2. Cosmopolitisme et acrasie collective
p. 37-58
Texte intégral
1Parmi les biens que les philosophes anciens auraient appelés « extérieurs », il en est que l’on peut dire d’intérêt cosmopolite, au sens où ils concernent au même degré tous les êtres humains, sans distinction de nationalité ou de culture. Certains de ces biens sont d’intérêt cosmopolite parce que, en raison de leur nature même, ils sont des biens communs à tous les êtres humains : par exemple, le climat de la Terre, ses « éviers » globaux, voire ses ressources1. D’autres sont d’intérêt cosmopolite parce qu’ils sont des biens ayant une valeur humaine, par contraste avec de simples valeurs culturelles ou conventionnelles : un revenu économique ou des droits peuvent être considérés comme des biens sociaux d’intérêt humain, tandis que la Légion d’honneur ou un permis de conduire sont des biens dont la valeur est relative à une culture ou à des conventions. Certains biens sont donc d’intérêt cosmopolite parce qu’ils sont communs à tous les êtres humains du fait qu’ils cohabitent sur la Terre, d’autres parce qu’ils ont une valeur humaine universelle2.
2L’existence de biens d’intérêt cosmopolite, qu’ils soient naturels ou sociaux, n’implique toutefois nullement que le cosmopolitisme, c’est-à-dire le dépassement institutionnel du multipolitisme3, soit la seule réponse sociale possible à la production, à l’exploitation ou au partage de ces biens. Si un bien intéresse également plusieurs personnes, il ne s’ensuit pas que ces personnes coordonneront nécessairement leurs actions pour se le procurer : elles peuvent rivaliser pour l’obtenir ou lutter pour le réserver. La valorisation du cosmopolitisme ne découle donc pas analytiquement de l’existence de biens d’intérêt cosmopolite. Elle est, pour parler comme Kant, l’expression d’un jugement synthétique qui requiert de mobiliser des prémisses supplémentaires.
3Si, parmi ces prémisses, ont longtemps figuré des considérations sur l’artificialité des divisions nationales, rapportées à l’unité de la nature humaine4, ou encore sur l’irrationalité, voire l’immoralité, de la rivalité et des conflits entre nations5, la valorisation contemporaine du cosmopolitisme fait surtout appel à des considérations de justice sociale. On peut résumer celles-ci par un principe que nous appellerons le principe de l’allocation cosmopolitique des biens sociaux cosmopolites6. Ce principe peut s’énoncer de la manière suivante : si un bien naturel ou social est d’intérêt cosmopolite, alors nul arrangement social aux fins de produire ou d’allouer ce bien ne peut être juste s’il n’a pour cible ou allocataires potentiels la totalité des êtres humains. Par exemple, si, pour tout être humain, c’est un bien que de pouvoir accéder à une éducation scolaire dans son enfance et sa jeunesse, alors un arrangement social qui ne viserait à garantir l’accès à une éducation scolaire qu’à un sous-ensemble des êtres humains ou bien qui assurerait de manière arbitraire un meilleur accès à une éducation scolaire à certains humains plutôt qu’à d’autres serait également injuste. De même, si c’est pour tout être humain un bien que de pouvoir jouir d’un environnement naturel qui ne soit pas saturé de polluants industriels, alors un arrangement social qui ne permettrait pas de garantir la disponibilité d’un tel bien naturel pour toutes les générations d’êtres humains serait clairement injuste. Tout bien naturel ou social d’intérêt cosmopolite devrait donc être alloué de manière cosmopolitique parce que seul ce mode d’allocation serait conforme à la destination humaine de ce bien.
4Ce principe de justice est au fondement du renouveau contemporain de la pensée cosmopolitiste. Si le multipolitisme est aujourd’hui blâmé, ce n’est plus, ou plus seulement, parce qu’il divise artificiellement les hommes ou bien parce qu’il les conduit à se faire la guerre, mais parce qu’il a des effets allocatifs pervers sur le plan éthique. Sans doute le problème de justice soulevé par le multipolitisme n’est-il pas exactement le même lorsqu’on considère l’allocation des biens naturels et celle des biens sociaux de valeur universelle. Dans le premier cas, l’injustice est en effet principalement intergénérationnelle7, le multipolitisme étant censé, par l’absence de coordination des décisions et politiques nationales, interdire un développement durable, c’est-à-dire un développement garantissant une disponibilité intergénérationnelle des ressources et des éviers naturels8. Dans le second cas, l’injustice est surtout intragénérationnelle, le multipolitisme étant censé, cette fois, entraîner ou entretenir une répartition fortement inégalitaire des biens sociaux humains entre les individus selon leur nation de rattachement. Néanmoins, quoiqu’il y ait une claire différence entre inégalité intergénérationnelle et inégalité intragénérationnelle, dans les deux cas, dépassement cosmopolitique serait requis parce que le multipolitisme serait associé à cette inégalité de traitement des êtres humains. L’inégalité serait, dans les deux cas, injustifiable au regard de la destination cosmopolite des biens concernés, du fait qu’ils sont des biens pour tout être humain, en tant seulement qu’être humain9.
5Nous nous proposons dans ce qui suit, non pas de contester cette ligne d’argumentation en faveur du cosmopolitisme, qui nous paraît au contraire tout à fait robuste, mais d’avancer quelques raisons de douter que le cosmopolitisme soit un remède suffisant aux maux que le multipolitisme a engendrés, tant en matière environnementale qu’en matière économique et sociale. Nous voudrions donc modérer quelque peu les espoirs que l’on peut placer dans le cosmopolitisme : si, d’une part, comme nous allons le montrer, un dépassement cosmopolitique du multipolitisme n’exigerait pas un bouleversement radical de notre monde, on peut estimer, d’autre part, que la capacité nouvelle d’action à laquelle les hommes pourraient accéder échouerait malheureusement à répondre aux maux sociaux et écologiques auxquels ils sont collectivement confrontés.
1. L’apologue des hydrophiles
6Un motif traditionnel de scepticisme à l’égard des promesses du cosmopolitisme, mais tout aussi bien, d’ailleurs, un motif de prévention à l’égard de la désirabilité du cosmopolitisme, tient à la manière dont on conçoit parfois ce que devrait être un dépassement cosmopolitique du multipolitisme. On imagine que pour remédier aux effets pervers du multipolitisme, il faudrait faire disparaître le pluralisme national au profit d’un arrangement social mêlant indistinctement tous les individus et tous les peuples dans quelque unité politique globale. Cette conception, que nous qualifierons de migmophile10 du cosmopolitisme, fait évidemment partie intégrante de l’histoire du cosmopolitisme. Mais si l’on réfléchit, non à ce qu’on aimerait voir, mais à ce qui pourrait corriger les vices les plus patents de notre monde, ce cosmopolitisme migmophile est largement facultatif. Nous voudrions d’abord identifier à quoi le cosmopolitisme nous oblige vraiment et, partant, à quoi ressemblerait un monde social suffisamment cosmopolitisé pour que les maux associés au multipolitisme puissent, du moins en principe, être corrigés.
