11. Comment susciter l’émergence du demos mondial
p. 241-261
Texte intégral
1Selon une argumentation devenue classique1 qui fut érigée contre l’idée de la démocratie globale au cours des dernières années, la démocratie est uniquement possible au sein du contexte que procure une communauté nationale cohésive. De nombreuses raisons sont communément présentées pour soutenir cette affirmation. D’abord, il est fréquent d’entendre dire que les démocraties fonctionnent mieux lorsque leurs citoyens sont unis par un ensemble de valeurs partagées semblable à celui que proposent les communautés nationales. En second lieu, la démocratie exige la présence de débats et de délibérations, et ceux-ci sont en retour uniquement possibles par le biais d’une langue partagée. Par ailleurs, d’après certains théoriciens, la langue commune est aussi requise en un autre sens : les débats et délibérations qui nourrissent la vie démocratique ne requièrent pas seulement des mots partagés, mais aussi des sens communs et des interprétations communes. Troisièmement, dans une communauté démocratique, les citoyens devront souvent être appelés à faire des sacrifices les uns pour les autres, notamment par les taxes qu’ils paient pour financer les institutions assurant l’existence d’un filet social2.
2Une grande partie du travail que j’ai effectué jusqu’à présent sur la question de la démocratie globale a eu pour but de disqualifier différentes versions de cette ligne argumentative. J’ai par exemple soutenu que celle-ci est fondée sur une vision trop nostalgique de la démocratie selon laquelle les institutions démocratiques sont légitimes lorsqu’elles permettent aux citoyens de se réaliser en tant qu’agents démocratiques participant pleinement aux processus décisionnels de leur société, plutôt que lorsqu’elles leur permettent, de manière plus quotidienne, d’assurer la réalisation de leurs intérêts fondamentaux3. J’ai aussi soutenu que les institutions démocratiques communes ne reflètent pas seulement la volonté démocratique d’une communauté politique qui existait antérieurement. De telles institutions peuvent aussi créer une communauté en engendrant des habitudes de coopération et d’appartenance. La capacité d’affiliation communautaire des gens est donc plus malléable que ce que les théoriciens nationalistes de la démocratie ont admis. J’ai enfin proposé qu’il s’agit d’une erreur concernant la nature de la démocratie que d’admettre que cette dernière présuppose ou nécessite un consensus au sujet des valeurs. En fait, la démocratie a plutôt pour but de nous permettre de vivre ensemble en l’absence d’un tel consensus4.
3Dans cet essai, je souhaite développer une argumentation différente, bien que largement complémentaire. Je veux soutenir que les théoriciens nationalistes de la démocratie surestiment le degré d’abnégation auquel les membres des communautés nationales acquiescent par sympathie, du fait de leur implication dans la vie démocratique. La contrainte et l’intérêt personnel jouent un rôle non éliminable dans la possibilité d’obtenir des citoyens qu’ils « fassent le bon choix ». Des actions qui, au premier abord, semblent indiquer un sentiment d’appartenance spontané sont en réalité engendrées par un dessein institutionnel. Au lieu d’avoir à surmonter un désavantage relatif aux théoriciens de l’État-nation démocratique par le recours à des artifices institutionnels pour motiver la moralité politique, les démocrates globaux peuvent apprendre des pratiques des démocraties nationales, qui ont elles aussi à canaliser l’intérêt personnel en direction du bien commun par le biais de différents incitatifs.
4Je procéderai comme suit. Premièrement, j’expliquerai de manière plus détaillée mes raison de croire que les partisans de la démocratie globale ont concédé beaucoup trop de terrain aux démocrates nationalistes au sujet de ce que l’on peut considérer comme les conditions motivationnelles de la solidarité. Deuxièmement, en suivant les arguments d’abord proposés par Robert Goodin, je suggérerai certaines stratégies permettant de canaliser l’intérêt personnel vers la solidarité communautaire originalement conçues dans le contexte des États-nations démocratiques, mais pour lesquelles des parallèles peuvent être trouvés à l’échelle mondiale. Enfin, je traiterai de la question connexe des problèmes éthiques qui naissent de l’utilisation que fait le démocrate global de l’argument moral pour étayer les raisons d’être de la « construction d’une communauté mondiale », une question qui est comparable à la recherche que l’on peut entreprendre au sujet des contraintes morales que doivent respecter les campagnes de « construction nationale » (nation-building). Ce qui en résultera, je l’espère, constituera le début d’une « boîte à outils » utile à la construction d’une organisation civile mondiale, laquelle pourra profiter de plusieurs des outils qui ont été utilisés par les nationalistes, au moins depuis le XIXe siècle.
I
5Dans cette première section, j’argumenterai qu’il s’agit d’une erreur fondamentale qu’ont commise les deux partis prenant part au débat concernant la possibilité d’une démocratie mondiale que de considérer que les cosmopolites et les nationalistes sont divisés quant à l’aspect naturel/artificiel du débat motivationnel qui semble les opposer. Selon ce dernier point de vue, la partialité nationale vient naturellement aux hommes, alors que le cosmopolitisme fait violence à leur nature, quelle que soit la validité morale indépendante de la position cosmopolite5. Lorsque les membres les mieux positionnés d’une société paient des taxes, ils le feraient selon cette manière de voir les choses parce qu’ils partagent avec leurs « co-nationaux » une identité commune. Ils seraient liés à eux par sympathie. Dans la mesure où le cosmopolitisme requiert le transfert de ressources vers d’autres personnes plus distantes que ne le sont nos co-nationaux, il nous serait impossible de puiser à la même source de sentiments, et ainsi, tout le projet cosmopolitique – compris comme un projet politique plutôt que comme une simple théorie – bat de l’aile. Le projet a donc besoin de faire la paix motivationnelle avec le nationalisme soit en définissant le cosmopolitisme d’une manière qui fait une place au nationalisme, soit en essayant d’exploiter le nationalisme comme le tremplin d’une solidarité plus large6.
6Il me semble clair cependant que ce point de vue – qui, je le répète, est généralement conçu comme un terrain d’entente entre les nationalistes et certains cosmopolites – ne résiste pas à un simple examen critique. Deux considérations permettent, à mon sens, de disposer de ce truisme.
