1876 • Pierre-Joseph-Olivier Chauveau
L’instruction publique au Canada. Précis historique et statistique
p. 261-274
Texte intégral
1Pierre-Joseph-Olivier Chauveau est né le 30 mai 1820 à Charlesbourg, Bas-Canada. À l’âge de neuf ans, ses parents l’inscrivent au Séminaire de Québec où il sera, de l’avis de ses contemporains, un élève brillant. À dix-sept ans, il entame des études de droit au moment de la rébellion des Patriotes en 1837. Admis au barreau en 1841, Chauveau pratique le droit, mais c’est la politique et la littérature qui le passionnent. C’est ainsi qu’il participe en 1842 à la fondation de la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec et, un an plus tard, à celle de la Société canadienne d’études littéraires et scientifiques. Il assume en 1843 la présidence de la Société littéraire et historique de Québec. Chauveau est alors dans la jeune vingtaine. De 1841 à 1855, il publie aussi dans un journal de New York des articles sur la situation canadienne analysée sous l’angle des effets de la politique coloniale britannique. Ses écrits et ses discours révèlent la pensée d’un libéral soucieux de progrès et un patriote « qui ressent vivement son état de colonisé » (Hamelin, Poulin, 1982, p. 3).
2Chauveau s’engage en politique en 1844 aux côtés de La Fontaine et propose aux électeurs du comté de Québec un programme axé sur le gouvernement responsable, le progrès de l’instruction et celui de l’industrie. Après avoir été député de l’opposition de 1844 à 1847, il fait partie du gouvernement de coalition réformiste dirigé par La Fontaine et Baldwin. Nommé solliciteur général, puis en 1853, secrétaire provincial, c’est à ce dernier titre qu’il lui revient de donner suite aux recommandations de la commission sur l’éducation présidée en 1853 par Louis-Victor Sicotte. C’est le premier contact de Chauveau avec les défis de l’instruction publique. Dès lors, celle-ci fera partie de sa vie jusqu’à la fin.
3En 1855, il abandonne son siège de député et, à la suite de la démission de Jean-Baptiste Meilleur, il est nommé surintendant de l’Instruction publique, ce qui l’oblige à quitter Québec pour s’établir à Montréal. En 1856, il dépose son premier rapport. Son plan d’action reprend l’essentiel des propositions déjà formulées par Sicotte et Meilleur. Selon Hamelin et Poulin (p. 9), les principales idées à la base de l’activité de Chauveau comme surintendant de 1855 à 1867 sont : la compétence des maîtres, la nécessité d’un matériel didactique moderne, le développement des bibliothèques, l’importance d’un journal pédagogique et l’urgence d’établir un budget adéquat.
4C’est pendant ces années que sont créées les trois écoles normales Jacques-Cartier et McGill à Montréal, et Laval à Québec. C’est aussi en 1859 que le gouvernement forme, à la demande – entre autres − de Chauveau, le premier Conseil de l’instruction publique composé de 15 membres, dont 4 protestants et 10 catholiques, en plus du surintendant. Ce conseil doit veiller à la régie et à la classification des écoles, ainsi qu’à la qualification et au recrutement des maîtres ; il doit approuver les manuels scolaires et préparer les règlements pour les bureaux d’examinateurs.
5En 1866, ce conseil enjoint Chauveau d’effectuer un voyage en Europe et aux États-Unis afin de se renseigner sur l’état et le développement de l’instruction publique. Chauveau va en Europe – en Grande-Bretagne, en Italie, en France, et en Allemagne. Le livre sur l’instruction publique au Canada dont il est question plus loin est en partie une réponse de Chauveau à une demande allemande à l’effet de présenter la réalité éducative canadienne aux éducateurs européens. Il ne faut pas confondre ce livre avec le rapport annuel du surintendant axé sur l’état de l’éducation au Bas-Canada.
6La traversée de l’Atlantique s’est faite avec Cartier et McDonald, ceux-ci se dirigeant vers Londres pour y faire ratifier leur projet de Confédération canadienne. À son retour de voyage en juin 1867, Chauveau voit donc naître le nouveau Canada confédéral. Et le 1er juillet 1867, à la suite de tractations politiques et sans qu’il l’ait véritablement recherché, il devient le premier premier ministre du Québec. Rappelons qu’à l’époque de véritables partis politiques provinciaux, indépendants des partis fédéraux apparentés, commençaient à peine à exister et qu’ils prirent du temps à se libérer de leurs grands frères fédéraux. Chauveau assume aussi les fonctions de secrétaire provincial et, à partir de 1868, celles de ministre de l’Instruction publique.
