3. Les homicides
p. 75-112
Texte intégral
1Les dictionnaires et le Code criminel s’entendent pour définir l’homicide comme l’action de tuer un être humain. L’homicide non coupable n’est pas une infraction. Ce peut être, par exemple, un meurtre par légitime défense ou une mort se produisant dans un accident de la route. Le présent chapitre porte sur l’homicide coupable, qui est soit un meurtre (au premier ou au second degré), soit un homicide involontaire coupable (l’auteur n’a pas désiré la mort, mais a été indifférent à l’idée de causer la mort, a pris des risques démesurés ou commis des infractions dans le contexte desquels la mort est survenue).
2Le chapitre est divisé en cinq parties1. La première partie présente une synthèse des connaissances sur l’homicide dans le but de rendre intelligible la dynamique des conflits qui se soldent par une mort violente. La deuxième porte sur les caractéristiques des meurtriers et des victimes, et en particulier sur celles qui aident à comprendre pourquoi certaines personnes tuent et pourquoi d’autres sont tuées. La troisième partie distingue six types d’homicides et les décrit. La quatrième porte sur la prévention de l’homicide. La cinquième et dernière partie explique comment et pourquoi la fréquence de ce crime a évolué au Québec depuis les années 1960. Le chapitre se clôt sur une explication de la rareté des homicides au Québec.
PENSER L’HOMICIDE
3Les homicides présentent un petit nombre de traits communs. Pour construire la théorie de l’homicide décrite plus loin, trois règles ont été suivies : 1) relever les faits empiriques constants ; 2) rattacher les actions accomplies par les acteurs du drame à leurs intentions ; 3) examiner le déroulement des événements afin de voir comment ils s’enchaînent les uns aux autres.
4Appliquons ces règles dans l’analyse du récit suivant d’un homicide commun.
Nelson, 27 ans, évadé de prison, renoue avec Julie avec qui il a eu un enfant ; étant en cavale, il n’habite pas avec elle et ne la fréquente que de façon très prudente. Un jour, le jeune homme, qui a des relations dans le quartier, apprend que Julie entretient une liaison avec un autre depuis un mois. La nouvelle flamme, Pierre, 39 ans, n’a ni travail légitime ni domicile fixe. Bien qu’il n’ait pas d’antécédent judiciaire, il est cependant soupçonné par les policiers de tremper dans le trafic de drogue. La veille du meurtre, Nelson rencontre par hasard la colocataire de sa copine dans un bar. En fin de soirée, il la reconduit et en profite pour entrer dans l’appartement. C’est alors qu’il surprend les amants au lit. Tout d’abord calme, il les invite à consommer de la cocaïne. Puis une vive discussion s’engage entre les deux hommes. Ils se disputent la femme ; ils s’échangent des coups. Nelson quitte les lieux, proférant menaces et mises en garde contre le rival si celui-ci s’avise de revoir son amie. Vers les 6h 00 du matin, après avoir consommé alcool et cocaïne, Nelson revient à l’appartement ; il est armé. Il oblige Pierre à sortir, le conduit dans une ruelle et l’abat de plusieurs balles de revolver. L’enquête policière mènera à l’identification et à l’arrestation du meurtrier qui, après un plaidoyer de culpabilité pour un homicide involontaire, sera condamné à 15 ans d’emprisonnement. (Cusson et Boisvert, 1994 : 151)
5Le crime perpétré par Nelson a son origine dans le conflit qui l’opposait à Pierre : ce dernier avait séduit Julie. Avant les faits, le futur meurtrier et sa victime potentielle se sont échangé des mots assez vifs, puis des coups. Une telle interaction peut être qualifiée de dialectique : une action entraîne une réaction, laquelle est suivie d’une contre-réaction et ainsi de suite. Chacun des protagonistes est forcé de s’adapter au geste de l’autre et d’y répondre. Chacun agit sur l’autre et subit en même temps son influence. Le processus exige du temps : entre le moment où Nelson surprend Pierre au lit avec son amie et celui où il le tue, plusieurs heures se sont écoulées. Au départ de toute l’affaire, Nelson ne semblait pas avoir eu l’intention de supprimer son rival ; celle-ci est révélée progressivement.
6Partant de ces observations, nous nous poserons quelques questions qui nous permettront de rendre l’homicide commun intelligible.
Que savons-nous des conflits qui sont à l’origine des homicides ?
Quelle est la nature du processus dialectique au terme duquel un homme en arrive à commettre l’acte gravissime de tuer son prochain ?
Dans la mesure où ce processus exige du temps, aurait-il pu être arrêté avant qu’il n’atteigne son terme fatal ?
7Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons sur les recherches sur l’homicide ainsi que sur les théories des comportements violents. (Sur l’homicide, De Greeff, 1935, 1942 et 1950, reste un auteur classique. Voir aussi Felson et Steadman, 1983 ; Silverman et Kennedy, 1993 ; Cooney, 1998 ; Smith et Zann, 1999. Sur les comportements violents, la référence est Tedeschi et Felson, 1994. À ces auteurs, il faut ajouter Cusson, 1998 ; Proulx, Cusson et Ouimet, 1999 ; Cusson et Proulx, 1999 ; Proulx, Cusson, Beauregard et Nicole, 2005 ; Cusson et Marleau, 2007.)
Les conflits
8L’origine de la plupart des homicides doit être cherchée dans un conflit : deux individus s’affrontent parce que leurs intérêts respectifs s’opposent. Il arrive qu’ils soient en compétition l’un avec l’autre, tous les deux désirant le même avantage et refusant de le partager. Nelson et Pierre veulent la possession exclusive de Julie. Deux dealers veulent chacun détenir le monopole de la vente de drogue dans un même bar. Deux adolescents se provoquent et s’affrontent publiquement parce qu’ils veulent prendre la tête du même gang. On devine alors pourquoi les meurtriers ressemblent souvent à leur victime : même milieu, même statut social, même âge et même sexe. Les individus qui se ressemblent comme des frères risquent de devenir des rivaux, comme le montrent deux meurtres mythiques de notre civilisation : Caïn et Abel, Romulus et Rémus. Ils n’arrivaient pas à s’entendre, non pas parce qu’ils étaient différents, mais parce qu’ils étaient trop semblables, qu’ils désiraient la même chose (Girard, 1972 : 205). Il arrive aussi que le conflit prenne la forme, non d’une compétition, mais d’une opposition. Une femme mariée décide de reprendre sa liberté alors que son mari tient à elle comme à sa propre vie. Un délateur achète sa liberté en sacrifiant celle de son complice.
9L’immense majorité des homicides font intervenir des connaissances, des amis, des amants, des membres de la même famille. Or, ce sont justement des êtres qui ont des points communs qui se découvrent des intérêts incompatibles : mari et femme, partenaires, comparses, camarades, colocataires… L’amour se tourne en haine quand l’amoureux voit celle qu’il aimait lui échapper ou prendre son plaisir dans les bras d’un rival. L’amitié se brise quand les attentes qu’elle crée sont trop souvent déçues, car chacun attend de l’autre qu’il soit délicat, généreux, fidèle à sa parole. S’il se révèle vulgaire, mesquin, oublieux, on arrive à le détester.
Les processus homicides
10Très rares sont les conflits qui dégénèrent au point de coûter la vie à un des adversaires. Seule une petite minorité d’entre eux se termine aussi mal. Que s’est-il passé entre le début de la dispute et le meurtre ? Les différends dont l’issue a été fatale ont été aggravés par au moins un des deux facteurs suivants : un processus justicier et/ou une montée aux extrêmes.
