des connaissances scientifiques – il faut bien connaître les procédures diagnostiques et thérapeutiques pour en prévenir les effets dangereux ;
- le principe de justice veut que l’on prodigue équitablement à tous les patients, sans distinction ni réserve, des soins appropriés en fonction de leurs besoins.
29Ces quatre principes élémentaires, trop rarement évoqués dans les facultés de médecine, et encore plus rarement dans les services de CHU de France, sont reconnus par l’ensemble de la communauté internationale des bioéthiciens. Ils ne demandent pas de formation philosophique approfondie pour être compris ou mis en œuvre. Ces principes sont d’ailleurs clairement énoncés dans le code de déontologie des médecins français11, inclus dans le Code de la santé publique (CSP) et dans le code de déontologie des médecins du Québec (CDQ12). Il serait trop long de procéder à une étude comparée mais j’aimerais souligner quelques différences marquantes : Le principe d’autonomie ne devrait pas être sujet à interprétation : il exige qu’en tout temps, et à tous égards, le médecin respecte le patient. Et en particulier, sa liberté.
30Le CDQ est explicite :
4. « Le médecin doit exercer sa profession dans le respect de la vie, de la dignité et de la liberté de la personne. »
31Dans le CSP, le mot « liberté » n’apparaît jamais en regard du mot « patient ». Il apparaît dans l’expression « liberté de prescription » (du médecin) et au sujet des détenus (personne « privée de liberté »). Les mots « libre » et « librement » apparaissent quatre fois pour parler des actions du médecin (liberté de prescription, de soigner gratuitement…). La seule liberté que le CSP mentionne pour le patient, à quatre reprises, c’est celle du « libre choix »… du médecin qui va le soigner. C’est maigre.
Pour en finir avec la « dignité »
32Jusqu’ici, je n’ai pas utilisé le mot « dignité » et, après m’être exprimé sur le sujet, je ne l’utiliserai plus dans le reste de ce livre.
33L’expression « dignité du patient » est souvent utilisée pour qualifier les soins en fin de vie. Le mot « dignité » est, malheureusement, très ambigu. Théologiens, idéologues et philosophes sont loin d’être tous d’accord sur la manière de le définir. Certains l’emploient pour désigner l’autonomie de l’individu, comme synonyme de la liberté de choisir comment mourir. D’autres l’emploient plutôt pour désigner le caractère « sacré » de la vie humaine (c’est ce que suggère l’article du CSP cité plus haut), pour suggérer ou affirmer que le respect de cette dignité interdit qu’on laisse ou qu’on aide à mourir. Devant l’expression « dignité du patient », je m’interroge : à qui appartient-il de définir ce qui est digne et ce qui ne l’est pas ?
34À mon humble avis, nul autre que le patient lui-même ne peut dire que les soins qu’il reçoit respectent (ou non) sa « dignité » ; car ce qui paraît « digne » aux autres peut parfaitement ne pas l’être à ses yeux. En revanche, toute personne peut dire si un patient est traité de manière indigne (non respectueuse) – il suffit qu’elle se mette à sa place.
35Il en résulte que les professionnels de santé ne peuvent pas « décréter » la dignité d’un patient (ou des soins qu’ils lui délivrent). Ils peuvent seulement (et c’est loin d’être négligeable) faire tout leur possible pour que les soins qu’ils prodiguent ne soient pas perçus comme indignes par le patient, sa famille et eux-mêmes13. Ils le feront d’autant plus sûrement qu’ils demanderont explicitement au premier intéressé (ou lui auront demandé au préalable) de définir ce qui est digne ou indigne à ses yeux.
36 Le principe de non-malfaisance est un principe général vieux comme le monde, dont le CSP et le CDQ détaillent de nombreux aspects, à commencer par l’obligation pour le médecin de respecter les lois – comme tout citoyen.
37En revanche, la notion d’abus (de malfaisance délibérée) n’est pas clairement précisée dans le CSP. Les termes « abus de confiance » et « abus de pouvoir » n’y apparaissent jamais. Le mot « abus » n’apparaît pas avant l’article R.4127-27, et seulement pour parler d’abus de cotation (donc, de demande d’honoraires inappropriée).
38Singulièrement, les médecins québécois ont conscience (et énoncent clairement) des risques dont les médecins (et le Code de la santé) français semblent ignorer l’existence, puisqu’ils ne les nomment pas. En effet, dans le code de déontologie des médecins du Québec, un article soulève très précisément la notion d’abus.