7Pour introduire de manière intuitive les ressorts du problème, imaginons un monde peuplé de quatre personnes pour lesquelles l’accès à l’eau potable est un bien au même degré. Et admettons en outre que, pour que cet accès soit assuré, une certaine infrastructure technique est nécessaire, qui transforme l’eau non potable naturellement présente sur cette Terre jumelle en eau potable. Ce bien qu’est l’accès à l’eau potable est donc un bien humain, mais qui requiert, pour être obtenu, une certaine organisation sociale. Ce bien ne pourrait être obtenu dans un « état de nature » : c’est un bien humain social.
8Dès lors que ce bien est un bien humain, un bien qui est également un bien pour chacun, on peut admettre que ce bien doit être alloué aux quatre personnes en lice. Sans doute n’est-il pas a priori nécessaire que ce bien soit alloué de manière égale à toutes les quatre. Il faut en effet distinguer la clef de répartition ou d’allocation d’un certain bien et le champ de ses allocataires potentiels. Une allocation peut être injuste, soit parce que la clef de la répartition n’est pas juste, soit parce que le champ des allocataires est mal dimensionné, étant soit trop large, soit trop étroit. Dans le cas présent, nous pouvons donc admettre a priori que, quelle que soit la juste clef de répartition de ce bien, le champ des allocataires doit être « global », c’est-à-dire renfermer les quatre hydrophiles. Tout arrangement social qui décréterait arbitrairement que l’un d’eux ne fait pas partie des allocataires ou, simplement, qui ne le prendrait pas en compte dans l’allocation de ce bien serait clairement injuste.
9S’ensuit-il pour autant que le seul arrangement juste soit un arrangement qui non seulement alloue ce bien à tous les quatre, mais qui en outre le répartit entre tous les quatre ? La destination cosmopolite d’un bien implique-t-elle nécessairement que son mode d’allocation soit lui-même à la fois unitaire et global ? Manifestement, non. Car on peut imaginer un arrangement où ces quatre personnes se grouperaient deux à deux et se répartiraient deux à deux l’accès à l’eau potable. La destination cosmopolite du bien serait donc satisfaite, puisque le bien serait alloué à toutes, mais par une voie ou un moyen d’action qui ne serait pas lui-même global, mais multilocal.
10Cette petite expérience suffit, à notre sens, à montrer qu’il n’y a nulle incompatibilité de principe entre la destination cosmopolite de certains biens et le fait que ces biens soient répartis entre les humains de manière « locale » et non pas globale. Si la répartition locale est, pourrait-on dire, globalement locale, autrement dit si tous les allocataires sont concernés par une allocation locale ou une autre, alors la destination cosmopolite du bien est clairement satisfaite au sein d’un tel système pluraliste d’allocation. Mieux, on peut aller jusqu’à considérer ce pluralisme des allocations lui-même comme un arrangement social ayant une motivation cosmopolite, ou comme une certaine manière de répondre à la destination cosmopolite du bien alloué. Ce mode d’allocation peut en effet, quelles que soient les causes qui peuvent contribuer à l’imposer, être théoriquement justifié si l’on peut établir qu’il est éthiquement plus efficient qu’un mode d’allocation cosmopolite ou globale du bien humain concerné11. Gardons notre exemple de l’eau potable et envisageons cette fois une population de quelques milliards d’hydrophiles. On peut estimer qu’il est assez plausible qu’un monde où l’accès à l’eau potable serait assuré par une agence globale ou mondiale offrirait certainement, en moyenne ou au plus mal loti, une eau potable de moindre qualité et en moindre quantité par rapport à un monde dans lequel une pluralité d’agences feraient ce travail au sein des différents sous-ensembles « nationaux » de l’humanité hydrophile. Par ailleurs, on peut considérer comme une qualité inhérente à cet arrangement pluraliste qu’il rend possible des formes de vie et de pensée qui ne seraient pas apparues dans un arrangement homogène. Ainsi peut-on estimer comme assez plausible que, sur notre Terre jumelle, au moins deux langues seront apparues et, certainement, d’autres particularités locales. Or, à un certain point de vue, on peut estimer que plus un système comporte de différences ou d’informations, plus il comporte de perfection ontologique12, de sorte qu’un arrangement pluraliste non seulement peut répondre de manière plus efficace à la nécessité d’allouer de manière cosmopolite des biens sociaux humains, mais il possède en outre des effets externes culturels que l’on peut tenir pour positifs.
11Il n’y a donc pas d’incompatibilité de principe entre destination cosmopolite d’un bien et allocation multiplement nationale de ce bien. Autrement dit, il n’y a pas d’incompatibilité de principe entre destination cosmopolite des biens humains et pluralisme politique. Mais on voit immédiatement que si le pluralisme politique peut être compatible avec la destination cosmopolite des biens humains, ce n’est pas à n’importe quelles conditions. Poursuivons avec notre exemple des quatre hydrophiles : qu’est-ce qui pourrait faire que leur division en deux couples empêcherait que la destination cosmopolite du bien concerné soit satisfaite ?
12Puisque la production sociale d’eau potable requiert d’exploiter des ressources naturelles en eau non potable, il se pourrait que ces ressources soient disposées sur la Terre jumelle de manière à ce qu’un seul des couples en ait en quantité suffisante. Alors qu’un arrangement unitaire global aurait partagé ces ressources entre tous, l’arrangement pluraliste peut n’en faire bénéficier que certains ou les en faire plus bénéficier. Un arrangement pluraliste ne peut donc avoir une destination cosmopolite que s’il inclut un dispositif de mise en commun et de juste partage des ressources naturelles.
13Imaginons maintenant qu’avec ou sans dispositif de ce genre, chacun des deux couples a un accès suffisant aux ressources en eau non potable de la Terre jumelle. On pourrait observer la situation suivante : pour des causes d’ordre organisationnel, l’un des couples pourrait ne pas être parvenu à assurer, en son sein, un niveau efficace d’allocation de l’eau potable. Tandis qu’un arrangement unitaire global aurait, même avec une moindre efficience, servi de manière uniforme tous les allocataires, un arrangement pluraliste permet qu’un sous-ensemble seulement des allocataires potentiels du bien cosmopolite soit satisfait. Un arrangement pluraliste ne peut donc avoir de destination cosmopolite que s’il contient des mécanismes de revitalisation des couples déficients, des mécanismes qui évitent qu’un module local du système pluraliste ne fonctionne à un rythme moins soutenu que le rythme moyen des autres modules ou bien tombe tout simplement en panne.
