1. Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?
p. 15-35
Texte intégral
1On a souvent décrit le cosmopolitisme comme une doctrine simple, voire simpliste, dans ses contenus et dépourvue d’implications morales spécifiques, commandant tout au plus une certaine posture morale en matière de droits et de justice1. À en croire les adeptes contemporains de cette doctrine, cependant, elle aurait des implications fortes, capables d’imprimer aux théories de la justice globale une approche et des contenus distinctifs, tandis qu’aux yeux de ses détracteurs, ses exigences seraient déraisonnables, outrepassant les capacités d’action des agents moraux. Devant ces diagnostics discordants, il devient non seulement pertinent mais également impérieux pour les théoriciens de la justice globale de se demander ce qu’est le cosmopolitisme ; de distinguer les attributs qui en sont les conséquences de ceux qui résultent plutôt d’une extension plus ou moins libre de certains principes normatifs ; de soupeser l’importance, la cohérence et la spécificité du point de vue qu’il impose aux conceptions de la justice globale ; et d’évaluer, enfin, la validité normative d’une conception de la justice qui s’en inspire.
2Sans nier qu’un cosmopolitisme cohérent et valide sur le plan normatif puisse revêtir des formes différentes – je n’ai nulle intention de défendre ici une quelconque orthodoxie du cosmopolitisme –, j’examinerai successivement trois thèses qui semblent inspirer et leur valoir leur appellation les conceptions contemporaines de la justice cosmopolitique. Ces trois thèses sont les suivantes :
- que le cosmopolitisme est un égalitarisme ;
- que les obligations cosmopolitiques ont préséance sur les autres obligations morales, nommément celles qui découlent des rapports que nous entretenons avec autrui au sein de structures sociales limitées ;
- que l’objet premier de la justice cosmopolitique est l’individu sans égard au groupe ou à la collectivité auquel il appartient.
3Ces trois thèses entretiennent certes une « ressemblance de famille » avec l’ancienne doctrine du cosmopolitisme et en retirent à première vue une cohérence « spontanée ». Dans sa simplicité antique, cette doctrine se fonde sur la prémisse voulant que tous les êtres humains ont, du moins a priori, une égale valeur morale. D’où l’idée d’un ordre moral universel incluant tous ceux qui partagent cette humanité commune ; d’où l’idée, aussi, que notre allégeance morale fondamentale, primitive en quelque sorte, est celle qui prend sa source dans ce lien d’humanité plus général mais aussi plus essentiel que celui qui nous unit de façon contingente à nos concitoyens ou à nos proches2. Mais y a-t-il davantage qu’une ressemblance de famille entre les thèses défendues par les tenants contemporains d’une justice cosmopolitique et cette ancienne doctrine ? Question plus importante encore, ces thèses et la portée que leur confèrent les conceptualisations contemporaines de la justice globale peuvent-elles encore s’articuler entre elles pour former un point de vue cohérent et acceptable sur le plan normatif ?
4L’examen successif de ces trois thèses ne permet pas, à mon avis, de répondre par l’affirmative à ces questions. Quant à leur lien supposé avec l’antique doctrine du cosmopolitisme, j’alléguerai en effet que tout en se réclamant de cette doctrine, ces thèses n’en constituent ni des conséquences, ni des exigences et que l’appellation de cosmopolitique qu’on leur réserve ne peut être fondée que sur une vague analogie. Ce constat n’est pas aussi anodin qu’il paraît. Car l’apparente légitimité dont la référence cosmopolitique investit ces thèses occulte parfois, c’est du moins ce que je tenterai de montrer, des lacunes méthodologiques importantes dans la conceptualisation de la justice globale. Parmi ces lacunes – et non la moindre – on observe une propension tacite, à mon avis sans fondement, à présupposer que la justice globale peut être adéquatement conçue, tant dans ses contenus que dans ses modalités d’application, comme une simple extension de la justice sociale3. Pour ce qui est de la capacité de ces trois thèses de s’articuler les unes aux autres pour offrir un point de vue cohérent sur la justice, j’arguerai qu’elles posent des exigences qui sont sinon contradictoires entre elles, du moins difficilement conciliables et que, pour cette raison, les théories contemporaines qui y souscrivent simultanément risquent l’incohérence. Enfin, pour ce qui est de leur validité normative, je soutiendrai que l’application de principes de justice globale qui s’inspirent de ces thèses entraînerait des effets indésirables sur le plan moral et que de tels principes structurent une conception de la justice globale par ailleurs peu conforme à ce que l’on peut estimer être l’esprit du cosmopolitisme.
I. Que le cosmopolitisme est un égalitarisme
5L’égalitarisme dont se réclament les défenseurs de la justice cosmopolitique prend manifestement appui sur cette partie de la doctrine qui reconnaît l’égalité morale de tous les êtres humains. En effet, l’idée que tous les êtres humains ont, a priori du moins, une égale valeur morale commande dans la pratique que chacun soit l’objet d’une égale considération4. Mais comme le notait David Miller, l’éventail de ce que peut signifier de « égale considération » est aussi vaste que celui des conceptions de l’égalité5. Pour certains, la doctrine cosmopolitique exigerait un égalitarisme radical entre tous les êtres humains, où qu’ils soient sur la planète6. Par égalitarisme radical, on entend alors des principes de justice distributive assurant la redistribution égalitariste des ressources, qu’elles soient naturelles ou les fruits de l’activité économique et du développement, et garantissant bien entendu l’égalité de bien-être, l’égalité des chances et l’égalité des droits et libertés. Pour d’autres, Brian Barry par exemple, l’égalité cosmopolitique est une égalité procédurale qui concerne d’abord la justification des principes de justice globale7. Selon Barry, de tels principes de justice sont justifiés lorsqu’on peut montrer qu’ils résulteraient d’une procédure de décision accordant un poids égal aux revendications de chacun. Cette façon de voir l’égalité cosmopolitique structure donc, pour les principes de justice globale, une exigence d’impartialité qui peut ou non équivaloir à un égalitarisme radical. Chez Barry, l’absence d’équivalence semble se confirmer lorsqu’il interprète son propre critère de justification de façon que les principes de justice globale doivent apparaître moraux à ceux qui en bénéficient le moins. Selon cette interprétation, l’égalité cosmopolitique est une égalité procédurale assortie d’un principe de différence qui quantifie sur une appréciation subjective de la justice des principes plutôt que sur une mesure objective du poids accordé aux revendications de chacun. On pourrait facilement imaginer aussi, à l’instar de David Miller, que pour des auteurs qui, par exemple, se laisseraient guider par une conception libertarienne de l’égalité, le principe d’égalité cosmopolitique ne demanderait rien de plus qu’un égal respect des libertés négatives ; ce qui nous amène très loin de l’égalité radicale qui, selon certains, découle d’une perspective cosmopolitique.