Art 22. Le médecin doit s’abstenir d’abuser de la relation professionnelle établie avec la personne à qui il fournit des services. Plus particulièrement, le médecin doit s’abstenir, pendant la durée de la relation professionnelle qui s’établit avec la personne à qui il fournit des services, d’abuser de cette relation pour avoir avec elle des relations sexuelles, de poser des gestes abusifs à caractère sexuel ou de tenir des propos abusifs à caractère sexuel.
39Dans le code de déontologie français, le mot « sexuel » n’est jamais mentionné.
40Ces deux différences singulières me paraissent très révélatrices du fossé qui sépare la France et le Québec en matière d’obligations des médecins. Il me semble cependant qu’elles sont aussi l’expression d’une conception très différente de la société. Au Canada (et au Québec) la Loi constitutionnelle de 1982 comprend deux parties majeures. La première est la Charte canadienne des droits et libertés, qui énonce dans ses premiers articles les libertés fondamentales et les droits démocratiques de tous les citoyens. Constitutionnellement, cette charte prime sur toute loi et toute action gouvernementale au Canada. Dans l’article 4 du CDQ, cité plus haut, le mot « liberté » renvoie sans ambiguïté à la Charte.
41En France, la Constitution de la cinquième République de 1958 est essentiellement un texte définissant la structure de l’État. La Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont l’article 1 stipule : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » n’apparaît qu’après la Constitution, en annexe…
Probité et loyauté
42La probité, c’est l’intégrité, la droiture, le fait de respecter autrui. Le mot est cité une fois dans le CSP, avec la même acception que dans le serment d’Hippocrate.
43« Le médecin doit, en toutes circonstances, respecter les principes de moralité, de probité et de dévouement indispensables à l’exercice de la médecine. » (Art. R.4127-3 du CSP – France)
44Il dicte, au fond, que le médecin doit veiller à être, moralement, apte à pratiquer la médecine. C’est plutôt vague, et cela présuppose que tout le monde est d’accord avec ce que sont moralité, probité et dévouement.
45Le mot probité n’apparaît pas dans le CDQ, il y est rem placé par son synonyme « intégrité ». Un autre mot en revanche y occupe une place importante.
Art. 5 (CD du Québec) Le médecin doit s’acquitter de ses obligations professionnelles avec compétence, intégrité et loyauté.
Art. 63 (CD du Québec). « Le médecin doit sauvegarder en tout temps son indépendance professionnelle et éviter toute situation où il serait en conflit d’intérêts, notamment lorsque les intérêts en présence sont tels qu’il pourrait être porté à préférer certains d’entre eux à ceux de son patient ou que son intégrité et sa loyauté envers celui-ci pourraient être affectées. »
46La loyauté, c’est la fidélité aux engagements. Elle n’apparaît nulle part dans le CSP. Le mot « loyale » apparaît une fois :
Le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose. Tout au long de la maladie, il tient compte de la personnalité du patient dans ses explications et veille à leur compréhension. (Art. R.4127-35 du CSP).
47J’ai souligné précédemment l’importance de la loyauté dans la relation médecin-patient. Cette loyauté ne consiste pas à honorer seulement des obligations réglementaires mais aussi, très spécifiquement, le contrat moral qui lie le professionnel au patient. La loyauté n’est pas facultative : elle est consubstantielle à toute relation de soin.
Les conflits d’intérêts des médecins
48Un conflit d’intérêts, c’est une situation dans laquelle le comportement professionnel (ou, du moins, attendu) est remis en cause par l’intérêt personnel. L’exemple le plus simple est celui du juge à qui on demande de siéger au procès d’une personne qu’il connaît. Ayant des liens avec l’accusé, il ne peut pas être impartial, et doit se récuser.
49Quand on parle de conflits d’intérêts en ce qui concerne les médecins, on pense d’abord à l’intérêt financier. Les codes de déontologie mentionnent d’ailleurs clairement la nécessité pour les médecins de ne pas aliéner leur liberté. C’est particulièrement vrai pour ce qui va de leurs relations avec l’industrie. Comment, en effet, un médecin pourrait-il avoir une opinion objective sur des traitements (médicamenteux ou chirurgicaux) ou des produits de santé lorsqu’il est rémunéré par leurs fabricants ?
