Préambule
p. 9-16
Texte intégral
1 Lorsque j’étais enfant, on m’a souvent demandé – comme à tous les enfants – ce que je voulais faire quand je serais grand. La réponse me venait sans réfléchir : je voulais être médecin, comme mon père. J’étais un peu étonné de voir que ça suscitait l’admiration : je trouvais ça tout naturel. À mes yeux, mon père était le modèle à suivre. Il était bon, savant, rassurant ; il nous soignait quand nous étions malades, mon frère et moi ; il nous racontait des histoires qui nous faisaient rire ; il nous emmenait au zoo et au cinéma ; il nous protégeait. Et j’avais le sentiment que tout ça – enfin, sauf le zoo, peut-être – il le faisait avec tout le monde. Il était médecin de famille – et, en particulier, de la nôtre. Il était médecin et il faisait du bien.
2Je ne réalisais pas, alors, ce qu’être médecin signifiait. Je n’imaginais pas le temps qu’il faut pour le devenir, les responsabilités que cela suppose, le poids que cela représente. J’ignorais qu’être médecin n’est pas un métier de tout repos. Ma vision était simple : un médecin, c’est quelqu’un qui soigne. Je le savais, j’en étais sûr et je pensais que tout le monde le savait. Il m’a fallu attendre l’âge de dix-neuf ans pour découvrir que je me fourrais le doigt dans l’œil jusqu’au coude.
3Au CHU où j’ai été formé, beaucoup de médecins de premier plan – les Professeurs en chaire, les Agrégés – se comportaient avant tout comme des « docteurs », sûrs d’eux-mêmes et de leur valeur, non comme des soignants. Ils avaient manifestement beaucoup de plaisir à donner des cours en amphithéâtre, à faire étalage de leur culture et de leur esprit, à parler d’eux-mêmes et de leurs hauts faits d’arme, mais beaucoup n’étaient même pas de bons enseignants : ils ne répondaient pas aux questions ; ils n’étaient pas au courant de ce qui se disait dans la presse scientifique ; ils véhiculaient des idées dépassées, et les examens consistaient à recracher le contenu de leur cours polycopié.
4Dans les services, parfois, c’était pire. Certains chefs de service étaient tout sourire avec leurs collègues, mais méprisants avec les autres professionnels de santé, hautains ou brutaux avec les patients – tout cela, sous les yeux des étudiants qu’ils étaient censés éduquer. Lorsque je m’étonnais et me révoltais de semblables attitudes, je m’entendais dire par beaucoup que tout cela était normal ou inévitable.
5Certes, dans les hôpitaux où j’ai appris mon métier, dans les campagnes où j’ai exercé, j’ai rencontré des soignants remarquables, qui m’ont inspiré et appris beaucoup, et parmi ces soignants, certains – pas tous – étaient médecins. Mais les qualités de ces soignants, quel que fût leur mode d’exercice, restaient mésestimées par la plupart de leurs collègues ; ils n’étaient pas donnés en exemple aux soignants en formation et on ne faisait pour ainsi dire jamais appel à eux quand il s’agissait de définir la politique de santé d’un service, d’un hôpital ou d’une région.
6Plus grave : pendant mes études et bien après, j’ai croisé, entendu, dénoncé et parfois affronté beaucoup de médecins incompétents, peu scrupuleux, indifférents à ceux qu’ils étaient censés soigner – quand ils n’étaient pas carrément malveillants. Quel que soit le bout par lequel je prenais la question, je ne parvenais pas à comprendre comment on pouvait prétendre être un professionnel de santé en faisant aussi peu de cas des premiers intéressés.
7J’ai dû me rendre à l’évidence : contrairement à ce que je croyais enfant, un médecin n’est pas toujours quelqu’un qui soigne. Autour de moi, parmi les professionnels qui, c’était visible dans leur comportement, faisaient du soin leur priorité, les médecins apparaissaient comme une minorité. La plupart semblaient beaucoup plus soucieux de leur statut et de leur carrière, de leurs ambitions et de leurs querelles, de leur influence et de leur aura, que du bien-être des patients. Et ça commençait très tôt : chaque fois que le centre de transfusion sanguine installait une équipe de prélèvement à la faculté, dans le couloir de la cafétéria, je trouvais toujours, malgré les cours et les stages, une heure pour m’y rendre avec quelques camarades, toujours les mêmes. Chaque fois que je m’y rendais, les infirmières me déclaraient, désabusées, que, de tous les étudiants, les futurs médecins étaient les moins nombreux à donner leur sang. Leurs enseignants, praticiens chevronnés, n’en donnaient jamais.
8À mesure que les années passaient, j’ai compris que la faculté de médecine n’avait pas pour vocation de nous apprendre à soigner. Pendant l’enseignement magistral, beaucoup de « maîtres » méprisaient ouvertement les stages hospitaliers et survalorisaient le concours d’internat, sélectif et élitiste ; en stage, beaucoup de praticiens passaient plus de temps à persécuter ou exploiter les étudiants qu’à leur apprendre la clinique, pourtant portée au pinacle dans leurs discours ex cathedra ; la technologie, pourtant bien moins développée qu’aujourd’hui, l’emportait presque constamment sur l’écoute et l’examen attentif du patient ; enfin, face aux malades, l’attitude de beaucoup de médecins mêlait condescendance, mensonges éhontés et mépris.