6Nul n’est besoin de multiplier les exemples pour faire ressortir l’aspect du cosmopolitisme sur lequel, comme Miller, je veux insister ici : si on admet que la doctrine cosmopolitique commande un certain degré d’égalitarisme à l’échelle globale, il faut aussi reconnaître qu’elle ne permet pas de sélectionner, dans l’éventail des conceptions courantes de l’égalité, celle qui serait la plus appropriée aux fins de la justice globale. De ce constat, Miller nous invite à conclure que le choix d’associer au cosmopolitisme telle ou telle conception de l’égalité demeure ouvert.
7Mais cette conclusion est-elle valide ? D’une part, la malléabilité de la perspective cosmopolitique face aux conceptions courantes de l’égalité ne signifie pas que chacune d’elles peut s’y déployer avec un égal bonheur. D’autre part, tout en reconnaissant que la perspective cosmopolitique ne permet pas de sélectionner l’une ou l’autre des conceptions courantes de l’égalité, on peut encore se demander si cela ne tient pas au fait qu’aucune de ces conceptions ne satisfait entièrement aux exigences de la doctrine cosmopolitique. Pour les besoins de son argumentation, Miller examine le cosmopolitisme en tant qu’égalitarisme, mais la doctrine cosmopolitique ne se réduit pas à une exigence égalitariste. Pour peu qu’on admette, du moins jusqu’à preuve du contraire, que la doctrine impose certaines balises aux conceptions de la justice globale, on ne devrait pas exclure d’entrée de jeu la possibilité que ces balises puissent définir un ensemble des paramètres qui nous force à revoir sur de nouvelles bases la notion d’égalité et la place qu’elle doit occuper dans une théorie de la justice globale. La doctrine cosmopolitique n’implique à strictement parler aucune des formes courantes de l’égalité, mais il ne faut pas exclure a priori qu’elle offre une perspective sur la justice globale qui désamorce, réarticule ou se substitue à la problématique de l’égalité telle que nous l’avons envisagée jusqu’ici. L’erreur, ici, consisterait à tenir pour acquis que comme la doctrine cosmopolitique n’implique à strictement parler aucune des conceptions courantes de l’égalité, alors elle n’en exclut aucune, et elle peut donc s’accommoder de toutes. Il reviendrait ainsi au théoricien de la justice cosmopolitique d’interpréter l’exigence égalitariste du cosmopolitisme dans les termes de sa conception favorite de l’égalité. Il me semble au contraire que si on veut prendre au sérieux l’idée que la doctrine cosmopolitique imprime une direction spécifique aux conceptions de la justice globale, il convient de mettre en doute dès le départ la croyance que ces conceptions courantes de l’égalité interprètent adéquatement l’exigence égalitariste cosmopolitique.
8La principale raison qui milite en faveur d’un tel scepticisme est la suivante : ces conceptions courantes de l’égalité ont été taillées sur mesure pour servir les fins de la justice au sein d’une société et sont donc à l’abri de toute perspective cosmopolitique et, plus généralement, de toute considération relative à la spécificité du contexte auquel se destine une justice globale. Pour cette raison, je montrerai plus loin que, tant au plan méthodologique que normatif, chercher à plaquer directement ces conceptions de l’égalité et les principes de justice qui en découlent sur une théorie cosmopolitique de la justice globale est une grave erreur.
II. Que les obligations cosmopolitiques ont préséance sur les autres obligations morales
9La seconde thèse associée au cosmopolitisme soutient que cette doctrine exige une hiérarchisation de nos obligations morales. Puisque notre allégeance morale fondamentale découle de notre appartenance à la communauté humaine, il devrait s’ensuivre que nos obligations à son endroit ont préséance sur les obligations plus spécifiques que nous avons à l’endroit de nos concitoyens ou à celui des membres de notre famille8. Cette thèse appelle deux remarques :
10a) L’idée d’une hiérarchisation de nos obligations morales suppose pour le moins que celles-ci sont de types différents. La façon habituelle de marquer cette différence consiste à dire que nous avons, d’une part, des obligations cosmopolitiques spécifiant ce que chacun de nous doit à tous les êtres humains et, d’autre part, des obligations, que l’on nomme parfois associatives, découlant des rapports que nous entretenons avec autrui au sein de structures sociales limitées. Le principe de préséance n’a pas pour effet de minimiser systématiquement l’importance morale des obligations associatives, mais, en cas de conflit entre leurs exigences et celles que requièrent les obligations cosmopolitiques, il accorde la priorité aux secondes.
11Un exemple patent d’un tel conflit, selon les théoriciens du cosmopolitisme, est celui des politiques d’immigration promulguées par un nombre croissant d’États contemporains9. Selon ces théoriciens, la plupart de ces politiques ne sont pas justifiées sur le plan moral, car elles violent le principe de préséance en accordant de facto une priorité aux citoyens des pays hôtes10. Voulant tester la robustesse des intuitions cosmopolitiques sur ce point, Kok-Chor Tan rappelle le cas du Bhoutan où les autorités, dans les années 1980, déclaraient que 40 % de sa population était formée d’immigrants illégaux en provenance d’un Népal surpeuplé. Elles alléguaient que la culture nationale du Bhoutan était menacée par cette migration massive de personnes parlant une langue différente et ayant des modes de vie différents. Ces craintes, souligne Tan, n’étaient pas exagérées. Au Sikkim, un État voisin, les immigrants népalais étaient devenus majoritaires. En 1975, ils ont fait tomber la monarchie du Sikkim, ont voté et obtenu l’annexion du pays à l’Inde11. Entre donner aux immigrants originaires d’un pays pauvre une chance d’améliorer leur sort (le Bhoutan est vu par les Népalais comme un pays riche) et protéger les intérêts et le bien-être de ses citoyens, le Bouthan était confronté à un dilemme moral, du point de vue cosmopolitique, dilemme qui aurait dû être résolu en accordant aux obligations cosmopolitiques une priorité sur les obligations associatives. La décision du Bouthan de fermer ses frontières aux immigrants potentiels n’était donc pas, de ce même point de vue, justifiée moralement.
12Or, Tan soutient au contraire que la décision prise par les autorités du Bhoutan aurait pu être justifiée d’un point de vue cosmopolitique si elle avait été accompagnée par des actions concrètes et efficaces de cet État, visant à améliorer le sort des immigrants potentiels dans leur pays d’origine. Mais qu’est-ce à dire, sinon que le conflit allégué dans le cas du Bhoutan entre les obligations associatives et les obligations cosmopolitiques dépend davantage de l’étroitesse et de la radicalité des options considérées – ouvrir ou fermer les frontières – que de l’objet des obligations – les compatriotes ou les immigrants potentiels. Tan montre que nos obligations envers les uns et les autres – nos obligations associatives et nos obligations cosmopolitiques – peuvent être simultanément satisfaites lorsqu’on prend en considération ce qui est censé les distinguer en premier lieu.
