5. La criminalité économique
p. 139-165
Texte intégral
1Les chercheurs québécois portent un intérêt tout particulier à la fraude sous ses diverses formes : fraude par chèque (Lacoste, 1998 ; Lacoste et Tremblay, 2003), par carte de crédit (Mativat, 1995 ; Mativat et Tremblay, 1997), fraude à l’assurance (Bacher, 1995a, 1995d, 1999 ; Tremblay, Bacher, Tremblay et Cusson, 2000 ; Bacher et Blais, 2005a, 2005b ; Blais et Bacher, 2007) ; la fraude fiscale (Paquin, 2000, 2004) et la fraude par télémarketing (Gagnon, 2001, 2005). À cela s’ajoutent le blanchiment d’argent (Gagnon et Bacher, 2004 ; Bacher et Gagnon, 2008) et les systèmes informels de transfert de fonds : les hawalas (Bacher et Gagnon, 2006).
2Ils se sont aussi intéressés assez logiquement au fraudeur en tant que tel, notamment à son âge (Bacher, 2002) ainsi qu’aux réactions qu’appellent ou que devraient appeler les crimes économiques. C’est ainsi qu’une recherche porte spécifiquement sur la prévention de l’évasion fiscale (Blanchette, 2009 ; Blanchette et Blais, 2010), une sur la politique criminelle de la Cour suprême du Canada en matière de fraude (Bacher, 2005a) et que d’autres contributions se consacrent aux divers modes de détection, de prévention et de sanction qui sont susceptibles d’être opposés à la criminalité économique (Bacher, 2003 ; Bacher et Queloz, 2007). Signalons enfin une contribution un peu isolée, portant sur la diversité des explications de la criminalité économique et donc sur les moyens d’y faire face (Bacher, 2005b).
3Se consacrant à l’étude sur les crimes économiques, les chercheurs ont eu recours tant aux méthodes qualitatives que quantitatives, et parfois même aux deux. Certains se démarquent notamment par l’originalité ou encore par la diversité des sources de données exploitées (Blanchette, 2009). La diversité des sources utiles à l’étude de la criminalité économique est évoquée en particulier par Bacher et Queloz (2007).
4Sous l’angle qualitatif, dans leur recherche sur le dispositif canadien de lutte au blanchiment d’argent, Bacher et Gagnon (2008) ont exploité des données peu habituelles en criminologie. De fait, ils ont réuni et analysé tous les comptes-rendus des débats en Chambre des communes et des travaux du Comité permanent des finances qui se sont tenus lors du processus d’étude et d’adoption du projet de loi C-22, en 2000.
5Cet important projet de loi s’avérait être la réponse du Canada aux pressions internationales l’incitant à se doter d’outils spécifiques pour combattre le blanchiment d’argent. Compte tenu de son ampleur et principalement des conséquences qu’entraîna son adoption sur les acteurs du monde économique, Bacher et Gagnon (2008) ont estimé important de retracer et de comprendre tous les enjeux débattus lors de la mise en place du système. C’est donc dans cette optique que les sources documentaires recueillies ont été analysées. En outre, sous un angle juridique, les chercheurs ont étudié l’évolution de l’infraction de recyclage des produits de la criminalité.
6Dans sa recherche sur la fraude fiscale, Paquin (2000, 2004) s’est penchée sur l’étude d’un cas, celui de l’affaire Ventex, qui mettait en place un marché de factures de complaisance dans l’industrie montréalaise du vêtement dans les années 1960. L’auteure a eu recours à la consultation de dossiers judiciaires et à des informateurs-clés, et a même pris connaissance d’articles de presse relatifs à l’affaire.
7Les recherches qui ont privilégié les sources d’informations quantitatives sont essentiellement celles qui sont consacrées à la fraude par chèque (Lacoste, 1998 ; Lacoste et Tremblay, 2003) à la fraude par carte de crédit (Mativat, 1995 ; Mativat et Tremblay, 1997), à la fraude à l’assurance (Bacher, 1995a, 1999 ; Tremblay, Bacher, Tremblay et Cusson, 2000 ; Bacher et Blais, 2005a, 2005b ; Blais et Bacher, 2007), à l’évasion fiscale (Blanchette, 2009 ; Blanchette et Blais, 2010) ainsi qu’à l’âge des fraudeurs (Bacher, 2002). La première a mis à profit des banques de données issues de dossiers de police, la seconde, des données provenant de l’Association canadienne des banquiers, la troisième, des données fournies par des compagnies d’assurance privées, la quatrième s’est basée sur un grand nombre de recherches empiriques réalisées par d’autres chercheurs, et la dernière s’est servie des statistiques officielles sur la criminalité et les délinquants. Il est à noter qu’une partie des recherches consacrées à la fraude à l’assurance avaient également pour particularité méthodologique d’être expérimentales et que la recherche évaluative de Blanchette et Blais (2010) s’est fondée sur des recherches qui comportaient au moins un devis quasi expérimental ou quelque chose d’équivalent.
8Pour dresser ici le bilan de la production québécoise des années 1995-2010 en matière de criminalité économique, nous avons retenu plusieurs thèmes d’une grande récurrence dans la production criminologique québécoise. Nous y avons vu des clés de lecture assez universelles pour nous permettre de rendre compte de la plupart des contributions de la criminologie économique québécoise de ces années. Dans un premier temps, nous aborderons les différentes formes de criminalité économique traitées par les auteurs. Il sera plus précisément question de la prévalence et des modus operandi de ces crimes. Nous traiterons, dans un deuxième temps, de la prévention du crime, en faisant la différence entre la dissuasion et la persuasion. La troisième partie portera sur les formes de contrôle social appliquées aux crimes économiques. Dans la quatrième, il sera question des effets, aussi bien directs qu’indirects, de la criminalité économique.
LES CRIMES ÉCONOMIQUES
Les prévalences observées et perçues
9Rares sont les recherches qui sont en mesure d’établir la prévalence des crimes dont elles traitent. Plusieurs auteurs rappellent à quel point les chiffres noirs sont importants en matière de criminalité économique. Certains s’efforcent de démontrer la vraisemblance de cette proposition en considérant le volume (très modeste) et la nature des crimes venant à la connaissance des autorités judiciaires (Bacher, 1995d, 2003).
10La recherche de Gagnon (2001) portant sur la fraude par télémarketing illustre justement cet écart existant entre les prévalences observées et perçues. De fait, sur les 12 victimes constituant son échantillon, seulement 2 personnes avaient dénoncé le délit aux autorités. La honte, la culpabilité et la peur d’être perçues comme des personnes ayant fait preuve de naïveté sont des raisons fréquemment invoquées par les victimes pour ne pas avoir dénoncé l’infraction. Ainsi, il apparaît que bon nombre de comportements illégaux en la matière ne seront jamais connus des autorités.
11À une plus grande échelle, Mativat et Tremblay (1997) sont parvenus, dans leur recherche sur la fraude par carte de crédit, à établir des séries chronologiques de ce type de fraude sur une période de 33 mois en utilisant des données agrégées issues de l’Association des banquiers canadiens. Ils font d’ailleurs la différence, dans ces séries, entre les fraudes par contrefaçon de carte et les autres formes de fraude. Même si, comme le signalent les auteurs, les données de l’Association des banquiers canadiens ne sont pas particulièrement fiables, elles indiquent à tout le moins les mouvements du volume de la fraude par carte de crédit au fil des mois, ce qui permet ainsi aux chercheurs d’identifier les vagues successives de fraudes qui ont déferlé sur le Canada durant la période considérée.
12Lacoste (1998) présente, sur la base de données de Statistique Canada, l’évolution du volume des fraudes par chèque entre 1992 et 1996, pour dire que leur nombre a décru de 43 % durant cette période. Et l’auteur de constater que, sur le territoire de Montréal (39 %), la diminution des fraudes par chèque est tout à fait analogue à celle que connaît le Canada pour la même période. Elle est en outre en mesure de quantifier, pour la même période, les mouvements (à la hausse ou à la baisse) des fraudes par chèque selon qu’elles sont commises avec des chèques volés, contrefaits ou invalides.
