Introduction
p. 11-20
Texte intégral
Comment représente-t-on d’autres cultures ? Qu’est-ce qu’une autre culture ? Le concept de culture (ou de race, de religion, de civilisation) distincte est-il utile, ou bien se trouve-t-il lié soit à de l’autosatisfaction (quand on parle de sa propre culture), soit à de l’hostilité et à de l’agressivité (quand on parle de l’« autre ») ?
Edward Said, L’orientalisme
1Le lecteur intéressé par la littérature contemporaine n’ignore pas qu’il existe des œuvres en français écrites par des Haïtiens, des Martiniquais, des Algériens, des Marocains, des Sénégalais ; autrement dit, par des auteurs dont le français n’est pas la langue maternelle. Mais ce même lecteur – spécialiste ou non, chercheur universitaire ou lecteur passionné dans le métro – n’aura peut-être jamais entendu parler du corpus vietnamien francophone. « La littérature vietnamienne francophone, cela existe ? » m’a-t-on maintes fois demandé avec étonnement ou scepticisme. Au Québec comme en France, les Vietnamiens bénéficient d’un préjugé favorable, celui qui les définit comme une communauté immigrante tranquille et silencieuse, qui ne se plaint pas, ou si peu en comparaison d’autres communautés aux demandes parfois « déraisonnables ». Tout se passe comme si on se serait attendu au même silence en littérature. C’est oublier qu’avant d’être des boat people et des exilés « sans voix », les Vietnamiens ont été des colonisés et que ce peuple dit silencieux a, dans les années 1950, représenté le cri de liberté et de libération pour de nombreux auteurs francophones. En effet, l’éclatante victoire du Viet-Minh contre les troupes françaises à Diên Biên Phu en 1954 a été un symbole de résistance et un triomphe pour tous les peuples colonisés, comme l’ont affirmé le grand poète martiniquais Aimé Césaire et son ancien élève Frantz Fanon1. Quant à l’écrivain algérien Kateb Yacine, auteur d’un des classiques de la littérature maghrébine, Nedjma (1956), il considérait Hô Chi Minh à la fois comme un militant et comme un poète sans qui les pays colonisés n’auraient pas eu la force de se rebeller2. Kateb a d’ailleurs rendu hommage à l’Oncle Hô et au Vietnam dans sa pièce L’homme aux sandales de caoutchouc, publié en 1970.
2Non seulement la littérature vietnamienne francophone existe et a connu sa période prolifique dans les années 1950, mais les premiers textes ont paru au Vietnam et en France dès le début des années 1910. Colonisé par la France à partir de 1860, le Vietnam a vécu des perturbations, des déchirements et des guerres, qui n’ont pas d’emblée disparu au lendemain des indépendances. Ces données historiques ont, bien entendu, influencé les écrivains et le développement de cette littérature née dans un contexte colonial. Le corpus vietnamien partage ainsi quelques caractéristiques avec les littératures francophones des Caraïbes, du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne, même s’il n’a pas leur ampleur, compte tenu de son territoire délimité, et même si l’intérêt croissant qu’il suscite depuis quelques années ne saurait être comparable à la réception des autres littératures de langue française. Sur le plan thématique, le roman vietnamien est plus proche du roman maghrébin que des œuvres caribéennes ou africaines, fortement marquées, quoique de moins en moins, par le lourd héritage de l’esclavage et ses conséquences tragiques. Sans être aussi conflictuel que dans la production maghrébine et sans accorder à la religion une place primordiale, le choc de la rencontre entre l’Orient et l’Occident, entre traditions et modernité, constitue un thème important de la littérature vietnamienne francophone, de sorte qu’une étude sur les représentations de ces deux continents et de leur population s’imposait.