7En premier lieu, nous savons en vérité très peu de choses au sujet de la disposition des gens à redistribuer des ressources vers leurs co-nationaux moins fortunés. Cela est dû au fait que dans chaque société moderne, les obligations redistributives sont soutenues par le pouvoir coercitif de l’État. L’État ne fait pas que suggérer aux citoyens et aux corporations qu’il serait bien qu’ils acceptent de bon gré de donner une partie de leurs richesses pour prêter assistance aux moins bien nantis et pour créer des institutions de protection sociales desquelles tous pourraient bénéficier. Il force plutôt les gens à payer des taxes et à un taux sur lequel ils n’ont aucun pouvoir (sauf dans la mesure limitée où ils peuvent voter pour des partis politiques ayant des vues différentes sur la question – bien que rarement radicalement différentes). De surcroît, l’État tente de dépister les fraudes fiscales et de les punir. Il se pourrait que les chiffres ne changent pas dramatiquement, même une fois cet appareil coercitif détruit, et qu’un système de contribution volontaire soit instauré en lieu et place. Mais il est fort possible que le contraire se produise. Au point où en sont les choses, nous ne le saurons jamais. Nous savons par contre que la plupart des gens paient leurs taxes dans un contexte qui, s’ils ne le faisaient pas, entraînerait pour eux d’importantes sanctions légales. Nous n’avons simplement pas suffisamment de preuves pour soutenir l’ambitieuse assertion suggérant que des conationaux sont naturellement disposés à partager entre eux leurs richesses de certaines manières, alors que d’autres gens de différents pays ne le sont pas.
8Une réplique est toutefois possible de la part du nationaliste : les lois fiscales et leur appareil coercitif sont, à tout le moins dans les sociétés démocratiques, le résultat de la mise en pratique de la volonté démocratique d’un peuple. Les démocraties ont généralement choisi de s’imposer à elles-mêmes des pratiques de solidarité nationale. Néanmoins, les gens se connaissent suffisamment pour réaliser que lorsque arrivera le temps des impôts, leur motivation ne sera pas toujours à la hauteur de leurs idéaux les plus nobles. Des motivations rivales pourraient l’emporter au moment fatidique. Les lois fiscales et les peines associées sont le miroir d’une sorte d’engagement moral de second ordre : « Nous croyons devoir partager les uns avec les autres, mais nous savons également qu’il est possible que nous flanchions lorsque arrivera le temps d’agir en fonction de cette croyance. Conséquemment, nous mettons en place des mécanismes autocontraignants par lesquels nous nous forçons à agir selon nos inclinations morales les plus nobles. Notez bien », comme le ferait remarquer la réplique nationaliste, « […] que nous ne choisissons pas de décréter la mise en place de tels mécanismes dans le but de nous contraindre à aider les gens d’autres pays, ou que si c’est le cas, il s’agit d’une aide d’un ordre beaucoup moins important. Cela suggère qu’il y a un aspect naturel à la solidarité nationale qui n’existe pas dans le cas transnational. »
9En réponse à cette remarque provenant du camp nationaliste, on peut toutefois se poser certaines questions sur le caractère « naturel » du sentiment de filiation nationale qui trouverait son expression dans nos systèmes de taxation. Les citoyens des États subissent après tout l’influence de chaque instant d’un contexte institutionnel étatique disposant de multiples leviers – politique, économique, symbolique – qui de diverses manières visent à promouvoir l’identification des citoyens avec l’État, et de ce fait, avec leurs concitoyens qui vivent au sein des institutions étatiques. Dans un tel contexte, l’engagement des citoyens envers leurs compatriotes – engagement institutionnalisé au travers de leurs lois fiscales – pourrait bien n’être qu’une fabrication du système de l’État-nation. C’est-à-dire que ces lois n’émaneraient pas organiquement d’une population démocratique contemplant tous les modes de distribution des ressources comme au départ toutes aussi possibles les unes que les autres, et optant pour celle qui favoriserait leurs concitoyens. Plutôt, l’adoption de programmes donnant une forte priorité aux co-nationaux est rendue presque inévitable du fait de l’influence des États, qui considèrent qu’il en va de leur devoir moral d’institutionnaliser la solidarité au plan national. Il est donc difficile d’utiliser les attitudes morales qu’ont des gens socialisés dans un contexte de « nationalisme banal7 » comme élément de preuve à l’effet que les systèmes d’imposition nationaliste correspondent à une préférence morale « naturelle ».
10Mais n’y a-t-il pas quelque chose de naturel au lien unissant les États et les nations ? Les États n’agissent-ils pas comme ils le font parce qu’ils reflètent un quelconque « nous » collectif et préexistant qui désire avoir une capacité politique de s’exprimer ? Cela nous amène à la seconde raison pour laquelle il faut rejeter l’affirmation du « caractère naturel » exprimé au nom des nations par les nationalistes. Les nations qui existent aujourd’hui sont le résultat, plutôt que la condition préalable, des États formés dans le monde westphalien. Maints États ayant connu du succès ont dû passer par une phase de « construction nationaliste » (nation-building) pour arriver à fabriquer des identités capables de soutenir des institutions de solidarité sans avoir recours à certains moyens iniques et non démocratiques. Les spécialistes des sciences sociales et les historiens qui étudient l’émergence des identités nationales sont quasi unanimes lorsqu’il s’agit de rejeter le « primordialisme » qui défend le point de vue selon lequel les nations existaient avant les États, lesquels sont eux-mêmes considérés comme des expressions d’une identité nationale qui, elle aussi, serait antérieure. L’ordre westphalien résulte plus de considérations géostratégiques que d’un quelconque besoin pressant qu’avaient les nations de se libérer de structures politiques qui ne convenaient pas à la division de l’Europe en nations distinctes. Les nations furent ainsi largement construites à travers un éventail de politiques étatiques sciemment établies pour satisfaire les besoins économiques et politiques d’États nouvellement créés. Les nations, en d’autres mots, sont des artifices8.
11Cela ne diminue en rien leur importance, ni ne suggère qu’elles sont d’une manière ou d’une autre moralement suspectes9. Mais cela signifie toutefois que les penseurs nationalistes ne peuvent que difficilement prétendre que les obligations morales unissant les concitoyens d’un même espace étatique sont naturelles, alors que d’éventuelles obligations de redistribution transnationale ne pourraient être sur le plan motivationnel que le résultat d’« artifices ».