Le processus justicier
11« Le sentiment de droit ou de la justice est au cœur de la discorde », a écrit Freund (1983 : 68). En effet, les protagonistes d’un conflit adoptent spontanément le langage du juste et de l’injuste : « Il n’a aucun droit sur ma femme » ; « Elle n’avait pas le droit de m’abandonner » ; « Cet argent, il me le doit. »
12Celui qui – à tort ou à raison – se juge victime d’une injustice exposera ses griefs à celui qu’il juge responsable du dommage et il exigera réparation. Dans notre exemple, Pierre fait fi des griefs de Nelson et refuse de quitter les lieux, ce qui provoque la colère de Nelson. Cette attitude fait naître un sentiment d’injustice et le désir de punir le coupable, surtout si l’offense paraît avoir été commise intentionnellement (De Greeff, 1942 et 1950 ; Tedeschi et Felson, 1994).
13Deux adversaires s’affrontant sur le terrain du juste et de l’injuste sont liés par la réciprocité : donnant, donnant. Les parties s’enferment dans une logique rétributive qui les oblige à rendre la pareille : mal pour mal, coup pour coup. Au cours des échanges, le rôle de celui qui deviendra la victime est loin d’être insignifiant. Felson et Steadman (1983) ont comparé un échantillon d’homicides avec un échantillon comparable de coups et blessures. Ils ont constaté qu’au moment des faits, les victimes d’homicides avaient été plus agressives que les victimes de coups et blessures. Celles qui avaient fini par se faire tuer avaient plus fréquemment insulté, menacé, frappé l’autre que celles qui avaient survécu.
14En résumé, le processus justicier comporte une séquence de phases qui s’enchaînent comme suit : injustice subie → grief → refus de réparer → attribution du blâme → action réciproque → vengeance.
Le point d’honneur et la montée aux extrêmes
En ce dimanche soir, Jacques, un jeune étudiant de 16 ans aux allures de « skinhead », prend place avec deux de ses amis dans un autobus de la STCUM. Un autre groupe d’adolescents ne tarde pas à monter et s’installe à proximité du premier groupe. Parmi eux, Marcel éclate de rire en apercevant l’accoutrement de Jacques. Celui-ci, le soutenant du regard, lui rétorque : « Ta gueule ! Pour qui tu te prends ? » Marcel lui demande alors si on lui a déjà dit qu’il était laid. Jacques se lève et empoigne l’offenseur au collet. Ce dernier répond par un coup de couteau en plein cœur qui sera mortel. Le meurtrier et son groupe prennent immédiatement la fuite, mais les autorités policières épingleront Marcel chez lui, au domicile de ses parents, dans les heures qui suivront le drame. Le dossier sera traité par le Tribunal de la jeunesse. (Cusson et Boisvert, 1994 : 152)
15Jacques est offensé en présence de ses amis. S’il laisse passer l’injure, sa réputation est entamée. Malheureusement, Marcel se trouve, lui aussi, en compagnie de ses amis ; il ne peut se dégonfler.
16L’honneur, c’est la considération dont un homme jouit dans son milieu social et l’estime de soi qui en découle. C’est ce qu’il vaut aux yeux de ses semblables et à ses propres yeux. Dans les cultures de l’honneur, le courage et la force sont mis au premier plan. L’honneur se mesure « par la capacité qu’a un individu de réduire au silence qui voudrait lui en disputer la prérogative » (Pitt-Rivers, 1977 : 22).
17C’est par un défi que s’engagent les affrontements visant à défendre la réputation : regard de travers, sourire méprisant, rire. Il faut répondre à l’offense par une offense plus blessante encore, au coup reçu, par un coup encore plus violent. Chacun de voudra vaincre à tout prix pour ne pas passer pour un faible ou un lâche. C’est cette volonté farouche d’échapper à l’humiliation qui explique l’escalade. Car les deux parties ont la même détermination de vaincre. L’affrontement les contraint à la surenchère. Pour avoir le dessus, les combattants vont mobiliser toute la violence nécessaire. Mais, sous l’attaque, chacun redoublera d’effort pour tenir tête et contre-attaquer de manière décisive. Chacun est forcé de proférer des paroles de plus en plus offensantes, sinon c’est la défaite. Ainsi on passe des paroles aux coups et, si une arme est à portée de main, il sera difficile de ne pas l’utiliser.
La pacification
18Comme Nelson était un fugitif et que Pierre trempait dans le trafic de la drogue, il était hors de question que l’un ou l’autre fasse appel à la police. Et personne d’autre n’était là pour tenter une médiation. Dans l’autobus où ils avaient pris place, les amis de Jacques et de Marcel, quant à eux, attendaient de leur champion qu’il fasse preuve de courage. Se sachant jugés par leurs amis, ni l’un ni l’autre ne pouvait se permettre de reculer. Ce que ces deux drames ont en commun, c’est l’absence de pacificateur : nul tiers n’était là pour calmer le jeu. L’absence d’un pacificateur doit être prise en compte dans une théorie de l’homicide. Parents, amis, collègues, voisins, spectateurs, policiers… Ces tierces personnes peuvent influencer de manière décisive l’évolution du conflit (Felson, 1998 ; Black, 1993 ; Tedeschi et Felson, 1994 ; Cooney, 1998 ; Cusson et Proulx, 1999 ; Cusson et Marleau, 2007).
19En cas d’affrontement, les tiers peuvent adopter trois attitudes très différentes : 1) ils prennent partie, se rangent du côté de leur ami ; 2) ils se contentent de regarder les combattants et de jouir du spectacle, ce qui jette de l’huile sur le feu ; 3) ils calment les adversaires, les séparent, essaient de les réconcilier. Il est bien évident que les deux premières attitudes encouragent l’escalade et que la troisième s’y oppose. La dernière attitude est celle du pacificateur, et elle est déterminante. Selon qu’un pacificateur est présent ou absent au moment d’un conflit, celui-ci aura tendance à se terminer bien ou mal. Il ne faut donc pas être surpris si le pacificateur brille par son absence au cours des processus homicides.
20Le meurtre est rarement instantané. Entre le moment où le conflit émerge et le meurtre, il y a un intervalle. Il peut être très court, comme dans l’altercation qui opposa Jacques et Marcel. D’autres fois, il est plus long, comme dans le cas de Nelson et de Pierre. Les intervalles permettent de rétablir la paix. Si un pacificateur a le temps d’intervenir, il pourra séparer les adversaires. Il pourra même entamer une médiation, empêchant l’escalade de devenir fatale. Le pacificateur favorise la désescalade de trois manières.
Il instaure une trêve qui libère les protagonistes de la logique irrationnelle dans laquelle ils s’étaient enfermés eux-mêmes. Au cours de l’escalade, les adversaires ne peuvent échapper d’eux-mêmes à la surenchère dans laquelle les risques courus deviennent plus importants que les gains potentiels. Même si le jeu n’en vaut plus la chandelle, ils s’empêchent réciproquement de cesser le combat. L’escalade force des acteurs rationnels à agir de manière irrationnelle. Le pacificateur peut les libérer de leurs chaînes, d’abord en faisant cesser le combat, ensuite en assurant la sécurité des parties. Pour ce faire, il protégera celui des deux que l’autre ferait mine d’attaquer pendant la trêve. La présence d’un tiers change le rapport de forces. Avant son arrivée, c’était un contre un ; maintenant qu’il est là, c’est deux contre un : celui qui reprend les hostilités aura affaire non seulement à son adversaire, mais aussi au pacificateur devenu l’allié de celui qui est attaqué.
Le pacificateur rétablit la communication entre les parties et désamorce le conflit. Quand la dispute s’envenime, les ennemis cessent de se parler ou, ce qui revient au même, ils ne s’échangent plus que des injures, des ultimatums ou des menaces. Le pacificateur favorise la négociation et le dialogue. Il rétablit la communication entre les parties en instaurant un rapport trilatéral dans lequel chacune des parties s’adressera, non plus à un ennemi sourd à ses arguments, mais à un témoin qu’elle sent ouvert et impartial. Chacun a la possibilité d’exprimer son opinion et de la défendre. Le conciliateur écoute puis fait valoir le bien-fondé des revendications de l’autre. Il filtre les propos de chacun, oublie les expressions véhémentes de haine et de colère. Il trouve des excuses, plaide les circonstances atténuantes.