3Suivant la conception de Roland Barthes pour qui l’Orient et l’Occident n’étaient pas des « réalités3 » à approcher ni à opposer d’un point de vue historique, culturel ou philosophique, ce livre se penchera sur l’Orient et l’Occident en tant que discours qui (dé)forment une réalité le plus souvent insaisissable. Mais si, pour Barthes, l’Orient était synonyme du Japon, l’Orient auquel renvoie ce livre est le Vietnam, cette partie extrême-orientale qui, à la différence du pays de l’« empire des signes », n’a pas échappé à la colonisation européenne. Le système colonial français a bien sûr eu un impact sur l’extrême-orientalisme, c’est-à-dire la construction de l’Extrême-Orient, de même que sur l’occidentalisme, à savoir la construction de l’Occident, dans les romans vietnamiens francophones. Bien que ces discours ne soient pas représentatifs de la réalité, ils n’en demeurent pas moins liés à un désir bien réel d’instaurer un ordre colonial ou décolonial. Un ouvrage mettant en parallèle l’invention de l’Orient(al) avec l’invention de l’Occident(al) est nécessairement inspiré du fameux essai d’Edward Said, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident4. Malgré ses contradictions et les critiques dont il a été l’objet, ce titre est devenu, comme l’a noté Thierry Hentsch, un « passage obligé de toute réflexion sur l’orientalisme5 ». Les implications du champ de savoir qu’a constitué l’orientalisme, de même que celles liées à la publication de l’essai de Said qui a ouvert la voie à des études consacrées aux représentations littéraires de l’Extrême-Orient, sont multiples et considérables. Même l’analyse, à partir des années 1990, de l’occidentalisme en tant que discours qui invente l’Occident et l’Occidental a été inspirée du travail de Said.
4Ce livre se distingue par ailleurs de la vision de Said dans la mesure où l’analyse de l’orientalisme porte sur des romans écrits par des auteurs vietnamiens et non européens. Sourires et larmes d’une jeunesse et Pierres de France. Construction de l’Orient de Nguyen Manh Tuong sont à cet égard éloquents. Bà-Dâm, le premier roman conjointement écrit par un Français, Albert de Teneuille, et un Vietnamien, Truong Dinh-Tri, l’est tout autant. Alors que Sourires et larmes et Pierres de France révèlent le désespoir d’un narrateur à l’idée de rentrer au pays natal, appréhension accompagnée de la peur de retourner à un état presque primitif, Bà-Dâm met en scène un personnage vietnamien qui paraît très civilisé en France, mais qui laisse tomber son masque occidental et dévoile ses défauts asiatiques une fois de retour en Indochine. Écrits par un Vietnamien ou en collaboration avec un Vietnamien, ces romans ne présentent pas moins les Asiatiques comme des êtres essentiellement inférieurs, des « morts vivants » plongés dans un sommeil léthargique sans le réveil de l’Occident ou des « vieux peuples enfants » incapables de survivre sans la présence des Occidentaux. Ces romans s’avèrent particulièrement révélateurs, puisque les narrateurs ou les personnages vietnamiens acquiescent, au même titre que les français, à l’orientalisme, comme si cette adhésion tentait de légitimer un discours fondé sur les stéréotypes coloniaux les plus courants au sujet des Vietnamiens. Il est en ce sens aisé de constater que le regard oriental sur l’Orient peut être tout aussi réducteur que le regard occidental, car il reproduit les oppositions binaires (culture/nature, rationalité/irrationalité, matérialisme/spiritualité, autorité/asservissement, vitalité/passivité, etc.) qui confirment la prétendue supériorité de l’Occident.
5Ces oppositions binaires ont servi à nourrir ce que Panivong Norindr a nommé l’« Indochine fantasmée6 ». Néanmoins, elles ont aussi été utilisées afin d’attaquer l’Europe et de créer un Occident tout aussi fantasmé, c’est-à-dire figé à l’intérieur d’images réductrices. Le domaine maudit, de Cung Giu Nguyen, et Bach-Yên, de Tran Van Tung, sont des romans dans lesquels s’opère un renversement des mêmes antagonismes ; ce qui faisait la force de l’Occident se trouve désormais dénigré ou ridiculisé : la grande culture, aveuglée par un matérialisme superficiel, perd de son prestige, et la raison, perdue dans des guerres de puissance, sombre dans la déraison. Cette perception de l’Occident s’inscrit dans ce qu’il convient d’appeler l’occidentalisme, un discours fonctionnant selon la même logique binaire que l’orientalisme, selon les mêmes schémas manichéens visant à mettre en valeur une culture, une identité, un pays au détriment d’un autre. Le personnage principal du Domaine maudit, Minh – dont le prénom n’est pas sans faire écho à Hô Chi Minh, le plus connu des « occidentalistes » vietnamiens – est le porte-parole de ce discours qui interprète les idées provenant de l’Occident comme une forme d’« intoxication » mentale ou, pour reprendre l’expression de Deng Xiaoping, pourtant « père » de la Chine moderne, de « pollution spirituelle7 ». Quant à Bach-Yên, c’est surtout à la perte de l’âme et à la perte de l’humanité de l’Occident que s’en prennent le père et l’oncle du narrateur. D’abord révolté par les propos de ceux-ci, Van, le narrateur, devient peu à peu aussi sévère à l’égard des Européens que ses aînés. Ce regard dur sur l’Europe n’est pas rare, car si des auteurs francophones ont entériné le discours colonial dans leurs écrits, d’autres ont dénoncé les mensonges de la « mission civilisatrice », et ce, tant au Vietnam qu’ailleurs.