Les facteurs explicatifs
13Nombre d’auteurs s’inscrivant dans une perspective du passage à l’acte ont tenté de dégager non seulement les facteurs susceptibles d’expliquer la variance de la prévalence d’une forme de crime économique, mais aussi les conditions dont il dépend qu’un crime soit possible ou réalisable en un lieu ou à une époque donnés. Dans un exposé quelque peu panoramique, Bacher (2005b) passe en revue quelques-unes des théories, parmi les plus connues en criminologie, dont il a été fait usage pour contribuer à l’explication de la criminalité économique et de ses fluctuations. Il évoque en particulier les apports de Sutherland, Gottfredson et Hirschi, Merton ou Coleman, mais il fait surtout mention de l’utilité de recourir à une certaine diversité de théories, bien que parfois mutuellement exclusives, qui permettent notamment d’envisager des explications alternatives d’un même phénomène et d’embrasser des réalités criminelles devant être examinées à des échelles différentes (de l’étude de cas aux approches macros).
14Les différents auteurs ont fait appel à une diversité de facteurs pour tenter d’expliquer la survenance et les variations de la criminalité. Pour sa part, Paquin (2000), dans sa recherche sur la fraude par facturation de complaisance, insiste sur l’importance de l’organisation sociale dans le cadre de laquelle ces fraudes ont été commises. Il s’agit, en l’occurrence, d’une organisation qui implique une multitude d’acteurs qui ont contribué, plus ou moins activement et de manière plus ou moins déterminante, au fonctionnement du réseau à l’intérieur duquel s’achetaient les factures de complaisance. Le bon fonctionnement du réseau frauduleux a bien évidemment dépendu d’abord de ce qu’un industriel du textile veuille bien établir et vendre de fausses factures et de ce que d’autres industriels veuillent bien les acheter. Mais cela nécessitait la collaboration d’une banque – celle du vendeur de fausses factures – dont l’aveuglement fut manifestement volontaire, du peu de sérieux et de cohérence dont le comptable externe du vendeur a fait preuve et, bien évidemment, de l’indélicatesse d’un certain nombre d’individus travaillant pour la compagnie qui vendait de fausses factures. Il est intéressant de noter que les échanges de fausses factures se sont faits à la faveur de liens de confiance plus ou moins forts entre plusieurs des protagonistes, mais que cette confiance a volé en éclats, comme dans une réaction en chaîne, dès le moment où un premier protagoniste, ex-employé du principal vendeur de factures, a trahi la confiance de celui-ci en le dénonçant à la police. Quant aux variations, dans le temps, de la quantité de fausses factures à but frauduleux, elles ont manifestement été fonction de la conjoncture. En effet, quand le volume des affaires légitimes s’est mis à baisser dangereusement, le producteur de factures a tenté de compenser son manque à gagner par un surcroît de fausses factures, ce qui l’a d’ailleurs amené à prendre des risques toujours plus considérables.
15Dans leur recherche expérimentale sur la fraude à l’assurance contre le vol, Tremblay et autres (2000) constatent que la propension des gens à gonfler leurs réclamations d’assurance, et, donc, le volume des fraudes, peuvent être atténués par un message dissuasif envoyé à des individus en situation de formuler une réclamation d’assurance. Ces premiers résultats ont ensuite été précisés par d’autres analyses effectuées sur les mêmes données (Bacher et Blais, 2005a, 2005b ; Blais et Bacher, 2007). Il est également apparu dès le début (Tremblay, Bacher, Tremblay et Cusson, 2000) que, si la propension des individus à gonfler leurs réclamations avait diminué sous l’effet du stimulus dissuasif, elle n’aurait pas, par contre, baissé sous l’effet d’un autre stimulus, persuasif, que les chercheurs avaient administré à un autre groupe d’assurés.
16Dans leur recherche sur la fraude par carte de crédit, Mativat et Tremblay (1997) se sont efforcés d’identifier et d’expliquer la survenance de vagues de crimes dans le temps et l’espace. Ils ont en outre cherché à savoir si l’on pouvait observer des déplacements d’une forme de fraude vers une autre, au gré des changements qui affectent les opportunités criminelles s’offrant aux fraudeurs. Pour rendre compte de ces occasions, les chercheurs ont pris en considération l’introduction de moyens technologiques nouveaux, leurs coûts, leur accessibilité, leur rentabilité et les risques inhérents à ces nouveaux moyens. En plus des facteurs de possibilité de fraude, Mativat et Tremblay ont aussi pris en considération des facteurs sociodémographiques relatifs aux fraudeurs eux-mêmes (lieu de résidence, origine ethnique, etc.). Ils ont été les premiers à s’interroger, sans le dire très expressément, sur les aptitudes des délinquants à innover, au gré des avancées technologiques. Cependant, c’est Lacoste (1998) qui, un an plus tard, axe explicitement sa recherche, consacrée à la fraude par chèque, sur l’idée d’innovation. Elle démontre tout l’intérêt qu’il y a à établir des différences entre les réseaux de fraudeurs, sous l’angle de leurs aptitudes respectives à innover. Les fraudeurs innovateurs sont à l’origine de déplacements d’un genre de fraude vers d’autres genres. L’innovation permet à ceux qui en sont capables d’améliorer la qualité de leur travail (de falsification) et donc d’augmenter leurs gains et/ou de diminuer les risques qu’ils encourent. Ils peuvent se permettre de réaliser moins de fraudes, sans que leurs gains ne diminuent. Si l’innovation n’est l’apanage que d’une minorité de fraudeurs, c’est parce qu’ils ont des qualités que n’a pas le commun des fraudeurs. En effet, les innovateurs sont plus familiers avec la technologie, ils sont plus cosmopolites, ils ont plus souvent des origines étrangères et sont un peu plus âgés que les fraudeurs incapables d’innovation (il faut avoir accumulé une certaine expérience, pour pouvoir innover). En définitive, ces facteurs contribuent à expliquer une certaine baisse du volume des fraudes, puisque la capacité d’innover permet, à celui qui en est doué, de commettre des fraudes moins risquées et plus lucratives. Quant au facteur de l’âge dont il est précisément question dans un article sur l’âge des fraudeurs (Bacher, 2002), il doit aussi être mis en lien avec les connaissances, les accès aux occasions criminelles, le capital social et le capital de confiance dont peut user le fraudeur pour arriver à ses fins délictueuses.
Les modus operandi
17Quelques recherches ont donné lieu à des efforts de catégorisation des crimes étudiés. Certains proposent une typologie de « leurs » crimes : Mativat et Tremblay (1997), pour la fraude par carte de crédit et Lacoste (1998), pour la fraude par chèque. À l’aide de leurs catégorisations respectives, les auteurs cherchent à savoir s’il s’est produit des mouvements d’un genre de fraude à l’autre.
18La catégorisation des fraudes par carte de crédit prend en considération les actes préparatoires de ces fraudes, à savoir les différentes techniques de production des cartes qui serviront à commettre des fraudes. Elle permet de faire la différence entre les cartes originellement vraies, qui sont altérées en vue de réaliser des fraudes, les cartes qui sont intégralement fabriquées, soit qui sont purement contrefaites, et les cartes blanches, qui restent vierges à l’exception de l’encodage magnétique. Cependant, Mativat et Tremblay (1997) ne peuvent conclure à un déplacement des fraudes commises avec des cartes de crédit altérées vers les cartes purement contrefaites.
19Lacoste (1998) s’attache à définir les « scripts » de la fraude par chèque, en y intégrant aussi bien les actes préparatoires que les différents modes d’exécution des fraudes par chèque. Ces scripts sont, en d’autres termes, des enchaînements chronologiques d’actions par l’accomplissement desquelles des fraudes sont réalisées. C’est ainsi qu’elle met au jour six séquences successives qui peuvent toutes comporter diverses variantes : 1) l’approvisionnement en pièces d’identité, 2) la confection de pièces d’identité, 3) l’approvisionnement en chèques, 4) la contrefaçon de chèques, 5) l’ouverture de comptes en banque, 6) l’écoulement des chèques (à la banque ou auprès de commerçants). C’est par la reconstitution minutieuse des scripts suivis par les réseaux de fraudeurs que Lacoste est en mesure de déterminer s’ils sont ou non capables d’innovation, à savoir de passer d’une variante de script à une autre variante, de remplacer la variante d’une des scènes ou séquences par une autre variante de la même scène, ou encore d’ajouter ou retrancher une scène du script frauduleux.