14Imaginons la situation suivante : l’un des deux couples organise la production d’eau potable au moyen d’un système qui émet des ondes qui viennent perturber le bon fonctionnement du système installé par l’autre couple. À nouveau, on peut imaginer que, dans un système unitaire global, aucun système n’aurait été adopté qui aurait eu pour effet de désavantager arbitrairement certains allocataires ou de leur faire subir des effets externes négatifs engendrés par la meilleure allocation des autres. Dans un système pluraliste non coopératif, chacun agit sans se soucier des effets externes de ses actions sur les autres. Dans un système pluraliste coopératif, chacun, à l’inverse, se soucie de l’impact de ses décisions sur le bien-être des autres. Un système pluraliste doit donc également comporter un mécanisme de prévention ou de compensation des effets externes négatifs que l’action de chaque module peut imposer aux autres.
15Imaginons enfin une dernière situation, dont le caractère problématique ne va pas de soi, car il s’agit de la destination cosmopolite du système pluraliste. Nos deux couples ont un accès suffisant aux ressources en eau non potable, ils ne s’infligent pas mutuellement des nuisances non compensées ou non négociées et ils sont socialement efficaces. Mais, dans l’un de ces couples, l’accès à l’eau potable est partagé de manière égale entre les deux partenaires, alors que dans l’autre couple, la plus grosse part est réservée à l’un des deux, l’autre n’ayant que le strict nécessaire pour survivre. Dans un tel cas de figure, on ne saurait dire que la destination cosmopolite du bien n’est pas satisfaite : le champ des allocataires est universel, nul n’est exclu de l’allocation d’eau potable. Mais tandis qu’un système unitaire global aurait alloué l’eau potable selon une unique clef de répartition, un système pluraliste rend possible que des clefs différentes soient appliquées, autrement dit que les allocataires soient soumis à des normes de justice distributive différentes. Si l’on admet dès lors – mais ce point ne va pas de soi – qu’un bien cosmopolite est non seulement un bien qui doit être alloué à tous, mais aussi selon une unique clef de répartition, alors un système pluraliste peut, d’une façon qui paraît toutefois plus difficilement remédiable, violer cette contrainte de répartition uniforme. Tout en permettant une répartition cosmopolite ou universelle du bien, il ne permettrait pas que tous les allocataires soient traités selon une même règle de justice. Ceux qui vivraient au sein d’un couple isonomique auraient un accès égal à l’eau potable, tandis que ceux qui vivraient dans un couple aristocratique aurait un accès qui serait fonction de leur « excellence » sociale.
16Ainsi, si la destination cosmopolite d’un bien peut être satisfaite par un système pluraliste d’allocation de ce bien, dès lors que ce système est globalement local, tout système pluraliste et global ne peut être perçu comme une réponse à cette destination cosmopolite du bien. Certains « mécanismes » doivent être présents dans le système pluraliste qui sont le critère que ce système n’est pas le produit d’une séparation non coopérative des allocataires, d’un enfoncement égoïste dans le particularisme, mais une réponse réfléchie au problème de l’allocation cosmopolite du bien. Le système pluraliste doit nécessairement comporter un mécanisme de mise en commun des ressources naturelles, un mécanisme de revitalisation des modules locaux déficients et un mécanisme de prévention ou de compensation des effets externes négatifs que chaque module local peut imposer aux autres. Il se peut aussi qu’il doive comporter un mécanisme, plus complexe à concevoir, d’uniformisation des clefs de répartition locales du bien cosmopolite. Nanti de ces mécanismes, l’arrangement pluraliste pourra, sans hésitation, surclasser en valeur un arrangement unitaire global, dès lors que l’un et l’autre satisferont la contrainte éthique d’allocation cosmopolitique. L’arrangement pluraliste aura en outre l’avantage d’une plus grande efficience, car il est peu douteux que, quel que soit le bien qu’il s’agit de produire ou de répartir, l’efficacité d’un arrangement social comporte une contrainte de dimension, un arrangement trop étroit tout comme un arrangement trop vaste étant exposés à des causes différentes mais évidentes d’inefficacité.
2. Un cosmopolitisme résiduel et modulaire
17De ce petit apologue des hydrophiles, tentons de tirer quelques leçons quant à la manière dont notre monde pourrait être suffisamment cosmopolitisé. Nous avons évidemment besoin de bien plus que d’eau fraîche pour vivre une vie humaine. Mais il est utile, et sans doute même indispensable, de comparer la complexité de notre monde à des modèles plus simples, qui nous permettent d’identifier les variables morales pertinentes et la manière dont elles sont reliées.
18Il ressort de l’apologue des hydrophiles qu’il n’est pas nécessaire, pour répondre à la destination cosmopolite d’un bien, d’allouer ce bien à l’intérieur d’un arrangement unitaire global. Autrement dit, le cosmopolitisme migmophile est, en principe, facultatif13. Néanmoins, cet apologue montre aussi qu’un même arrangement social globalement pluraliste peut fonctionner d’une manière soit multipolitique, soit cosmopolitique. Pour que l’on puisse dire qu’un arrangement pluraliste fonctionne de manière cosmopolitique plutôt que multipolitique, il faut, avons-nous dit, qu’il renferme des mécanismes a) de gestion commune des ressources, b) de revitalisation automatique des modules nationaux déficients, c) de prévention ou de compensation des effets externes négatifs. En définitive, il faut d) qu’il comporte un mécanisme d’homogénéisation des normes de justice distributive. Qu’est-ce qui, dans le monde réel, pourrait tenir lieu de ces différents mécanismes ?
19La solution est aisée à percevoir si l’on veut bien considérer que toute unité politique assure l’allocation de deux types de biens : d’une part, des biens qui ne sont des biens que pour tous ceux qui résident sur son sol, d’autre part, des biens qui sont des biens humains, qui ont une valeur pour tout être humain. S’agissant de l’allocation des biens « nationaux », le multipolitisme ne souffre évidemment aucune espèce d’objection. Que la Légion d’honneur ou le permis de conduire soient attribués, en France, selon tel ou tel critère ne regarde que les citoyens français ou les citoyens et les résidents14. Tout ce qui est multipolitique n’a donc pas vocation à être rendu cosmopolitique : il n’y aurait guère de sens, du moins guère de nécessité morale, à exiger que tous les humains entrent en lice pour l’attribution d’une Légion d’honneur globale.
20Un État est loin, toutefois, de ne servir qu’à attribuer des médailles et des autorisations de diverses sortes. Il n’assure pas seulement le règlement de la vie sociale, mais aussi l’allocation de biens que tout homme serait intéressé d’avoir. Si la France reconnaît des droits individuels ou garantit un revenu minimum à ceux qui vivent sur son sol, ce sont là clairement des biens sur lesquels tout être humain aimerait pouvoir compter.
21Cette situation poserait un problème très particulier si quelques hommes vivaient dans des États leur allouant des biens de ce type, tandis que les autres restaient dans quelque état de nature. La valeur cosmopolite des biens alloués aux quelques chanceux vivant dans un état civil obligerait clairement ces derniers, d’un point de vue moral, à inclure d’une manière ou d’une autre ceux qui seraient involontairement restés dans un état de nature, à leur permettre d’acquérir un état civil. L’essentiel du problème du cosmopolitisme roulerait alors sur des questions relatives à l’immigration et à l’intégration nationale de ces laissés pour compte de la sortie de l’état de nature.
22Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Si l’on fait abstraction des populations qui sont victimes d’un effondrement de leur État15, tous les hommes vivent sous la juridiction d’un État et sont donc des allocataires potentiels des biens sociaux humains dont chaque État doit, en principe, assurer l’allocation au sein d’un sous-ensemble de l’humanité. L’humanité peut donc être considérée comme insérée au sein d’un système pluraliste d’allocation des biens qui intéressent tous ses membres en tant qu’êtres humains. Ce système fonctionne-t-il sous un mode multipolitique ou cosmopolitique ? La réponse n’est pas aisée, et ce, pour la simple raison qu’il existe déjà, en ce monde, des embryons de mécanismes cosmopolitisants. Peut-on dire en effet que les États qui sont aujourd’hui les plus efficaces en matière d’allocation de biens sociaux humains sont totalement indifférents au sort du reste des humains en ce domaine ? Peut-on dire pareillement qu’en matière d’allocation des ressources naturelles et d’utilisation des éviers globaux, chaque État ne considère que ses propres prélèvements ou ses propres rejets, sans se hisser à la hauteur d’un « nous » multinational et transgénérationnel ? Il serait faux de le dire, mais on ne saurait dire cependant, du moins s’agissant de l’allocation des biens sociaux cosmopolites, que le système pluraliste dans lequel nous vivons soit suffisamment cosmopolitisé. Que faudrait-il de plus pour qu’il le soit ?
23À l’égard de notre précédent apologue des hydrophiles, la réponse semble être la suivante : une cosmopolitisation suffisante de notre système pluraliste requerrait que chaque État considère qu’il exerce une manière de délégation de service cosmopolite et que chacun s’estime collectivement comptable de la manière dont il assure sa mission d’intérêt cosmopolite qui consiste à allouer des biens naturels et sociaux de valeur universelle au sein d’un sous-ensemble de l’humanité. Envisageons une analogie que l’on peut juger un peu choquante. Une multinationale pétrolière dispose, dans les différents pays, de stations-service, confiées à des gérants locaux. Ces stations distribuent à qui en a besoin une même essence cosmopolite. La multinationale veille à ce que les différentes stations soient suffisamment pourvues en carburant, compte tenu du marché local, et à l’efficacité de la gestion. Comparons les États à ce réseau de stations-service, avec cette seule mais décisive différence qu’ils ne dépendraient pas d’une multinationale globale, mais formeraient une vaste coopérative globale et veilleraient, par le truchement d’agences fonctionnelles au sein desquelles ils seraient représentés, au bon approvisionnement de chaque station-service juridico-sociale, à la compétence et à l’honnêteté des gérants politiques nationaux, à la consommation générale des ressources et à l’utilisation des éviers, etc. De cette façon, un système politique pluriel fonctionnerait de manière cosmopolitique et non plus multipolitique. Et le critère de sa cosmopoliticité résiderait dans l’existence de ces agences ou organisations sympolitiques16 au sein desquelles les États assureraient en commun, par l’entremise de leurs représentants, la gestion du système global mais pluri-local d’allocation des biens naturels et sociaux d’intérêt cosmopolite.
24Si l’on admet que l’un des aspects les plus problématiques du monde social trouve au moins une part de son explication dans le fonctionnement multipolitique du système pluraliste d’allocation des biens humains, alors on pourra supprimer cette cause si l’on peut obtenir, non que les États fusionnent en un seul – car pour une part notable de leurs attributions cette fusion n’aurait aucun sens –, mais qu’ils consacrent une part de leurs ressources, de leur puissance et de leur attention politique au bon fonctionnement global du système pluraliste. Il s’agira d’exercer une pression commune sur les États politiquement déficients, de prévenir les effets externes de leurs décisions monadiques par des règlements globaux concertés ou, plus simplement, de transférer des ressources économiques et technologiques suffisantes aux États qui, pour des raisons variées, en manquent. On ne peut nier qu’un système pluraliste, qui parviendrait à fonctionner de cette façon, à considérer que les déficiences de quelque module du système concernent l’ensemble des autres maillons de ce système et leur imposent des engagements appropriés, aurait au moins supprimé ce que l’état présent du monde doit aux effets du multipolitisme.
25Il s’ensuit que l’idéal du cosmopolitisme, compris comme un dépassement du multipolitisme, n’est ni un songe-creux irréalisable, ni, à l’inverse, un repoussoir dévorateur de toute différence culturelle ou nationale. Cosmopolitiser notre monde pluraliste n’exigerait nul changement institutionnel radical, mais un approfondissement et une réorientation de certains dispositifs organisationnels déjà existants17 en direction d’un cosmopolitisme à la fois résiduel et modulaire. Résiduel, parce que tout n’est pas et n’a pas à être vu comme cosmopolitique, parce que les différentes unités politiques peuvent continuer de réglementer la vie sociale sur la base de conventions et de valeurs locales, dès lors que cette réglementation n’a pas d’effets externes négatifs sur l’allocation des biens humains au reste de l’humanité. Modulaire, parce qu’il ne s’agit pas de faire exister un vaste Parlement mondial traitant de toutes les questions qui intéressent l’humanité, mais de constituer autant d’arènes de décision cosmopolitique qu’il se trouve d’objets d’intérêt cosmopolite. S’il ne suffisait que d’injecter du cosmopolitisme dans le monde pour le rendre plus vivable et plus juste, il ne serait pas exagéré de se laisser aller à un peu d’optimisme.
3. La faiblesse de la volonté cosmopolitique
26Le moment est venu, sinon de déchanter, du moins de retrouver un peu de placidité. Il est certain que les choses pourraient aller mieux si les unités nationales consentaient à consacrer une part de leur attention et de leurs ressources au bon fonctionnement du système global, partout où des objets d’intérêt cosmopolite sont en jeu ; si, en conséquence, elles acceptaient de former, avec les autres, autant d’associations sympolitiques qu’il y a d’objets cosmopolites et d’y prendre, en commun, des décisions cosmopolitiques. Mais est-ce que les maux auxquels le cosmopolitisme entend remédier seraient effectivement réglés, du moins en partie, du simple fait que les unités politiques se seraient résolues à agir, partout où c’est nécessaire, de manière cosmopolitique ?