Il aide les parties à trouver un terrain d’entente. L’arbitre encourage les parties à découvrir une solution mutuellement acceptable ; quelquefois, il fait convenir l’un et l’autre de leurs torts et propose une entente. Pour ce faire, il doit dépasser le point de vue particulier des protagonistes en se fondant sur un principe général.
MEURTRIERS ET VICTIMES
21Dans notre pays, la principale source d’information sur l’homicide est Statistique Canada, qui compile les déclarations des corps policiers. Beaulieu (2001) s’est servi des données publiées par cet organisme au cours des années 1986 à 1996 pour brosser un tableau des caractéristiques des meurtriers et des victimes.
Sexe et âge
22L’homicide est l’apanage des hommes. Au Québec, entre 1986 et 1996, les suspects sont de sexe masculin dans une proportion de 89 % (n = 1000). Du côté des victimes, on trouve 68 % (n = 1095) d’hommes et 32 % (n = 520) de femmes. Ces dernières sont trois fois plus souvent tuées que meurtrières mais, même comme victimes, elles sont minoritaires. Le fait que l’écrasante majorité des meurtriers québécois sont des hommes correspond à ce qui est observé partout ailleurs. La contribution masculine au meurtre est de l’ordre de 90 % pour l’ensemble des homicides canadiens et elle est voisine de 100 % quand il s’agit de meurtres perpétrés en dehors du cercle familial (Daly et Wilson, 1988, 1997 et 1999 ; Messner et Rosenfeld, 1999 ; Browne, Williams et Dutton, 1999). Au Canada, de 1961 à 1990, près de 60 % des victimes étaient des hommes (Silverman et Kennedy, 1993) ; en 2008, 76 % des victimes étaient de sexe masculin (Beattie, 2009).
FIGURE 1. Âge des accusés (n = 1119)

Sources : Statistique Canada et Beaulieu 2001.
23La figure 1 montre la distribution de l’âge des protagonistes des homicides. On peut voir que le nombre d’accusés augmente rapidement à l’adolescence et diminue lentement au cours de la trentaine. La plupart des meurtriers ont entre 18 et 39 ans. On en compte fort peu avant 18 ans et après 50 ans. L’âge moyen des meurtriers est de 33 ans (âge médian = 31 ans ; écart-type = 12,5) alors que la victime est en moyenne âgée de 37 ans (âge médian = 35 ans ; écart-type = 17,3).
FIGURE 2. Statut marital des accusés et des victimes (Québec, 1986-1996)

Statut marital
24La figure 2 montre qu’il existe de remarquables ressemblances entre les accusés et les victimes quant au statut marital : les uns et les autres vivent, à 70 %, sans conjoint (la catégorie « célibataire » inclut aussi les individus divorcés, séparés et veufs). Les gens légalement mariés ne représentent que 17,5 % des meurtriers et 19,8 % des victimes. Notons que 12,9 % des meurtriers vivent en union libre et que c’est le cas aussi de 9,6 % des victimes.
25C’est quand le regard se tourne vers la population en général que ressortent les particularités des protagonistes de l’homicide. En effet, l’Institut de la statistique du Québec (2001) indique que, parmi les hommes du Québec de 15 ans et plus, il se trouve 36 % de célibataires, divorcés et veufs, 52 % de gens mariés et 11 % de gens en union libre. Les meurtriers et les victimes forment donc une population atypique : deux fois et demie moins de gens mariés que dans la population générale et presque deux fois plus de célibataires. La situation est la même dans le reste du Canada et aux États-Unis. Au Canada, 64 % des accusés d’homicide sont célibataires (Wright, 1992 ; Silverman et Kennedy, 1993 : 9). Aux États-Unis, la plupart des meurtriers et des victimes ne sont pas mariés. D’ailleurs, les taux d’homicides dans différentes populations varient en raison directe du pourcentage de personnes divorcées (Parker et autres, 1999 ; voir aussi Daly et Wilson, 1988 et 1997).
26Pourquoi les hommes privés de conjointe sont-ils plus enclins au meurtre que les gens mariés ? Leur style de vie y est sans doute pour quelque chose. Le célibataire est plus porté que le père de famille à sortir le soir, ce qui l’expose à avoir des querelles qui risquent de mal tourner (Kennedy et Forde, 1990). Daly et Wilson (1997) supposent que les célibataires sans enfant sont enclins à se battre et à prendre des risques parce que, dans leur désir d’assurer leur descendance, ils sont prêts à rivaliser avec la concurrence pour gagner le cœur d’une femme.
Occupation
27La figure 3 nous renseigne sur le taux d’emploi des acteurs impliqués dans les homicides déclarés entre 1986 et 1996 au Québec.
FIGURE 3. Occupation des accusés et des victimes

28Une nette majorité de meurtriers sont sans emploi : 62,5 % d’entre eux étaient inactifs à l’époque du meurtre. Seulement un peu plus du tiers d’entre eux occupaient un emploi. Du côté des victimes, 50,7 % d’entre elles avaient un emploi au moment de leur décès. Le taux d’emploi des meurtriers (37 %) est à mettre en rapport avec les données sur la population générale de la province : en 1991, le taux d’emploi y était de 64 % chez les hommes de 15 ans et plus. Les données sont à peu près les mêmes dans le reste du Canada et aux États-Unis. En Amérique du Nord, les meurtriers occupent, pour la plupart, une position marginale sur le marché du travail. De plus, ils appartiennent à une catégorie de la population lourdement handicapée sur le plan socioéconomique. Au Canada, 76 % des accusés d’homicides de 1991 étaient sans emploi (Wright, 1992). Aux États-Unis, moins de 1 % des homicides américains sont commis par des membres des classes moyenne et supérieure, lesquelles comptent pour au moins la moitié de la population (Green, 1993 : 55-56).
Relations entre le meurtrier et sa victime
29Les résultats fournis par Statistique Canada en 2008 (Beattie, 2009) montrent une tendance générale : au Canada, dans 83 % des cas, le meurtrier et sa victime se connaissaient (voir figure 4). Ces données sont loin d’être particulières au Canada : tous pays et toutes époques confondues, la proportion des meurtriers et des victimes qui se connaissent varie entre les deux tiers et les quatre cinquièmes (Mucchielli, 2002).
30Au Canada comme au Québec, un peu plus du tiers des homicides sont chaque année commis à l’intérieur même de la famille. En ce qui concerne les meurtres commis à l’extérieur de la famille, signalons les catégories « autres connaissances » et « relation criminelle ».
Antécédents criminels, réitération et tueurs en série
31Les données de Statistique Canada analysées par Beaulieu montrent que 60 % des tueurs dont l’histoire criminelle est connue (294 valeurs manquantes sur 844 cas) avaient des antécédents criminels et que 38 % avaient déjà commis d’autres crimes violents. Du côté des victimes, 45 % d’entre elles avaient un casier judiciaire, et 22 % un passé de crimes violents. Le fait qu’une majorité de meurtriers et une forte minorité de victimes avaient un casier judiciaire avant le drame n’est pas particulier au Québec. Au Canada, 67 % des individus accusés d’homicide en 2000 avaient un casier judiciaire (Fedorowycz, 2001 ; voir aussi Wright, 1992). En 1991, 45 % des victimes avaient elles aussi un casier judiciaire. Ces chiffres sont à mettre en rapport avec ce que nous savons de la population générale. Au Canada, en 1999, 9 % de la population totale avait un casier judiciaire et 14 % des hommes en avaient un. C’est dire que le pourcentage des meurtriers ayant des antécédents criminels est sept fois plus élevé que celui de la population canadienne et 4,7 fois plus que celui de la population masculine (Service correctionnel du Canada, 2001).