7Ces premières années de l’existence de la province de Québec apparaissent difficiles, notamment eu égard à la question scolaire et aux droits des protestants. C’est ainsi qu’en 1869 le Conseil de l’instruction publique est modifié : dorénavant, il comprendra 21 membres, dont 14 catholiques, et sera divisé en deux comités confessionnels. Aussi, le ministre ou le surintendant sera entouré de deux adjoints recrutés dans chacune des deux religions. Enfin, le Conseil, si la majorité de ses membres le désire, pourra se scinder en deux organismes indépendants. Ainsi, les droits des protestants à la reconnaissance juridique et à l’autonomie administrative en matière d’éducation apparaissent assurés. Ces changements ne font pas l’unanimité, certains accusant le gouvernement Chauveau d’avoir trop cédé de pouvoirs à la minorité protestante.
8Ces changements sont agréés par l’Église catholique. Charland (2000, p. 101) note :
Les anglo-protestants trouvèrent cette loi à leur entière satisfaction. Elle ouvrait aussi de nouvelles perspectives à l’Église catholique. Celle-ci pouvait réclamer un rôle accru au sein du réseau scolaire sans soulever d’opposition. Il fallait deux préalables à l’envahissement du monde scolaire par l’Église : la fédération – qu’elle a si chaudement appuyée – pour créer un espace politique très majoritairement catholique et français ; puis la division des deux communautés religieuses pour les questions scolaires. C’était chose faite.
9En 1873, Chauveau démissionne et, en 1874, il écrit un texte de 60 pages sur le système d’éducation au Canada. Deux ans plus tard, cet article sera le noyau de base d’un ouvrage intitulé L’Instruction Publique au Canada, précis historique et statistique.
10En 1878, il accepte d’enseigner le droit à l’Université Laval, à Montréal, et sera le doyen de la faculté de 1884 à 1890, année de sa mort.
La genèse de l’ouvrage
11Le livre est né d’une demande faite par le docteur Schmid dans le cadre de la publication en allemand d’une encyclopédie sur l’instruction publique dans divers pays. Chauveau avait correspondu avec le docteur Schmid et l’avait connu lors de son voyage européen de 1866. Selon ses biographes Hamelin et Poulin, de ce séjour outre-Atlantique, Chauveau « a surtout retenu les efforts de plusieurs pays d’Europe pour développer un enseignement qui prépare les jeunes au commerce et à l’industrie. En matière d’agriculture, l’exemple de l’Irlande l’inspirera dans un projet visant à doter les écoles normales d’une ferme modèle » (Hamelin et Poulin, p. 10-11).
12Au XIXe siècle, il y avait donc des réseaux d’échanges en matière d’éducation à l’échelle internationale qui permettaient aux responsables de l’éducation dans les pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord de se tenir au courant des développements de l’instruction publique. Il s’est ainsi développé, dès le XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, un « tourisme » pédagogique international, auquel Chauveau a participé1.
13Le révolutionnaire français Marc-Antoine Jullien, père de l’éducation comparée, avait exposé dès 1817, dans le journal d’éducation dont il était un des fondateurs, son projet de comparer les institutions et les pratiques éducatives de différents pays dans le but de mettre en évidence les invariants de la réussite scolaire. Il croyait que la science de l’éducation pourrait établir les lois qui régissent les faits éducatifs. Cette science serait donc source du progrès universel de l’instruction publique. La démarche de Chauveau procède de cet esprit et de cette croyance dans le progrès de l’éducation, et à travers celui-ci, dans le progrès des peuples et des sociétés. Encore aujourd’hui, cet esprit, certes moins fort dans sa visée universaliste qu’au XIXe siècle, anime les réseaux internationaux d’experts et de responsables, ainsi que la quête des bonnes politiques et pratiques d’un organisme comme l’OCDE.