13La réflexion que suggère une telle analyse est que les cas de conflits réels, c’est-à-dire les cas où il n’existerait dans la pratique aucune possibilité de satisfaire à la fois aux obligations associatives et aux obligations cosmopolitiques, sont probablement extrêmement rares de même, évidemment, que les occasions de recourir au principe de préséance12. Il semble donc douteux que le cosmopolitisme puisse se singulariser en tant que point de vue moral différent de celui qu’impliquerait, par exemple, une conception utilitariste ou contractualiste de la justice globale, en faisant appel à un critère tel que le principe de préséance.
14b) La distinction entre obligations cosmopolitiques et obligations associatives, si nécessaire soit-elle pour la formulation du principe de préséance, introduit cependant une logique qui rompt assez radicalement avec la représentation du cosmopolitisme en tant qu’égalitarisme, et ce, quelle que soit la notion d’égalitarisme retenue. Supposons que les obligations cosmopolitiques commandent le respect des droits humains ou, comme le soutient Thomas Pogge, se résument dans l’obligation négative de ne pas imposer – ou contribuer à imposer – une structure de base globale qui serait injuste13. Nous avons cette obligation cosmopolitique à l’endroit de tous, incluant, bien entendu, nos concitoyens. Mais pour peu qu’on admette en plus l’existence d’obligations associatives, on admet du même coup que nos concitoyens en retireront des bénéfices qu’ils ne sont pas moralement tenus de prodiguer ou de revendiquer pour les citoyens des autres pays. En effet, il est assez clair que si, au contraire, les principes de la justice domestique coïncidaient parfaitement avec ceux de la justice globale cosmopolitique – c’est-à-dire, si le cosmopolitisme était un égalitarisme strict –, alors la distinction entre obligations cosmopolitiques et obligations associatives perdrait toute sa pertinence, de même que la formulation d’un principe de préséance. Il existe cependant une parade à ce qui ressemble fort à une tension entre les deux premières thèses dont se réclament les défenseurs du cosmopolitisme. Elle consiste à affirmer que les obligations cosmopolitiques et les obligations associative ne se distinguent que par leur objet et non par leur contenu, ce qui a pour effet de renouer avec un égalitarisme radical14. Je reviendrai sur cette stratégie dans la prochaine section.
III. Que l’objet premier de la justice cosmopolitique est l’individu sans égard au groupe ou à la collectivité auquel il appartient
15La troisième thèse associée au cosmopolitisme, que certains tiennent pour sa composante centrale, stipule que l’objet premier de la justice est l’individu sans égard au groupe ou à la collectivité auquel il appartient. À l’instar de la doctrine cosmopolitique, la thèse soulève l’égale valeur morale de chaque personne, où qu’elle soit dans le monde et quelle que soit son appartenance culturelle, religieuse ou nationale. Cette thèse donne prise à deux formulations, qui ne sont pas équivalentes mais qui semblent être vues, par plusieurs défenseurs du cosmopolitisme, comme les deux côtés d’une même médaille. La première interprétation, positive, conduit à affirmer que l’objet premier de notre souci moral doit être l’individu. La seconde, négative, conduit à nier la pertinence morale des groupes15. La conjonction de ces deux formulations conduit à poser que l’unique objet de notre souci moral est l’individu sans égard au groupe auquel il appartient16.
16Une interprétation modérée de cette thèse cosmopolitique est qu’elle ne s’applique qu’à nos obligations morales les plus importantes. En vertu de cette spécification, la formulation positive de la thèse peut encore admettre l’existence d’obligations associatives liant les individus membres d’un même groupe, mais elle affirme que celles-ci sont de moindre importance morale que les obligations cosmopolitiques et elle proscrit, de ce fait, tout principe qui tolérerait dans certains cas la priorité des premières sur les secondes, tel le principe de priorité aux compatriotes. Elle rejoint ainsi la thèse II et est sujette aux mêmes objections. Mais en affirmant que nos obligations morales les plus importantes doivent avoir pour objet les individus sans égard aux groupes auxquels ils appartiennent, elle implique de fait que les obligations cosmopolitiques demeurent identiques quels que soient les individus concernés.
17La deuxième formulation, négative, de la thèse stipule que parmi nos obligations morales les plus importantes, il n’y en a aucune qui prenne pour objet les groupes eux-mêmes. Elle fait ainsi l’impasse sur le fait que les groupes, en tant que foyers d’appartenance produisant certains biens que seule une collectivité peut générer ou en tant qu’entités potentiellement structurées par des facteurs exogènes issus de leur environnement – comme c’est souvent le cas, par exemple, des populations démunies, des peuples opprimés ou des groupes victimes de discrimination –, peuvent être la source d’obligations morales importantes. On admettra, au mieux, que s’il existe des obligations morales importantes à l’endroit de tels groupes, c’est qu’elles ne visent, au premier chef, que les intérêts individuels des personnes concernées, c’est-à-dire des intérêts qu’auraient de toute façon ces personnes si elles appartenaient à un groupe différent. De telles obligations n’auraient donc qu’une importance instrumentale dans l’accomplissement de nos devoirs à l’endroit de « l’objet premier » de la justice17.
18Une autre interprétation, plus radicale et moins répandue, durcit ces deux formulations de la thèse en biffant de celles-ci l’expression « les plus importantes ». Dans sa formulation positive, cette interprétation affirme que le contenu de toutes nos obligations morales prend pour objet des individus sans égard au groupe. Elle rend donc caduque toute distinction entre des obligations qui seraient associatives et d’autres qui seraient cosmopolitiques. Elle aboutit ainsi à poser l’universalité de toutes nos obligations morales puisque celles-ci doivent demeurer insensibles aux variations des contextes sociaux, culturels, religieux ou nationaux auxquels elles doivent s’appliquer. Dans sa version négative, cette interprétation nie la pertinence morale des groupes (incluant celui auquel on appartient), des rapports qui se tissent au sein des sociétés humaines et de l’appartenance, pour le meilleur ou pour le pire, à de telles collectivités.