FIGURE 4. Les meurtriers et leurs victimes se connaissent dans la plupart des cas (homicides résolus, 2007)

Source : Statistique Canada.
32Il existe une petite minorité de meurtriers qui n’en sont pas à leur premier meurtre. Fabienne Cusson (1996 et 1999) a examiné 5 400 affaires de meurtres commis au Québec entre 1956 et 1995, et a décelé 131 individus ayant commis plus d’un homicide. Sur une période d’épreuve de 15 ans, elle a établi à 4,6 % le pourcentage de meurtriers ayant commis de nouveau un meurtre. Ce taux peut sembler bas, mais il faut tenir compte de la probabilité qu’un citoyen ordinaire commette un homicide : la probabilité qu’un meurtrier tue de nouveau au cours des 24 années suivant son premier homicide est 74 fois plus élevée que la probabilité que ce citoyen ordinaire fasse la même chose au cours de la même période. Il importe de souligner que les taux de réitération varient énormément selon les types d’homicides ; la réitération est surtout liée aux règlements de comptes ou aux homicides classés comme « gratuits, de folie ou sexuels », tandis que les auteurs d’homicides passionnels ou d’homicides querelleurs sont beaucoup moins souvent impliqués dans une autre affaire de meurtre.
33La littérature sur les meurtres en série est si abondante qu’on peut supposer que tout le monde en a au moins une vague connaissance. Elle répand cependant de fausses idées. Combien, jusqu’à maintenant, le Québec a-t-il connu de vrais tueurs en série, c’est-à-dire d’individus qui ont commis trois meurtres sexuels dans des occasions différentes ? Le tueur en série doit être distingué du tueur de masse, qui, tel Lépine à Polytechnique, peut tuer 14 jeunes filles en un seul épisode, et du tueur à gages, qui ne tue pas pour des motifs sexuels. G.A. Parent, sans doute l’auteur qui connaît le mieux le sujet au Québec, dénombre seulement trois tueurs sexuels en série depuis les années 1940. Le premier est Léopold Dion, un criminel qui avait tué une femme en 1940 et qui, après avoir été libéré, a tué en 1963 quatre garçons de 8 à 13 ans après les avoir violés. Le deuxième est Wayne Boden, soupçonné d’avoir étranglé 10 femmes dans la région de Montréal au début des années 1970 et qui a avoué avoir commis trois de ses crimes. Le troisième est William Fyfe, qui, en 2001, a avoué avoir commis neuf meurtres de femmes (Parent, 2000b et 2001).
Les proches des victimes d’homicide
34Les proches des victimes d’homicide ne doivent pas être oubliés dans la recherche empirique. En effet, le nombre de personnes indirectement touchées par l’homicide est considérable. Aux États-Unis, en 1985, NOVA (National Organization for Victim Assistance) a montré qu’il y avait en moyenne trois personnes de l’entourage de la victime d’une mort violente qui présentaient des signes particulièrement traumatiques un certain temps après l’événement. Au Québec, les associations de victimes donnent un chiffre identique : il y a en moyenne de trois à cinq personnes de l’entourage d’une victime d’homicide qui sont affectées (Boisvenu, 2008), ce qui signifierait qu’en 2007 seulement, environ 300 à 450 Québécois ont été touchés par l’homicide. Bien qu’il soit difficile de les considérer comme des victimes directes du crime (n’ayant pas été visées au moment du passage à l’acte), ces personnes sont présentes au procès, exercent les droits et sont dotés des moyens d’assistance garantis par les institutions (Rossi, 2008). Jusqu’à maintenant, les recherches ont surtout porté sur les traumatismes subis par les proches (Bowlby, 1981 ; Parkes, 1993 ; Murray-Parkes, 1993a et 1993b), sur les émotions qui les envahissent après l’événement et sur leur rétablissement (Doka, 1996 ; Bucholz, 2003). Elles visaient à rendre compte de la complexité de leur victimisation (Rock, 1998 ; Spungen, 1998). Mais ces études ont séparé la problématique de la victimisation de celle de l’agression et se sont abstenues d’examiner le rôle majeur que les proches ont joué après l’événement : poursuite judiciaire, défense des droits et intérêts de la victime disparue, mise en contexte, recherche de la vérité, etc.
35Dans une recherche parue en 2008, Catherine Rossi s’est attachée à définir le rôle sociologique et victimologique des proches des victimes. Elle a mené une double étude à la fois empirique et juridique sur une base internationale. Vingt-cinq entrevues exploratoires d’une durée moyenne de deux à trois heures ont été conduites avec des proches des victimes d’homicide au Québec. Les résultats obtenus permettent de mieux comprendre la demande de justice des proches des victimes d’homicide et d’expliquer pourquoi, dans l’étude de l’homicide, on ne peut considérer uniquement le meurtrier et sa victime directe. L’homicide a en effet des suites et des répercussions douloureuses dans la vie des proches. Ceux-ci sont des victimes et, comme toutes les victimes d’actes criminels, il leur faut faire valoir le préjudice qu’ils ont subi personnellement, ainsi que le montrent certaines études (Rock, 1998 ; Spungen, 1998 ; Bucholz, 2003). Rossi (2008) montre que, à la différence des autres genres de victimes, de nombreux proches doivent également représenter la personne disparue de façon à honorer sa mémoire. Les proches veulent déterminer eux-mêmes le rôle qu’ils entendent assumer. Certains se contentent d’être reconnus comme une victime personnellement atteinte, quoique de manière indirecte, par le crime. D’autres veulent tenir le rôle plus exigeant de représentant de la victime décédée.
36Poussant plus loin sa recherche, Rossi a élaboré une typologie des réactions des proches des victimes d’homicide. Ces réactions vont de l’engagement social à l’abdication (voir tableau 1).
TABLEAU 1. Les types de réactions des proches des victimes d’homicide
Idéaux-types | Réactions typiques des personnes à la suite de l’événement. |
L’engagé | Le décès de la victime est vécu par le proche comme un drame social qui concerne la société tout entière et pas seulement les proches. L’accent est mis non pas sur le deuil, mais sur la nécessité de « changer les choses ». |
Le chef de famille | Le décès de la victime fait prendre conscience au proche qu’il a un rôle de protecteur à jouer. Seront définis comme des priorités la protection de l’intimité familiale, sa réorganisation après le deuil, le maintien de l’équilibre psychologique, financier, social de la cellule familiale. |
Le laissé-pour-compte | Le décès de la victime n’est pas compris ni admis par le proche, qui se sent démuni, exclu du drame et impuissant face à sa résolution. Seront définies comme des priorités la pleine compréhension de ce qui s’est passé et la détermination du rôle à jouer dans une cellule familiale endeuillée ou au sein d’un système pénal compliqué. |
L’abdiquant | Le décès de la victime a affecté la personnalité du proche et devient une cause de dysfonctionnement. La personne, repliée sur elle-même et prisonnière de son deuil, renonce totalement à son rôle social ou familial. Seront définis comme des priorités le rétablissement personnel, indépendamment de tout le reste, ainsi que l’apaisement de la douleur. |
37Selon le rôle qu’ils se donnent, les proches prendront une part plus ou moins active dans la recherche de la justice et de la vérité, dans la mise en contexte des faits et dans les relations avec les médias.