9Tout le monde ne se comportait pas ainsi, cela va sans dire. J’ai eu la chance de rencontrer des médecins et des chirurgiens qui accueillaient les patients avec le sourire, répondaient du mieux qu’ils pouvaient à leurs questions, leur parlaient avec franchise, respectaient leurs craintes et leurs décisions. Mais ils étaient une minorité, et leur existence m’apparaissait comme une exception à la règle : la plupart des médecins ne soignaient pas, car le soin ne les intéressait pas. Ce qui les intéressait, c’était, au mieux, le challenge intellectuel des diagnostics difficiles (les diagnostics simples étaient qualifiés de « médecine vétérinaire ») ; au pire, la quête de pouvoir et de prestige. Pour beaucoup, la médecine aurait été bien plus intéressante s’ils avaient pu se passer des patients.
10Parmi les étudiants qui m’entouraient, j’ai identifié – de manière un peu simpliste, mais assez fonctionnelle – trois types de personnalité. La première était celle des individus qui voulaient devenir médecin par idéalisme et par enthousiasme ; ils étaient bardés de certitudes morales parfois un peu trop rigides – c’était mon cas. La seconde était celle des étudiants qui, sans aucune honte, affichaient leur sentiment de supériorité sociale et intellectuelle et ne se cachaient pas de leurs ambitions : ils feraient partie de l’élite. Dans le troisième groupe, le plus vaste, se trouvaient des étudiants qui étaient là pour toutes sortes de raisons, louables ou discutables, mais n’avaient pas les certitudes des membres des deux autres groupes. Ils étaient aussi, souvent, les plus vulnérables aux procédés de harcèlement moral employés par les enseignants : culpabilisation, humiliation, terrorisme.
11À mesure que les années passaient, certains idéalistes de la première heure devenaient cyniques, d’autres voyaient leurs idéaux renforcés par l’expérience du soin. Certains « élitistes » ouvraient les yeux et s’humanisaient, d’autres s’affirmaient dans leur autoritarisme ou leurs comportements pervers. Et parmi les membres du plus grand groupe, certains apprenaient à soigner avec joie, mais d’autres, très nombreux, devenaient de plus en plus phobiques : pris entre les exigences insensées de leurs maîtres et la souffrance des patients, ils avaient peur de mal faire et devenaient tyranniques ou avaient surtout peur de faire mal et devenaient de plus en plus laxistes et détachés.
12J’ai vu des crapules sexistes devenir des têtes d’affiche ; j’ai vu des pervers et des escrocs exercer en toute impunité ; j’ai vu des révoltés pétris d’humanité se suicider sans que quiconque leur ait tendu la main.
13Et j’ai compris que la formation médicale française, élitiste et paternaliste, n’était pas seulement très éloignée des besoins de la population, mais aussi délétère pour ceux qui y étaient soumis.
14En France, beaucoup trop de médecins se comportent en aristocrates détenteurs de vérités qu’ils ne veulent ni partager, ni réévaluer ; non en professionnels de santé soucieux d’œuvrer ensemble au mieux-être commun.
15Cette découverte m’a tant scandalisé que je n’ai cessé, depuis mes premiers pamphlets d’étudiant il y a quarante ans puis, au fil de mon itinéraire professionnel, dans des articles, des essais, des romans, de dénoncer ce que je considérais – et considère toujours – comme une escroquerie, un abus de confiance, une trahison morale. À l’issue de mes études, je me sentais extrêmement mal formé dans de nombreux domaines, à commencer par la thérapeutique. Je me sentais également frustré et nié dans toutes les tentatives d’apprentissage relationnel que j’avais ébauchées pendant mon passage à l’hôpital et, devenu médecin de première ligne, je me retrouvais désarmé face à la diversité des demandes et des situations auxquelles j’étais confronté. Au cours des années 1980, alors que je n’étais encore qu’un tout jeune médecin installé, j’ai eu la chance de m’engager dans trois activités qui ont changé la donne.
16En 1983, j’ai commencé à travailler au centre de planification du CH du Mans ; cette activité m’a ouvert aux réalités de l’IVG, de la contraception, de la sexualité et, plus généralement, de la santé des femmes – l’un des motifs de consultation médicale les plus fréquents dans tous les pays du monde.
17La même année, je me suis joint à l’équipe rédactionnelle de la revue indépendante Prescrire qui est toujours la principale (et l’une des rares) revue indépendante sur le médicament en France. J’y ai appris à rechercher des informations scientifiques, à exercer mon sens critique à l’égard des dogmes médicaux et des discours industriels, mais aussi à partager l’information avec tous ceux qui en ont besoin.
18Enfin, en 1986, j’ai co-créé, avec une poignée d’autres praticiens, un groupe Balint.