20La recherche de Gagnon (2001), sur la fraude par télémarketing, porte essentiellement sur le modus operandi des délinquants. Tout comme celle de Lacoste (1998), son analyse lui permet de dégager une logique séquentielle dans l’exécution des fraudes, logique qui se traduit par des étapes communes, immuables et qui doivent être franchies par tous les fraudeurs pour qu’ils aient la « chance » de soutirer de l’argent à leurs victimes. Cependant, l’atteinte des différentes étapes ne garantit pas le succès pour les criminels. Ils doivent, en outre, composer avec les réactions et les actions des victimes et surmonter les doutes qu’elles peuvent exprimer sur la légitimité de l’offre. Ainsi, il apparaît que la fraude par télémarketing se commet dans une dynamique délictuelle interactive (Gagnon, 2005).
21Quant à Paquin (2000, 2004), elle dépeint la fraude fiscale par fausse facturation avec toute la précision factuelle que permet l’étude d’un cas. Elle identifie ainsi les acteurs individuels et corporatifs de la fausse facturation ainsi que la nature des liens qu’ils entretiennent, en explicitant le rôle joué par chacun d’entre eux pour que les opérations frauduleuses soient profitables à chacun et qu’elles demeurent inconnues de l’administration fiscale. Ainsi, Paquin suit le cheminement de l’argent qui sert à payer les fausses factures pour démontrer comment les chèques sont transformés en argent liquide, et pour déterminer qui s’enrichit lors de cette transformation, quand l’argent cesse d’apparaître dans la comptabilité des protagonistes, quelles sont les sommes qui sont déclarées au fisc et celles qui lui échappent, combien l’argent liquide est utile à la perpétration d’autres crimes, pourquoi le fisc a longtemps été incapable de déceler les fraudes. La recherche de Paquin démontre que, si les activités des principaux acteurs se sont avérées déterminantes, la passivité, la cécité et le mutisme de certains autres acteurs se sont aussi révélés capitaux. Elle propose en définitive une analyse très circonstanciée des logiques et intérêts ayant inspiré les comportements de chacun, et ce, aussi bien pendant la période où la fausse facturation se pratiquait impunément que lorsqu’il s’est agi de s’en expliquer devant la justice.
LA PRÉVENTION
22Dans une certaine mesure, les auteurs qui mettent en évidence les facteurs déterminant l’apparition ou le volume d’un crime économique fournissent, au moins implicitement, des pistes pour le prévenir (Bacher et Queloz, 2007). Il en est à tout le moins ainsi quand ils ne se contentent pas d’identifier les déterminants sur lesquels il est impossible d’avoir une influence, comme l’âge, le sexe ou la conjoncture économique.
23En analysant les scénarios de la fraude par télémarketing, Gagnon (2001) observe que par certaines actions, les victimes réussissent à se prémunir contre la persuasion des fraudeurs. Mais, parfois, leurs interventions servent le travail des fraudeurs et facilitent l’exécution du délit. S’ajoute à cela le fait que des victimes se fient davantage à des critères subjectifs pour évaluer la proposition des criminels et augmentent donc leurs risques d’essuyer des pertes financières. Ainsi, l’auteure estime que la prévention en matière de fraude par télémarketing devrait être axée sur les erreurs d’appréciation le plus souvent commises par les victimes, et qu’il faudrait leur suggérer des critères d’évaluation plus fiables pour reconnaître les propositions de nature frauduleuse.
24Notons de surcroît que, si certains auteurs ont cherché à savoir ce qu’il faudrait faire pour mieux prévenir les crimes économiques, notamment par la dissuasion et la persuasion, d’autres se sont aussi demandé comment les délinquants qui passent à l’acte réussissent à surmonter les menaces de sanctions et à faire fi des bonnes raisons qui leur sont fournies de ne pas commettre de crime.
La dissuasion
25L’analyse des sources documentaires relatives à l’adoption du projet de loi C-22 sur le blanchiment d’argent permet à Bacher et Gagnon (2008) de relever que le gouvernement exprimait la volonté de faire du Canada une cible moins attrayante pour les blanchisseurs potentiels. En imposant et en réglementant la participation de différents intermédiaires financiers à son dispositif antiblanchiment, le Canada voulait dissuader les criminels d’utiliser son système monétaire et bancaire pour recycler leurs gains criminels. Cependant, les auteurs estiment que, si le dispositif canadien peut dissuader certains criminels, d’autres, par contre, dont les mieux organisés et les mieux conseillés, auront tôt fait de trouver le moyen de contourner le système ou d’opter pour des alternatives afin de blanchir leurs gains illicites, en utilisant, notamment, les systèmes informels de transfert de fonds comme les hawalas (Gagnon et Bacher, 2004). S’il y a en effet risque de déplacement des activités douteuses du système bancaire vers les hawalas, ce n’est pas parce que ces derniers seraient dispensés de suivre la réglementation antiblanchiment qui a cours au Canada, mais parce que les autorités éprouvent bien des difficultés à trouver et à répertorier la somme des entreprises de type hawala qui opèrent sur le territoire national et qu’elles ont encore plus de difficultés à exercer sur elles les contrôles qui permettraient de s’assurer qu’elles appliquent les normes antiblanchiment. En outre, comme le concluent Bacher et Gagnon (2006), si certains hawalas cherchent à se conformer aux normes édictées par la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, d’autres, cependant, tentent d’opérer sous le couvert de l’anonymat. La dissuasion par la menace de sanctions pénales a, en l’occurrence, d’évidentes limites.
26Des premières recherches de Bacher (1995a, 1995c, 1995d) sur la fraude à l’assurance, il ressort que rares sont les fraudes à l’assurance qui font l’objet de poursuites pénales. Doutant fortement de la rentabilité des poursuites criminelles et craignant que l’usage des instances pénales puisse nuire à leur image de marque, les compagnies d’assurance rapportent rarement des cas de fraude à la police. Par le choix de leurs réactions, non pénales, les compagnies d’assurance font qu’il est fort rare que le Code criminel soit appliqué à un fraudeur à l’assurance, ce qui est évidemment de nature à en atténuer les effets dissuasifs. Le fraudeur à l’assurance doit en définitive être particulièrement malhabile ou malchanceux pour encourir une sanction criminelle. Bacher (1995a) de proposer aussi, parmi les moyens de dissuasion qui pourraient être appliqués en matière de fraude à l’assurance, une meilleure diffusion, dans le grand public, d’informations sur des cas de fraude découverts et poursuivis ainsi que sur les dispositifs mis en place par les assureurs pour détecter les fraudes. Il suggère également que les compagnies d’assurance fassent savoir à leurs clients les plus à risque qu’ils font l’objet d’une attention particulière ou encore que les assureurs procèdent à des contrôles réguliers et approfondis de déclarations de sinistre sélectionnées de manière aléatoire, de façon que chaque assuré se sente visé par un éventuel contrôle.
27Dans leur recherche expérimentale sur la fraude à l’assurance, Bacher (1999), Tremblay et autres (2000), Bacher et Blais (2005a, 2005b) ainsi que Blais et Bacher (2007) mettent un moyen particulier de dissuasion à l’épreuve des faits : une lettre à teneur dissuasive, qui est envoyée à des assurés qui, parce qu’ils viennent de subir un vol, sont en mesure de faire une réclamation d’assurance qu’ils peuvent ou non gonfler. Il s’agit plus précisément d’une mesure de dissuasion situationnelle, car la lettre est signée et envoyée par la compagnie d’assurance, sur une base individuelle, à des assurés qui sont sur le point de rédiger une réclamation d’assurance. La lettre se veut dissuasive en ce qu’elle rappelle à ses destinataires le caractère pénal de la fraude et qu’elle contre quelques-uns des arguments parmi les plus connus des individus qui recourent aux processus de neutralisation pour passer à l’acte.