50La recherche en médecine (en particulier les essais sur les médicaments) vise à écarter les effets de l’influence personnelle (de l’effet placebo) sur les patients à qui l’on administre un produit. À cet effet, on procède à ce que l’on appelle des essais en « double insu contre placebo ». On administre à un groupe de patients le médicament qu’on veut tester, et à un autre groupe, de composition similaire, un placebo. Le « double insu » réside dans le fait que ni les patients ni les médecins ne savent quel groupe reçoit le médicament actif. Pourquoi ? Parce que le fait de savoir qu’on administre un médicament actif (ou qu’on le reçoit) renforce l’effet placebo – donc, l’« effet médecin ».
51Cet « effet médecin » existe aussi entre professionnels. Plus un médecin est renommé, plus ses conseils et prescriptions sont suivis. C’est bien pourquoi les industriels associent à la promotion de leurs médicaments ou aux conférences qu’ils organisent des médecins renommés dont la présence est gage de crédibilité et/ou de rigueur scientifique.
52En associant l’image d’un médecin réputé à la promotion de ses produits, l’industriel utilise ainsi son « effet médecin » sur les prescripteurs éventuels et, bien entendu, sur leurs patients. Même si cet effet médecin (ou placebo) est de courte durée, il suffit à convaincre médecins et patients que ce médicament est efficace, et à multiplier les prescriptions – donc, les ventes.
53Le conflit d’intérêts est donc clair : chaque fois qu’un médecin entre en contact contractuel (financier ou non) avec un industriel, il lui sert (consciemment ou non) de prescripteur. Il n’agit plus dans l’intérêt du patient (qui exigerait du médecin qu’il garde son indépendance intellectuelle et relationnelle), mais dans celui de l’industriel.
54Ce conflit d’intérêts en entraîne d’autres, plus profonds encore.
55Comme nous l’avons expliqué au début de ce livre, notre empathie va d’abord à nos proches. Être professionnel de santé est un métier prenant, coûteux en temps et en énergie. Soigner des étrangers en risquant de négliger ses proches est un dilemme constant. Par conséquent, lorsqu’il reçoit une proposition susceptible d’améliorer ses relations familiales (ou de minimiser les sacrifices qu’il leur impose), le médecin sera tenté de l’accepter, même si elle entre en contradiction avec son engagement professionnel.
56La perspective de donner une conférence, surtout si elle ne mentionne aucun médicament, peut sembler anodine car les avantages sont multiples : un déplacement à l’étranger (accompagné par le conjoint) dans un lieu de villégiature ; la gratification d’être mis en valeur comme « expert » ; une occasion de rencontre et d’échanges avec d’autres « experts » ; la perspective d’un perfectionnement personnel des connaissances ; celle de retombées à long terme en matière de publication ou de notoriété, etc. sont des récompenses réelles et désirables, en dehors même de toute rémunération.
Conflit de loyautés : la confraternité
57D’autres conflits d’intérêts cachés, non matériels (ou qui ne le sont qu’indirectement) sont susceptibles de perturber grandement l’exercice professionnel.
58L’un des plus délicats de ces conflits de loyauté est lié à la fidélité implicite que le médecin est censé vouer à son corps professionnel. L’ensemble des règles écrites (dans les codes de déontologie), mais aussi non dites (et qui varient selon les cultures) régissant cette loyauté est généralement qualifié de « confraternité ». Il est bien entendu parfaitement normal que les médecins se viennent mutuellement en aide en cas de besoin. C’est même le moins que l’on puisse attendre de la part de professionnels de l’entraide ! Ce qui pose problème, c’est que la confraternité passe avant la loyauté à l’égard des patients.
59Il n’est pas scandaleux d’attendre qu’un médecin agisse constamment en soutien du patient ou (s’il ne désire pas le soutenir) puisse mettre fin à la relation librement, mais qu’il ne prenne jamais le parti des autres médecins contre le patient, et ne détourne jamais la tête lorsqu’il a le sentiment qu’un patient fait l’objet de maltraitances de la part d’autres professionnels de santé. On pourrait s’attendre que ce soit une norme de conduite, et prévoir qu’en cas de dilemme insoluble (ce qui est toujours possible), le médecin ait toute latitude pour demander un arbitrage à une autorité indépendante.
60Au Québec, le CDQ stipule à son article 119 :
Le médecin doit signaler au Collège tout médecin, étudiant, résident ou moniteur en médecine ou toute personne autorisée à exercer la médecine qu’il croit inapte à l’exercice, incompétent, malhonnête ou ayant posé des actes en contravention des dispositions du Code des professions (chapitre C-26), de la Loi médicale (chapitre M-9) ou des réglements adoptés en vertu de ceux-ci.