14Quelques années plus tard, de retour au pays, Chauveau rédigera un article d’une soixantaine de pages sur l’instruction publique au Canada, pour inclusion dans l’encyclopédie allemande. Trop long pour l’espace prévu dans l’encyclopédie et compte tenu de l’importance d’un pays comme le Canada sur la scène internationale, Chauveau réussira néanmoins à faire en sorte qu’il soit traduit en allemand et publié intégralement, avec le soutien du docteur Schmid.
15C’est ce texte qui est le noyau central du livre dont il est ici question. Mais entre la version allemande et la version canadienne, il y a des ajouts substantiels. En effet, le texte de base a été mis à jour en fonction des lois en matière d’éducation adoptées entre 1874 et 1876 dans les diverses provinces et territoires du Canada né de l’Acte de l’Amérique britannique du Nord de 1867, ainsi que des données descriptives et statistiques disponibles pour ces années. Il a aussi été complété par deux chapitres inédits, « coup d’œil général et récapitulation » et « mouvement littéraire et intellectuel ». Enfin, un discours prononcé à la Convention des Canadiens français, le 24 juin 1874, est reproduit à la toute fin du livre.
Le contexte
16Dans le Bas-Canada, comme dans le Haut-Canada, dans les autres colonies britanniques d’Amérique du Nord, aux États-Unis et en Europe occidentale, le XIXe siècle marque la naissance et le « décollage2 » de l’instruction publique obligatoire, cette expression référant à l’avènement d’un réseau d’établissements d’enseignement (d’abord primaire, puis post-primaire et professionnel) sous la responsabilité de ou soutenu par l’État et conçu pour le peuple. Il ne s’agit pas à proprement parler de l’éducation des élites et des notables. Les révolutions française et américaine marquèrent à cet égard une rupture radicale avec l’Ancien Régime. Les Lumières, les idéaux révolutionnaires de justice sociale et les débuts de l’industrialisation anglaise ont rendu légitime pour les élites libérales de la plupart de ces pays l’idée que l’instruction du peuple était nécessaire au progrès des sociétés, des techniques et de l’industrie. Mais, il ne suffit pas d’épouser des idées libérales, il faut avoir les moyens de ses ambitions. Cette question des moyens – le financement, des écoles et des classes, un corps enseignant qualifié, des manuels en qualité et en quantité suffisantes, etc. – fut un enjeu majeur partout en Occident tout au long du XIXe siècle. Elle explique l’inégal développement de l’instruction publique entre pays et entre régions de pays et rend compte du fait qu’il a fallu un bon siècle avant que l’enseignement primaire public – et gratuit – s’institutionnalise.
17L’existence de moyens adéquats pour soutenir l’instruction publique n’est pas le seul enjeu. Deux autres occupent aussi l’avant-scène : la gouvernance de l’éducation, donc le rôle de l’État, et le rôle d’instances locales comme les municipalités ou les commissions scolaires, et l’enjeu curriculaire – que faut-il enseigner au peuple ? – engendrant des débats et des conflits parmi les élites et les représentants des Églises. Sur le premier enjeu, faute de moyens lui permettant d’assurer lui-même l’organisation des services, ici comme ailleurs, l’État central a eu tendance à responsabiliser des autorités locales dans le financement et l’organisation de services éducatifs. Cela ne va pas sans heurts, comme l’illustre la guerre dite des éteignoirs. L’autre enjeu, qui porte sur la définition et le contrôle du curriculum, aboutit au Québec à une forte confessionnalisation des écoles, grâce notamment à la présence des Églises au sein du Conseil de l’instruction publique. Ainsi un type de gouvernance, lié au problème des moyens, fournit une réponse à l’enjeu curriculaire.
18C’est au XIXe siècle qu’est apparu l’inspectorat. En France, ce sont les lois Guizot des années 1830 qui en marquent la naissance. L’État se construit ainsi une capacité d’action dans le champ de l’éducation. Il rend visible sa présence et son autorité, si faibles soient-elles, tant sur le plan de la gouvernance que sur celui du curriculum. Même doté de ressources humaines insuffisantes, l’inspectorat est symboliquement important. C’est ainsi qu’il faut comprendre que tous les surintendants de l’instruction publique du Québec en présentent les actions dans leur rapport annuel et en souhaitent le développement.