12Ainsi, la position défensive qu’ont manifestée les cosmopolites à l’abord de la question de la motivation morale/politique est sans fondement ; à tout le moins, celle-ci ne peut être justifiée de la façon dont les nationalistes ont tenté de le faire, à savoir, en mettant l’accent sur l’aspect plus « naturel » de l’identité nationale et des obligations qui en découlent. Les États-nations fournissent aux citoyens de puissants incitatifs amoraux les poussant à se plier aux obligations de justice qu’ils doivent remplir envers leurs compatriotes. De plus, les identités politiques qui peuvent être mobilisées en tant que bases motivationnelles pour la redistribution des richesses sont, dans presque tous les cas, les résultats de stratégies de « constructions nationalistes » délibérées qui ont réussi à créer un sentiment commun d’appartenance politique à partir de matériaux bruts (dans certains cas) assez peu prometteurs.
13Quels sont les artifices qu’ont utilisés les théoriciens et les politiciens nationalistes pour nourrir un sentiment de communauté parmi des individus partageant des institutions politiques communes ? En faire un inventaire complet pourrait constituer l’objet d’un ouvrage entier plutôt que d’un court article. Dans la prochaine section, je désire plus modestement présenter et expliquer quelques suggestions tirées d’une œuvre de Robert Goodin parue il y a quelques années, avec l’objectif de voir si certains des appareils qu’il décrit peuvent avoir des parallèles au plan mondial.
II
14Dans un livre publié en 1992 intitulé Motivating Political Morality, Goodin soutient qu’il existe de nombreux mécanismes institutionnels et psychologiques qui peuvent être utilisés afin d’établir le fondement de politiques moralement justifiables. Pour le dire très brièvement, il affirme que l’intérêt personnel peut être mobilisé dans le but d’instaurer un soutien en faveur de politiques incarnant le principe de réciprocité. Nous avons des raisons amorales de faire aux autres ce que l’on voudrait qu’ils nous fassent lorsqu’il est raisonnable de penser que les autres seront effectivement en position de nous faire ce que nous leur avons fait. La prudence impose le respect, autrement dit, lorsque nous nous trouvons dans la situation hobbesienne au sein de laquelle aucun agent ne possède un avantage marqué en ce qui a trait à la capacité de porter préjudice aux autres10.
15Bien entendu, la situation hobbesienne ne prévaut pas toujours. Le monde réel comporte des disparités majeures en termes d’argent, de pouvoir et d’influence – même si nous limitons la portée de notre analyse aux sociétés les plus fortunées. La situation hobbesienne peut cependant être instaurée dans des contextes d’inégalités par divers moyens institutionnels qui procurent une influence politique au citoyen désavantagé sur les plans économique et social, ou bien qui augmentent l’incertitude dans laquelle tous les partis doivent travailler (en prolongeant l’horizon temporel couvert par les décisions politiques), ou encore qui neutralisent les disparités liées au pouvoir en exigeant des individus qu’ils fournissent des justificatifs impartialement acceptables de leurs comportements politiques. La démocratie et l’universalisation du droit de vote démocratique, le constitutionnalisme et les institutions qui renforcent l’imputabilité ainsi que la transparence du processus décisionnel politique peuvent être, d’après les considérations de Goodin, interprétés comme des mécanismes institutionnels qui nous (re)situent artificiellement au sein d’une situation hobbesienne. Or, cette situation induit, selon Goodin, un soutien pour les politiques fondées sur le principe de réciprocité.
16Une importante différence entre les types de cas dont discute Goodin et ceux dont nous traitons dans le contexte de cet essai réside en ce que Goodin pense surtout aux manières par lesquelles il est possible d’obtenir un soutien durable pour des politiques de solidarité dans le contexte d’États existants. Par exemple, on peut facilement imaginer une myriade de façons par lesquelles le système électoral peut être utilisé pour « niveler le terrain » en donnant un pouvoir démocratique à certains individus et groupes qui n’ont pas suffisamment d’influence sociale ou économique. Au-delà de la simple extension du droit de vote intégrant des individus précédemment exclus de celle-ci pour des raisons arbitraires, il existe un grand nombre de mécanismes institutionnels pouvant être utilisés pour contrebalancer politiquement l’impact du pouvoir économique et du statut social11. Les États ont plusieurs mécanismes institutionnels à leur disposition à l’aide desquels ils peuvent « orchestrer » (engineer) une situation hobbesienne qui n’aurait pu survenir autrement.
17Cela signifie-t-il que les types d’appareils institutionnels conçus par Goodin pour remettre en jeu et canaliser l’intérêt personnel des gens dans le but de cultiver leur soutien de politiques moralement justifiables ne sont pas à la portée des défenseurs de politiques distributives justes au plan mondial ? Globalement, il n’y a clairement aucun agent qui puisse se comparer à l’État et être en mesure de créer des situations hobbesiennes amenant les gens à réaliser que leur sort est suffisamment lié à celui des autres pour susciter certains types de solidarités communautaires. L’absence d’un tel agent signifie-t-il que les observations de Goodin ne sont pas pertinentes dans un contexte mondial ? Pas nécessairement. Il est possible que le contexte mondial puisse déjà nous fournir un contexte hobbesien du type de celui qui a tendance à créer, selon Goodin, des raisons prudentielles favorisant l’adoption de politiques de solidarité transnationale.
18Il s’agit donc de déterminer si des arguments invoquant des considérations prudentielles existent, tendant à démontrer que nous nous trouvons déjà au sein d’une situation hobbesienne avec les populations les plus nécessiteuses du monde, ce qui nous permettrait de contourner l’exigence du type d’artifices institutionnels disponibles dans le contexte étatique.
19À première vue, cette tâche peut paraître intimidante. Il semble en effet tristement facile pour les citoyens des pays les plus fortunés d’oublier les besoins et les intérêts des populations les plus pauvres. Les disparités relatives de pouvoir et de richesse divisant les populations des pays les plus nantis de ceux qui sont les plus démunis sont pour le moins sidérantes, et il ne semble à première vue exister aucun levier institutionnel pouvant être employé par les personnes les moins bien loties pour induire un comportement de réciprocité chez les riches.