28En substance, la lettre dissuasive dit que : 1) le gonflement frauduleux est un crime au sens du Code criminel canadien (avec référence à la disposition pertinente) ; 2) il peut être dangereux de frauder ; 3) le fraudeur est passible d’emprisonnement ; 4) une fraude peut entraîner le rejet de la réclamation ; 5) les assureurs se doivent de renforcer les contrôles contre la fraude.
29De l’expérimentation, il ressort que la lettre parvient à faire baisser la propension moyenne des assurés à gonfler leurs réclamations, mais que cet effet n’intervient pas systématiquement. Ainsi, l’effet reste apparemment insignifiant, notamment quand la lettre est envoyée par certaines compagnies d’assurance (Blais et Bacher, 2007) ou encore quand elle est envoyée à des individus dont la propension à frauder est déjà faible avant même qu’une lettre ne leur soit envoyée (Bacher et Blais, 2005a).
30Il reste enfin que les résultats de la recherche expérimentale ne permettent pas de dire si le stimulus dissuasif a laissé entrevoir à ses destinataires, au-delà des sanctions formelles, la menace de sanctions informelles. C’était en l’occurrence de l’autre lettre mise en œuvre dans l’expérimentation, lettre dite persuasive, que l’on pouvait attendre qu’elle dissuade les assurés de gonfler leurs réclamations, par la menace de sanctions informelles.
La persuasion
31La lettre persuasive visait moins à intimider ses destinataires qu’à les convaincre. Elle ne comportait pas de mention de la nature criminelle des fraudes, mais elle faisait plutôt allusion à la portée morale des fraudes par gonflement. Très concrètement, la lettre persuasive faisait appel : 1) au sens de l’honnêteté des assurés, 2) à leur sens de la solidarité, 3) à leur sens des responsabilités les uns envers les autres, 4) à leur sens moral qui les porte à considérer la fraude comme malhonnête, à l’instar de la majorité des citoyens du Québec.
32La lettre persuasive se référait aussi à l’intérêt collectif de l’ensemble des assurés de payer le moins de primes possible. Elle faisait donc appel à la raison (ou à une rationalité plutôt altruiste), non pas à la crainte. Cette lettre se proposait, en outre, de rappeler quelques-uns des arguments moraux qui alimentent les scrupules et les inhibitions du fraudeur potentiel. Il s’agissait donc, pour ainsi dire, de neutraliser ou d’atténuer les processus de neutralisation.
33Au terme de l’expérimentation, il est apparu que le stimulus dit persuasif avait eu un effet inattendu puisque la réclamation moyenne des assurés s’est avérée plus élevée que celle des assurés du groupe de contrôle, dont les membres ont été traités par leur compagnie d’assurance comme à l’accoutumée. Comment faut-il interpréter ce résultat ? Pour Tremblay et autres (2000), la lettre dite persuasive a produit un effet antidissuasif ou, mieux dit, permissif. Elle aurait contribué à atténuer encore davantage les craintes qu’auraient pu avoir les assurés de passer à l’acte, en leur donnant à penser que, si leur compagnie faisait appel à leur sens moral et à leur sens des responsabilités, c’est qu’elle les jugeait dignes de confiance et qu’elle serait donc peu portée à s’en méfier. Est-ce à dire alors que la persuasion n’est pas un moyen de dissuasion efficace ? Bacher (1999), quant à lui, ne se résout pas à conclure à l’impossibilité de persuader pour prévenir. Selon lui, en l’occurrence, le mode de persuasion retenu était sans doute inadéquat. En effet, il est relativement improbable qu’un quelconque individu puisse recevoir et suivre des conseils d’ordre moral qui émanent d’une entreprise avec laquelle il n’a que des liens lâches et impersonnels. Ce d’autant que ces conseils n’ont pas l’air particulièrement désintéressés puisqu’ils servent les intérêts économiques de celle dont ils émanent.
34Il n’est enfin pas vain de se demander dans quelle mesure l’impact de sanctions informelles, d’ordre moral, est tributaire de la mise en œuvre préalable de sanctions formelles. En effet, une fraude qui reste impunie de la justice a peu de chances d’être sue et désapprouvée par l’entourage du fraudeur. Autrement dit, il se pourrait bien que la persuasion ait de bien meilleures chances de succès quand elle est accompagnée d’une dissuasion crédible.
35Dans leur recherche évaluative sur l’évasion fiscale, Blanchette (2009) et Blanchette et Blais (2010) se sont demandé quels moyens de prévention (dissuasion et persuasion) parmi les suivants avaient le plus d’effets sur l’évasion fiscale : les réformes fiscales, les programmes de divulgation volontaire (amnistie) et les nouvelles lois ou amendements de lois sur l’impôt. Ils sont arrivés à la conclusion que les nouvelles lois et les amnisties ne semblent pas efficaces, mais que les réformes fiscales produisent des effets relativement favorables. Ils n’excluent toutefois pas que les réformes produisent surtout des effets si elles sont accompagnées d’autres mesures, qui assurent un effet de synergie avec celui des réformes.
LES CONTRÔLES SOCIAUX
La détection
36De manière générale, la détection des crimes économiques semble plutôt aléatoire, puisque les victimes ne sont pas toujours conscientes des crimes subis et qu’il leur est rarement facile d’apporter la preuve de ceux-ci. Une grande proportion des fraudes réalisées avec soin peuvent, en effet, demeurer à jamais inconnues de leurs victimes. De plus, dans une grande proportion de crimes économiques, l’établissement de la preuve comporte souvent des coûts qu’il ne paraît pas rentable d’assumer, au regard des enjeux des crimes commis.
37Dans les cas de fraude à la consommation, comme le remarque Gagnon (2001), il n’est pas rare que la victimisation passe inaperçue du fait que la distinction entre pratique légale et pratique trompeuse est difficile à établir pour les consommateurs. Dans sa recherche sur la fraude par télémarketing, l’auteure (2001) montre la difficulté des victimes à déterminer si les offres sont légales ou non. En analysant la nature et le contenu des propositions faites aux victimes de son échantillon, elle relève que, contrairement à la croyance populaire, les offres ne sont pas si invraisemblables. En effet, les fraudeurs ont tout avantage à opter pour une proposition crédible afin de ne pas éveiller de soupçons. Dès lors, la détection en est d’autant plus difficile à faire pour les victimes.
38Les crimes économiques dirigés contre les intérêts économiques de l’État sont généralement commis à l’avantage de tous les protagonistes immédiats. L’intérêt, pour eux, de dénoncer de tels crimes est donc nul, a priori du moins. Dans le cas de la vente de factures de complaisance à des fins de fraude fiscale analysé par Paquin (2000, 2004), il a toutefois été possible à l’État de démasquer les fraudeurs et de faire la preuve de leurs agissements. Remarquons toutefois qu’en l’occurrence, l’État a été aidé dans sa tâche de mise au jour de la fraude par des facteurs favorables, mais totalement hors de son contrôle. Parmi ces facteurs déterminants, il faut signaler le fait que toutes les fraudes avaient laissé des traces tangibles dans la comptabilité secrète du vendeur de fausses factures. Il sied aussi de mentionner qu’un très grand nombre d’individus étaient au fait des agissements du vendeur, ce qui accroissait d’autant les risques d’une fuite. En l’occurrence, après plusieurs années d’activités frauduleuses au sein de son entreprise, un employé bien informé a trouvé son intérêt en dénonçant ses patrons à la justice. Il convient de relever également la mauvaise conjoncture économique que traversait le fraudeur au moment où il a été dénoncé, conjoncture qui explique qu’il ne lui a plus été possible de récompenser ses complices dans les mêmes proportions et qu’il lui a fallu prendre des risques toujours plus considérables dans ses activités frauduleuses. En bref, il aura fallu une conjonction particulière de facteurs favorables pour que la vente des factures de complaisance puisse être mise au jour par le gouvernement.