19Les progrès de l’instruction publique ont varié suivant les pays, les traditions politiques et culturelles. C’est ainsi que les pays protestants, plus avancés sur la voie de l’industrialisation et valorisant davantage l’alphabétisation du peuple à des fins tant religieuses que civiques et économiques, ont connu des avancées plus rapides et constantes que les pays de tradition catholique. Le cas des États-Unis est particulièrement révélateur à cet égard. Les lois portant sur l’obligation de l’instruction sont de bons indicateurs de cet inégal développement de l’instruction publique entre pays. Aussi, dans cette construction d’une instruction publique, les rapports entre les Églises et les États ont pris des formes différentes. En France, le développement de l’instruction publique a pris une forme très conflictuelle, l’État se substituant à l’Église catholique, exclue du champ et dépossédée même de ses biens, alors qu’en Angleterre l’État, tout en affirmant son autorité sur le champ éducatif, a plutôt intégré et soutenu les institutions éducatives religieuses, à côté des institutions d’État, selon un modèle d’intégration et d’harmonisation. Ces deux modèles, de substitution ou d’intégration, vivent encore aujourd’hui et animent les débats actuels sur une école « laïque » ou « communautaire ».
20Le Bas-Canada de l’époque de Chauveau n’a pas échappé à ces évolutions occidentales. L’avènement de l’instruction publique s’y est fait sur le plan politique de manière assez mouvementée, une bonne partie de la vie politique du XIXe siècle étant marquée par des conflits entre les Églises catholique et protestantes et des élites canadiennes-françaises libérales, au sens philosophique du terme. De Fernand Ouellet en 1970 à Jean-Pierre Charland en 2000, les spécialistes ont bien analysé ces conflits. Ce sont les Églises qui ont gagné, comme en témoigne la loi de 1869 modifiant la composition du Conseil de l’instruction publique et assurant la confessionnalisation du système scolaire pour un siècle.
21Chauveau a été un acteur important de cette évolution. Hamelin et Poulin le présentent comme un libéral, citant des textes où il présente le Bas-Canada comme une colonie « figée dans son moyen âge », comme en témoignent l’« influence croissante » du clergé, « la piété remarquable dans les hautes classes et les superstitions tenaces encore chez le peuple ». Selon eux, il aurait été « imbu de l’idée de progrès, pour qui la Révolution française constitue « un des développements progressifs des sociétés chrétiennes » et la monarchie constitutionnelle, l’« ordre uni à la liberté » (p. 3). Il n’en demeure pas moins que c’est sous son règne politique que la mainmise des Églises sur l’instruction publique s’affermit.
L’ouvrage
22Au moment où Chauveau publie son livre, le Canada comprend sept provinces et les Territoires du Nord-Ouest. Les sept provinces sont la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, l’Île-du-Prince-Édouard, le Québec, l’Ontario, le Manitoba et la Colombie-Anglaise. À chacune de ces provinces un chapitre est consacré, construit à peu près de la même manière. Éléments historiques, lois permettant de comprendre les structures et la gouvernance du système d’éducation de la province, des informations sur la qualification, la formation des enseignants ainsi que sur leur traitement, sur les écoles normales, sur les commissions scolaires et les syndics d’école, sur la fréquentation scolaire saisie en termes d’élèves inscrits et de jours de présence à l’école, sur les écoles dissidentes ou « séparées », sur les collèges et les universités, le tout appuyé sur les statistiques disponibles. Cette description est basée sur les rapports officiels de 1872-1873. Chauveau a jugé nécessaire d’ajouter à chaque chapitre un supplément d’information daté de 1876.
23Dans l’introduction du livre, Chauveau présente la Confédération canadienne et les dispositions de sa constitution relatives au droit des minorités religieuses, notamment de l’Ontario et du Québec, et à leur indépendance en matière d’éducation par rapport à la majorité. Il constate aussi que « la législature du Québec a accordé aux minorités dissidentes des privilèges même plus grands que ceux dont jouissent les minorités dissidentes de la province d’Ontario », alors que le Nouveau-Brunswick a adopté une législation « opposée à tout enseignement religieux dans les écoles » (p. 5-6). Cette question, constate Chauveau, est partout vivement débattue. Chauveau en discute pour chacune des provinces, et ce d’une manière qui certes fait apparaître la dynamique entre un groupe majoritaire et un ou des groupes minoritaires, mais aussi un conflit entre deux modèles d’instruction publique, l’un laïc à la française ou à l’américaine, l’autre confessionnel et, dans plusieurs provinces, multiconfessionnel. Le Canada de 1876 n’apparaît donc pas, à la lecture de l’ouvrage de Chauveau, homogène et uniforme en cette matière, comme du reste il ne l’est toujours pas aujourd’hui.