UNE TYPOLOGIE DES HOMICIDES
38Pour classer les homicides, plusieurs typologies ont été proposées, mais aucune ne s’est vraiment imposée. Boisvert et Cusson (1994) ont construit une typologie qui comporte six catégories d’homicides : 1) homicide impliquant des conjoints ; 2) impliquant la famille ; 3) impliquant une connaissance ou un étranger ; 4) impliquant des membres du milieu criminel ; 5) survenant au cours d’une querelle ; 6) survenant au cours d’un vol ou d’un viol. Ils ont par la suite classé 303 homicides commis sur l’île de Montréal de 1985 à 1989 (59 cas indéterminés ont été exclus de l’analyse) et ils ont obtenu le résultat qui suit.
Homicides querelleurs et vindicatifs | 25,1 % |
Règlements de comptes | 16,5 % |
Homicides associés à un vol | 19,1 % |
Homicides conjugaux | 16,5 % |
Homicides associés à un viol | 1,3 % |
Homicides familiaux | 6,8 % |
Autres | 14,5 % |
39Les homicides dus à la maladie mentale sont fort rares : entre 1994 et 2001 (Parent, 1999, 2000, 2001, 2002), on en a compté deux par année en moyenne dans tout le Québec. Dans ce qui suit, nous reprenons la classification de Boisvert et Cusson, mais nous avons groupé les homicides conjugaux et les filicides et les avons distingués des homicides commis par des femmes.
L’homicide querelleur et vindicatif
C’était au bar Chez Marie à Trois-Rivières durant la nuit du samedi au dimanche. Vers trois heures du matin, cinq clients s’y trouvent encore. Deux amis passablement éméchés débattent avec passion des mérites de la musique qu’ils écoutent. L’un aime, l’autre pas. Les esprits s’échauffent au point que l’un des buveurs, Gérard (27 ans), casse une bouteille de bière sur le rebord d’une table et frappe son camarade, Raynald (38 ans), avec le tesson. La victime perd beaucoup de sang. L’agresseur l’aide à s’éponger. Malgré ses blessures, Raynald réussit à quitter le bar. Peu après, il y revient armé d’un couteau et sans dire un mot, il le plante dans le dos de Gérard qui meurt quelques heures plus tard d’une hémorragie interne. (J. Fortier, 14 janvier 1990)
40Nous définissons l’homicide querelleur et vindicatif comme le fait de tuer au cours d’une bagarre ou par vengeance. Le geste fatal a été précédé par un échange d’insultes, souvent de coups. N’appartiennent pas à cette catégorie les homicides impliquant des personnes unies par un lien de parenté ou un lien conjugal et les meurtres survenant à la suite d’un conflit concernant une entreprise criminelle. (Sur l’homicide querelleur et vindicatif au Québec, voir Boutin et Cusson, 1999 ; Beaulieu, 2001. Parmi les travaux américains qui se démarquent, signalons : Luckenbill, 1977 ; Felson et Steadman, 1983 ; Daly et Wilson, 1989, chap. 6 ; et Tedeschi et Felson, 1994, chap. 8 et 9.)
41Comme on le voit dans l’exemple que nous rapportons, la cause de la querelle apparaît quelquefois d’une insignifiance à pleurer, surtout rétrospectivement, après l’issue tragique de l’affaire. Le passage du désaccord initial au geste fatal s’explique par l’escalade. Craignant d’être pris pour un lâche par les témoins, aucun des antagonistes ne veut céder du terrain. Les deux répliquent à l’insulte en renchérissant et au coup donné par un coup encore plus fort. Parfois, l’un des combattants est tué sur-le-champ. Parfois aussi – c’est ici le cas de Raynald –, l’un d’eux bat en retraite, mais, résolu à se venger, il va chercher une arme et revient frapper l’autre.
42L’homicide querelleur est, à vrai dire, un monopole du sexe masculin. À Montréal, il implique un meurtrier de sexe masculin dans 99 % des cas. La domination masculine n’est pas aussi absolue du côté des victimes, mais elle reste écrasante : 87 % d’entre elles sont des hommes (Boutin et Cusson, 1999 : 95). L’âge moyen des meurtriers est de 30 ans ; celui des victimes, de 36 ans. Parmi les protagonistes montréalais dont les antécédents sont connus, on compte 58 % de meurtriers ayant un casier judiciaire, contre 36 % chez les victimes. Par ailleurs, 69 % des meurtriers et 58 % des victimes sont célibataires.
43Les conflits qui finissent en bain de sang éclatent dans les lieux et dans les moments de la vie consacrés aux loisirs. À Montréal, les homicides querelleurs sont perpétrés dans une résidence privée (48 % des cas), un débit de boissons ou un restaurant (16 %). Dans 49 % des cas, le drame se passe entre 20 heures et 4 heures du matin et, dans 22 % des cas, il se produit entre 8 heures et 16 heures (Beaulieu, 2001 : 38). On tue donc son prochain beaucoup plus souvent au cours de la soirée ou de la nuit que durant les heures de travail. C’est durant les moments de loisir et dans des lieux où ils passent leurs loisirs que les gens se battent et s’entre-tuent. Le loisir – surtout festif – fournit le contexte de l’homicide, à cause de l’intensification de l’interaction sociale favorisée par la consommation de boissons alcooliques. L’excitation devenant fiévreuse, des mots offensants sont échangés, et les acteurs se livrent aussitôt à la surenchère. Ceux-ci sont souvent des amis, des connaissances, des colocataires ou des voisins. Avant d’en venir aux mains, on a proféré de part et d’autre des insultes et des menaces. Pour finir, le meurtrier s’empare d’une arme ou va en chercher une (à Montréal, un couteau dans 50 % des cas, une arme à feu dans 21 % des cas) et porte le coup fatal.
44L’analyse du rôle des tiers dans 50 cas d’homicides querelleurs commis à Montréal de 1985 à 1989 montre qu’au cours du drame, les pacificateurs brillent par leur absence. Une troisième personne est présente dans un peu plus de la moitié des cas (56 %) ; mais elle joue un rôle passif dans plus de la moitié des cas et, pire, elle se mêle à la dispute une fois sur trois. Seulement 7 % des tiers tentent de modérer l’ardeur des combattants (Boutin et Cusson, 1999 : 103-4). En bref, dans l’immense majorité des homicides querelleurs, les tiers sont soit absents, soit passifs, soit partisans. Très rarement, ils tentent de rétablir la paix entre les parties. Donc, lorsque des querelles se soldent par une mort d’homme, c’est non seulement à cause des adversaires, mais aussi à cause des tiers, qui n’ont eu ni la sagesse ni le courage de s’interposer.
Le règlement de comptes
Le meurtre s’est produit vers 23 h 47 en face du domicile de la victime. Celle-ci revenait du dépanneur et sortait de son véhicule lorsqu’elle a été mortellement atteinte de plusieurs coups de feu tirés par un suspect. L’arme utilisée est un revolver de calibre 357. Le suspect a par la suite pris la fuite à bord d’une camionnette, laquelle avait été volée la veille sur le territoire du SPCUM. Une plaque volée, correspondant à un modèle de camionnette similaire, avait également été apposée sur le véhicule. Enfin, les vitres du véhicule avaient préalablement été teintées de façon non professionnelle. Une paire de gants et l’arme du crime ont été laissées à l’intérieur de la camionnette qui a été abandonnée par le malfaiteur et retrouvée quelques heures plus tard. Selon les informations au dossier policier, il appert que la victime, un trafiquant de stupéfiants indépendant, refusait de s’approvisionner auprès des Hells Angels. (Gignac, 2001 : 122)
45Les règlements de comptes comprennent ici les meurtres liés à un conflit concernant les activités criminelles des protagonistes. L’étude la plus significative sur les règlements de comptes demeure la thèse de Gilbert Cordeau (1990). Mentionnons également les intéressants mémoires de maîtrise de Gignac (2001) et de Tanguay (2004).