19Ni l’une ni l’autre de ces interprétations ne peuvent être soutenues, semble-t-il, par des intuitions morales fortes. La première, parce qu’elle repose sur une quantification a priori sur l’importance de nos obligations morales selon qu’elles font référence aux individus ou aux groupes auxquels ils appartiennent et parce qu’elle aboutit à une conclusion aporétique en conférant uniformément le statut d’obligations morales les plus importantes à des obligations à l’endroit de tous les êtres humains, donc à des actions qu’une personne ne peut matériellement poser qu’à l’endroit d’un nombre restreint d’individus18. La seconde, parce qu’elle rejette la pertinence de toute considération contextualiste dans la définition de ce qui constitue une obligation morale et entraîne ainsi implicitement une exigence d’universalisabilité pour toutes nos obligations morales, exigence qui, rigoureusement respectée, aurait pour effet de rétrécir considérablement le domaine de la moralité. Je reviendrai sur ce point.
20On peut tenter d’éviter ces conséquences non intuitives pour la notion d’obligation morale en modulant quelque peu les implications pour celleci de la thèse voulant que l’objet premier de la justice soit l’individu sans égard au groupe. On pourrait raisonnablement penser, en effet, que tout ce que requiert cette thèse est la formulation d’un ordre de préséance morale reconnaissant la préséance des obligations dues aux individus, dans les cas où celles-ci entrent en conflit avec les obligations dues aux groupes19. Cette interprétation est moins radicale que les deux premières puisque tout en restant fidèle à l’idée voulant que les individus aient une priorité morale sur les groupes, elle en réduit la portée aux seuls cas où il y a conflit entre les obligations dues à chacun et s’évite ainsi de quantifier a priori l’importance relative des obligations morales selon qu’elles font référence aux groupes ou aux individus. De plus, elle semble à première vue autoriser, dans une certaine mesure, la prise en considération de la dimension proprement sociale des intérêts et des besoins individuels ainsi que des obligations morales qui s’y rapportent. De ce fait, elle ouvre la porte à une conception institutionnelle de la justice qui, sans minimiser l’importance des obligations individuelles, permet d’envisager les mécanismes collectifs par lesquels ces obligations peuvent être satisfaites. On pourrait ainsi, semble-t-il, admettre que nous avons collectivement, à l’endroit des groupes, des populations ou des peuples, l’obligation morale de créer, de consolider ou à tout le moins de ne pas contrarier les conditions qui favorisent l’appartenance, la cohésion et la coopération au sein de ces collectivités, pourvu que ces conditions n’impliquent pas la violation systématique des droits des individus appartenant à certains groupes au sein de ces collectivités. Mais ce principe de préséance est-il encore compatible avec la thèse que veulent soutenir les défenseurs du cosmopolitisme en affirmant que l’objet premier de la justice est l’individu, sans égard au groupe auquel il appartient ? Cela me semble douteux, et pour deux raisons.
21La première raison est que le principe de préséance, tel que je viens de l’esquisser, est en fait un principe de second ordre qui vise à assurer la mise en œuvre et le maintien des obligations associatives liant les membres de groupes particuliers ; c’est-à-dire qu’il ne consiste pas à opposer, comme nous l’avons vu dans la section précédente, obligations cosmopolitiques et obligations associatives (à l’endroit de nos compatriotes), mais qu’il fait du respect et du maintien des conditions mêmes de l’exercice des obligations associatives au sein de groupes particuliers (quels qu’ils soient) une obligation proprement cosmopolitique. Cela n’implique pas, comme nous venons de le voir, que l’on accorde la priorité au groupe par rapport à l’individu, mais implique certainement que l’on prenne sérieusement en considération l’importance d’authentiques obligations morales à l’endroit des groupes du fait qu’ils sont des supports, potentiels ou réels, de coopération et de justice sociale. Ce qui contredit l’individualisme moral que mettent de l’avant l’interprétation courante et, a fortiori, l’interprétation radicale de la thèse voulant que l’individu soit l’objet unique de la justice.
22La seconde raison est que même les tenants les plus modérés de cette thèse – ceux qui reconnaissent l’existence d’obligations envers les groupes – insistent avec une unanimité remarquable sur le caractère essentiellement instrumental de telles obligations ; celles-ci ne seraient justifiées d’un point de vue cosmopolitique que si on peut montrer qu’elles visent au premier chef le bénéfice des individus. Sous peine de dénaturer la thèse voulant que l’individu soit l’objet premier de la justice, c’est le sens que doit revêtir pour eux toute reconnaissance des aspects sociaux des intérêts et des besoins individuels.
23Or, dans ce contexte, l’idée d’obligations instrumentales n’est pas sans soulever quelques questions méthodologiques. Si les obligations morales visent toutes en dernière instance à satisfaire les besoins et les intérêts individuels, il semble que les seules obligations instrumentales qui retiendront l’attention des défenseurs du cosmopolitisme seront celles dont le contenu peut être entièrement déterminé sur la base d’une préconception des besoins et des intérêts individuels. En effet, la posture cosmopolitique qui consiste à nier que les groupes génèrent d’authentiques obligations morales doit aussi faire l’impasse sur les raisons qui pourraient nous amener à penser le contraire, par exemple, que les groupes sont le support de structures sociales qui n’existeraient pas sans eux, qui sont potentiellement porteuses de justice et d’équité et qu’ils commandent, de ce fait, que l’intégrité du groupe en tant que tel soit un objet de considération morale20. Faire l’impasse sur ce caractère des groupes, c’est aussi faire l’impasse sur le fait crucial que des sociétés différentes structurent et satisfont différemment les besoins et les intérêts de leurs membres. C’est cette posture qui, comme nous l’avons souligné, amène les théoriciens du cosmopolitisme à croire que nos obligations morales peuvent demeurer identiques quels que soient les individus concernés. Pour pouvoir affirmer qu’il prend au sérieux les intérêts et les besoins des individus tout en ignorant les déterminants sociaux de ces intérêts et de ces besoins, le défenseur du cosmopolitisme devrait assurément avoir un portrait abstrait et idéalisé de ce qu’est (devrait être) « l’objet premier de la justice ». Dans ce contexte, il est toujours possible de reconnaître l’importance morale pour un individu de l’appartenance sociale en général, mais il devient impossible de discriminer, voire d’évaluer, les appartenances singulières en fonction de l’influence qu’elles exercent sur la vie et la perception de soi qu’entretiennent les membres d’une société ou d’un groupe donné. De ce point de vue, les appartenances demeurent interchangeables et n’affectent en rien le contenu des obligations morales à l’endroit de « l’objet premier » de la justice.
24Ainsi comprise – mais nous verrons que nous pouvons la comprendre autrement –, la fixation individualiste qui se manifeste dans cette troisième thèse, dans son interprétation modérée ou radicale, aurait comme conséquence, certes remarquable, de soutenir que les obligations morales – toutes ou les plus importantes – à l’endroit de qui que ce soit demeurent strictement identiques et parfaitement indépendantes des contextes dans lesquels elles sont censées s’appliquer. Je désire insister sur ce point et souligner que cette thèse rejoint ainsi, par un détour inattendu – celui de l’universalité des obligations –, la thèse voulant que le cosmopolitisme soit un égalitarisme strict.