39Sous l’angle de la détection, le cas du blanchiment d’argent est assez particulier puisqu’un important dispositif a été mis en place expressément à cette fin. En adoptant le projet de loi C-22 en 2000, le Canada a instauré le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) auquel des intermédiaires financiers tels les banques, les caisses, les comptables, les casinos ont l’obligation de déclarer différents types de transactions financières susceptibles d’être liées au recyclage des produits de la criminalité (Gagnon et Bacher, 2004). Ainsi, avec l’entrée en vigueur de la loi, on assiste à un précédent en créant « … l’obligation formelle d’aider à la détection d’un crime » (Bacher et Gagnon, 2008). La recherche entreprise par Bacher et Gagnon (2008) visait, notamment, à examiner comment les institutions financières ont dû composer avec le nouveau régime obligatoire de déclarations. L’analyse des entretiens menés auprès de 17 acteurs-clés rencontrés dans 10 institutions financières montre que la mise en place de ce régime, bien qu’ayant reçu un accueil favorable, ne s’est pas faite sans problème. Les institutions financières ont dû composer avec des restructurations complètes tant sur le plan humain que sur le plan technologique, entraînant des investissements économiques considérables. Ceci ajouté au fait qu’elles étaient dorénavant menacées de sanctions en cas d’inobservation de la loi et de ses règlements. Aussi, la relation entre les institutions financières et le CANAFE a connu des débuts difficiles, et certains des interviewés ont même remis en question l’efficacité de l’organisme à gérer et à analyser adéquatement les déclarations qui lui étaient envoyées. De plus, les exigences relatives aux déclarations ont évolué rapidement, exigeant des institutions qu’elles se réajustent plusieurs fois. Toutefois, il apparaît que ces tensions se sont fortement atténuées, et les institutions financières rencontrées estimaient avoir atteint un « rythme de croisière ».
La répression
40Parmi les aspects de la répression du crime économique qui sont les plus frappants, il y a, d’une part, la très grande diversité des motifs qui guident les victimes et le système criminel dans leurs tentatives d’infliger ou non des sanctions et, le cas échéant, dans le choix des sanctions. Ainsi, il appert qu’il y a des crimes, comme la fraude à l’assurance, qui, s’ils sont réprimés, ne le sont que rarement sur le plan pénal. Il y a aussi des crimes, comme celui d’émettre des factures de complaisance, qui, s’ils sont poursuivis pénalement, le sont surtout pour satisfaire des intérêts particuliers.
41Dans sa première recherche sur la fraude à l’assurance, Bacher (1995a) avait aussi constaté que les compagnies d’assurance font un usage très occasionnel des instances criminelles pour obtenir que la fraude soit punie. Dans la plupart des cas où ils ont des soupçons de fraude, les assureurs n’essaient même pas d’en faire la démonstration, mais se contentent de négocier à la baisse avec l’assuré ou de lui payer, sans discuter, ce qu’il demande. Sur le très petit nombre de fraudes à l’assurance criminalisées qu’il a recensées en Suisse, Bacher a trouvé qu’une majorité de ces cas étaient arrivés à la connaissance de la police sans que les compagnies d’assurance victimisées n’aient préalablement porté plainte. Sous l’angle des principes de la justice, les compagnies d’assurance auraient tout lieu de résister aux fraudeurs (Bacher, 1995b). En effet, comme l’argent qui permet de payer leurs indemnités aux assurés provient de l’ensemble des primes versées par eux, les compagnies d’assurance devraient préserver les intérêts de leurs assurés, en résistant aux fraudeurs et en cherchant à les dissuader de frauder, notamment par des sanctions. Il s’agit là d’obligations qui découlent du principe de la justice distributive, qui veut, en l’occurrence, que les assurés soient indemnisés en fonction de leurs mérites, c’est-à-dire en fonction des sinistres qu’ils ont ou pas subis et des circonstances dans lesquelles ceux-ci ont eu lieu. Au lieu de respecter les exigences de la justice distributive, à laquelle nombre d’entre eux prétendent pourtant adhérer (Bacher, 1995d), les assureurs réagissent principalement à la fraude par la passivité, en renonçant à résister aux fraudeurs et en leur accordant ce qu’ils demandent.
42En définitive, la répression de la fraude à l’assurance ne donne pas lieu à un usage régulier du système criminel. Celui-ci demeure subsidiaire et n’intervient que rarement dès lors que les compagnies d’assurance préfèrent généralement aux poursuites la passivité ou des alternatives, informelles ou non, qu’ils trouvent plus utiles, plus rentables et moins difficiles à manier (Bacher et Queloz, 2007).
43Concernant le recours au pénal, il convient de faire des différences, parmi les entreprises victimisées, entre les petites (PE) et les grandes et moyennes entreprises (GME). Celles-ci font en effet un usage plus mesuré de la plainte pénale (Bacher, 2003) pour plusieurs raisons parmi lesquelles il faut mentionner le fait qu’elles disposent de plus de moyens alternatifs au pénal, qu’elles ont des attentes plus réalistes vis-à-vis du système pénal et qu’elles opèrent une certaine sélection des affaires qui sont dénoncées aux autorités de poursuite. Il est donc possible de dire que les GME ont une politique de dénonciation des crimes subis, de type économico-bureaucratique, qui s’accorde mieux que celle des PE avec la logique de fonctionnement du système pénal.
44Dans le cas de la fraude par facturation de complaisance (Paquin, 2000, 2004), il appert que les poursuites criminelles, initiées par le gouvernement pour fraude fiscale, n’ont pas été portées contre les individus qui fabriquaient les fausses factures ou contre leur comptable, mais contre ceux qui les ont achetées et utilisées. Cela dit, le gouvernement n’a dû poursuivre que 25 (7 %) des 365 compagnies ayant produit des déclarations fiscales inexactes, car les autres ont saisi la possibilité, offerte par Revenu Canada, de bénéficier de délais prolongés de divulgation spontanée et de négocier des ententes. Les accommodateurs de fausses factures ont fait, pour leur part, l’objet de poursuites criminelles qui ont été déclenchées par leur banque, qui prétendait avoir été lésée, de 1,9 million de dollars, sur des crédits accordés sur la foi de fausses listes de comptes à recevoir. Ainsi, les vendeurs de factures ont été accusés et condamnés, mais à des peines relativement légères, pour avoir obtenu du crédit sous de fausses représentations et pour avoir comploté dans ce but. Ce qui retient toutefois l’attention de Paquin (2000, 2004), ce sont les raisons qui ont incité la banque à entreprendre de telles poursuites criminelles. Elle voit des raisons éminemment stratégiques : il ne s’agit pas tant pour la banque d’obtenir des accusés la restitution de l’argent emprunté, mais de préserver ses chances d’obtenir cet argent soit auprès de sa compagnie d’assurance, soit auprès de la firme comptable du vérificateur externe des accommodateurs, à titre d’indemnités. Pour maximiser ses chances, la banque s’est efforcée, en l’occurrence, de se disculper de toute imprudence, en forçant l’attention des juges sur les agissements des accommodateurs dont elle entendait bien se faire passer pour la victime. Cela n’a toutefois pas empêché l’assureur de la banque d’opposer à celle-ci son imprudence vis-à-vis des accommodateurs et de lui refuser toute indemnité.
45C’est aussi pour signifier très clairement à ses propres employés que les liens de loyauté entre elle et ses anciens clients sont définitivement rompus que la banque dénonce les accommodateurs à la police. Ce faisant, elle cherche à éviter que certains de ses employés camouflent des informations relatives aux vendeurs de factures et que la banque soit accusée de complicité après les faits. Il était d’ailleurs d’autant plus important pour la banque de prendre ses distances d’avec les accommodateurs que la GRC a aussi fait enquête, à un moment donné, sur certains employés de la banque soupçonnés d’avoir prêté assistance à leurs clients-accommodateurs dans leurs activités délictueuses. En définitive, en dénonçant les accommodateurs à la justice pénale, la banque entend se dissocier des vendeurs de factures et protéger sa réputation d’innocente victime ainsi que celle de ses employés. Ainsi, pour assurer sa défense, la banque a choisi pour stratégie d’attaquer, en multipliant les procédures : elle sera l’initiatrice de la requête en faillite de l’entreprise des accommodateurs, de trois poursuites civiles et des deux procédures criminelles dirigées contre les deux accommodateurs.