46Les tueurs et les victimes de règlements de comptes se ressemblent : il s’agit d’hommes dans 98 % des cas, et ils ont en moyenne 31 ans (Cordeau, 1990). Leurs antécédents judiciaires sont variés : vente de stupéfiants, conduite de voiture avec facultés affaiblies, vol, voies de fait, possession d’armes à feu, recel, introduction par effraction, vol qualifié, etc. (Gignac, 2001). On distingue trois types d’auteurs de règlements de comptes : 1) les indépendants, qui tuent pour leur propre compte ; 2) les tueurs à gages, qui tuent pour le compte d’autrui ; et 3) les employeurs, qui engagent les tueurs.
47La typologie des conflits à l’origine des règlements de comptes conçue par Cordeau part de deux observations : les membres du milieu criminel risquent de perdre la liberté si leurs collègues sont trop bavards, et ils n’ont pas de recours légaux pour faire respecter la parole donnée. De ces deux problèmes découlent trois types de conflits se terminant par un meurtre. Les conflits de délation englobent tous les cas où un complice parle trop ou se met à table. Les conflits transactionnels éclatent quand les ententes verbales entre les criminels ne sont pas respectées : chicanes à propos du partage du magot, disputes avec un receleur, fraude, dette non payée, etc. Enfin, les conflits de compétition sont généralement liés au contrôle d’un territoire de vente de drogue. C’est un conflit de ce genre qui a abouti, en 1994, à la guerre entre les Hells Angels et les Rock Machine. Étaient supprimés les revendeurs qui vendaient de la drogue sur le territoire de l’ennemi ou qui refusaient de s’approvisionner chez les Hells Angels (Gignac, 2001). Très rapidement, on s’est mis à tuer pour se venger. Entre 1994 et 2001, les meurtres et les tentatives de meurtre se succèdent à un rythme soutenu. Au terme d’une analyse portant sur les victimes de meurtre et de tentative de meurtre durant les huit années du conflit, Tanguay (2004) note que plus de la moitié des attentats étaient des réponses à un attentat précédent.
L’homicide associé au vol
Un samedi soir, un chauffeur de taxi fait monter à bord de sa voiture deux clients. Une fois à bord, ceux-ci tentent de lui voler sa recette de la journée à la pointe d’un couteau. Le chauffeur résiste ; il est alors poignardé. Les meurtriers le poussent ensuite hors du véhicule en marche et prennent la fuite. Moins de 48 heures plus tard, le véhicule était retrouvé incendié au centre-ville de Montréal. (Laroche, 2001)
48Les homicides associés à un autre crime représentaient 22,4 % de l’ensemble des homicides commis à Montréal entre 1985 et 1989 et, de ce nombre, 67 % étaient associés à un vol (Tremblay, 1996).
49Au Québec, entre 1986 et 1996, les auteurs de meurtres liés au vol étaient des hommes dans 96 % des cas. Les victimes étaient de sexe masculin dans 83 % des cas. Les personnes qui tuent au cours d’un vol sont plus jeunes que les auteurs de toutes les autres catégories d’homicide, et les victimes sont plus âgées. Au Québec, les accusés d’homicides associés au vol ont en moyenne 26 ans, comparativement à 33 ans pour les homicides en général, et les victimes sont plus âgées, 50 ans en moyenne, comparativement à 37 ans. Ce qui explique que ces meurtriers soient plus jeunes que les autres, c’est qu’ils sont d’abord des voleurs (Tremblay, 1996 ; Beaulieu, 2001). La très grande majorité des meurtriers (94 %) sont célibataires au moment du crime. La plupart ont des antécédents criminels. Dans la très grande majorité des cas, ils n’ont pas d’emploi. Les homicides qui surviennent au cours d’un vol opposent des amis ou des connaissances (48 %) et des étrangers (47 %).
50Le moyen le plus souvent utilisé par le voleur pour supprimer sa victime est l’arme à feu (53 % des cas) ; dans 26 % des meurtres, il emploie une arme blanche. Les homicides qui surviennent au cours d’un vol sont commis par deux comparses dans 22 % des cas. Entre 1986 et 1996, 62 % de ces drames sont survenus dans des résidences privées, 18 % dans d’autres lieux et 10 % dans des établissements commerciaux. Lorsque l’homicide a lieu dans un domicile, dans 93 % des cas il s’agit de celui de la victime.
51Le gain obtenu par les meurtriers est presque toujours minime. Quarante-cinq pour cent des meurtres associés au vol qui ont été perpétrés entre 1985 et 1989 n’ont rien rapporté au voleur ; dans le quart des cas, celui-ci a empoché moins de 50 $, et dans seulement 7,5 % des cas, il a obtenu plus de 5000 $ (Tremblay, 1996). La médiocrité pathétique de ces gains montre que, loin d’être des assassins prêts à tout pour empocher un gros magot, ces meurtriers sont surtout de petits criminels qui, au cours d’un braquage ou d’un cambriolage, rencontrent une résistance inopinée ou s’affolent. Quelquefois la victime meurt accidentellement : les cambrioleurs l’avaient ligotée et bâillonnée et elle est morte étouffée, ou encore le braqueur voulait l’assommer et il a frappé trop fort. Il arrive aussi qu’un témoin compromettant soit tué. Voyant la victime s’écrouler, près de la moitié des meurtriers prennent la fuite sans emporter quoi que ce soit.
L’homicide conjugal et le filicide
Depuis trois semaines, Geneviève, une étudiante de 19 ans, demeure avec Sylvain, un biochimiste de 23 ans. La veille du drame, à la suite d’une querelle, elle se réfugie chez sa mère. Le lendemain, dans l’avant-midi, elle retourne à son appartement pour y prendre ses effets. Comme son copain s’y trouve, elle en profite pour lui annoncer qu’elle le quitte. Sylvain n’accepte pas la chose et une violente dispute éclate. Durant l’altercation, Sylvain poignarde Geneviève à 34 reprises, dont au moins 5 fois dans le dos. Sylvain est arrêté, accusé de meurtre au 2e degré et trouvé coupable d’homicide involontaire. Il est condamné à 8 ans d’emprisonnement. (Cusson et Boisvert, 1994 : 131)
52L’homicide conjugal se définit comme l’acte de tuer une personne à laquelle le meurtrier est lié par un rapport matrimonial, quasi matrimonial ou amoureux. Ce type d’homicide se définit donc par la relation qu’entretenaient le meurtrier et sa victime : mariage, union de fait ou relation amoureuse relativement durable. L’homicide conjugal englobe les cas où un ex-mari tue son ex-femme quelque temps après un divorce ou une séparation. (Sur l’homicide conjugal au Québec, la thèse de doctorat de R. Boisvert (1996) est la source la plus complète. Voir aussi Boisvert et Cusson, 1994 ; Cusson et Boisvert, 1996 ; Boisvert et Cusson, 1999 ; et Beaulieu, 2001. Sur l’homicide conjugal ailleurs qu’au Québec, les principaux auteurs sont De Greeff, 1942 ; Daly et Wilson, 1988, 1997 ; Wilson et Daly, 1992, 1993 ; Browne, Williams et Dutton, 1999.) L’homicide conjugal fait partie d’un ensemble plus vaste englobant les actes de violence conjugale mortels ou non. Il existe une continuité entre le coup de poing donné par le mari à sa femme et le coup de feu fatal. C’est ainsi que, sur 100 homicides entre conjoints commis au Canada en 2000, 70 avaient été précédés d’actes de violence connus de la police (Fedorowycz, 2001). De plus, souvent, un homme violente ou tue sa femme pour la même raison : parce qu’il voulait la dominer et la posséder de façon exclusive alors qu’elle refusait ou voulait rompre (Wilson, Johnson et Daly, 1995 ; Boisvert et Cusson, 1999). Enfin, les facteurs associés au risque couru par une femme d’être tuée par son conjoint sont sensiblement les mêmes que les facteurs liés au risque d’être victime de violence non létale. Cependant, la proportion de conjoints violents qui finissent par tuer est infime.