19Psychiatre britannique né en Hongrie, Michael Balint (1896-1970) est l’initiateur de groupes de parole qui rassemblent des professionnels de santé, mais aussi des enseignants ou des travailleurs sociaux. Ces groupes constitués par des participants volontaires se réunissent périodiquement pour partager, sous la supervision d’un « leader » le plus souvent psychanalyste, leurs expériences relationnelles. Dans un groupe Balint, on ne parle pas de technique médicale, on parle d’émotions, de résistances, de dilemmes, de ses interrogations et de ses illuminations. Ce qu’on apprend dans un groupe Balint est l’opposé de ce qu’on apprend en faculté de médecine – en France, mais aussi ailleurs – à savoir : abdiquer ses fantasmes de toute-puissance, écouter et entendre ce que le patient raconte, l’accompagner sans chercher à le contrôler et se sentir gratifié de le voir prendre sa vie en main. Tout cela, Le médecin, son malade et la maladie, ouvrage-phare de Balint, l’illustre parfaitement.
20En 1998, le succès public inattendu d’un de mes romans, La maladie de Sachs, m’a valu de rencontrer de nombreux professionnels de santé au Québec, aux États-Unis, aux Pays-Bas, en Belgique, en Suisse et en Espagne. J’ai découvert avec un mélange de surprise et de soulagement que les questions qui m’habitaient – et rencontraient peu d’échos dans les facultés de médecine française – faisaient l’objet, dans d’autres pays, d’une réflexion constante, approfondie et inter-, multi- et transdisciplinaire. Aux antipodes du cloisonnement intellectuel français. C’est au Québec que j’ai entendu des infirmières, des médecins, des philosophes me dire que mes romans parlaient d’éthique de la relation de soin. Avant ça, je pensais que j’écrivais seulement des fictions « engagées ».
21En 2009, après avoir exercé pendant vingt-cinq ans la médecine générale et m’être spécialisé par goût et circonstances dans la santé des femmes, j’ai émigré et me suis installé à Montréal avec ma famille. J’avais, entre autres désirs, celui d’approfondir ma réflexion sur le soin, de parfaire mon approche autodidacte de la bioéthique et d’examiner de plus près ce paradoxe lancinant : nous confions nos vies à des professionnels dont les intérêts sont parfois très éloignés des nôtres. C’est vrai dans tous les pays, y compris ceux où la réflexion éthique est très avancée, tels l’Angleterre, les pays scandinaves, les Pays-Bas, la Belgique, le Canada ou les États-Unis ; mais en France, c’est caricatural.
22Ce paradoxe entre nos attentes à l’égard des médecins et la réalité de ce qu’ils nous offrent est le sujet de ce livre. Il a pour ambition limitée, mais considérable d’en examiner les mécanismes élémentaires et d’en explorer les prolongements et les conséquences.
23Les analyses de ce livre sont personnelles et souvent subjectives. Comment pourraient-elles ne pas l’être ? Il s’agit, après tout, de la manière dont on choisit sa vie, dont on lutte contre la souffrance, dont on fait face à la peur ou à la survenue de la mort. Pour autant, les prémisses sur lesquelles je fonde ma réflexion ne sont pas seulement les miennes : ce sont les lois, les codes de déontologie et les principes d’éthique biomédicale qui font aujourd’hui consensus dans la communauté médicale internationale et qui devraient servir de guide aussi bien aux praticiens de proximité que dans les hôpitaux. Ce sont aussi les expériences multiples qu’il m’a été donné d’observer ailleurs qu’en France ou de connaître à travers les travaux de chercheurs contemporains en anthropologie et en psychologie.
24En rédigeant ce texte, mon plus grand souhait est d’ouvrir un débat fécond entre les soignants et les patients. Ils ont beaucoup à apprendre les uns des autres ; les premiers gagnent à partager ce qu’ils ressentent et à ne pas se cacher derrière ce qu’ils croient savoir ; les seconds gagnent à dépasser leur timidité et à interpeller les soignants afin de mieux comprendre comment ils travaillent et afin de les sensibiliser à leurs besoins.
25Cela étant, et même si, partout dans le monde, les systèmes de soin laissent à désirer, beaucoup de patients sont tout de même soignés avec professionnalisme et dévouement. L’humanité aura toujours besoin de soins et de soignants. Encore faut-il s’accorder sur ce qu’est le soin, et ce que ça n’est pas, ce qui le compromet, ce qui le favorise et, last but not least, sur le rôle que devraient jouer les médecins au sein des populations qui font appel à eux.
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Le patient et le médecin
Ce livre est cité par
- Le Berre, Rozenn. Lancelle, Alice. (2017) L’éthique clinique comme expérience démocratique ?. Nouvelles pratiques sociales, 28. DOI: 10.7202/1041186ar
- Meek-Bouchard, Catherine. (2021) Les professions de soins en temps de COVID-19. Nouvelles pratiques sociales, 32. DOI: 10.7202/1080886ar
Le patient et le médecin
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