46Il serait faux de dire que le recours, par la banque, aux instances pénales ait été principalement motivé par le souci de rétribution ou de dissuasion ; elle a surtout cherché à sauvegarder ses intérêts économiques. C’est aussi un cas manifeste d’instrumentalisation des sanctions pénales puisque le plaignant attend d’elles qu’elles détournent de lui l’attention des instances judiciaires et qu’elles lui confèrent le statut de victime.
47En ce qui a trait au blanchiment d’argent, l’analyse juridique de Bacher et Gagnon (2008) permet de constater une intention manifeste du législateur de s’attaquer à ce crime. Depuis son apparition dans le Code criminel, en 1989, l’infraction du recyclage des produits de la criminalité a subi de nombreuses modifications de façon non seulement à préciser sa teneur mais aussi à en élargir la portée. Les produits de la criminalité qui peuvent maintenant tomber sous le coup de l’infraction de recyclage sont beaucoup plus nombreux. Ainsi, dans sa première mouture, le blanchiment d’argent visait principalement les produits issus de diverses infractions reliées à la drogue. À peine deux décennies plus tard, les gains illicites provenant de la quasi-totalité des crimes lucratifs du Code criminel sont ciblés par l’infraction de recyclage des produits de la criminalité. L’analyse jurisprudentielle permet, en outre, d’observer que le législateur a voulu rapidement lever les ambiguïtés du libellé de l’infraction, constatées au fur et à mesure de son application. Ainsi, au terme de leur analyse, les chercheurs constatent que tous les changements apportés à l’article prohibant le recyclage visent à mettre de plus en plus de pression sur les criminels qui tentent de réintégrer leurs profits illicites dans l’économie légitime.
48Cependant, les entretiens effectués dans le cadre de leur étude montrent que plusieurs difficultés demeurent. De fait, les exigences de la preuve et de la procédure à respecter, le temps considérable que nécessitent les enquêtes, le manque d’effectifs policiers ainsi que la priorité accordée à d’autres crimes sont autant de facteurs qui font toujours obstacle à la répression du blanchiment d’argent. Il apparaît fréquent que les procureurs préfèrent poursuivre en vertu de l’article sur la possession de biens criminellement obtenus que de celui définissant le recyclage. En outre, laisser tomber les accusations pour recyclage devient une monnaie d’échange pour obtenir un plaidoyer de culpabilité pour le crime préalable. Les chercheurs concluent qu’en dépit de tous les amendements apportés à la loi initiale qui permettent d’améliorer le dispositif canadien, plusieurs lacunes affectant les enquêtes et les poursuites pour blanchiment d’argent subsistent (Bacher et Gagnon, 2008).
LES EFFETS
49Parmi les effets des crimes économiques, il convient sans doute de faire la différence entre, d’une part, les effets d’appauvrissement pour les victimes, et donc d’enrichissement pour les auteurs de ces crimes, et, d’autre part, les effets indirects, pécuniaires ou non, qui n’affectent pas que les victimes du crime mais aussi des tiers pouvant être, selon les cas, des proches de la victime, des collaborateurs ou même des actionnaires, des consommateurs, des contribuables ou des citoyens parfaitement anonymes et très souvent ignorants des crimes dont ils finissent par subir certains effets (Bacher et Queloz, 2007).
Les effets directs
50Pour ce qui est des effets directs, ils sont avant tout patrimoniaux dès lors que les crimes économiques sont commis aux dépens d’individus ou d’entités corporatives privées ou publiques. Ces effets sont difficilement mesurables puisqu’une part importante des crimes économiques reste inconnue de la police et de la justice et que ces crimes ne font que rarement l’objet de recensements statistiques privés. Toutefois, il existe des sources d’information auxquelles recourent certains chercheurs pour tenter de déterminer l’ampleur des effets de certaines formes de crimes économiques. Au nombre de ces sources, Bacher et Queloz (2007) font opportunément mention des sondages de victimisation, des sondages de criminalité auto-révélée, des mises en situation d’occasions criminelles par le biais de vignettes (petits scénarios) soumises à des individus invités à se déterminés dans la situation qui leur est dépeinte, ainsi que de l’expérimentation qui permet de placer des individus en situation de réelle occasion criminelle aux fins de voir s’ils en font usage et, si oui, dans quelle mesure.
51Dans l’étude du cas de la vente de factures fictives, Paquin (2000) a réussi à établir les gains réalisés par les principaux protagonistes de cette vente. Ainsi, sur une année (1974), la compagnie dont émanaient les fausses factures a réalisé, en ventes fictives, un bénéfice de 455 000 $. De cette somme, il faut déduire les commissions qui étaient réservées aux personnes physiques réalisant les ventes. Il en va en l’occurrence d’une somme d’environ 180 000 $, ce qui fait que le bénéfice net de la compagnie aurait donc été de 275 000 $ pour cette année-là, ce qui représente 25 % des bénéfices réalisés par elle au terme de son exercice financier. Quant aux deux principaux vendeurs et animateurs de la compagnie, ils auraient réalisé des gains en commissions de 90 000 $ et de 45 000 $. Comme c’est de l’argent liquide qu’ils obtenaient à titre de commissions, il a été particulièrement facile à l’un d’eux de placer, en 1973 et 1974, 200 000 $ sur un compte de la World Bank, située aux îles Caïmans, de manière à cacher cet argent au fisc canadien. Quant à ceux qui achetaient les fausses factures, ils se trouvaient aussi en position de réaliser de nouveaux crimes économiques avec l’argent liquide qui leur était remis avec les factures. Ils pouvaient ainsi embaucher des employés au noir et payer des pots-de-vin à certains représentants de leurs clients.
52Dans sa recherche sur la fraude par chèque, Lacoste (1998) nous fournit quelques indications sur les gains réalisés par les fraudeurs par chèque. Elle établit notamment que l’enjeu moyen des fraudes effectuées en 1992, recensées par l’ensemble du Service de police de la ville de Montréal, se situe à 1 504 $ et qu’il a plus que doublé en quelques années, pour atteindre le montant de 3 360 $ en 1996. Quand on fait la différence entre les types de fraudes par chèque, on peut constater d’importants écarts entre les gains moyens (épurés) respectifs. Ainsi, pour les années de 1992 à 1996, les gains moyens furent respectivement de 4 502 $ pour les fraudes par chèques contrefaits, de 663 $ pour les fraudes par chèques volés et de 946 $ pour les fraudes par usage de chèques invalides. Pour ce qui est des gains moyens réalisés, lors de la même période, par les fraudeurs sévissant en réseaux, ils sont respectivement de 3 828 $ quand il en va de chèques contrefaits, de 565 $ quand il s’agit de chèques volés et de 1 400 $ pour les fraudes par chèques invalides. Lacoste relève de très grandes différences entre les gains réalisés, dans les réseaux, par les fraudeurs selon qu’ils sont ou non innovateurs. Ainsi, les montants moyens des transactions des groupes innovateurs sont six fois plus élevés que ceux des autres. En moyenne, ces derniers effectuent des transactions de 824 $, alors que les innovateurs fraudent pour 5 469 $. Ponctuellement, des « passeurs » de faux chèques sont allés jusqu’à déposer, à la banque, des chèques de compagnies d’assurance dont la valeur pouvait atteindre 60 000 $. La confection de faux chèques par un imprimeur professionnel peut aussi s’avérer très lucratif pour lui. Pour ce genre de travail, un imprimeur exigerait au moins 200 000 $, en raison de l’ampleur des risques encourus et de la rareté des imprimeurs disposés à offrir ce service.