25Ce n’est pas par hasard que plusieurs théoriciens présentent la thèse voulant que les individus – sans égard aux groupes auxquels ils appartiennent – soient l’objet premier de notre souci moral comme la marque distinctive et le pilier central du cosmopolitisme. Parce qu’elle implique, comme nous l’avons vu, une conception uniforme et invariante des obligations morales, elle permet en effet aux théories contemporaines d’asseoir, plus ou moins intuitivement, deux idées maîtresses de la doctrine cosmopolitique. Premièrement, c’est cette conception des obligations morales qui permettrait de renouer avec l’idée stoïcienne d’un ordre moral universel dominant les particularismes et les conventions propres aux diverses collectivités humaines et de structurer normativement une exigence d’universalisabilité applicable aux principes de la justice cosmopolitique. Deuxièmement, cette conception serait la seule capable de poser d’une façon cohérente l’égale valeur morale de chacun et de structurer de façon normative l’allégeance strictement égalitariste des théories cosmopolitiques de la justice. Ces connections, fussent-elles intuitives, ne réussissent pas entièrement à camoufler les contorsions d’un raisonnement qui, à partir de l’identité des obligations morales, conduit d’abord à l’universalité puis au caractère égalitariste d’une justice cosmopolitique. C’est ce que j’examinerai dans la prochaine section.
Universalité et égalité
26La façon la plus répandue de comprendre l’exigence d’universalisabilité consiste à soutenir qu’un principe est universalisable s’il est tel que toute personne rationnelle accepterait d’y souscrire. Dans ce sens, les principes universalisables seraient de toute évidence valides pour tous et identiques dans tous les contextes. Le principe de deuxième ordre suggéré plus haut, et qui énonce l’obligation morale de créer, de consolider ou à tout le moins de ne pas contrarier les conditions qui favorisent l’appartenance, la cohésion et la coopération au sein des collectivités pourvu que ces conditions n’impliquent pas la violation des droits des individus qui en sont membres, est un candidat au test d’universalisabilité entendu dans ce sens. Mais il demeure muet sur la nature des actions et des mesures susceptibles de satisfaire une telle obligation puisque celles-ci devront être déterminées en fonction des attributs des groupes concernés et de la façon spécifique dont ils structurent les conditions de l’appartenance et de la coopération sociale. À l’image de ce principe, les obligations susceptibles d’être universalisées demeurent relativement peu nombreuses et tendent à être plutôt générales dans leurs contenus. C’est pourquoi on peut raisonnablement penser, comme je l’ai noté plus haut, que de soumettre à un tel critère l’ensemble de nos obligations morales les plus importantes, voire la totalité de nos obligations morales, comme la thèse III l’exigerait en toute logique, aurait comme conséquence prévisible un appauvrissement de la moralité : appauvrissement dans la mesure où il deviendrait impossible de reconnaître que les contextes de vie particuliers peuvent générer des obligations qui, sans être universalisables, n’en sont pas moins d’authentiques obligations morales ; appauvrissement aussi au sens où ce critère n’accorde le statut d’obligation morale (importante) qu’à des demandes auxquelles la plupart des individus sont dans l’impossibilité matérielle de répondre. Si le critère d’universalisabilité entendu dans ce sens et appliqué aux principes les plus généraux de la moralité est conceptuellement intelligible, il n’en va pas de même si, au plan normatif, on tente d’en faire l’étalon de l’ensemble de nos obligations morales, même les plus importantes. Comment les défenseurs du cosmopolitisme réussissent-ils à surmonter – ou à contourner – cette difficulté ?
27Une seconde façon de comprendre l’exigence d’universalisabilité émerge des écrits de plusieurs défenseurs du cosmopolitisme. Comme nous venons de le voir, la thèse voulant que seuls les individus puissent faire l’objet d’obligations morales peut nous amener à conclure que nos obligations morales sont identiques : dès lors que l’on nie la pertinence morale des groupes ou que l’on considère les obligations à leur endroit comme strictement instrumentales, il reste peu de raisons de supposer que nos obligations à l’endroit de « l’objet premier de la justice » pourraient varier en nature, en étendue ou en intensité. Si leur contenu était entièrement déterminé par les propriétés a priori d’un agent moral abstrait, comme le requiert l’intelligibilité de la thèse individualiste, alors ces obligations seraient forcément universalisables au sens où nous venons d’en parler. L’idée qu’elles constituent l’ensemble de nos obligations morales, ou de nos obligations les plus importantes, aurait alors forcément les conséquences indésirables que nous venons de décrire. Cependant, la logique égalitariste sur laquelle s’appuie la thèse individualiste subvertit la notion d’universalisabilité en y greffant un élément de comparaison. Puisque la thèse individualiste prend appui sur l’égale valeur morale de chacun, il peut sembler naturel, en effet, de passer de l’affirmation voulant que l’objet premier de la justice est l’individu sans égard au groupe auquel il appartient, à une affirmation qui en est néanmoins fort différente, à savoir, que nul ne doit être favorisé ou défavorisé en raison du groupe auquel il appartient. Dans cette optique, une obligation dite universalisable est celle qui permet d’étendre à chacun, quel que soit le groupe auquel il appartient ou l’endroit du monde où il vit, les normes qui garantissent une stricte égalité entre les individus. Parvenu à ce point, le raisonnement associe donc de façon normative la catégorie d’obligation universalisable à une proposition pour un égalitarisme strict, et la thèse voulant que toutes nos obligations morales ou les plus importantes d’entre elles soient universalisables, loin de conduire à un appauvrissement de la moralité a, au contraire, comme conséquence prévisible, un accroissement exponentiel des obligations dues à chacun, puisque la mesure des obligations tenues pour universalisables sera forcément déterminée à l’aune de la situation des mieux nantis.