Le médecin doit en outre chercher à venir en aide à un collègue présentant un problème de santé susceptible de porter atteinte à la qualité de son exercice.
61Le code de déontologie français, en revanche, consacre de nombreux articles à souligner les obligations des médecins envers leurs confrères. Il ne mentionne pas l’obligation pour le médecin de dénoncer les comportements inappropriés d’autres professionnels de santé.
62D’autres codes de conduite ou de déontologie européens le font pourtant, explicitement. Ainsi, le code du General Medical Council, autorité de tutelle et de réglementation des médecins britanniques, stipule dans son article 59 :
You must not unfairly discriminate against patients or colleagues by allowing your personal views to affect your professional relationships or the treatment you provide or arrange. You should challenge colleagues if their behaviour does not comply with this guidance, and follow [specific guidance] if the behaviour amounts to abuse or denial of a patient’s or colleague’s rights14.
63Ce qui est explicite, et éclairant, dans cet article, c’est que pour les Britanniques, professionnels et patients sont des égaux qui méritent la même loyauté de la part d’un médecin, et qu’il est du devoir d’un médecin de s’opposer à ses confrères s’ils ne remplissent pas leurs obligations.
64En Suède, le code de conduite des professionnels de santé15 énonce, dès ses premières pages, les mesures à prendre en cas d’abus.
65Enfin, le code d’éthique de l’Association mondiale des médecins (AMM)16 stipule aussi :
Le médecin devra : être honnête avec ses patients et ses collègues et signaler aux autorités compétentes les médecins dont la pratique est dépourvue d’éthique et de compétences ou qui ont recours à la fraude et à la tromperie.
66« D’accord, me dira-t-on. Mais il arrive aussi qu’un patient soit de mauvaise foi ! » Certes, mais ça n’autorise pas le médecin à le punir ou à le dénoncer, sauf dans les cas prévus par la loi – violences à enfants, par exemple, ou risque manifeste pour la sécurité d’autrui. On peut concevoir qu’un médecin refuse d’aider un patient à abuser de la confiance d’un autre médecin ; on ne peut pas, en revanche, accepter qu’un médecin laisse un autre professionnel abuser d’un ou des patients. Car s’il le fait, il rompt, de facto, le contrat de loyauté central à la relation de soin.
67L’idée que la loyauté d’un professionnel devrait d’abord aller au citoyen, et non d’abord à ses confrères, n’a rien de révolutionnaire : elle dicte aussi que des policiers ou des enseignants, par exemple, se désolidarisent de ceux de leurs collègues qui abusent de leurs prérogatives aux dépens des personnes.
68Parmi les médecins, ce risque est cependant omniprésent, dès le début des études. On devient médecin par émulation, imitation et admiration. Aux yeux d’un médecin en formation, la parole des maîtres est un repère incontournable. Diverger de cette parole, c’est commettre une transgression potentiellement dangereuse. Même si toutes les paroles des aînés ne sont pas parole d’évangile, il faut beaucoup d’expérience – ou d’autres avis, tout aussi informés – pour s’en désolidariser. Et au risque d’être dangereux pour le patient s’ajoute celui, implicite, mais non moins menaçant pour le praticien, de se voir désavoué par la profession tout entière. On comprend ce que ce conflit de loyautés peut avoir de pervers : pour être un bon professionnel, le médecin en formation doit se laisser guider par ses maîtres ; mais que faire si ce que lui enseignent ses maîtres est contraire aux principes qu’il est censé respecter ?
69Lors d’une visite à la faculté de médecine de l’Université libre d’Amsterdam, j’ai eu l’occasion d’assister à une rencontre entre résidents de médecine. L’un d’eux a mentionné, sans le nommer, le comportement problématique d’un médecin envers les patients du service auquel il était attaché. Le médecin superviseur lui a alors recommandé de faire état de ses observations par écrit, sous le sceau de la confidentialité. Il m’a ensuite expliqué qu’une enquête serait dûment diligentée auprès du service en question, de son personnel et de ses patients et que si les observations de l’étudiant étaient confirmées, le médecin concerné serait convoqué et son comportement explicitement évoqué : ces procédures sont prévues dans la réglementation de la faculté de médecine. Je n’ai pas connaissance que les étudiants ont la même latitude dans les facultés de médecine françaises.