53Quant aux fraudes par carte de crédit, elles sont, selon les données de Mativat (1995), fondées sur 110 cas tirés de 68 dossiers, diversement lucratives selon qu’elles sont commises avec des cartes altérées ou purement contrefaites. Tout d’abord, il convient de relever que les fraudes réalisées avec des cartes altérées sont moins souvent couronnées de succès que les fraudes réalisées avec des cartes purement contrefaites, dans des proportions respectives de 55 et 77 %. Toutefois, les fraudes par cartes altérées sont apparemment un peu plus lucratives, quand elles réussissent : selon les données présentées par Mativat (1995), par carte altérée, les fraudeurs ont obtenu des montants moyen et médian de 973 et 752 $, tandis qu’avec des cartes purement contrefaites, ils ont obtenu des sommes moyenne et médiane de 827 et 379 $.
54Dans le cas de la fraude par télémarketing, les offres présentées aux victimes ne permettaient pas aux fraudeurs de leur soutirer de grosses sommes d’argent (Gagnon, 2001). La perte la plus importante parmi les victimes de l’échantillon était de 600 $, montant bien inférieur à la perte moyenne évaluée à l’époque à 3 300 $ par Industrie Canada. Cependant, Gagnon (2001) fait remarquer qu’aucune des victimes auxquelles les fraudeurs ont soutiré de l’argent n’a dénoncé le délit. Plusieurs d’entre elles ont expliqué que l’enjeu relativement modeste de la fraude avait été l’un des facteurs expliquant qu’elles ne l’ont pas rapportée aux autorités. Gagnon (2001) estime donc que le fait de présenter des offres peu coûteuses à chacune des victimes est une stratégie « payante » pour les fraudeurs puisqu’ils minimisent les risques de détection et de poursuite. L’auteure avance l’hypothèse que bon nombre de fraudeurs opéreraient au volume plutôt que de tenter de gros coups auprès d’un petit nombre de victimes.
55En plus des effets pécuniaires de la fraude par télémarketing, les victimes font également mention de conséquences de nature psychologique. La honte, la gêne et le sentiment de s’être « fait avoir » sont clairement exprimés par les victimes. Au moment de la recherche de Gagnon (2001), les médias tendaient à véhiculer, à propos des victimes d’arnaques téléphoniques, l’image de personnes naïves, crédules et faisant preuve de peu de jugement. Ainsi, l’accent était mis sur les « manquements » de la victime et non sur les agissements du fraudeur, ce qui tendait à la conforter dans l’idée que c’était elle qui portait la plus grande part de responsabilité dans sa victimisation. Mais malgré cette image peu flatteuse et les minces pertes subies, plusieurs des victimes se sont senties « abusées », car c’est à l’occasion d’une transaction très courante pour tout consommateur et dans le confort de leur foyer que la victimisation est survenue.
Les effets indirects
56Les effets indirects, ce sont les effets qui atteignent non pas celui ou ceux qui sont considérés, par les droits criminel et privé, comme des victimes ou des lésés, mais ceux qui, au-delà des victimes « en titre », sont aussi atteints, par ces crimes, dans des intérêts légitimes et dignes de protection. Les dommages indirects peuvent être aussi bien matériels qu’immatériels.
57Au chapitre de la fraude à l’assurance, les chercheurs ont fait état de dommages immatériels d’importance. La fraude en tant que telle, mais aussi la conviction ambiante qu’elle est très répandue et qu’elle jouit d’une certaine tolérance de la part des compagnies d’assurance, sont de nature à alimenter le cynisme des assurés. Comme la fraude à l’assurance, bien que réputée fort répandue, ne donne lieu qu’à peu de poursuites et condamnations, elle est perçue comme d’une très relative gravité, et les rares poursuites intentées suscitent des doutes quant au bien-fondé des politiques criminelles mises en œuvre par le système pénal ou quant au fonctionnement de celui-ci. En effet, quand il s’en prend à des individus qui semblent plus malchanceux que coupables, il ébranle la confiance du public dans le système et incite les justiciables à le défier.
58La fraude à l’assurance porte directement atteinte aux valeurs de solidarité et de mutualité sur lesquelles repose l’assurance. Et comme les compagnies d’assurance restent le plus souvent passives devant la fraude, celle-ci érode la confiance sur laquelle sont censés reposer les rapports entre assureurs et assurés, elle ébranle l’adhésion du citoyen aux idéaux de la justice distributive (Bacher, 1995b) et elle fournit d’excellents éléments de neutralisation aux individus qui sont candidats à la fraude (Bacher, 1995a).
59La confiance entre acheteurs et vendeurs par téléphone est elle aussi susceptible d’être menacée par la fraude par télémarketing. Celle-ci jette en effet le discrédit sur la corporation des vendeurs par téléphone. Comme ce genre de fraude nuit certainement à la réputation collective des vendeurs par téléphone, ils finiront par souffrir d’une baisse du chiffre d’affaires, qui demeure quant à elle bel et bien de nature pécuniaire. D’ailleurs, dans la recherche de Gagnon (2001), la majorité des victimes a mentionné ne plus vouloir transiger avec des télévendeurs. Et le petit nombre de ceux qui accepteraient de le refaire sont des personnes qui, avant leur victimisation, avaient déjà acquis des biens ou des services par téléphone. La réputation des vendeurs par télémarketing et la confiance qu’ils suscitent sont clairement ébranlées par la pratique de la fraude par télémarketing.
60Paquin a eu l’occasion de mettre en exergue que la fraude fiscale pratiquée par toute une branche de l’économie locale a pour effet de fausser les lois de la concurrence ainsi que celles de l’offre et de la demande en ce sens que, grâce à la fraude, certaines entreprises sont à même de prendre un avantage important sur ceux de leurs concurrents qui ne s’adonnent pas à la fraude et qui sont donc contraints de demander des prix plus élevés. Ainsi, au-delà des dommages purement matériels, la fraude peut aussi porter atteinte au bon fonctionnement d’un marché ou d’une branche de l’industrie.
61De nombreux crimes économiques causent des dommages patrimoniaux indirects. Ces crimes atteignent alors le plus souvent les intérêts économiques de grands groupes de personnes physiques ou même parfois morales.
62Ainsi, la fraude fiscale telle que l’a décrite Paquin (2000, 2004) atteint manifestement les intérêts des gouvernements et donc de l’ensemble des citoyens qui profitent d’une manière ou d’une autre des dépenses de l’État. Pour ce qui est de la fraude par carte de crédit, elle a nécessairement des incidences sur l’ensemble des détenteurs de cartes de crédit qui contribuent, de par les frais qui leur sont facturés pour leurs cartes et les intérêts qu’ils paient sur l’argent qui leur est prêté, à éponger les frais qu’occasionne la fraude. Par la pratique du blanchiment d’argent, les blanchisseurs portent certes atteinte en premier lieu au bon fonctionnement de la justice qui éprouve de ce fait des difficultés à confisquer l’argent du crime (Gagnon et Bacher, 2004), mais ils menacent du même coup les intérêts économiques des victimes des crimes préalables au blanchiment qui tiennent à ce que le produit de ces crimes soit saisi pour leur être restitué.
63En matière de fraude à l’assurance, c’est l’ensemble des assurés qui sont mis à contribution car c’est auprès d’eux, par le biais des primes payées, que les compagnies d’assurance perçoivent ce qu’il leur faut d’argent pour assumer la somme des frais que leur occasionne la fraude. C’est ce qui a permis à Bacher (1995a) de dire que les compagnies d’assurance sont elles-mêmes assurées contre la fraude à l’assurance, mais que ce sont leurs clients qui paient les primes de cette couverture.
64De fait, la grande masse des victimes indirectes du crime économique est le plus souvent atteinte dans ses intérêts dans des proportions assez modestes, mais elle est généralement assez mal placée pour se défendre contre cette victimisation indirecte. Cela tient à plusieurs facteurs. Premièrement, les victimes indirectes sont rarement conscientes de leur victimisation indirecte et de l’ampleur de celle-ci. En effet, les assurés, par exemple, ne savent généralement pas quelle est la part de leurs primes qui est consacrée au paiement des frais de la fraude. Deuxièmement, ces victimes indirectes sont rarement regroupées et organisées entre elles pour promouvoir la défense de leurs intérêts. Troisièmement, les pertes qui leur sont infligées individuellement sont souvent trop modestes pour justifier qu’elles déploient d’importants moyens pour défendre leurs intérêts. Quatrièmement, les victimes directes du crime économique s’accommodent généralement assez bien de ce qu’il atteigne dans leurs intérêts un grand nombre de victimes indirectes et elles s’entourent souvent de précautions pour que ce report des effets économiques se fasse discrètement, se gardant notamment de fournir aux victimes indirectes les moyens de comprendre en quoi elles sont victimisées. Tel peut être notamment le cas des entreprises qui, parce qu’elles sont aux prises avec de la fraude ou de la gestion déloyale, font supporter les effets de ces infractions aux employés de l’entreprise, aux clients de celle-ci ou même à la masse des actionnaires, au travers des dividendes. Tel peut aussi être le cas du gouvernement qui ne se défend pas efficacement contre la fraude fiscale et qui compte sur les contribuables honnêtes pour percevoir ce que ne paient pas les fraudeurs.