20Pourtant, une investigation plus approfondie révèle qu’il y a en fait de nombreux arguments invoquant des considérations pratiques qui pourraient être utilisés par ceux qui espèrent qu’un sentiment de communauté unissant les populations mondiales puisse émerger. En fait, certaines des principales préoccupations des citoyens issus des sociétés les plus aisées peuvent être liées de manière plausible à la détresse des populations les plus pauvres. Celles-ci se rapportent notamment à la propagation de maladies infectieuses, au développement de réseaux de terroristes internationaux encouragés à perpétrer des attentats destructeurs dans certains pays riches, à l’altération des environnements naturels et aux risques afférents, ainsi qu’à l’épuisement des ressources naturelles mondiales12. Il existe, en d’autres termes, des « biens publics globaux », c’est-à-dire des biens que les pays les plus nantis de la planète ne peuvent se procurer sans que les besoins des démunis du monde ne soient également satisfaits.
21Le lien entre la pauvreté et les maladies infectieuses est probablement le plus clair. Il fut accentué ces dernières années par les craintes persistantes concernant la possibilité d’une pandémie de grippe aviaire. Pour rendre la relation causale sous sa forme la plus simple, il y a une corrélation entre pauvreté et conditions hygiéniques déficientes, lesquelles forment un terreau fertile pour la prolifération des maladies infectieuses, ce qui inclut – dans les cas où humains et animaux vivent en relation de proximité sans avoir de protections hygiéniques adéquates – les virus dits de « sols vierges » contre lesquels même les systèmes immunitaires des gens les plus en santé du monde ne pourraient se défendre13. Même si l’éradication de la pauvreté et l’amélioration de la santé publique et des conditions d’hygiène dans les pays les plus pauvres du monde ne mettraient pas fin aux maladies infectieuses, il s’agirait néanmoins de l’un des meilleurs moyens à notre disposition pour freiner la propagation des virus les plus meurtriers dans la mesure où la « barrière d’espèces » serait rendue plus difficilement franchissable.
22Il est frappant de constater à quel point les défenseurs de l’idée de justice globale ont peu utilisé ce lien causal. Les chercheurs tentant de trouver une variété de « biens publics mondiaux » représentent l’importante exception plutôt que la règle14. Bien que la crainte populaire concernant la propagation des virus fatals est – pour le dire gentiment – hautement mobilisable, le programme de protection contre une potentielle pandémie de grippe aviaire a été défini par des compagnies pharmaceutiques qui ont convaincu (leurré ?) les nations industrialisées du monde d’investir de vastes sommes dans un entreposage de médicaments antiviraux d’une efficacité douteuse, plutôt que de s’attaquer au problème à sa source, soit dans les mauvaises conditions sanitaires populaires, créées dans la pauvreté, qui agissent comme autant de boîtes de Petri partout à travers le monde. À l’évidence, il y a potentiellement un argument prudentiel, très efficace sur le plan de la motivation et n’ayant pas été suffisamment exploité, qui relie une priorité de santé publique dans les pays riches à l’amélioration des conditions sordides dans lesquelles vit un nombre important de populations dans le monde.
23Un autre contexte nous permettant de démontrer que nous nous trouvons malgré les apparences dans une situation hobbesienne en ce qui a trait aux pays les plus démunis est celui de l’environnement planétaire. Les craintes touchant à l’altération des environnements naturels, aux changements climatiques et à l’épuisement des ressources naturelles se trouvent maintenant en tête de liste des préoccupations politiques de nombreux citoyens des pays les plus riches. Le débat public – cristallisé par le protocole de Kyoto – a eu tendance à mettre l’accent sur la responsabilité des pays fortunés quant à la diminution de leurs gigantesques empreintes écologiques. Sans vouloir sous-estimer le moins du monde l’importance des mesures qui pourraient être mises en application par les pays riches afin qu’ils fassent le ménage sous leurs propres « toits verts », on a vu proliférer une tendance, à tout le moins dans le débat public, à négliger la kyrielle de connexions existant entre la pauvreté mondiale et les risques environnementaux. Il est fort bien établi que pauvreté et piètres pratiques environnementales coexistent comme un cercle vicieux dans plusieurs pays, et ce, avec des impacts qu’on ne peut juguler ou circonscrire à l’intérieur de frontières nationales. La pauvreté crée un incitatif à court terme en faveur d’une dilapidation des ressources tant d’un point de vue macro-décisionnel (telle, par exemple, une politique de gouvernance économique visant à trouver des solutions rapides à une crise d’endettement) que d’un point de vue microdécisionnel, incitant les communautés à s’engager dans des pratiques qui sont néfastes à long terme – comme la déforestation – dans le but de satisfaire de pressants besoins immédiats. Le désir de « rattraper » les pays riches du Nord a par surcroît amené certains pays où la pauvreté est endémique – comme la Chine et l’Inde – à entreprendre des politiques de développement qui sont clairement non viables d’un point de vue planétaire. Ici encore, il semble qu’une préoccupation se trouvant à l’avant-plan des programmes politiques des pays riches puisse être avantageusement liée à l’éradication de la pauvreté mondiale15.
24Enfin, je mentionnerai, de manière peut-être un peu plus hésitante, le lien existant entre les injustices économiques mondiales et la propagation du terrorisme. Bien qu’il soit vrai que les auteurs des attentats terroristes les plus dramatiques des dernières années ne proviennent pas, individuellement du moins, des secteurs les plus défavorisés de la société de laquelle ils sont issus, il est néanmoins tout aussi vrai qu’ils se présentent comme agissant au nom de populations exclues et économiquement marginalisées, et contre des pays d’Europe et d’Amérique du Nord se trouvant au sommet de la pyramide économique. Même si ce lien entre injustices mondiales et inégalités est contesté par plusieurs économistes et spécialistes des sciences sociales, tous les calculs les plus solides du monde ne pourront totalement dissiper le doute voulant que la colère et le désespoir qui semblent nourrir plusieurs organisations terroristes ne pourraient trouver un sol fertile dans l’esprit d’autant de gens si les opportunités économiques étaient équitablement distribuées à l’échelle mondiale16.