27Le problème contemporain soulevé par la hausse des prélèvements sur les ressources énergétiques naturelles ainsi que par la hausse des rejets de gaz à effet de serre dans cet évier global qu’est l’atmosphère terrestre constitue à notre avis un cas particulièrement significatif pour aborder cette question. Dans différents domaines d’action politique qui possèdent, aux yeux d’un théoricien impartial, un intérêt cosmopolite indéniable, comme l’allocation des chances de bien-être économique ou la reconnaissance et la protection des libertés individuelles de base, le monde actuel est fort loin de croire qu’il appartient à la collectivité des États d’agir de manière cosmopolitique : si un multipolitisme strict ne prévaut plus en ces domaines, un cosmopolitisme vrai, même résiduel et modulaire, est loin de l’avoir supplanté. En revanche, un consensus est en train d’émerger sur la nécessité d’agir de manière cosmopolitique pour retarder ou contrecarrer les effets prévisibles du développement économique mondial sur la disponibilité intergénérationnelle de ressources énergétiques suffisantes et, surtout, sur l’évolution du climat. Nous savons, sans aucune espèce de doute raisonnable, que si neuf milliards d’êtres humains en 2050 consomment comme la moyenne actuelle des pays de l’OCDE, le produit mondial sera multiplié par cinq et la Terre ne suffira ni à leur fournir des ressources ni à assimiler leurs déchets. Nous savons également, sans aucune espèce de doute raisonnable, que l’accroissement régulier des émissions de gaz à effet de serre a un impact direct sur la hausse moyenne des températures. Or, des modèles suffisamment fiables nous permettent de prévoir qu’en prêtant à la Chine et à l’Inde un taux de croissance annuel moyen relativement modéré de 3,5 % jusqu’en 2030, si aucune mesure visant à accroître l’efficacité énergétique et à abaisser les émissions de gaz à effet de serre n’est prise, la hausse de la demande d’énergie primaire sera, en 2030, de 55 % supérieure à ce qu’elle était en 2005, et celle des émissions de gaz à effet de serre, de 57 %18. La perspective d’une pression excessive sur les ressources et d’une dégradation irréversible de l’environnement est fatalement inscrite dans la dynamique présente de l’économie mondiale.
28L’amélioration de l’efficacité énergétique et la réduction des émissions de gaz à effet de serre sont nettement devenues, non seulement pour les théoriciens, mais aussi pour les agents économiques et leurs dirigeants politiques, des objectifs d’intérêt cosmopolite. Les États ont manifestement consenti à sortir, en ce domaine, du multipolitisme pour entrer dans un mode de fonctionnement cosmopolitique. Les conférences successives de Rio, en 1992, de Kyoto, en 1997, de Johannesburg, en 2002, de Nairobi, en 2006, de Bali, en 2007 constituent sans conteste un effort pour cosmopolitiser les questions énergétiques et environnementales, sans parler de la pression exercée en ce sens par les organisations non gouvernementales et l’opinion publique. Nous avons là un échantillon clair de ce cosmopolitisme modulaire et résiduel que nous avons décrit : un monde suffisamment cosmopolitisé pourrait ne comporter rien d’autre que des cénacles sympolitiques de ce genre, autant de cénacles qu’il y aurait d’objets politiques d’intérêt cosmopolite. Quel enseignement peut-on retirer de l’observation du cénacle consacré à l’énergie et à l’environnement ?
29Le point central est de voir qu’un cénacle sympolitique n’est rien d’autre qu’un espace d’élaboration d’une décision collective. Ce qui distingue fondamentalement un monde pluraliste fonctionnant sous le régime du multipolitisme et ce même monde fonctionnant sous le régime du cosmopolitisme, c’est que, dans le premier, il existe une pluralité de décisions politiques, centrées sur l’intérêt national de chaque unité politique, tandis que dans le second, un support institutionnel et des relais transnationaux existent qui permettent la formation de décisions collectives globales sur des questions perçues comme d’intérêt cosmopolite. Or, à l’égard des questions cosmopolites d’efficacité énergétique et d’émissions de gaz à effet de serre, des décisions collectives ont bien été prises dans le cadre ou à la faveur des assemblées sympolitiques déjà mentionnées. Le dernier rapport de l’AIE dresse une liste de plus de 3000 mesures qui ont été décidées ces dernières années, soit de façon globale, soit sur des bases régionales plus étroites, soit même sur le plan individuel par quelques pays soucieux de se conformer pour leur propre compte aux préconisations globales. En intégrant ces diverses mesures au modèle d’évolution élaboré par l’AIE, le « scénario des politiques alternatives » ainsi esquissé fait apparaître, à l’horizon 2030 et par rapport à 2005, une augmentation de 38 % de la demande d’énergie primaire, contre 55 % dans le scénario de référence qui n’intègre aucune de ces mesures, et une hausse de 27 % des émissions de gaz équivalents CO2, contre 57 % dans le scénario de référence.
30Toutes ces mesures et leurs effets bénéfiques peuvent être attribués au passage du multipolitisme au cosmopolitisme. Les États se sont engagés à agir, non parce que c’était leur intérêt national immédiat de le faire, mais parce qu’ils se sont élevés au point de vue d’un « nous » multinational et que, du point de vue de ce « nous », ils ont perçu ce qu’ils devaient faire pour leur propre compte. Ils n’auraient pas pu avoir la volonté d’adopter ces mesures s’ils ne s’étaient élevés au point de vue du « nous » cosmopolitique. Grâce au cosmopolitisme, quelque chose a été voulu qui ne l’aurait pas été dans un régime de multipolitisme et qui s’avère à première vue bénéfique pour l’ensemble des êtres humains.
31Le point de désenchantement est, à notre sens, que cette volonté cosmopolitique, toute réelle qu’elle soit, est presque inévitablement sujette à une double faiblesse. D’une part, si une volonté cosmopolitique parvient à émerger, il y aura toujours de fortes chances pour que « ce qui est voulu » soit en deçà de « ce qui aurait dû être voulu » pour que le problème cosmopolite soit effectivement résolu : toute volonté cosmopolitique est menacée de sous-dimensionnement. D’autre part, même si la volonté cosmopolitique est correctement dimensionnée, si « ce qui est voulu » est objectivement suffisant ou adapté, « ce qui est voulu » a de fortes chances de n’être pas assez fortement voulu pour être complètement ou efficacement appliqué dans la réalité : toute volonté cosmopolitique est menacée de faiblesse motrice.
32Tentons de faire apparaître ces deux points, en les illustrant par les questions relatives à l’efficacité énergétique et à la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Le sous-dimensionnement de la volonté cosmopolitique
33Il n’est pas aisé d’exprimer, du moins de catégoriser, en termes généraux la principale raison pour laquelle toute volonté cosmopolitique est exposée au risque du sous-dimensionnement. Pour nous aider, considérons d’abord les deux situations délibératives suivantes. Dans la première, des gens reçoivent l’autorisation de prendre à un tiers une part de ses ressources. Ils discutent pour fixer le montant du prélèvement. On peut conjecturer que certains demanderont la totalité, tandis que d’autres, plus philanthropes, inviteront à la modération. Le résultat aura l’allure d’un maximum sous contrainte philanthropique. Deuxième cas de figure : des gens doivent bâtir avec leurs deniers un hospice pour accueillir des sans-abri. Dans ce cas, certains proposeraient de contribuer au minimum, tandis que d’autres, plus philanthropes, inviteraient à plus de générosité. L’issue aura cette fois l’allure d’un minimum sous contrainte philanthropique.