65De plus, dès lors qu’elle ébranle la confiance que se vouent les acteurs de la vie économique, la fraude incite ces acteurs, surtout s’ils ont déjà été victimisés, à s’entourer de mesures de prévention et de détection qui ont souvent pour effets de ralentir les échanges économiques et de nuire à leur compétitivité, mais qui comportent toujours des coûts qui seront eux aussi généralement répercutés, au moins partiellement, sur des tiers.
CONCLUSION
66Dans les recherches qui s’attachent à décrire et à expliquer certaines formes singulières de criminalité économique, les chercheurs québécois ont fait appel à une certaine diversité de cadres théoriques. Ainsi, il a été fait usage de la théorie des opportunités criminelles, celle du choix rationnel (Paquin, 2000, 2004), l’approche de l’analyse stratégique (Gagnon, 2001, 2005), la théorie des scripts criminels (Lacoste, 1998), la théorie des processus de neutralisation (Bacher, 1999), la théorie de l’association différentielle (Lacoste, 1998).
67À ces sources d’inspiration proprement criminologiques se sont ajoutés différents éléments théoriques relevant de l’innovation (Lacoste, 1998), de l’organisation des milieux industriels (Paquin, 2000), de la psychologie sociale ainsi que de la communication (Gagnon, 2001 ; Gagnon, 2005) et de la justice (Bacher, 1995b).
68Sous l’angle des réactions sociales au crime, les chercheurs ont aussi fait appel à une certaine variété de théories. Au nombre de celles-ci, mentionnons la théorie du choix rationnel, appliquée aux comportements défensifs des victimes de crimes (Bacher, 1995d ; Blanchette, 2009 ; Blanchette et Blais, 2010), la théorie générale de la prévention et de la dissuasion (Bacher, 1999 ; Tremblay et autres, 2000 ; Bacher et Blais, 2005a et 2005b ; Blais et Bacher, 2007 ; Blanchette, 2009 ; Blanchette et Blais, 2010), l’analyse stratégique (Bacher et Gagnon, 2008), la théorie de l’utilité attendue (Blanchette, 2009 ; Blanchette et Blais, 2010) et les contributions de Weber sur les types de rationalité (Bacher, 2003).
69Il convient de signaler que deux chercheurs québécois se sont récemment livrés, et c’est sans doute une première en criminologie québécoise qui va certainement tenir lieu de modèle pour d’ultérieures recherches, à une vaste recherche évaluative des divers types de programmes mis en œuvre de par le monde pour tenter de contrer une forme de crime économique qui intéresse tous les gouvernements, surtout par les temps qui courent, à savoir l’évasion fiscale (Blanchette, 2009 ; Blanchette et Blais, 2010).
70Très récemment, l’École de criminologie a vu deux chercheures se lancer dans des études, complémentaires, consacrées respectivement aux traits psychologiques et aux traits psychopathiques des fraudeurs. Il s’agit de recherches dont il ne peut être rendu compte ici dès lors qu’elles ne sont pas totalement achevées. Elles sont toutefois particulièrement attendues puisqu’elles contribuent à la diversification des approches adoptées pour aborder la criminalité économique et qu’elles ont pour ambition de fournir des résultats utiles à la mise sur pied de programmes d’intervention destinés aux délinquants économiques.
71Malgré cette diversité théorique, il n’empêche cependant qu’il y a tout de même lieu de regretter que la recherche québécoise sur la criminalité économique n’ait pas eu recours à l’apport non négligeable des théories de Merton et se soit si peu intéressée aux cultures et sous-cultures (celles d’un secteur économique ou d’une entreprise). Il est également dommage que les facteurs éthiques n’aient quasiment pas été pris en compte alors qu’ils paraissent de la plus grande importance en matière de prévention et de sanctions informelles. Au moins, une réflexion préliminaire a été entreprise sur l’importance de la confiance en matière de prévention de la criminalité économique (Bacher, 2009). Il convient de saluer en outre la contribution encore modeste mais bien réelle de la recherche québécoise à une certaine forme de victimologie économique (Gagnon, 2001 ; Bacher, 2003), ainsi que l’intérêt, dont nous avions eu l’occasion de déplorer la rareté il y a quelques années, pour les facteurs structurels et organisationnels qui sont à l’origine de formes de criminalité survenant dans le contexte d’un secteur industriel ou d’un marché particulier (Paquin, 2000 et 2004).
72Les chercheurs du Québec n’ont pas pris part à de grandes recherches internationales et ils se sont principalement concentrés sur des formes de criminalité et de réactions au crime économique locales, exception faite de la recherche sur les hawalas (Bacher et Gagnon, 2006) qui rend compte de pratiques internationales, et de celle de Blanchette et Blais (2010) qui nous propose un vaste tour d’horizon des programmes destinés à contrer l’évasion fiscale. Néanmoins, par rapport à la précédente décennie, la recherche québécoise sur la criminalité économique s’est diversifiée, elle s’est bonifiée et elle a connu une meilleure diffusion dans la communauté scientifique internationale.
73Enfin, les chercheurs du Québec ont activement contribué, ces dernières années, à promouvoir la recherche empirique en matière de criminalité économique ainsi que les échanges entre chercheurs en organisant, de concert avec l’Institut de lutte contre la criminalité économique de Neuchâtel (Suisse), trois colloques internationaux qui ont respectivement été consacrés à la manifestation, la prévention et la répression de la criminalité économique (2004), à l’évaluation de cette criminalité et aux moyens de la contrer (2006), ainsi qu’aux mesures de lutte contre la criminalité économique, le blanchiment d’argent et la criminalité dans les entreprises (2009).
Bibliographie
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RÉFÉRENCES1
Bacher, J.-L. (2005b). La criminalité économique : un phénomène à expliquer ou à extirper ? In I. Augsburger-Bucheli et J.-L. Bacher (Eds), La criminalité économique : ses manifestations, sa prévention et sa répression. Paris, L’Harmattan, 15-32.
10.1007/s11292-007-9043-z :Blais, E. et Bacher, J.-L. (2007). Situational Deterrence and Claim Padding: Results from a Randomized Field Experiment. Journal of Experimental Criminology, 3, 337-352.
Blanchette, M., Blais, E. (2010). L’effet des lois sur l’évasion fiscale : une synthèse systématique des recherches évaluatives. École de criminologie, mémoire de maîtrise. Université de Montréal.
Gagnon, C. (2001). La fraude par télémarketing : analyse stratégique des scénarios. École de criminologie, mémoire de maîtrise. Université de Montréal.
Lacoste, J. (1998). Délinquance et innovation de la fraude par chèque à Montréal (1992-1996). École de criminologie, mémoire de maîtrise. Université de Montréal.
Paquin, J. (2000). Structure et dynamique d’un réseauinter organisationnel de facturation de complaisance dans l’industrie du vêtement à Montréal. École de criminologie, mémoire de maîtrise. Université de Montréal.
Notes de fin
1 La bibliographie complète se trouve sur le site Internet des Presses de l’Université de Montréal : www.pum.umontreal.ca
Auteurs
M.Sc. criminologie, Université de Montréal ; professionnelle de recherche, Centre international de criminologie comparée, Université de Montréal.
Ph.D. droit, Fribourg ; juge, Tribunal pénal fédéral, Suisse ; professeur associé, École de criminologie, Université de Montréal.
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