25Conséquemment, il est tout à fait possible de formuler des arguments invoquant des considérations prudentielles faits sur mesure pour la cause de la création d’un sentiment de destin partagé entre les différentes populations du monde, sans avoir besoin du soutien institutionnel décrit par Goodin dans son ouvrage. La pauvreté mondiale représente une menace pour les citoyens des pays les plus nantis parce qu’elle fait augmenter les risques liés à la santé publique, à l’environnement et à la sécurité – domaines auxquels ces individus sont particulièrement sensibles. Il existe donc des « appâts » pouvant servir la cause du demos mondial sans qu’il soit nécessaire d’avoir recours à une orchestration institutionnelle qui, selon Robert Goodin, est essentielle pour amener les citoyens des États-nations industrialisés dans une situation hobbesienne.
26Voici une autre manière de présenter le tout. Selon une conception romantique de la solidarité et de la communauté, les individus sont disposés à agir de manière communautaire et solidaire les uns envers les autres parce qu’ils partagent une identité commune. Parmi ces identités faisant la promotion de la solidarité, les plus importantes sont les identités nationales. Or, selon ce que l’on peut estimer être une théorie hobbesienne, nous agissons de manière solidaire et coopérative envers des individus dont la non-coopération pourrait nous être préjudiciable. La première section de cet essai avait pour objectif de montrer que cette seconde théorie est en fait plus plausible que la première. D’autre part, même si l’on jugeait cet argumentaire infructueux, le projet visant à susciter le demos mondial pourrait être soutenu eu égard aux considérations présentées ici, lesquelles suggèrent que lorsqu’il est question de problématiques qu’ils considèrent eux-mêmes comme très sérieuses, les citoyens des pays les plus riches du monde gagneraient à voir leur sort lié à celui des pauvres de façon beaucoup plus appréciable qu’actuellement. Les deux théories mènent à des sources complémentaires de rapports communautaires, et les artisans du demos mondial peuvent de plus profiter des mécanismes qui sont au cœur de la seconde théorie proposée.
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27J’ai jusqu’ici étudié le pire scénario possible du point de vue de la motivation. La question que j’ai posée est celle-ci : y a-t-il une façon de susciter un sentiment de solidarité et de communauté, alors qu’aucune motivation morale préalable n’est présente chez ceux dont les décisions détermineront si de telles politiques seront mises en place ? J’ai conclu que, même seul, l’intérêt bien compris nous procure de nombreux « appâts » motivationnels permettant l’émergence d’une telle solidarité.
28Bien sûr, l’hypothèse pessimiste avec laquelle j’ai travaillé jusqu’à présent est probablement sombre à l’excès. Dans cette section, je souhaite examiner quelques-uns des dilemmes moraux qui surgissent de l’hypothèse probablement plus réaliste selon laquelle la plupart des gens possèdent déjà le sentiment inchoatif que nous avons des obligations envers les personnes les plus nécessiteuses du monde.
29Le point de départ des remarques se trouvant en cette partie de l’essai est issu d’un fragment de sociologie spéculative qui demeure à être confirmé ou réfuté par sa contrepartie réellement scientifique : la plupart des citoyens des pays développés ont le sentiment que la pauvreté dans laquelle vit une vaste proportion de la population mondiale constitue un problème moral, un problème engendrant des obligations morales de leur part. Ils ne soutiennent pourtant aucune théorie à propos de ce qui, dans la pauvreté, soulève ce problème moral. Ils ne spéculent pas non plus sur le rôle causal que nous avons dans le maintien de cet état de pauvreté, ni sur la nature et la portée de nos obligations.
30Considérons plusieurs possibilités. Elles sont toutes conçues à partir d’idées tirées de la pensée d’éminents philosophes politiques qui seront immédiatement reconnus par ceux qui sont familiers avec les récents débats touchant à la justice globale.
- La pauvreté dans laquelle vivent plusieurs individus dans le monde est en grande partie causée par la corruption et les mauvaises politiques de leurs propres pays. Nous ne sommes ni responsables de leur situation, ni liés à eux par des voies économiques ou politiques pouvant occasionner chez nous des préoccupations touchant à la justice distributive dans le contexte d’un État-nation. Pourtant, nous avons l’obligation d’aider les sociétés « affligées » lorsque les conditions qui y sévissent entament leur capacité d’action et de prise de décision politique (agency). Nous avons aussi le devoir d’agir en cas de crises humanitaires comme lors d’inondations ou de famines17.
- La densité des échanges et du commerce qui existe dans le monde d’aujourd’hui et, surtout, le fait que ces activités ont lieu dans un contexte régulé par des institutions transnationales telles que la Banque mondiale (BM), l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et le Fonds monétaire international (FMI) signifie qu’il existe une « structure mondiale de base », laquelle nous permet de parler de justice et d’injustice distributive parallèlement à la situation prévalant au sein des États-nations18.
- La pauvreté et la souffrance qui ont caractérisé une bonne partie de l’histoire du monde sont aujourd’hui le résultat de la violation des droits de l’homme dont les pays riches sont les auteurs par le biais des règles qu’ils imposent aux pays plus pauvres qu’eux et qui gouvernent l’économie internationale19. Nous avons le devoir de renoncer à la violation de ces droits.
- Nous avons le devoir de distribuer les ressources de manière à maximiser l’utilité qui peut en être tirée. Cela signifie que les inégalités représentent un problème moral indépendamment des questions de responsabilité associées à la création de la pauvreté. Les riches du monde devraient aborder ce problème en transférant des ressources aux pauvres jusqu’au point où tout transfert supplémentaire engendrerait une baisse d’utilité générale d’une proportion égale à l’utilité générée par ce même transfert20.
31Les habitués des débats concernant la justice distributive mondiale reconnaîtront sans peine les philosophes associés avec ces différentes analyses. Il va sans dire qu’ils divergent grandement de points de vue en ce qui concerne tous les problèmes philosophiques majeurs liés à la pauvreté dans le monde et aux responsabilités morales qui en découlent. Ils ne seraient pas en accord sur la définition du genre de mal que constitue la pauvreté, du degré de responsabilité des pays les plus riches quant à la création de cette pauvreté, ni des devoirs que les riches devraient se reconnaître envers les pauvres du monde.