70En résumé, tout professionnel de santé est le jouet de multiples dilemmes. Le premier est personnel : « Comment donner mon temps et mon énergie aux patients sans que cela me coûte plus que cela me gratifie ? » Le second est familial : « Comment me consacrer à mes patients sans que cela nuise à ma vie de famille ? » Le troisième est professionnel : « Comment concilier ma loyauté envers les patients avec ma loyauté envers mes collègues ? »
Principes et pragmatisme
71Les quatre principes de la bioéthique ne sont ni hiérarchisés, ni exclusifs les uns des autres. Comme patients et soignants s’en rendent vite compte, ils sont parfois conflictuels, en particulier au sein des institutions : ainsi, le désir de traiter (bienfaisance) qui anime les soignants peut entrer en conflit avec le choix du patient de ne pas être traité (autonomie) ou de refuser le traitement proposé ; la délivrance des soins à tous (justice) est souvent contrariée par la nécessité de traiter en priorité les urgences sans léser les patients en attente (non-malfaisance) ; etc.
72Pour apporter des éléments d’arbitrage, l’éthique clinique de Jonsen et al. croise de manière pragmatique les éléments du principisme avec des considérations concrètes : préférences des patients, qualité de vie ou éléments contextuels susceptibles d’influencer l’exercice médical – situation de santé publique, enseignement, autorités religieuses, etc. Les conseillers en éthique clinique ne cherchent pas à donner « la bonne réponse » devant un dilemme donné, mais à proposer aux personnes concernées (soignants et patients) les éléments d’analyse qui éclaireront et faciliteront leur décision. Parfois, il n’y a pas de solution parfaitement « éthique », mais l’une des attitudes proposées est moins problématique que les autres. Ce faisant, les bioéthiciens se comportent avec les équipes médicales comme celles-ci devraient se comporter avec les patients : en leur donnant le plus grand nombre possible d’éléments pertinents, pour qu’elles prennent une décision. Les bioéthiciens ne se substituent pas aux médecins et aux patients, ils sont leurs « pilotes moraux » face aux dilemmes éthiques.
73En 2014, et depuis trois décennies au moins, les étudiants et médecins anglo-saxons mais aussi les Québécois, les Scandinaves, les Hollandais, les Belges et les Suisses sont ainsi couramment exposés à une réflexion éthique approfondie et en constante évolution, parallèle aux changements sociaux. Et cette réflexion ne reste pas cantonnée à des postures de principe : elle a des incidences concrètes sur les moyens dont se dotent les médecins.
74En 2004, j’ai eu l’honneur de m’exprimer devant le congrès américano-canadien de bioéthique qui se tenait à Montréal. Quelques semaines plus tard, le médecin et bioéthicien qui m’avait invité à m’adresser à ses confrères m’a accueilli chez lui. John Lantos est pédiatre et dirige aujourd’hui le Children’s Mercy Bioethics Center à Kansas City. À l’époque où je lui ai rendu visite, il exerçait à Chicago. Au cours de la soirée que nous passions ensemble, son pager a vibré. Après l’avoir consulté, John s’est excusé pour passer un coup de téléphone. Après une demi-heure de conversation, il m’a expliqué que l’un de ses confrères, chirurgien, lui avait demandé conseil devant le dilemme moral suscité par l’intervention qu’il venait de pratiquer. Je lui ai demandé si ce chirurgien était l’un de ses amis. « Non, je ne le connais pas, m’a-t-il répondu. Mais ce soir, je suis l’éthicien de garde… »
Vérité d’un côté de l’Atlantique, erreur de l’autre
75Contrairement à l’éthique médicale pré-Nuremberg, pour qui les décisions face à un dilemme moral étaient laissées à la seule appréciation des médecins, les principes de la bioéthique moderne soulignent d’emblée l’obligation pour les professionnels de santé – les médecins, en particulier – de respecter le corps, les émotions, les valeurs et les décisions du patient, lors de tout geste de soin. Cette approche, généralisée dans les propos et la formation des médecins dans les pays anglo-saxons, en Scandinavie, aux Pays-Bas et au Bénélux, ne l’est pas du tout en France, où l’autonomie du patient est loin de faire partie des principes éthiques et où le médecin est encore présumé être la seule personne habilitée à prendre les décisions.