24Le livre comprend 366 pages. Les 266 premières sont entièrement consacrées à la description des systèmes d’éducation de chacune des provinces et des Territoires du Nord-Ouest. Chauveau semble vouloir être le plus factuel possible, le mieux informé et le plus objectif possible. Comme plusieurs des pionniers de l’éducation comparée, il collige des faits et évite de juger. Ce travail de description apparaîtrait fort probablement aux chercheurs d’aujourd’hui comme insuffisamment « construit » ou « théorisé », mais il serait plus approprié d’y voir une volonté de faire œuvre positive, scientifique, factuelle, loin de toute pensée normative ou de tout préjugé.
25L’analyse proprement dite commence au chapitre IX intitulé « Coup d’œil général et récapitulation ». Ce chapitre présente le point de vue de Chauveau, ainsi que les critères du jugement qu’il formule sur l’instruction publique au Canada et au Québec. Il comprend sept sections intitulées : direction générale, inspection des écoles, direction locale – subventions et impôts scolaires, instituteurs et écoles normales, enseignement religieux, statistiques générales et résultats généraux.
26La première section aborde la gouvernance. On y constate que les institutions que furent le Conseil de l’instruction publique et la surintendance ne furent pas spécifiques au Québec et qu’on les retrouvait de manière assez répandue à travers le Canada. Dans certaines provinces, il y eut autant de surintendants que de confessions religieuses reconnues (Manitoba). Cependant, ailleurs, cet élément religieux n’est pas central dans la constitution du conseil : l’Ontario, le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et la Colombie-Britannique n’ont pas constitué leur Conseil de l’instruction publique en fonction des religions reconnues, et on n’y retrouve qu’un seul surintendant. À l’opposé, à Terre-Neuve – dont Chauveau traite, même si cette colonie n’est pas encore une province canadienne −, il n’y a pas de conseil, mais plutôt autant de surintendants que de religions (anglicane, méthodiste et catholique). Enfin, l’Ontario a modifié ses structures supérieures et remplacé son conseil par un comité du conseil exécutif, et le surintendant par un ministre de l’Instruction publique. Il y a donc au Canada, dans le dernier tiers du XIXe siècle, deux modèles de gouvernance supérieure, l’un qui différencie les structures supérieures de l’éducation en fonction de la religion, et l’autre qui n’opère pas une telle distinction.
27Sur le plan de l’inspection, « dans toutes les provinces, les membres du clergé, les juges, les membres du parlement et d’autres dignitaires sont d’office visiteurs des écoles » (p. 271). Mais partout, ce droit de visite est complété par une véritable inspection, accomplie par des fonctionnaires qui relèvent du surintendant. Chauveau souhaite qu’au Québec ce corps d’emplois se professionnalise, qu’il soit mieux rémunéré pour que ses titulaires puissent consacrer tout leur temps à leur fonction et que celle-ci soit réservée à des instituteurs (notons le masculin…) qualifis et expérimentés.
28En ce qui a trait à la gouvernance locale, des tendances canadiennes (et nord-américaines) sont notables. En effet, partout les écoles relèvent d’une instance locale dotée de véritables pouvoirs. Dans toutes les provinces, il y a des syndics ; au Québec, à Terre-Neuve et au Manitoba, ce sont plutôt des commissaires qui gèrent les écoles. Les pouvoirs de ces responsables sont grands : ils choisissent les maîtres et fixent leur rémunération, ils voient à la construction, à l’ameublement et à l’entretien de la ou des écoles sous leur responsabilité, ils perçoivent et administrent les contributions financières locales, ainsi que la subvention gouvernementale. Dans la plupart des provinces, ces syndics ou commissaires sont élus parmi les propriétaires fonciers (ce n’était pas le cas cependant à Montréal et à Québec, là où les commissaires étaient nommés par les autorités gouvernementales et municipales).
29Partout, le financement des écoles puisait à trois sources : la subvention gouvernementale, l’impôt foncier et la contribution mensuelle des parents d’élèves. Ensemble, dans une société pauvre comme le Québec, ces sources furent insuffisantes et difficiles à assurer.