32Cela dit, d’une perspective politique pratique plutôt que philosophique, il y a un important point de rencontre entre les positions qui viennent d’être décrites, à savoir : elles s’accordent pour dire qu’il serait une bonne chose que les politiques mises en place dans les pays riches attribuent une importance accrue aux intérêts des sociétés les moins fortunées. Même un partisan du point de vue le moins contraignant estimerait probablement que les sommes dérisoires consacrées à l’aide internationale sont misérables. Il estimerait probablement aussi que leur hausse serait louable, même si une telle hausse ne correspondrait pas à un devoir de justice, stricto sensu. Les hausses réalisables sur le plan politique de l’appui au développement et de l’aide humanitaire sont probablement toutes justifiables à partir de ces différents points de vue théoriques.
33Le questionnement que je veux soulever est le suivant : et s’il s’avérait que la théorie qui se rapproche le plus de la vérité morale sur cette question soit motivationnellement moins efficace qu’une autre plus contestable ? Autrement dit, y a-t-il des limites à la portée instrumentale que les artisans de la communauté mondiale peuvent donner aux arguments moraux ?
34Il y a, bien entendu, des débats analogues à l’échelle des États-nations. Dans un important ouvrage paru récemment, Wayne Norman a examiné la question de savoir si la propension des individus à accepter les arguments nationalistes devrait être exploitée à des fins éthiques. Norman se demande si les arguments en faveur de politiques auxquelles les citoyens ne sont pas naturellement disposés – des politiques de redistribution de la richesse, par exemple – devraient être formulés en utilisant la rhétorique nationaliste (« le partage est une valeur fondatrice de notre nation »), ou s’il y a plutôt des risques et des écueils moraux faisant obstacle à l’utilisation instrumentale de telles considérations même pour des fins louables sur le plan éthique21.
35Considérons maintenant la possibilité suivante – possibilité qui revêt au moins une allure de plausibilité. Il est difficile pour quiconque d’accepter la responsabilité d’un tort, surtout si on ne s’est pas fait prendre la main dans le sac ou si les chaînes causales nous reliant au tort en question ne sont pas évidentes. Les gens, dans l’ensemble, aiment se sentir bien dans leur peau, et si on leur impute un tort qui les place sous un éclairage peu flatteur, d’aucuns pourront être enclins à nier la justification les forçant à être exposés de cette manière22.
36Considérons aussi ceci : les théories qui présentent nos devoirs de redistribution envers les pauvres comme considérablement exigeants pourraient finir par être motivationnellement improductives ou paralysantes. Même les gens qui sont disposés d’avance à se voir comme ayant des responsabilités envers les pauvres de la planète pourraient arriver à la conclusion qu’il leur est en fait impossible de satisfaire aux devoirs que ces théories précisent. Aider un peu, d’après une telle théorie, pourrait n’être pas plus salutaire que de ne pas aider du tout, alors pourquoi s’en faire23 ?
37Considérons d’autre part des théories qui situent nos obligations dans le domaine du surérogatoire. Ces théories disent aux riches du monde que la pauvreté d’une grande partie de la population mondiale, bien que tragique, n’est pas une chose dont ils devraient se sentir responsables ; et il n’y a non plus rien de mal à ce qu’ils continuent d’ignorer leur détresse. Selon ces théories, fournir de l’aide est un geste digne d’estime, bien que celui-ci ne constitue pas un devoir. Ceux qui s’engagent dans cette voie vont au-delà des exigences prescrites par la moralité et la justice au sens strict.
38Et s’il s’avérait, en revanche, que les descriptions des rapports entre pays riches et pauvres se rapprochant le plus de la vérité étaient celles attribuant la plus lourde responsabilité aux gouvernements et citoyens des pays riches, leur imposant des devoirs des plus exigeants, alors que les descriptions théoriques les plus efficaces d’un angle motivationnel seraient celles présentant le rapport moral comme plus modeste sur le plan des responsabilités, voire carrément surérogatoires ? Quelles limites y aurait-il à l’emploi instrumental d’arguments plus efficaces sur le plan des motivations, mais déficientes sur le plan philosophique dans l’optique de la création d’un sentiment de communauté transnationale ?
39Il importe d’exclure d’emblée les deux positions se trouvant aux extrêmes du débat, lesquelles semblent intuitivement et respectivement trop permissives et trop restrictives. D’une part, un utilitariste grossier serait enclin à affirmer la valeur de tous les arguments sur des bases purement instrumentales. Toute forme de duplicité serait ainsi justifiée pour autant qu’elle engendre des résultats favorables. D’autre part, un kantien orthodoxe et rigoriste condamnerait toute utilisation purement instrumentale d’arguments auxquels n’adhérerait pas véritablement la personne les mettant de l’avant sur la place publique.
40Quelle assistance philosophique pouvons-nous prêter aux promoteurs du demos mondial méditant la justesse de l’usage instrumental des arguments moraux outillés pour susciter la solidarité politique des populations mondiales ?
41On pourrait affirmer qu’il existe plusieurs théories raisonnables habilitées à rendre intelligibles et à clarifier nos obligations morales envers les pauvres du monde24. Les quatre théories esquissées ci-haut pourraient certainement être classées sous cette catégorie. Elles sont toujours ardemment débattues dans la littérature philosophique, mais bien que les auteurs argumentant en faveur de l’une ou de l’autre de ces théories le fassent souvent avec passion, ils ne vont pas aussi loin que de dire que les défenseurs des autres théories sont déraisonnables ou irrationnels. Visiblement, ils les croient dans l’erreur, mais cela ne constitue pas une désapprobation tout à fait aussi forte que celle qui consiste à affirmer que quelqu’un est déraisonnable. Pour le dire brièvement, le premier jugement est épistémique, alors que le second connote également une condamnation morale. Lorsque je dis de quelqu’un qu’il se méprend mais qu’il n’est pas déraisonnable, j’affirme du coup que je peux comprendre comment, de sa perspective, il lui est possible de voir les choses comme il le fait et qu’il me serait possible de voir les choses à sa façon si j’étais dans sa situation. Lorsque je dis de quelqu’un non seulement qu’il est dans l’erreur, mais qu’il est en outre déraisonnable, j’affirme qu’il ne devrait pas défendre sa position, et ce, en dépit de la singularité de sa propre situation.