76En 2014, à l’Université de Montréal, la réforme des études de médecine prévoit de faire collaborer les patients à la formation des médecins ; en France, on est encore focalisé sur une « éducation thérapeutique » destinée à améliorer l’observance des traitements (traduire : l’obéissance aux prescriptions). À l’Université de Sherbrooke (Québec) les étudiants en médecine apprennent à faire les pap test (frottis de dépistage du cancer du col) et le dépistage des infections sexuellement transmissibles à des patientes volontaires, protégées par des engagements écrits tout à fait officiels ; en France, les étudiants se voient recommander officieusement par les médecins hospitaliers d’apprendre à pratiquer les examens gynécologiques au bloc opératoire sur des patientes endormies, à leur insu. Tandis qu’aux Pays-Bas, en Scandinavie ou au Québec, les femmes enceintes peuvent choisir d’être suivies et accouchées par des sages-femmes à domicile ou dans des maisons de naissance (conformément à l’état actuel des connaissances scientifiques, tel qu’en faisait état pendant l’été 2014 la très sérieuse revue médicale britannique The Lancet17), en France, les gynécologues-obstétriciens s’opposent farouchement aux naissances à domicile et refusent aux sages-femmes le statut de praticien hospitalier, qu’elles assument pourtant de fait.
77Dans les pages qui suivent, je vais me pencher sur l’histoire ancienne et récente du monde médical français, à l’aune de la réflexion éthique plus développée dans d’autres pays. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Les manquements à l’éthique existent partout. Et partout, des praticiens et des patients les combattent et tentent d’instaurer des relations de soin respectueuses de toutes et de tous. Mon propos ne vise pas simplement à dénoncer, mais surtout à mettre au jour des mécanismes et des comportements qui n’ont rien d’inévitable, ni d’irréversible. Si la réflexion éthique et le comportement des médecins a pu progresser dans d’autres pays dans le sens d’un plus grand respect des patients et d’une meilleure qualité des relations de soin, rien n’interdit que les mêmes progrès prennent place en France.
Notes de bas de page
1 Voir http://en.wikipedia.org/wiki/Unethical_human_experimentation_in_the_United_States
2 Voir « Maltraitance envers les personnes handicapées : briser la loi du silence », Rapport de commission d’enquête no 339 (2002-2003) au Sénat Français. Accessible en ligne sur le site www.senat.fr
3 Oriot, Denis. « Tension éthique et législative : quand le médecin décide de la mort d’un nouveau-né. » La Presse Médicale, vol. 37, no 12, décembre 2008, p. 1709-1710.
4 Voir Winckler, Martin. « Médicaments : conflits d’intérêts à tous les étages », Le Devoir, 14 novembre 2012.
5 http://ordomedic.be/fr/l-ordre/serment-%28belgique%29/serment-hippocrates
6 www.aly-abbara.com/museum/medecine/pages_01/Serment_mamonide.html
7 Greensone, Gerry. « The history of bloodletting » BCMJ, vol. 52, no 1, janvier-février 2010, p. 12-14.
8 http://www.wma.net/fr/30publications/10policies/b3/
9 Reverby, Susan. Examining Tuskegee : The Infamous Syphilis Study and its Legacy, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2009.
10 Hormblum, Allen M. Acres of Skin : Human Experiments at Holmesburg Prison, Londres, Routledge, 1998.
11 http://www.conseil-national.medecin.fr/article/le-code-dedeontologie-medicale-915
12 http://www2.publicationsduquebec.gouv.qc.ca/dynamicSearch/telecharge.php?type=3&file=/M_9/M9R17.HTM
13 Sur ce sujet, voir l’éclairant article de Peter Allmark, « Death with Dignity », Journal of Medecine Ethics 2002, no 28, p. 255-257.
14 Voir : General Medical Council, Good Medical Practice. www.gmc-uk.org/guidance/good_medical_practice/treat_fairly.asp
15 www.swedish.org/media-files/documents/leadership-andgovernance/code_ofconduct.aspx2014
16 www.wma.net/fr/30publications/10policies/c8/index.html
17 http://www.midwife.org/The-Lancet-Series-on-Midwifery
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Enjeux éthiques et technologies biomédicales
Contribution à la recherche en bioéthique
Jocelyne Saint-Arnaud
1999
Histoire de l’éthique médicale et infirmière
Contexte socioculturel et scientifique
Guy Durand, Andrée Duplantie, Yvon Laroche et al.
2000
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1750-1815 : politiques, institutions et savoirs
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2001
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