6À en croire les propos des personnages du Domaine maudit et de Bach-Yên, l’Occident serait une entité homogène peuplé de gens obsédés par le pouvoir, les biens matériels et les plaisirs de la chair, complètement étrangers aux notions de spiritualité, d’harmonie intérieure, et au respect des valeurs familiales ou traditionnelles. Said avait pertinemment noté que l’orientalisme a plus à voir avec l’Occident qu’avec l’Orient, et force est de constater qu’il en est de même pour son corollaire inversé : l’occidentalisme a plus à voir avec les idées préconçues que se font les Orientaux des Occidentaux qu’avec la réalité occidentale. Cette représentation monolithique et caricaturale de l’Occident est l’un des aspects de base de l’occidentalisme et s’inscrit dans ce qu’Ian Buruma et Avishai Margalit ont qualifié de déshumanisation des Occidentaux dans leur ouvrage intitulé Occidentalism : The West in the Eyes of Its Enemies. Se voulant une réponse très tardive à L’orientalisme de Said, l’essai de Buruma et de Margalit, écrit un an après l’écroulement des tours jumelles du World Trade Center à New York, souligne avec raison que l’occidentalisme peut être aussi violent et destructeur que l’orientalisme. Il faut toutefois mentionner que, par-delà ces attentats terroristes, l’appropriation discursive de l’Occident par l’Orient n’a pas les mêmes visées économiques et politiques que la tradition orientaliste européenne – et plus récemment américaine. Dans les territoires colonisés, la formation de ce discours est l’expression d’une défense contre l’invasion étrangère et d’un besoin de rétablir l’autonomie et la culture du pays bafouées par le colonisateur, de sorte qu’elle se distingue de la formation de l’orientalisme, née d’un désir de conquête. L’orientalisme instaure une relation de pouvoir sur l’Autre au moyen de comparaisons où l’Orient est négativement perçu, et ce, à partir du postulat de la supériorité des Occidentaux, alors que l’occidentalisme trahit souvent une fissure où l’Occident est à la fois objet d’attaques et objet d’admiration. Cette ambivalence est palpable dans les romans vietnamiens francophones par rapport à l’orientalisme qui est reproduit sans ambiguïté.
7La littérature vietnamienne francophone ne se limite pas, heureusement pour le lecteur, à un corpus qui n’offrirait que des représentations stéréotypées de l’Orient et de l’Occident. Au contraire, certaines œuvres se situent entre orientalisme et occidentalisme, au-delà de l’imaginaire colonial et au-delà, également, de l’accusation et de la dénonciation cinglantes qui accompagnent les processus de décolonisation. Des critiques comme Édouard Glissant et Homi Bhabha ont dans cette perspective proposé les concepts de poétique de la relation et d’hybridité pour rendre compte des discours littéraires et culturels dominants. Leurs réflexions, en particulier celles de Glissant, témoignent de ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari ont appelé une pensée rhizomatique, c’est-à-dire une pensée nomade et ouverte, à l’image du rhizome qui multiplie les possibilités au lieu de se refermer sur une seule racine8. Pour Glissant autant que pour Bhabha, les rencontres entre l’Occident et l’Orient et entre les pays du Nord et ceux du Sud ne sont pas harmonieuses, mais ce sont justement les tensions, les frictions qui deviennent des lieux de négociation, de création d’une imprévisibilité textuelle ou culturelle. Leurs écrits théoriques invitent donc à une analyse des romans selon une approche qui décèle les représentations toutes faites et univoques, tout en prônant l’interaction discursive et identitaire.
8 Frères de sang de Pham Van Ky et Les Trois Parques de Linda Lê sont à ce propos particulièrement intéressants, puisqu’ils participent de ces négociations ou, pour employer un terme privilégié par Bhabha, de ces « translations » – au sens de déplacements mais aussi au sens étymologique du mot, c’est-à-dire de traductions9 – des discours et des cultures. Car, au-delà des textes qui réduisent l’Extrême-Orient à un continent au bord d’un désastre chaotique ou en agonie sans l’Occident, et l’Europe à un « poison » spirituel préconisant des valeurs superficielles, l’intérêt de ces deux romans réside précisément dans la mise en place de stratégies abolissant les schémas manichéens ennemis de la réflexion. Pham Van Ky est l’auteur d’une œuvre romanesque importante dont le fil conducteur est la rencontre, voire la confrontation entre l’Orient et l’Occident, et dont le contenu oscille entre orientalisme et occidentalisme. Si dans Frères de sang, le discours orientaliste n’est pas complètement absent, il ne domine toutefois pas ; de même, le discours de révolte du nationalisme vietnamien est évoqué, sans que l’Occident soit systématiquement réduit à une machine de conquête et de guerre. Ce roman de Pham Van Ky a fait s’entrechoquer les discours de l’Orient et de l’Occident, à une époque où une rencontre réelle n’était pas encore possible.