34La différence entre ces deux types de délibérations collectives est que, dans le premier cas, on délibère pour acquérir, tandis que dans le second, on délibère pour contribuer. Or, toutes les délibérations cosmopolitiques sont du deuxième type. Cela est vrai des questions climatiques, puisqu’il s’agit de s’imposer des freins, du moins des coûts à court terme. Cela est également vrai lorsqu’il s’agit de contribuer militairement à une action de police cosmopolitique ou s’il s’agit de contribuer à des transferts nets de ressources en vue de lutter contre la pauvreté globale.
35Dans le cas du climat, le rapport précité de l’AIE montre que si toutes les mesures adoptées par les États étaient effectivement – efficacement – mises en œuvre, on pourrait espérer une stabilisation à long terme des émissions de gaz à effet de serre autour de 550 parties par million (ppm), ce qui correspond à une hausse moyenne des températures de 3o C. Mais pour atteindre le seuil préférable de 450 ppm, soit une hausse moyenne des températures de 2,4o C, il faudrait des mesures plus drastiques, qu’aucun État ne s’est engagé à adopter.
36Cet exemple ne constitue pas une preuve, mais à tout le moins un indice que, dès lors que des partenaires doivent s’entendre sur des contributions, des concessions, des autolimitations, etc., le résultat a une forte probabilité d’être sous-dimensionné au regard de ce qu’un agent unitaire, se considérant comme seul responsable de l’objectif à atteindre, pourrait s’imposer.
37À ces causes systémiques générales s’ajoute, dans le cas des politiques environnementales, un problème spécifique qui apparaît lorsque les partenaires ont des capacités contributives différentes. Une cause spécifique du sous-dimensionnement des mesures d’efficacité énergétique et d’épargne des rejets polluants, c’est en effet le formidable décalage entre les pays qui, comme les États-Unis, sont de formidables pollueurs par tête et des pays qui auraient besoin de devenir, de facto, plus pollueurs pour devenir plus développés. Si la Chine devient le premier pays au monde en termes d’émissions de gaz à effet de serre, le volume des émissions par tête restera, en 2030, de 60 % inférieur à celui d’un habitant des États-Unis. Dans une telle situation d’inégalité des partenaires au regard du poids des mesures d’autolimitation, il est évident que, si un accord est trouvé, il tiendra nécessairement compte de ces écarts et, par conséquent, comportera moins d’autolimitations globales qu’il n’aurait pu en comporter si les partenaires avaient été dans une situation plus proche de l’égalité.
38Il n’y a évidemment aucune espèce de nécessité psychologique à ce qu’une volonté cosmopolitique soit toujours sous-dimensionnée. On peut dire au moins que dès lors qu’une volonté cosmopolitique exprime des engagements, des contributions, des autolimitations, par rapport à ce qui aurait prévalu dans un régime de multipolitisme, et dès lors que, dans de nombreux cas, ces contributions n’ont pas le même poids pour les différents partenaires, compte tenu notamment de leur histoire économique et sociale propre, il y a un risque permanent de sous-dimensionnement, parce qu’il y a un risque permanent, non négligeable, que les partenaires ne raisonnent pas en rivalisant de générosité et d’abnégation19.
La faiblesse motrice de la volonté cosmopolitique
39Toute sous-dimensionnée qu’elle soit, la volonté cosmopolitique en matière énergétique et climatique existe cependant. Comme nous l’avons rappelé, toutes sortes de mesures réglementaires en sont l’expression qui, mises bout à bout, auraient un effet qui ne serait pas négligeable si elles étaient effectivement mises en œuvre. Mais le cas existe où l’on veut vraiment quelque chose, où l’on se décide à quelque chose, mais où, pourtant, on ne parvient pas à mettre cette décision en œuvre, non faute d’un concours du monde extérieur, mais simplement faute d’une force motrice suffisante de notre volonté. Pourquoi la volonté cosmopolitique est-elle affligée d’une telle faiblesse motrice ?
40Mentionnons d’abord des causes spécifiques aux questions d’efficacité énergétique. Beaucoup de mesures visant à accroître l’efficacité énergétique requièrent la mise au point puis la diffusion de technologies qui, pour certaines, n’existent pas encore. Or, aucun pays, aussi bien intentionné soit-il, ne peut attendre l’apparition de technologies plus propres et moins consommatrices pour, par exemple, s’équiper en centrales électriques. De telles installations ne se renouvellent pas tous les ans. Lorsqu’elles sont installées, elles fonctionnent entre 10 et 30 ans, selon leur nature. Il y a donc une manière d’inertie du passé et du présent : si l’on peut concevoir une panoplie d’équipements efficaces sur les plans énergétique et écologique, on ne peut détruire à volonté ce qui a été installé par le passé et qui continue de fonctionner, ou bien empêcher de faire exister aujourd’hui ce qui a été fabriqué avec des technologies peu efficaces, mais dont on a immédiatement besoin20.
41Au-delà de cette cause spécifique de faiblesse motrice de la volonté cosmopolitique en matière d’efficience énergétique et écologique, on peut en identifier une autre, qui est moins spécifique, qui peut jouer dans d’autres domaines d’action cosmopolitique. Il y a une claire différence entre le cas où une personne individuelle s’engage, dans un cadre décisionnel commun, à une certaine conduite et celui où un État s’engage, non pas à faire lui-même quelque chose, mais à faire faire une certaine chose par la part de société humaine dont il est responsable. Nous savons que 280 000 m2 de forêts disparaissent chaque minute de la surface de la Terre, soit 140 000 km2 par an. Et parce que l’ensemble des hommes et de leurs dirigeants le savent, il ne s’en trouve aucun, en y pensant bien, qui ne veuille mettre un terme à cette hécatombe végétale. Aussi certains États, dont le territoire comporte de vastes espaces de forêts, ont-ils fini par s’engager à des politiques moins dispendieuses. Mais ce ne sont pas les États qui, pour l’essentiel, gèrent les forêts. Une fois la décision prise, il faut donc la rendre socialement opérante, ce qui exige non seulement la production de réglementations nationales, mais aussi la création d’un consensus social autour de ces réglementations, qui passe par des compensations, des explications, mais aussi par des formes adaptées de contrôle social et de répression. S’il suffit donc, en général, de vouloir lever le bras pour parvenir à le mouvoir, il est manifestement plus long et plus complexe, pour une volonté cosmopolitique, de mouvoir l’ensemble des sociétés et des individus concernés. Lorsqu’un État s’engage, par volonté cosmopolitique, à envoyer des troupes nationales sur un théâtre d’intervention cosmopolitique, il ne dépend que de l’efficacité administrative de ses services que la décision soit rapidement et complètement suivie d’effets. Dans ce type de cas, la volonté cosmopolitique ne souffre pas de faiblesse motrice. Mais lorsque le contenu de la volonté cosmopolitique est une règle ou suppose l’édiction d’une règle, c’est-à-dire, en dernière analyse, la réorganisation de pratiques sociales et d’habitus individuels, il y a comme un inévitable amollissement de l’énergie volontaire qui est dû autant à la longueur du canal séparant la commande motrice des organes effecteurs qu’à la plus ou moins grande soumission de ces organes aux commandes motrices centrales21.