42Les arguments formulés sur la base de théories considérées comme « raisonnables » ne permettent pas les condamnations morales aussi facilement que les arguments fondés sur des théories ne pouvant entrer dans celles-ci. C’est une chose que d’affirmer que des arguments formulés d’après une théorie raisonnable sont eux-mêmes raisonnables, c’en est une autre que d’affirmer qu’un individu faisant usage de théories raisonnables auxquelles il ne souscrit pas lui-même – uniquement afin d’atteindre des objectifs de persuasion – échappe à la condamnation morale. Ne devrions-nous pas nous restreindre en tant qu’agents individuels à l’utilisation publique d’arguments formulés sur la base de théories auxquelles nous souscrivons véritablement ?
43Une première considération à mettre à l’avant-plan lors d’une tentative de réponse à cette question mettrait l’accent sur le fait qu’il est forcément une forme de sanction que de juger une théorie comme raisonnable. D’affirmer qu’une personne raisonnable peut endosser une théorie, c’est de dire qu’en des circonstances différentes, je pourrais moi aussi être mené à l’endosser.
44Un deuxième élément de réponse, peut-être plus controversé, suivrait l’idée de John Rawls et élèverait le raisonnable au statut de valeur épistémique primordiale du contexte politique25. Les affirmations prétendant à la vérité font obstacle au débat politique ; elles sont donc problématiques au sein d’un contexte démocratique. Prendre au sérieux le tournant « politique » de la philosophie politique tel qu’il fut amorcé par Rawls signifie accepter une certaine humilité épistémique. Cela implique aussi que des gens raisonnables peuvent continuer d’être en désaccord, et que des points de vue politiques légitimes émergeront de consensus et de compromis accomplis par leur seul concours plutôt que par l’imposition aux autres de la position « vraie » de l’une des parties.
45Si nous acceptons ces deux considérations, la formulation d’arguments éthiques sur la base de théories raisonnables auxquelles on ne souscrit pas soi-même prend une teinte quelque peu différente. Plutôt qu’une simple tromperie, elle implique la construction d’arguments fondés sur des considérations faisant partie de théories raisonnables à partir desquelles un politique ouvert tentera de construire un consensus par recoupement.
46Il existe donc des justifications au fait de formuler des arguments éthiques sur la base de théories raisonnables auxquelles on ne souscrit pas soi-même, pour autant qu’on les considère comme raisonnables. Remarquez que cette argumentation a l’avantage à la fois de fournir un justificatif plausible à de telles stratégies de persuasion et de poser du même coup des limites claires à cet assentiment. Manifestement, les arguments fondés en des théories déraisonnables sont moralement exclus de cet argumentaire, et ce, même s’ils sont efficaces sur le plan des motivations.
47Il y a cependant d’importantes considérations nous obligeant à modérer la conclusion qui émane des considérations que nous avons émises : si nous tentons de mobiliser un soutien populaire en faveur de politiques moralement défendables sous de faux motifs, les motifs présentés dans ce contexte particulier pourraient revenir nous hanter la prochaine fois qu’une tentative sera faite dans le but de mobiliser un nouveau soutien pour d’autres bonnes politiques. C’est-à-dire qu’il est probable que le fait de recourir au sentiment moral le plus facilement mobilisable nous permettra d’atteindre un but particulier et urgent. Par contre, le risque demeure que les implications découlant le plus naturellement des principes inculqués moyennant cette pratique puissent nous nuire lors de débats politiques subséquents. Faire appel aux sentiments moraux des gens – simplement pour attiser la sympathie populaire par une mise en scène gonflant la souffrance des pauvres, ou alors pour faire en sorte que les citoyens se sentent mieux dans leur peau en tentant de les convaincre de contribuer aux campagnes de charité – pourrait s’avérer plus efficace à court terme. Mais ces recours aux sentiments ne permettent pas en retour de construire une citoyenneté fidèle, disposée à agir de la bonne manière lors des situations au sein desquelles de tels recours sont impossibles, par exemple, parce que les enjeux moraux ne font pas appel à des sentiments aussi facilement mobilisables.
48Il existe ainsi des considérations valables en faveurs des deux positions qu’il est raisonnablement possible d’adopter à l’égard de l’utilisation des arguments moraux que l’on considère plus faibles, mais que l’on croit malgré tout plus à même de susciter une adhésion aux politiques moralement légitimes et dont les véritables justifications se trouvent en d’autres motifs. J’estime que ces considérations ont assez d’importance pour exclure les positions extrêmes (kantienne et utilitariste non reconstruite) d’après lesquelles de tels recours aux sentiments moraux sont simplement permis ou défendus. Je suis plutôt favorable à la position permettant ces recours à l’intérieur d’un cadre limité. Ce cadre inclut (à tout le moins) la condition préalable selon laquelle l’argumentation présentée doit être plausible sur le plan philosophique, condition rendue manifeste au moins par sa présence continue en tant qu’option valide discutée dans les débats philosophiques. Idéalement, l’argumentaire doit aussi représenter une dimension de la situation morale d’ensemble, bien qu’elle n’ait pas à être la plus importante ou influente sur le plan moral.
IV
49Permettez-moi de résumer l’argumentation qui fut développée au cours des trois dernières sections. J’ai soutenu, d’abord, que les nations à grande échelle sont le résultat d’un artifice politique duquel ceux qui croient qu’il est possible et souhaitable de voir émerger un demos mondial peuvent apprendre. En second lieu, j’ai suggéré que les citoyens des pays riches et pauvres se trouvent liés de manière hobbesienne dans une multitude de contextes, ce qui fournit des arguments invoquant des considérations pratiques aux riches du monde et les incite à voir leur sort comme lié à celui des pauvres – cet état de fait devrait aussi les inciter à militer en faveur de la reconnaissance de ce lien unissant leur sort à celui des citoyens les plus pauvres du monde. Une première astuce pouvant être utilisée par les futurs artisans du demos mondial est de rendre ces contextes évidents et d’établir des propositions de politiques qui les entretiennent. Troisièmement, j’ai suggéré que même s’il se peut que certains philosophes croient en des théories qui décrivent la relation entre les riches et les pauvres du monde de manières moins propices à son utilisation dans des campagnes de persuasion visant à promouvoir la solidarité mondiale, il existe peut-être moins d’obstacles que ce que l’on a pu croire à l’usage persuasif de théories « favorables » à cette idée – pour autant que celles-ci soient « raisonnables ».