28Comme je l’ai souligné dans la première section, la thèse voulant que le cosmopolitisme soit un égalitarisme est une thèse profondément ambiguë dont s’autorise dans la plupart des cas la projection à l’échelle globale d’une conception de l’égalité élaborée dans le cadre normatif et conceptuel des théories destinées d’abord à définir la justice telle qu’elle doit s’appliquer au sein d’une société donnée. Une telle projection serait valide et même nécessaire, car, au dire de plusieurs défenseurs du cosmopolitisme, ce que nous revendiquons comme juste pour nous, la justice cosmopolitique requiert que nous l’accordions à tous21. Puisque le cosmopolitisme exige qu’aucun individu ne soit pénalisé – ou favorisé – en raison du groupe auquel il appartient, nous devons reconnaître que ce que nous estimons juste et bon pour nous doit également être juste et bon pour tous. Il est difficile de ne pas voir à l’œuvre dans ce raisonnement l’exigence d’universalisabilité revue et corrigée à la lumière de l’égalitarisme que prônent ces théoriciens. Mais il doit être clair que ce raisonnement n’est ni valide du point de vue logique ni acceptable d’un point de vue normatif. Il repose en effet sur un non sequitur : de l’idée que nos principes de justice domestique ne doivent pas conférer d’avantages spéciaux aux individus qui appartiennent à notre groupe, il conclut qu’ils doivent par conséquent s’étendre à tous pour former un ordre moral universel, sans égard, comme le dit Nussbaum, à la nationalité, à l’ethnicité, ou au groupe. Ce raisonnement est fallacieux puisque, tout en prétendant faire abstraction des groupes, il repose sur une tactique d’universalisation de nos propres valeurs et des intérêts auxquels elles répondent sans se soucier d’établir l’universalité de ces intérêts et de ces valeurs pour l’humanité tout entière. En fait, l’identité des obligations tient lieu dans ce raisonnement d’une authentique égalité morale entre les personnes et elle tient aussi lieu d’une authentique démonstration de leur universalisation au sens où Kant, du moins, l’entendait.
Conclusion
29Dans un sens intuitif, toutes les théories de la justice globale procèdent d’une pensée cosmopolitique, c’est-à-dire qu’elles dirigent leur attention vers un horizon moral élargi à l’échelle planétaire, reconnaissent que la portée des droits et des devoirs n’est pas délimitée par les frontières et visent à formuler des principes dont le champ d’application englobe l’humanité. Les trois thèses que nous avons examinées ici témoignent manifestement d’un effort en vue de rendre opérationnel ce sens intuitif d’une approche cosmopolitique, de formaliser sous forme de préceptes ou d’axiomes ce qui en fait la spécificité, bref, de donner à l’expression « théories de la justice cosmopolitique » un sens plus précis qui distinguerait celles-ci des simples théories de la justice globale. Dans quelle mesure réussissentelles à réactiver le sens intuitif du cosmopolitisme inspiré de la doctrine stoïcienne et encapsulé dans les théories de la justice globale ? Dans quelle mesure réussissent-elles à établir la spécificité et la cohérence du point de vue qu’impose le cosmopolitisme aux conceptions de la justice ? Enfin, quelle est la validité normative de ces trois thèses et des conséquences qui en découlent ? Telles sont les questions auxquelles nous avons tenté de répondre en examinant chacune de ces thèses.
30Au moment de faire le bilan de cet examen successif, il apparaît clairement que ces trois questions ne sont pas logiquement indépendantes les unes des autres. Ainsi, la question de savoir si ces thèses sont fidèles à la doctrine cosmopolitique se pose moins en termes de ce qu’elles retiennent de celle-ci qu’en termes de ce qu’elles y ajoutent, et qui risque d’en faire un point de vue incohérent ou moralement inacceptable dans ses conséquences, ou les deux à la fois. Il apparaît aussi que des trois thèses soumises à l’examen, certaines ont en commun les mêmes présupposés ou conduisent à des conclusions similaires.
31Ainsi, j’ai remarqué que les thèses I et III convergent vers l’idée voulant que l’égale valeur morale de chaque être humain implique ou requière en dernière analyse l’identité de toutes les obligations morales et de tous les standards par lesquels nous parvenons à définir ces obligations. Ce qu’affirme directement la thèse I en faisant du cosmopolitisme un égalitarisme, la thèse III le fait indirectement sous le couvert d’un concept douteux d’universalisation. Sur ce point, je me rallie à la position de David Miller qui considère comme non valide l’inférence qui, de l’égalité morale de tous les êtres humains, conclut que nous avons à l’endroit de chacun d’eux des obligations similaires et également contraignantes22.
32Il importe de souligner le lien qui existe entre ces deux thèses normatives et le présupposé méthodologique en vertu duquel la justice globale n’est qu’une projection de la justice au sein d’une société23. En tant que présupposé méthodologique, prétendument neutre en regard d’une conception substantielle de la justice, il énonce le critère déterminant de ce que doit être une bonne (au sens épistémologique et non moral) théorie cosmopolitique, c’est-à-dire une théorie non contextualisée des obligations de justice. Mais ce présupposé n’est pas neutre vis-à-vis d’une conception substantielle de la justice. Il recèle en effet l’idée que les sociétés humaines sont des microcosmes du monde dans sa totalité et qu’en tant que telles, elles sont (doivent être) régies par des règles identiques. En cela, il conforte singulièrement la thèse III qui fait de l’indifférence à l’égard des groupes et de leur spécificité un principe moral de plein droit. J’ai critiqué cette thèse parce qu’elle ignore les facteurs sociaux qui, dans des sociétés différentes, façonnent différemment les intérêts et les besoins des individus, mais aussi parce qu’elle est insensible au fait que dans certains cas, seuls les groupes ou les collectivités sont en mesure de produire certains biens et qu’ils méritent de ce fait une considération morale. Mon verdict à l’égard de cette thèse est qu’en faisant de l’indifférence à l’endroit des groupes un principe moral de plein droit, elle ignore de fait un éventail important d’obligations morales, à savoir les obligations à l’endroit des groupes humains. Sans en faire explicitement un principe moral, l’égalitarisme formel (thèse I) accrédite l’idée de l’indifférence aux groupes en refusant de reconnaître que leurs traits spécifiques soient à la source d’obligations spécifiques. Cette version très répandue du cosmopolitisme contemporain, qui actualise la collusion d’un principe méthodologique non discuté à des principes moraux très discutables, doit à mon avis être rejetée sans appel.
33Mais si cette démonstration ne réussit pas à convaincre, s’ajoute ici un autre contentieux à l’endroit des thèses I et III. Le problème, cette fois, est que l’idée voulant que la justice globale ne soit rien d’autre que la projection d’une théorie de la justice domestique et ne soit pas tenue de prendre en considération les contextes particuliers qui donnent sens au contenu des obligations de justice, autorise en même temps et en catimini la projection à l’échelle globale d’une conception de la justice conçue pour un type particulier de société qui inclut, de façon caractéristique, notre propre société.