42Si l’on ne peut à nouveau affirmer que toute volonté cosmopolitique est toujours sujette à une faiblesse motrice, il est manifeste que la société globale n’est pas aussi aisément manœuvrable qu’une microsociété communale. Il ne s’agit certes pas d’affirmer, en principe, que les États ne peuvent appliquer efficacement les réglementations qui découlent de leurs engagements cosmopolitiques, mais seulement de constater que le canal moteur est long et parfois sinueux.
Conclusion : cosmopolitisme et cosmomoralisme
43Faut-il en conclure qu’il faut désespérer du cosmopolitisme ? D’une part, nous avons cherché à montrer qu’une cosmopolitisation suffisante du monde n’exigerait nulle transformation radicale de celui-ci, mais un simple approfondissement des ferments de cosmopolitisme institutionnel qu’il comporte déjà. Mais, d’autre part, nous avons suggéré que lorsque des institutions fonctionnent vraiment de manière cosmopolitique, la volonté cosmopolitique qu’elles permettent de dégager est exposée à une double faiblesse qui tient à la fois à la nature contributive ou autolimitative des décisions cosmopolitiques et à la complexité des canaux qui relient la commande volontaire aux organes effecteurs.
44Doit-on déduire, dès lors, qu’il est faux qu’un cosmopolitisme pluraliste soit suffisant ? N’est-ce pas au fond parce que la société mondiale reste politiquement et culturellement plurielle qu’en dépit du cosmopolitisme dont elle peut faire montre en certains domaines, notamment celui du développement durable, sa volonté cosmopolitique est exposée à la double faiblesse que nous avons décrite ? N’est-ce pas parce que, d’une part, la volonté cosmopolitique est affaire de concessions ou d’autolimitations des volontés nationales et, d’autre part, parce qu’elle requiert d’être mise en œuvre dans une pluralité de sociétés nationales inégalement manœuvrables, qu’elle se révèle à la fois sous-dimensionnée, eu égard à ce que les problèmes cosmopolites exigeraient, et insuffisamment motrice ?
45Mais rien ne permet d’affirmer qu’un cosmopolitisme migmophile, autrement dit un arrangement politique unitaire et global, serait prémuni contre la faiblesse de la volonté cosmopolitique. Nul cosmopolitiste contemporain ne songe en effet à remédier aux maux supposés du multipolitisme en prônant l’instauration d’un despotisme mondial du juste et du bien. On peut supposer qu’un théoricien, tout cosmopolitiste soit-il, n’en est pas moins au fait des ravages que la pureté morale peut causer en politique. Mais si l’on suppose alors qu’un cosmopolitisme unitaire global devrait être démocratique, qu’est-ce qui permet d’affirmer que cette démocratie unitaire globale ne serait pas exposée aux mêmes défauts ou aux mêmes limitations que chacune des sympolitiques modulaires d’un système cosmopolitique pluraliste ? La démocratie n’est pas un régime qui supprime la diversité, voire l’antagonisme des attentes et des points de vue. C’est seulement un régime qui les soumet à une procédure interdisant le sacrifice de certains pour le profit des autres. Par ailleurs, tout unitaire que soit un système cosmopolitique, il n’en devrait pas moins rendre sa volonté cosmopolitique applicable sur le plan réglementaire dans une société de plusieurs milliards d’individus, dont rien n’indique en outre qu’elle serait culturellement homogène.
46La faiblesse de la volonté cosmopolitique, si elle est peut-être accentuée par le pluralisme politique, nous paraît donc essentiellement tenir à l’échelle où elle s’exerce. Cette échelle fait que la volonté cosmopolitique sera toujours seconde par rapport à des volontés plus resserrées, plus locales, qu’elles soient nationales ou même régionales, voire communales. Pour cette raison, il s’agira presque toujours, à l’échelle cosmopolitique, de faire moins que ce qu’on aurait été tenté de faire si notre décision n’avait pris en compte que les variables locales. Vouloir cosmopolitiquement, c’est concéder un peu de sa localité à l’humanité. Par ailleurs, parce qu’une volonté cosmopolitique est nécessairement mondiale22, sa mise en œuvre ne peut qu’être exposée à une perte d’énergie motrice ou à une perte d’informations, chaque fois du moins qu’il ne s’agit pas de faire appel aux ressources propres des États, mais de modifier quelque chose aux formes de vie multiples et souvent profondément enracinées des individus dans la société.
47Mais si toute volonté cosmopolitique est ainsi structurellement exposée à une faiblesse, ce n’est évidemment pas un argument à l’encontre du cosmopolitisme ni de l’obligation morale, mais bien, de plus en plus, à l’encontre de la nécessité pragmatique où les unités politiques, en matière économique, en matière de droits individuels ou, désormais, en matière écologique, adoptent un point de vue qui englobe la totalité des êtres humains comme des allocataires potentiels de ces biens. Un monde fonctionnant sous le strict régime du multipolitisme serait pire, non seulement en moyenne, mais aussi pour chacun, qu’un monde fonctionnant sous un régime de cosmopolitisme. Il faut simplement se faire à l’idée que le cosmopolitisme, du moins si on le pense comme un cosmopolitisme et non comme un cosmomoralisme23, n’est pas une martingale pour résoudre à coup sûr les problèmes sociaux et désormais écologiques auxquels l’humanité est confrontée, parce que la motivation morale requise pour accepter de soumettre sa conduite aux contraintes procédurales du cosmopolitisme n’est pas d’un degré sacrificiel tel qu’elle puisse mettre un terme au jeu des motivations humaines ordinaires.
Notes de bas de page
1 Les ressources ne sont certes pas, en soi, des biens communs, puisque le sol dans lequel certaines sont enfouies peut faire l’objet d’une appropriation exclusive. À tout le moins, par leur origine et leur destination, elles sont des biens communs.
2 Il est évident qu’un culturaliste et, partant, un relativiste, niera qu’il existe de tels biens sociaux de valeur universelle, au motif que même si l’on peut nommer des biens de ce genre, par exemple les soins de santé ou la liberté individuelle, le sens de ces mots variera au gré des cultures. Nous admettrons néanmoins tout au long de ce chapitre qu’il y a des biens sociaux humains, certains ayant cette caractéristique parce qu’ils répondent à des besoins physiologiques de la nature biologique des humains, d’autres étant universels parce qu’ils représentent des moyens généraux pour atteindre des biens qui, eux, peuvent êtres relatifs. Sur cette distinction et sur la problématique des biens humains, voir notre étude : Stéphane Chauvier, « Biens premiers et besoins fondamentaux », dans Catherine Audard (dir.), John Rawls. Politique et métaphysique, Paris, PUF, 2004, p. 63-94.