50Les théoriciens de la justice et de la démocratie mondiale, jusqu’à présent, n’ont pas été assez attentifs à l’importance de la tâche consistant à construire au sein de la population mondiale – et surtout des riches – le sentiment selon lequel nous partageons une destinée commune, ce qui est assurément une condition préalable à l’émergence d’un demos mondial. Ils peuvent contribuer à convaincre leurs concitoyens de se voir euxmêmes en tant que membres d’une communauté plus large, entre autres, en attirant leur attention sur les risques engendrés par notre ignorance ou insouciance face aux besoins des pauvres à l’échelle mondiale ainsi qu’en prenant part aux débats moraux cherchant à canaliser les sensibilités morales favorables à l’émergence d’un sentiment de solidarité mondiale. Il y a toutefois de nombreux autres outils qui peuvent être utilisés à cette fin. Cet essai pourrait donc nous aiguiller en direction d’un champ de recherche beaucoup plus vaste.
Notes de bas de page
1 Traduit de l’anglais par Gabriel Malenfant (Département de philosophie, Université d’Islande). Cet essai fut d’abord présenté au congrès de l’Association internationale de philosophie du droit et de philosophie sociale (IVR) à Cracovie, en août 2007, dans le cadre d’un panel intitulé « Global Justice » organisé par Margaret Moore, puis dans le cadre d’un atelier intitulé « Intentions and Motivations in International Relations » organisé en mai 2008 à l’Université de Montréal par Ryoa Chung, M. Blanchard, F. Gaudreault et J.-B. Jeangène Vilmer. Je tiens à remercier les participants des deux événements pour leurs judicieux commentaires. Merci aussi à Patti Lenard qui me rendit des commentaires approfondis au sujet d’une version préliminaire de ce texte.
2 David Miller, On Nationality, Oxford, Oxford University Press, 1995; David Miller, Citizenship and National Identity, Oxford, Polity Press, 2000; David Miller, National Responsibility and Global Justice, Oxford, Oxford University Press, 2007 (à l’avenir : Miller, 2007) ; Will Kymlicka, Politics in the Vernacular, Oxford, Oxford University Press, 2001 (à l’avenir : Kymlicka, 2001).
3 Daniel Weinstock, « The Real World of (Global) Democracy », The Journal of Social Philosophy, vol. 37, no 1, 2006, p. 6-20.
4 Daniel Weinstock, « Saving Democracy from Deliberation » dans R. Beiner et W. Norman (dir.), Canadian Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2001.
5 David Miller, « In Defence of Nationality », The Journal of Applied Philosophy, vol. 10, no 1, 1993, p. 3-16; Kymlicka, 2001.
6 Kok-Chor Tan, « Cosmopolitan Impartiality and Patriotic Partiality », dans D. Weinstock (dir.), Global Justice, Global Institutions. Canadian Journal of Philosophy, Supplementary, vol. 31, 2005; Patti Tamara Lenard, 2006 « Motivating Cosmopolitanism? A Sceptical, but Not Pessimistic View », communication présentée au congrès de l’American Political Science Association, Chicago, 2007.
7 Michael Billig, Banal Nationalism, Londres, Sage Publications, 1995.
8 Benedict Anderson, Imagined Communities, 2e édition, New York, Verso, 2006; David A. Bell, The Cult of the Nation in France, Cambridge, Harvard University Press, 2001.
9 John Rawls, The Law of Peoples, Cambridge, Harvard University Press, 1999. À l’avenir: Rawls, 1999.
10 Robert Goodin, Motivating Political Morality, Oxford, Basil Blackwell, 1992.
11 Lani Gunier, The Tyranny of the Majority, New York, The Free Press, 1995.
12 Inge Kaul, Isabelle Grunberg et Marc Stern, Global Public Goods. International Cooperation in the 21st Century, Oxford, Oxford University Press, 1999. À l’avenir: Kaul, Grunberg et Stern, 1999.
13 Paul Farmer, Infections and Inequalities: The Modern Plagues, Berkeley, University of California Press, 2001.
14 L. C. Chen, T. G. Evans, R. A. Cash., « Health as a Global Public Good », dans Kaul, Grunberg et Stern, 1999, p. 284-304.
15 Simon Caney, « Justice, Climate Change, and Motivation », essai présenté à l’atelier intitulé « Intentions and Motivations in International Relations », Université de Montréal, mai 2008.
16 Martin Leblanc, Éthique et violence politique : Repenser la réponse des démocraties libérales à la menace terroriste, thèse de doctorat, Département de philosophie, Université de Montréal, 2008.
17 Rawls, 1999; Miller, 2007.
18 Simon Caney, « Global Interdependence and Distributive Justice », Review of International Studies, vol. 31, no 2, 2005, p. 389-399.
19 Thomas Pogge, World Poverty and Human Rights (2e édition), Oxford, Polity Press, 2008.
20 Peter Singer, « Famine, Affluence and Morality », Philosophy and Public Affairs, vol. 1, no 1, 1972, p. 229-243.
21 Wayne Norman, Negotiating Nationalism, Oxford, Oxford University Press, 2006.
22 Peter Unger, Living High & Letting Die. Our Illusion of Innocence, Oxford, Oxford University Press, 1996.
23 Peter Singer, Practical Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
24 Je suis évidemment conscient des controverses philosophiques entourant la notion de « raisonnable » telle qu’elle a émergé dans la littérature au sujet du libéralisme politique et de la démocratie délibérative. L’espace que j’ai ici ne me permet cependant pas de préciser le présent usage du concept. J’en ai néanmoins offert ma propre interprétation dans Daniel Weinstock, « A Neutral Conception of Reasonableness », Episteme, vol. 3, no 3, 2006, p. 234-247.
25 John Rawls, Political Liberalism, New York, Columbia University Press, 1993.
Auteur
Professeur titulaire au département de philosophie de l’Université de Montréal, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en éthique et philosophie politique et directeur (et fondateur) du Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal. Il a publié Global Justice, Global Institutions, University of Calgary Press, en 2005.
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