53Au Québec, 85 % des homicides conjugaux survenus entre 1986 et 1996 ont été commis par un homme et, dans 82 % des cas, la victime était une femme, ce qui n’a rien de surprenant. Notons que 16 % de ces homicides ont été commis par une femme, un pourcentage supérieur à celui qu’on trouve dans l’ensemble des homicides (11 %). Aux États-Unis, la part prise par les femmes dans ce type d’homicide est beaucoup plus élevée. Entre 1976 et 1985, le pourcentage d’homicides conjugaux commis par une femme s’élevait à 43 % (Wilson et Daly, 1992).
54Le meurtrier conjugal est, en moyenne, relativement âgé : 42 ans (la moyenne est de 33 ans pour l’ensemble des homicides commis au Québec entre 1986 et 1996). Une légère majorité de ces meurtriers (57 %) sont sans emploi (comparativement à 66 % pour l’ensemble des auteurs d’homicides). Ils ont des antécédents judiciaires dans 44 % des cas (comparativement à 60 % pour l’ensemble des meurtriers). On le voit, l’individu qui se rend coupable d’un homicide conjugal est, en moyenne, plus âgé que la plupart des meurtriers, moins criminalisé et moins souvent chômeur. Il diffère cependant de l’homme moyen en ceci qu’il est beaucoup plus souvent sans emploi et criminalisé.
55Les conjoints violents non meurtriers et les délinquants chroniques ne sont pas très différents les uns des autres. Les uns comme les autres ont tendance à être issus d’un milieu familial perturbé ; ils ont des antécédents criminels variés, combinant des délits violents et non violents ; leur vie professionnelle est marquée par une succession d’emplois non qualifiés, l’instabilité et les périodes de chômage. Enfin, l’alcoolisme est fréquent chez les conjoints violents (Fagan et Browne, 1994 ; Farrington, 1994 ; Moffit, Robins et Caspi, 2000).
56Au Québec, les couples détruits par le meurtre de l’un des conjoints par l’autre n’étaient unis par un mariage en bonne et due forme que dans 37 % des cas ; dans 63 % des autres cas, le meurtrier était un conjoint de fait (29 %), divorcé ou séparé (22 %), célibataire (12 %). Par ailleurs, au Canada, les taux d’homicides par million de couples sont 8 fois plus élevés dans les unions libres que dans les couples mariés lorsque c’est l’homme qui tue la femme, et 15 fois plus lorsque c’est la femme qui tue l’homme (Wilson et Daly, 1994 ; Boisvert, 1996 : 43). Des différences aussi fortes entre couples mariés et non mariés s’observent aussi aux États-Unis. Elles peuvent s’expliquer d’abord par un effet d’autosélection : les personnes qui optent pour le mariage sont sans doute des gens plus pondérés, plus maîtres d’eux-mêmes, plus prudents que les autres. Mais cela ne suffit sans doute pas à rendre compte de l’énorme surreprésentation des couples non mariés dans l’homicide. Il se peut que la nature même du lien qui unit les conjoints soit un facteur déterminant. Ce que les unions libres et les relations amoureuses entre célibataires ont en commun, c’est la précarité : la dissolution du couple y est une éventualité plus probable que chez les conjoints mariés. La rupture unilatérale apparaît comme une entreprise dangereuse.
57Pour déterminer les raisons qui ont poussé les meurtriers à tuer leur conjoint, Cusson et Boisvert (1994a) ont classé les 77 homicides conjugaux commis à Montréal entre 1954 et 1962 et entre 1985 et 1989. Ils ont constaté qu’une catégorie dominait nettement toutes les autres : 55 % des meurtres s’expliquaient par le désir de possession sexuelle de la femme. Un homicide tombait dans cette classe appelée possession chaque fois qu’un homme tuait la femme qui lui annonçait qu’elle rompait, qui s’était séparée ou divorcée sans le consentement de son mari ou qui entretenait une liaison avec un autre homme. Et, dans tous les cas, il était clair que l’homme avait tué parce qu’il refusait absolument la rupture, la séparation ou la liaison. Bref, ce qui est communément appelé la jalousie fournit le motif principal de l’homicide conjugal. La deuxième catégorie était constituée par la querelle ; on y a rangé 23 % des homicides. Les autres catégories ne comprenaient que peu de cas : l’euthanasie (4 %), l’homicide défensif (2,6 %), la libération (2,6 %), l’homicide motivé par le gain (1 %), l’accident (1 %). Dans les autres affaires, la raison de l’homicide n’avait pu être déterminée. Selon Daly et Wilson (1988), la prédominance, dans l’homicide conjugal, de la volonté masculine de possession exclusive est un phénomène universel.
58Le déroulement de l’homicide par possession peut être divisé en cinq étapes.
Un jour, un homme qui a pris l’habitude de la surveiller étroitement apprend que sa conjointe, dont il ne peut se passer, vient de le quitter, ou qu’elle se prépare à le faire, ou encore qu’elle entretient une relation coupable avec un autre. Il se sent trahi et juge qu’elle n’a aucun droit de rompre unilatéralement.
L’homme oppose alors un refus formel à la décision de sa femme. Il avoir des droits imprescriptibles sur elle. Il lance des ultimatums. Il parle de suicide. Il menace de la tuer. Il se procure une arme.
La femme revendique son droit à la liberté. Elle maintient sa décision de partir. Elle quitte le domicile conjugal ; elle entame une procédure divorce ; elle affiche sa liaison et vante les performances sexuelles de son nouvel amant.
Les conjoints s’échangent des insultes, des menaces, des coups. Parfois, ce mode d’agir dure des semaines, des mois, des années. L’homme pourchasse son ex-femme. Il la harcèle et la bat.
Désespéré, l’homme mûrit la décision d’assassiner la femme. Il l’abat froidement ou il se laisse entraîner par sa rancune et sa haine, et, cédant à la rage, il inflige à sa victime de multiples coups.
59La querelle occupe une place moins importante que la possession : elle explique près du quart des homicides conjugaux. Au sein d’un couple, il n’est pas rare qu’une altercation débouche sur un échange de coups. Les conjoints se disputent à propos des enfants, de la division des tâches, des soins du ménage, de l’argent… La chicane s’envenime. Les vieux griefs refont surface. Puis la violence de l’un répond à l’hostilité et à la violence de l’autre.
60Le filicide est le meurtre d’un enfant par l’un des parents. Dubé (2008) a étudié, en se fondant sur les dossiers du coroner du Québec de 1986 à 1999, les caractéristiques de 64 hommes filicides. Les filicides ayant des antécédents de violence conjugale diffèrent de ceux qui n’en ont pas en ce qu’ils ont été nombreux à proférer, avant l’acte fatal, des menaces de mort à l’endroit de leur enfant ou de leur conjointe. Ces hommes violents tuaient assez souvent l’enfant à la suite d’une séparation et pour se venger de la femme qui voulait les quitter. De tels meurtres s’inscrivent donc dans une dynamique de violence conjugale. De leur côté, les pères filicides dépourvus d’antécédents de violence conjugale n’ont nullement été menaçants avant les faits. Ils semblent avoir obéi à des motifs « altruistes » : résolus à se suicider, ils s’imaginaient que personne d’autre qu’eux ne pourrait prendre soin de l’enfant. D’autres fois, la mort de ce dernier faisait suite à de mauvais traitements (voir aussi Dubé et autres, 2004). Les femmes qui ont tué leur enfant sont âgées en moyenne de 30 ans. Elles n’ont pas d’antécédents criminels. L’âge moyen de la victime est de 3,5 ans. Dans 26 % des cas, la mère se suicide peu après avoir tué. Marleau et autres (1999) affirment que plusieurs homicides d’enfants commis par la mère peuvent être considérés comme des suicides élargis ou encore comme des gestes « altruistes ».