30Eu égard au corps d’instituteurs, Chauveau salue l’apparition dans plusieurs provinces d’écoles normales et l’amorce d’une professionnalisation, c’est-à-dire de la constitution d’un corps enseignant auquel l’accès suit une formation qualifiante, et non pas seulement un examen contrôlé par un bureau d’examinateurs. Notons que la différenciation des écoles normales en fonction des religions suit le modèle adopté par les différentes provinces au niveau de leurs structures de gouvernance supérieure. Chauveau souhaite aussi que les commissaires d’école rémunèrent correctement les instituteurs et les institutrices (celles-ci formant la majorité) et qu’ils cessent d’embaucher des maîtres ou des maîtresses à bon marché (p. 287). Enfin, Chauveau note l’existence de conférences pédagogiques et la publication de deux journaux pédagogiques qui lui semblent être d’importantes sources de formation continue des enseignants. On le constate, aux yeux de Chauveau, le développement de l’instruction publique partout au Canada, et certainement au Québec, exige des enseignants qualifiés.
31L’analyse des statistiques recueillies produit « un résultat qui n’est point aussi défavorable au Québec qu’on le croirait » (p. 299). Chauveau s’emploie aussi, dans la mesure où les données existent, à distinguer l’inscription de la présence moyenne des élèves à l’école, révélant ainsi un problème de l’époque, soit la régularité de la présence des élèves.
32Fort intéressante est la section consacrée à l’évaluation des résultats d’ensemble, dans la mesure où elle révèle les critères de jugement de l’époque. Ces critères sont, dans l’ordre discuté par l’auteur : la littéracie et la numéracie de la population, la culture intellectuelle transmise par les high schools et les collèges classiques, le développement du commerce et de l’industrie, le développement d’institutions vouées aux métiers et aux sciences appliquées, pour les adultes, et enfin, le résultat religieux, moral et social de l’éducation que Chauveau ne craint pas de considérer comme « aussi favorable, plus favorable, peut-être, au Canada que dans les autres pays » (p. 305). Les critères utilisés par Chauveau combinent des éléments culturels et religieux à des éléments plus pragmatiques et économiques. Cette combinaison aura une longue vie : reprise par la commission Parent cent ans plus tard, elle demeure toujours d’actualité.
33On trouvera d’un grand intérêt le dernier chapitre consacré au mouvement littéraire et intellectuel anglophone et francophone du Canada et du Québec. L’auteur y brosse un tableau large de la culture à partir des indicateurs disponibles (journaux, bibliothèques, publications). Ce tableau est différencié suivant les grands secteurs culturels : la poésie, le roman, les études historiques, les traités de droit, les études théologiques et philosophiques, les ouvrages pédagogiques, l’activité scientifique (la botanique, la géographie, l’agriculture), les langues (notamment les langues autochtones). Chauveau constate l’existence en matière culturelle des deux solitudes, thème qui aussi perdurera (p. 335).
Le destin du livre
34Contrairement à son roman Charles Guérin, publié en 1853 et réédité en 1900, 1925, 1973 et 1979, l’ouvrage de Chauveau sur l’instruction publique n’a jamais été réédité, sauf quelques pages en 1962 dans un livre de la collection « Classiques canadiens » des Éditions Fides. Cela ne doit toutefois pas faire ombrage à sa valeur.
35En effet, l’ouvrage de Chauveau est une étude comparative représentative d’ouvrages du même genre (quoique peu nombreux) qui ont contribué à forger un corpus de connaissances positives sur l’éducation dans le monde. Il s’insère dans un courant important qui n’a fait que prendre de l’ampleur tout au long du siècle et est pris en charge aujourd’hui par de grandes institutions internationales (Unesco, OCDE, IE, Bureau international d’éducation, etc.). À cet égard, Chauveau fait œuvre de pionnier canadien et québécois. De plus, l’ouvrage est voué à la cause de l’instruction publique, c’est-à-dire de l’instruction et de l’éducation du peuple, une éducation dans la mesure du possible gratuite et accessible, combinant des éléments culturels de base (littéracie, religion et histoire nationale) et une préparation à la vie (les métiers, les sciences appliquées, le commerce et l’industrie, pour reprendre les termes de Chauveau). Sur ce plan, le Canada et le Québec du dernier tiers du XIXe siècle participent d’un mouvement général de l’Occident et ne semblent pas en décalage par rapport aux autres nations. Les problèmes de financement de cette instruction publique, l’insuffisance de maîtres qualifiés, la présence irrégulière des élèves à l’école, notamment en milieu rural, sont assez généralisés en Occident, comme l’attestent des études spécialisées. Cette valorisation de l’instruction publique traversera les décennies et le XXe siècle et demeure toujours une priorité politique de premier plan. Enfin, sur les enjeux de gouvernance supérieure du système éducatif, Chauveau apporte un éclairage comparatif et historique important. L’empreinte des origines de notre système aura été longtemps très forte, dans la mesure où la religion en aura constitué l’un des piliers les plus durables. C’est dans les années d’activités politiques et administratives de Chauveau que ce pilier s’est consolidé et ce jusqu’à la Révolution tranquille. Pour ces trois raisons, le précis statistique et descriptif de Chauveau mérite notre considération et son auteur, notre reconnaissance.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
Charland, J.-P., L’entreprise éducative au Québec, 1840-1900, Québec, Presses de l’Université Laval, 2000.