34L’idée – qui se veut sans doute généreuse dans son intention – que ce que nous revendiquons comme juste et bon pour nous, la justice cosmopolitique requiert que nous l’accordions à tous, n’est pas sans évoquer les apories auxquelles Kant lui-même s’exposait en avançant que l’égalité de tous les êtres humains justifiait que l’on propage à l’échelle de l’humanité rien de moins que la civilisation européenne ; elle n’est pas non plus sans rappeler les justifications, tacitement et, on voudrait le croire, involontairement alléguées par les Lumières, du colonialisme en tant que mission civilisatrice24. Qu’y a-t-il de l’esprit du cosmopolitisme et du respect dû à chacun en vertu de l’égalité morale de tous à prétendre détenir la vérité en matière de justice et à affirmer à la face du monde ni plus ni moins que la supériorité de nos façons d’aborder les questions relatives à la justice ? John Rawls, que l’on a vertement taxé d’anticosmopolitiste, se refusait à voir la justice globale comme une simple extension de la justice domestique25. J’estime pour ma part qu’en plaidant pour le renforcement de la capacité des peuples à s’autodéterminer – pour un devoir d’assistance aux peuples dans le processus qui consiste à se donner eux-mêmes des institutions justes selon leurs propres paramètres de la justice –, Rawls a fait preuve d’une très grande fidélité aux idéaux du cosmopolitisme, ceux que Kant, précisément, n’arrivait pas à concilier avec la pratique du cosmopolitisme, à savoir l’ouverture à l’autre, à ses façons de voir et à ses manières de concevoir la vie en société.
35Ce cosmopolitisme n’est pas sans liens avec celui qu’autorise la thèse II dans la mesure où il reconnaît la validité de la distinction entre les obligations cosmopolitiques et les obligations associatives. Mais contrairement à ce qu’exige la thèse II, Rawls n’endosse pas l’individualisme moral et il refuse de plus de sceller les relations entre ces deux types d’obligations dans un rapport de préséance de l’un sur l’autre. Loin de minimiser l’importance morale des obligations associatives, Rawls voit au contraire comme une exigence de la justice l’édification par les peuples – par chaque peuple – des institutions qui définiront et feront respecter de telles obligations. C’est dans cet esprit que j’ai proposé d’admettre comme un authentique principe de justice cosmopolitique l’obligation morale de créer, de consolider ou à tout le moins de ne pas contrarier les conditions qui favorisent l’appartenance, la cohésion et la coopération au sein des peuples, pourvu que ces conditions n’impliquent pas la violation des droits de certains individus membres de ces collectivités. Ce principe, je tiens à le répéter, est un principe de deuxième ordre qui prend pour objet les conditions de formation des obligations associatives au sein des nations plutôt que de décréter les termes dans lesquels celles-ci réaliseront la justice. Il ne pose pas l’égalité formelle entre les individus comme le voudraient les théoriciens contemporains du cosmopolitisme, mais l’égalité entre les peuples dans leur capacité et leur droit à l’autodétermination ainsi que le droit le plus strict des citoyens de contribuer à façonner eux-mêmes leur propre société.
36Entre la tentation paradoxale « d’universaliser » les obligations associatives valides au sein d’une société particulière – la nôtre, telle que nous voudrions qu’elle soit – et celle de minimiser l’importance morale des obligations à l’endroit des compatriotes au profit des obligations à l’endroit de l’humanité, le cosmopolitisme contemporain semble dans une impasse. Mais il n’est pas condamné à y demeurer. Le cosmopolitisme n’est pas contraint à être un impérialisme et c’est à la condition qu’il ne le soit pas, précisément, qu’il peut reconnaître l’égale valeur morale de chacun dans sa capacité de s’autodéterminer. Le cosmopolitisme ne peut non plus nier que cette capacité d’autodétermination s’exerce en grande partie au sein de sociétés particulières et en vertu des ressources que seule une collectivité peut offrir, ce qui inclut la possibilité de contribuer à façonner cette collectivité et ses propres institutions. Le cosmopolitisme peut reconnaître que notre allégeance morale fondamentale, primitive en quelque sorte, est celle qui prend sa source dans le lien qui nous lie à l’humanité tout en reconnaissant qu’un intérêt caractéristique – universel – de cette humanité est de former des sociétés et d’y vivre. Et s’il peut affirmer toutes ces choses sans se contredire, il peut aussi reconnaître que la justice cosmopolitique, en plus de veiller aux intérêts individuels, peut et doit prendre acte du fait que d’importants intérêts humains ne peuvent être satisfaits qu’en vertu de l’existence de collectivités. Le cosmopolitisme peut affirmer que l’individu est l’objet premier de la justice tout en affirmant que nous avons une importante obligation morale – non instrumentale – à l’endroit des groupes et qui consiste à préserver et à entretenir les conditions qui permettent l’existence des sociétés humaines.
Notes de bas de page
1 Voir par exemple: Gérard Elfstrom, « Cosmopolitan Ethics », dans L. Becker et C. Becker (dir.), Encyclopedia of Ethics, 2e éd., vol. 1, New York, Routledge, 2001; Max Boehm, « Cosmopolitanism », Encyclopedia of the Social Sciences, New York, Macmillan, 1932.
2 Nussbaum reprend à son compte cette idée: « [children interactions] are mediated by needs that are in some form common, and that form [sic] the basis for later recognition of the common ». Martha Nussbaum, « Replys », dans Joshua Cohen (dir.), For Love of Country, Boston, Beacon Press, 1996, p. 142. À l’avenir : Nussbaum, 1996.
3 Cette propension se manifeste de façon spectaculaire chez les théoriciens qui cherchent à appliquer en tout ou en partie à l’échelle globale la Théorie de la justice de John Rawls, comme Beitz : position originelle et principe de différence ; Charles R. Beitz, Political Theory and International Relations (avec une nouvelle postface), Princeton, Princeton University Press, 1999, à l’avenir : Beitz, 1999 ; Charles R. Beitz, « Cosmopolitan Ideal and National Sentiment », The Journal of Philosophy, vol. 80, 1983, p. 591-600. À l’avenir : Beitz, 1983. Buchanan : justice distributive et égalité des chances ; Allen Buchanan, « Rawls’s Law of People for a Vanished Westphalian World », Ethics, vol. 110, 2000, p. 697-721. Pogge : l’idée de structure de base ; Thomas Pogge, World Poverty and Human Rights, Cambridge, Polity Press, 2002. À l’avenir : Pogge, 2002 ; Thomas Pogge, « An Egalitarian Law of Peoples », Philosophy and Public Affairs, vol. 23, no 3, 1994, p. 193-224 ; Thomas Pogge, Realizing Rawls, Ithaca, Cornell University Press, 1989. Kuper : les deux principes de justice ; Andrew Kuper, Democracy Beyond Borders, Oxford, Oxford University Press, 2004.
4 Il faut remarquer que cette formulation n’implique pas, contrairement à ce que prétendent certains défenseurs du cosmopolitisme, que chacun a des obligations similaires à l’endroit de tous. Je discuterai de cette deuxième interprétation de l’égalitarisme dans les prochaines sections. Ce qui m’intéresse ici est la polyvalence du concept d’égalité en tant que condition de la justice cosmopolitique.