9Lorsque paraît Frères de sang, en 1947, le Vietnam tente par tous les moyens de se débarrasser des colonisateurs étrangers et la France s’accroche obstinément, voire désespérément, aux vestiges de son empire. En dépit de ce contexte, Pham Van Ky offre un premier livre dans lequel les échanges dialogiques et interdiscursifs sont nombreux, et les voix/voies présentées au narrateur multiples. L’écrivain couronné par le Grand Prix du roman de l’Académie française en 1961 pour Perdre la demeure met en relief l’hybridité des cultures et des identités par l’entremise d’une fiction, d’un genre que Mikhaïl Bakhtine a notamment qualifié de polyphonique et d’hybride10. Dans Frères de sang, ce sont les voix orientale et occidentale et les époques moderne et ancestrale qui se combattent entre elles, sans que ni les unes ni les autres l’emportent. Cette œuvre est la preuve que, si l’orientalisme est souvent associé à un contexte de colonisation, l’occidentalisme à un contexte de décolonisation et les discours de l’« entre-deux » à un contexte de postcolonisation, la reprise de ces discours dans les romans ne suit pas forcément la chronologie historique.
10Une analyse insistant sur le refus des discours convenus et monolithiques ne saurait se passer de Linda Lê, dont l’œuvre prolifique est emblématique d’une contestation de tous les types de pouvoir, surtout social et familial. Certes, Lê a depuis longtemps refusé l’étiquette d’« écrivaine vietnamienne francophone », et la place que lui accorde Nancy Huston dans Professeurs de désespoir, auprès d’auteurs européens nobélisés comme Samuel Beckett et Elfriede Jelinek et majeurs comme Thomas Bernhard et Milan Kundera, témoigne d’un talent qui déborde des épithètes « ethniques ». De tous les « néantistes vivants » avec lesquels Huston n’y va pas de main morte, Lê est sa préférée et elle la voit presque comme une petite sœur à protéger contre ses idées noires. Malgré le penchant « européen » de Lê pour le dégoût de la vie et le mépris de la maternité, Huston la ramène à ses origines :
Enracinée dans la tradition littéraire viêtnamienne peuplée de fantômes et de vampires, frôlant toujours le surnaturel, [l’]imagination [de Lê] est riche et sombre. L’univers de ses livres est celui du déracinement, de l’errance, de la déchéance, de la laideur, de la mendicité, des mauvaises odeurs, des non-rencontres, des meurtres et des suicides11.
11L’univers romanesque de cette écrivaine qui refuse de jouer la carte de l’exotisme est effectivement très sombre, voire morbide, comme le confirme Les aubes, paru en 2000, dont le titre et l’explicit sont lumineux mais qui s’ouvre sur le fantasme de meurtre et de viol du narrateur suicidaire. Cependant, l’« enracinement » de son imagination dans la tradition littéraire vietnamienne est un aspect que l’auteure elle-même n’a jamais admis, ayant plutôt confié, plus d’une fois, qu’elle connaissait très mal la culture vietnamienne. Les références littéraires européennes abondent d’ailleurs dans son œuvre, quoiqu’elles servent à mettre en valeur un imaginaire hybride, alors que celles du Vietnam, sans être totalement absentes, se font beaucoup plus discrètes. Son œuvre n’est pas tant enracinée dans la tradition littéraire vietnamienne que dans l’obsession d’un pays, d’un père, tous deux devenus, par la distance géographique et temporelle, des fantasmes, des fantômes qui hantent son écriture.