3 Nous utiliserons ce terme pour désigner non pas tant un système formé d’une pluralité d’unités politiques, que le mode de fonctionnement d’un tel système lorsque chaque unité politique agit sur la base de son intérêt national. Nous verrons en effet qu’un système formé d’une pluralité d’unités politiques peut fonctionner de manière non plus multipolitique, mais cosmopolitique.
4 C’est le fondement du cosmopolitisme des cyniques et des stoïciens.
5 C’est cette fois le fondement du cosmopolitisme des Lumières, de l’abbé de Saint-Pierre ou de Kant.
6 Nous employons l’adjectif « cosmopolite » pour désigner ce qui est d’intérêt humain, par contraste avec ce qui est d’intérêt national, régional, culturel ou personnel. Nous employons en revanche l’adjectif « cosmopolitique » pour désigner de manière plus étroite une organisation ou une action politique orientée vers la production, l’allocation ou la protection d’un bien cosmopolite, d’un bien intéressant tous les humains.
7 Mais pas exclusivement lorsqu’on songe d’une part à l’accès aux ressources naturelles du sous-sol terrestre et, d’autre part, au partage international des « droits de polluer ».
8 Si un État, qu’il soit aussi consommateur de ressources naturelles et générateur de polluants volatils que les États-Unis, s’interroge, de manière monadique, sur le prélèvement qu’il opère sur les ressources de la Terre et l’utilisation de ses éviers, il ne saurait se tenir pour responsable d’un épuisement de ces ressources ou d’une saturation de ces éviers. Épuisement et saturation sont l’effet de l’addition des actions nationales et ne peuvent donc être perçues que si l’on se place au plan global. Et l’on ne peut s’en tenir pour coresponsable que si l’on adopte le point de vue d’un « nous » multinational.
9 On pourrait objecter que les biens en question s’adressent toujours à l’être humain sous un certain rapport : en tant que jeune ou vieux, en tant que consommateur, en tant qu’agent, etc., et donc pas « en tant qu’être humain ». Mais la notion d’humanité exclut certaines différences (culturelles et sociales notamment) et non pas toute différence.
10 Du grec to migma, -atos = mélange.
11 C’est là, à notre sens, l’idée directrice de l’article séminal de Robert E. Goodin, « What is So Special about Our Fellow Countrymen », Ethics, vol. 98, no 4, 1988, p. 663-686.
12 Ce vocabulaire scolastique de la perfection ontologique sera peut-être jugé quelque peu compassé. Mais il nous paraît peu contestable, même s’il est difficile de formuler une raison derrière cette évaluation, qu’un monde qui permet aux humains d’actualiser différemment leurs potentialités culturelles est préférable à un monde culturellement homogène.
13 Il le serait sans doute un peu moins si l’on établissait que la destination cosmopolite d’un bien implique qu’il soit réparti selon une unique clef de répartition entre tous les êtres humains. Le problème de la pluralité des règles locales de justice a été soulevé par Rawls à propos des sociétés hiérarchiques décentes. John Rawls, The Law of Peoples, Cambridge, Harvard University Press, 1999, p. 7-9. Il paraît toutefois délicat d’étendre ce modèle rawlsien aux biens humains économiques. Mais rien ne prouve, par ailleurs, qu’un cosmopolitisme pluraliste soit incompatible avec, par exemple, une règle uniforme de maximisation du minimum, c’est-à-dire une règle qui fait silence sur la taille des écarts entre mieux et plus mal lotis.
14 Un cosmopolitiste radical jugera sans doute qu’il n’existe aucun bien dont l’allocation n’ait pas d’impact sur le reste des hommes ou dont l’allocation ne doive être justifiée aux yeux de tous les hommes. Mais cette objection ressemble quelque peu à la position de certains néo-hégéliens anglais, comme Bradley, selon qui, puisque rien, dans l’univers, n’est totalement indépendant, puisque tout constituant de l’univers est en interaction, même très légère, avec tous les autres, alors seul le Tout existe. Nous pensons que ce que Russell opposait à Bradley en métaphysique vaut aussi en politique : il existe des vérités séparées. Voir Bertrand Russell, My Philosophical Development, Londres, Allen & Unwin, 1959, chap. V.
15 La Somalie semble aujourd’hui être un cas de ce type, mais il y a clairement d’autres États qui se trouvent dans l’impossibilité d’étendre leur emprise sur tout le territoire dont ils sont pourtant juridiquement responsables : par exemple, l’Afghanistan ou la République centrafricaine.
16 Nous entendons par organisation sympolitique une organisation internationale à l’intérieur de laquelle les États prennent des décisions communes sur des objets d’intérêt commun. Sur ce concept et les différents types d’organisations internationales, nous renvoyons le lecteur à Stéphane Chauvier, Justice et droits à l’échelle globale, Paris, Vrin/EHESS, 2006, chap. 1 : « Esquisse d’une théorie des régimes sympolitiques ».
17 Il n’est pas difficile d’imaginer comment des institutions comme le Conseil de sécurité de l’ONU, l’OMC, la Banque mondiale, etc., pourraient servir de points de départ ou de supports à une effective cosmopolitisation de notre monde.
18 Données tirées du scénario de référence du World Energy Outlook 2007 de l’Agence internationale de l’énergie (<http://www.worldenergyoutlook.org>).
19 Il serait illusoire d’objecter que si des États ont consenti à agir de manière cosmopolitique, alors ils ont renoncé à avoir un œil sur leurs intérêts. Le fait que des individus aient consenti à vivre politiquement n’implique nullement qu’ils ont renoncé à avoir un œil sur leurs intérêts. Si la vie politique ou la vie cosmopolitique requièrent une forme d’engagement moral, cet engagement n’a pas besoin d’être poussé jusqu’à la sainteté ou le don permanent de soi à autrui.
20 Une autre cause spécifique de mollesse de la volonté cosmopolitique en matière environnementale, c’est l’inertie des comportements individuels. Déraciner de vieilles habitudes et en faire naître de nouvelles prend du temps !
21 Il est manifestement plus aisé de faire appliquer une réglementation sur les forêts, individuellement coûteuse à court terme, dans un pays comme la Norvège qu’en Indonésie.
22 C’est par abus de langage qu’on associe la notion de cosmopolitisme à des constructions plurinationales régionales, comme la Communauté européenne.
23 Autrement dit, une transformation philanthropique du cœur de tous les hommes.
Auteur
Professeur de philosophie à l’Université de Caen. Auteur de plusieurs articles et chapitres de monographies consacrés à l’éthique internationale, il a publié Justice et droits à l’échelle globale. Six études de philosophie cosmopolitique chez Vrin en 2006.
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