5 David Miller, « The Limits of Cosmopolitan Justice », dans David R. Mapel et Terry Nardin (dir.), International Society, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. 164. À l’avenir : Miller, 1998.
6 C’est le résultat auquel tendent, par exemple, les propositions de Beitz et de Singer. Beitz, 1999; Peter Singer, One World. The Ethics of Globalization, New Haven, Yale University Press, 2002.
7 Brian Barry, « International Society from a Cosmopolitan Perspective », dans David R. Mapel et Terry Nardin (dir.), International Society, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. 144-163. À l’avenir: Barry, 1998.
8 « On liberal nationalism, nationality-based special obligations do not limit the requirements of global justice; indeed, it is the other way around. » Kok-Chor Tan, Justice Without Borders, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 196. À l’avenir : Tan, 2004.
9 Selon les données des Nations Unies, la proportion de pays ayant adopté des politiques visant à réduire l’immigration est passée de 6 % en 1976 à 40 % en 2001. <http://www.un.orgesapopulationpublicationsittmig2002ittmigrep2002french.doc>
10 Pour une défense de cette position, voir Beitz, 1983.
11 Kok-Chor Tan, Toleration, Diversity, and Global Justice, State College, The Pennsylvania State University Press, 2000, p. 151-153.
12 C’est une position défendue par Couture et Nielsen; voir Jocelyne Couture et Kai Nielsen, « Cosmopolitism and the Compatriot Priority Principle », dans H. Brighouse et G. Brook (dir.), The Political Philosophy of Cosmopolitism, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 180-195.
13 Pogge, 2002.
14 Tan fait usage de cette stratégie. Tan, 2004.
15 « To count people as equal is to treat nationality, ethnicity, religion, class, race and gender as “morally irrelevant” – as irrelevant to that equal standing. » Nussbaum, 1996, p. 133.
16 Sans adhérer à cette thèse, Weinar en discute efficacement. Leif Weinar, « L’individu, l’État et les droits de base », dans Jocelyne Couture et Kai Nielsen (dir.), Cosmopolitisme et particularisme, no spécial de Philosophiques, vol. 34, no 1, 2007, p. 97-98.
17 « Le cosmopolitisme moral est, dans son essence même, une doctrine individualiste en ceci qu’il focalise sur les intérêts des individus. Cela ne signifie pas qu’il néglige l’importance des familles, des communautés et des pays. Mais il tient leur valeur pour dérivative ; ils n’ont de valeur que dans la stricte mesure où ils contribuent au bien-être des individus (tant ceux qui appartiennent au groupe que ceux qui n’y appartiennent pas, accordant le même poids à chacun). » Barry, 1998, p. 153.
18 On pourrait objecter ici que les obligations cosmopolitiques sont quelquefois conçues comme définissant une justice institutionnelle et que leur application, même si elle a des conséquences pour chacun, ne relève alors pas des actions individuelles. Mais il faut remarquer que le caractère fortement individualiste de la thèse dont il est question ici ne s’allie pas facilement à l’idée d’une justice institutionnelle, qui ne peut cibler les individus que par leur appartenance à des fonctions ou à des groupes tels qu’ils sont définis dans le contexte d’une société donnée. Une justice institutionnelle doit partir d’hypothèses concernant les avantages ou les inconvénients normalement associés à ces groupes ou fonctions et ne traite pas des cas d’exception. À ma connaissance, cette question n’a pas été soulevée par les théoriciens d’une justice institutionnelle cosmopolitique, mais il pourrait être utile de se rappeler qu’elle se pose déjà, comme Rawls l’a souligné dans Théorie de la justice, pour la justice institutionnelle au sein d’une société. « … quand des principes s’appliquent à des personnes ou exigent que chacun tire un gain d’une inégalité, on se réfère à des personnes représentatives occupant les différentes positions sociales ou les fonctions établies par la structure de base […] aucun des deux principes ne s’applique à des répartitions de biens particuliers entre des individus particuliers qui pourraient être identifiés par leurs noms propres. » John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987, p. 95. « Si ces individus [représentatifs] sont définis par leur niveau de revenus et de richesse, je fais l’hypothèse que ces biens sociaux premiers sont en corrélation suffisante avec les différences d’autorité et de responsabilité. C’est-à-dire que je suppose que ceux qui possèdent plus d’autorité politique, par exemple, et plus de responsabilités dans différentes associations sont d’une manière générale plus avantagés dans les autres domaines aussi. » Ibid., p. 127-128.
19 Que les groupes puissent être l’objet d’obligations morales requiert bien entendu une spécification des groupes admissibles qui déborderait largement de mon propos ; qu’il me suffise de mentionner ici, en guise de prototypes, les nations (avec ou sans États) et les groupes culturels ou religieux structurellement discriminés.
20 À ce sujet, voir Michel Seymour, De la tolérance à la reconnaissance, Montréal, Boréal, 2008.
21 Beitz illustre bien ce type de raisonnement. Beitz 1999. Soulignant que Barry a montré qu’une interprétation globale de la position originelle n’a aucune incidence sur le contenu des principes de justice, Beitz conclut que si les arguments de Rawls sont recevables dans le cas des principes de justice domestique, alors il n’y a aucune raison de croire que le contenu de ces principes puisse changer lorsqu’on élargit la portée de la position originelle de façon à ce que les principes (incluant le principe de différence) s’appliquent au monde entier. Brian Barry, A Liberal Theory of justice, Oxford, Oxford University Press, 1974.
22 David Miller, « Cosmopolitism : A Critique », CRISPP, vol. 5, no 3, 2002, p. 80-85. À l’avenir : Miller, 2002.
23 Ce présupposé n’est pas le propre des défenseurs du cosmopolitisme. Il est aussi implicite dans la critique du cosmopolitisme que fait Miller et dont il a été question à la section I. Miller, 1998.
24 Miller pense que le cosmopolitisme conduit à l’impérialisme car, selon lui, il requiert la création d’un État global. Mais cette critique ne s’applique qu’aux théories qui préconisent un cosmopolitisme institutionnel, et non pas à celles qui préconisent, comme chez Tan, un cosmopolitisme moral. Selon moi, le spectre de l’impérialisme menace aussi le cosmopolitisme moral. Miller, 2002 ; Tan, 2004.
25 John Rawls, Le Droit des gens, Paris, Esprit, 1996.
Auteur
Professeure associée au département de philosophie de l’Université du Québec à Montréal. Elle est l’auteure de nombreux articles sur l’éthique internationale et codirectrice avec Stéphane Courtois de Regards philosophiques sur la mondialisation, Presses de l’Université du Québec, 2005.
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