12Davantage que dans ses autres romans, c’est dans Les Trois Parques, publié en 1997, que Lê propose une mise en scène du Vietnam qui mérite attention, d’autant plus que la terre natale y est nommée pour la première fois dans son œuvre et n’est plus vaguement désignée comme « le Pays ». Associé au personnage paternel qui incarne les peuples opprimés et abandonnés, tandis que le personnage maternel est le plus souvent complice des discours dominants, le pays natal de l’auteure se présente dans ce roman comme une victime non consentante du colonialisme, du communisme et du néo-impérialisme. Déroutante à plusieurs égards, la logorrhée explorée dans Les Trois Parques invite à une lecture d’une parole déplacée, dans les deux sens de l’adjectif : « qui ne trouve pas sa place » et « malvenue, voire inconvenante12 ». C’est par ce genre d’anticonformisme que Lê échappe au discours paternaliste ou complaisant face à son pays natal, objet de rejet et, à la fois, de quête dans son écriture, à l’image du père abandonné et ignoré, et pourtant présent dans presque tous ses livres. L’exil, la folie, la mort et l’écriture sont autant de thèmes, voire autant de lieux de résistances contre le conformisme de la famille et de la société qui marquent l’imaginaire de Lê.
13En proposant d’étudier les discours orientaliste, occidentaliste et de l’« entre-deux », ce livre ne peut évidemment prétendre offrir une analyse de tous les romans de la littérature vietnamienne francophone ; seuls les plus pertinents pour la problématique ont par conséquent été retenus. Une place importante a été réservée à des romans moins étudiés par la critique, comme Le domaine maudit de Cung Giu Nguyen qui n’a suscité aucune analyse depuis les pistes proposées par Jack Yeager dans son incontournable essai13, ainsi qu’aux textes très peu connus de Nguyen Manh Tuong. Les livres de cet auteur vietnamien non négligeable, dont le contenu est explicitement orientaliste, sont intéressants en ce qu’ils contredisent la critique qui tient parfois pour acquis la portée anticoloniale, ou du moins subversive, de ce corpus francophone.
14Le présent ouvrage se veut en quelque sorte une entreprise archéologique des formations discursives dans les romans vietnamiens francophones. Archéologie au sens où l’entend Michel Foucault, c’est-à-dire non pas une quête d’un discours originaire mieux caché, mais d’une interrogation du « déjà-dit » et du « déjà-écrit14 ». Les discours littéraires n’échappent pas au « déjà-dit », puisqu’ils s’inscrivent dans une chaîne intertextuelle et interdiscursive amorcée par des textes antérieurs. Plutôt qu’une recherche de nouveaux discours, il s’agit ici d’interpréter, d’analyser les discours existants, transformés par le questionnement de chaque époque, et de voir comment et pourquoi les représentations culturelles et identitaires sont le plus souvent flatteuses envers elles-mêmes et hostiles envers autrui. Aux questions que soulève Said dans la citation mise en exergue, ce livre voudrait répondre qu’il n’est pas toujours facile de sortir de la complaisance envers sa propre culture et de l’agression ou de la fermeture envers celle de l’Autre, mais que, bien que difficile, cette entreprise n’est certainement pas impossible.
Notes de bas de page
1 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955, p. 59 ; Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Actuel », 1991 [1961], p. 101.
2 Voir Alain Ruscio, « Introduction », dans Hô Chi Minh, Le procès de la colonisation, Pantin, Le Temps des Cerises, 1998 [1925], p. 24.
3 Roland Barthes, L’empire des signes, Paris, Seuil, coll. « Essais », 2005 [1970], p. 11.
4 Edward Said, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, préface de Tzvetan Todorov, traduit de l’américain par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, 1980 [1978].
5 Thierry Hentsch, L’Orient imaginaire. La vision politique occidentale de l’est méditerranéen, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 12.
6 Panivong Norindr, Phantasmatic Indochina : French Colonial Ideology in Architecture, Film, and Literature, Durham, Duke University Press, 1996.
7 Deng Xiaoping, cité dans Ian Buruma et Avishai Margalit, Occidentalism : The West in the Eyes of Its Enemies, New York, Penguin Books, 2005 [2004], p. 39.
8 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Introduction : rhizome », dans Mille Plateaux. Capitalisme et Schizophrénie 2, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 9-37.
9 Homi Bhabha, The Location of Culture, Londres/New York, Routledge, 1994, p. 38.
10 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978 [1975].
11 Nancy Huston, Professeurs de désespoir, Arles, Actes Sud, 2004, p. 325.
12 Linda Lê, « Littérature déplacée », dans Tu écriras sur le bonheur, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Perspectives critiques », 1999, p. 330-331.
13 Jack Yeager, The Vietnamese Novel in French: A Literary Response to Colonialism, Londres/Hanovre, University Press of New England, 1987.
14 Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 173.
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Le roman vietnamien francophone
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