Chauveau, Pierre-Joseph-Olivier, L’instruction publique au Canada : précis historique et statistique, Québec, imprimerie Augustin Côté et Cie, 1876, XII, 366 p.
Études
Hamelin, J. et P. Poulin, « Chauveau, Pierre-Joseph-Olivier », Dictionnaire biographique du Canada, vol. XI, Université Laval, University of Toronto, 1982 ; consultation Internet juin 2014.
Labarrère-Paulé, André, P.-J.-O. Chauveau, Montréal, Fides, coll. « Classiques canadiens », 1962. Voir les extraits de L’instruction publique au Canada, p. 69-76.
10.7202/055077ar :Le Thànkhôi (1981), L’éducation comparée, Paris, Armand Colin, coll. « U ».
Ouellet, F., « L’enseignement primaire : responsabilité des Églises ou de l’État (1801-1836) », dans P. W. Bélanger et G. Rocher (dir.), École et société au Québec. Éléments d’une sociologie de l’éducation, Montréal, Hurtubise HMH, 1970, p. 241-257.
Prost, A. (1968), L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, coll. « U ».
Proulx, J.-P. (2009), Le système éducatif du Québec, de la maternelle à l’université, Montréal, Chenelière Éducation.
Notes de bas de page
1 En fait, les voyages pédagogiques, selon Lê Thàn Khôi (p. 10-11), remontent à l’Antiquité (Xénophon, Cicéron, César, Tacite et autres). Mais au XIXe siècle, ils prirent de l’ampleur, la Prusse, premier État à instaurer l’enseignement primaire obligatoire dès le XVIIIe siècle, étant fréquemment visitée.
2 Au sens rendu populaire par l’économiste W. W. Rostow (1960), désigne une expansion quantitative suffisante d’un phénomène pour rendre quasi irréversible l’institutionnalisation de sa pratique.
Auteur
Professeur émérite de sociologie de l’éducation, de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal. Il est présentement président du Conseil supérieur de l’éducation.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Monuments intellectuels de la Nouvelle-France et du Québec ancien
Aux origines d’une tradition culturelle
Claude Corbo (dir.)
2014
Dictionnaire des intellectuel.les au Québec
Michel Lacroix, Yvan Lamonde, Marie-Andrée Bergeron et al. (dir.)
2017
Le rouge et le bleu
Une anthologie de la pensée politique au Québec de la Conquête à la Révolution tranquille
Yvan Lamonde et Claude Corbo (éd.)
2009
Parole d'historiens
Anthologie des réflexions sur l'histoire au Québec
Éric Bédard et Julien Goyette (éd.)
2006
Sociologie et valeurs
Quatorze penseurs québécois du XXe siècle
Gilles Gagné et Jean-Philippe Warren (éd.)
2003
Repenser l’école
Une anthologie des débats sur l’éducation au Québec de 1945 au rapport Parent
Claude Corbo et Jean-Pierre Couture (éd.)
2000
L'idée d'université
Anthologie des débats sur l'enseignement supérieur au Québec de 1770 à 1970
Claude Corbo et Marie Ouellon (éd.)
2002
La culture comme refus de l’économisme
Écrits de Marcel Rioux
Marcel Rioux Jacques Hamel, Julien Forgues Lecavalier et Marcel Fournier (éd.)
2000