L’homicide sexuel
Le soir du meurtre, Jacques était à la recherche d’une femme pour la nuit. Aux environs de minuit, il aperçoit une jeune femme très intoxiquée. Il la convainc de venir à son appartement et lui offre une bière. Il la conduit ensuite au lit, la caresse puis la déshabille. Il tente de la pénétrer mais la jeune femme s’objecte. Exaspéré, Jacques veut la chasser, mais elle reste, invoquant qu’elle n’est pas en état de rentrer chez elle. Ils continuent alors à s’embrasser et il tente à nouveau sa chance. Une fois de plus elle s’y refuse et se débat. Emporté par la colère, il la serre au cou pour la maîtriser, mais elle lui assène un coup de genou aux parties génitales qui le projette contre un miroir qui se brise en éclats. C’est alors qu’il l’étrangle. Il prend un marteau et lui donne un coup fatal sur la tête. Enfin il se débarrasse du cadavre en le plaçant dans une boîte de carton qu’il dépose parmi des déchets. Convaincu d’avoir réussi le « meurtre parfait », il répète à peu de choses près le même crime 11 jours plus tard, ce qui conduit à son arrestation et à l’aveu du premier. (Campos, Chéné, Beauregard et Nicole, 2001)
61L’homicide sexuel est un meurtre dont le principal mobile est de nature sexuelle. Il se reconnaît à divers signes : la victime est retrouvée nue, elle a été violée, etc. (Proulx, Cusson, Beauregard et Nicole, 2005). Ce type de crime est rare : 4,8 % de l’ensemble des homicides dans les données de Beaulieu (2001), 1,3 % dans celles de Boisvert et Cusson (1994).
62Les meurtriers sexuels de femmes analysés par Chéné (2000) et Chéné et Cusson (2005) avaient, en moyenne, 30 ans, ce qui les distingue très peu des autres types de meurtriers. La très grande majorité d’entre eux étaient sans conjoint au moment du crime, soit parce qu’ils étaient célibataires (69 %), soit parce qu’ils étaient séparés, divorcés ou veufs (13 %). Près de la moitié (49 %) des meurtriers sexuels avaient un emploi, et 27 % étaient chômeurs ou recevaient de l’aide sociale. Vingt-quatre pour cent d’entre eux étaient étudiants, retraités, itinérants ou invalides au moment de l’agression. Une majorité (68 %) de ces meurtriers sexuels avaient eu des démêlés avec la justice avant le crime. Quarante-neuf pour cent de ces homicides sexuels sont commis sur des connaissances, et 44 % des victimes étaient étrangères à leur agresseur ; à peine 7 % des protagonistes de ce type de meurtre sont des proches.
63Selon Chéné et Cusson, le meurtre sexuel se distingue du viol d’abord par le fait que le meurtrier s’acharne plus que le violeur à humilier sa victime. En outre, les meurtriers sexuels éprouvent plus souvent de la colère avant et durant le passage à l’acte, et ce sentiment s’accompagne d’un désir de vengeance. Les meurtriers sont moins excités sexuellement que les violeurs au moment de l’agression. L’alcool joue un rôle décisif : plus de 80 % des tueurs avaient bu, et le niveau de consommation est en relation avec l’issue fatale ou non de l’agression sexuelle. Le passage du viol au meurtre est favorisé par deux circonstances : l’agresseur est en possession d’une arme et la victime résiste. Ces résultats ont trouvé une confirmation et un complément dans l’analyse multivariée réalisée par Nicole et Proulx (2005). Ces derniers ont isolé quatre variables significativement plus présentes chez les meurtriers sexuels que chez les violeurs : 1) des antécédents de comportements problématiques avant l’âge adulte (isolement social, faible estime de soi, fugues, etc.) ; 2) la colère avant l’agression ; 3) la consommation d’alcool ; 4) l’utilisation d’une arme.
64Beauregard et autres (2005) ont distingué deux types de scénarios de meurtres sexuels : le sadique et le colérique. L’auteur d’un meurtre sadique prémédite son crime, choisit sa victime, prend son temps, l’humilie et la mutile. De son côté, le colérique agit de manière impulsive, il ne choisit pas sa victime avec soin, l’humilie rarement, laisse le cadavre sur la scène du crime et finit par se dénoncer lui-même. Comparant des agresseurs sexuels sadiques et non sadiques, Proulx et autres (2005) ont constaté que les sadiques sont relativement plus nombreux parmi les meurtriers que les violeurs. Les meurtriers sadiques se caractérisent par la fréquence des fantaisies sexuelles déviantes, les tortures, les mutilations et le coït post-mortem.
L’homicide commis par une femme
Février 1995, les policiers sont appelés sur les lieux d’une chicane de ménage. Il s’agit de leur 26e intervention à cet endroit. Ginette et Georges qui habitent ensemble ont invité Gilles à souper. « Georges, raconte Gilles, reprochait à Ginette de mal gérer leur budget en dépensant plus d’argent à acheter de la poudre qu’à payer les comptes du ménage. » Puis Georges a malmené sa conjointe. Celle-ci a ouvert un tiroir, a saisi un couteau et l’a frappé. Elle a d’abord cru que Georges lui jouait la comédie en simulant une perte de conscience puis, réalisant la gravité de la blessure, elle a tenté de le réanimer. Le décès de Georges a été constaté à son arrivée à l’hôpital. Ginette fut accusée de meurtre au second degré. Elle était connue des milieux policiers, non seulement pour les chicanes de ménage mais aussi pour des vols à l’étalage ainsi que pour des accusations de facultés affaiblies. (Fortier, 1995)
65L’homicide commis par une femme est un phénomène rare : entre 1986 et 1996, les femmes ne représentent que 10,6 % de l’ensemble des personnes accusées d’homicide au Québec.
66Les meurtrières sont âgées en moyenne de 33,5 ans (âge médian : 31 ans), le même âge que les meurtriers en général. Dans 71 % des cas, la victime est de sexe masculin et âgée en moyenne de 27 ans. Quarante pour cent des victimes de ces femmes sont âgées de 12 ans ou moins. Au moment du passage à l’acte, 33 % des accusées sont mariées, et 21 % des conjointes de fait. À la différence des hommes homicides, 70 % des femmes qui tuent ne possèdent pas d’antécédents. Toutefois, 16 % d’entre elles ont des antécédents de violence.
67Les femmes homicides utilisent une arme à feu dans 36 % des cas. Ensuite viennent l’arme blanche (28 %) et les coups (15 %). Elles tuent leur enfant (39 % des cas), leur conjoint (32 %), des amis ou des connaissances (22 %) et rarement des étrangers (7 %).
68Frigon (2003) a mené des entretiens avec 22 femmes condamnées pour le meurtre de leur conjoint au Canada, en France et en Belgique. Il ressort de leurs propos que l’homicide a été précédé d’une histoire d’agression par le conjoint : humiliations, menaces de mort, violences. Ces femmes disent avoir tué pour faire cesser la terreur et en se disant : « C’était ma vie où la sienne » (p. 105).
LA PRÉVENTION DE L’HOMICIDE
69Dans Carrier (2006 ; voir aussi Carrier et Cusson, 2008), on trouve une étude des recommandations faites par les coroners du Québec après les examens de 36 homicides commis entre 1991 et 2004. Un bilan systématique de ces recommandations fournit des pistes pour la prévention des homicides. Quatre catégories de mesures préventives peuvent ainsi être élaborées : 1) les coroners recommandent de rendre plus difficile la perpétration d’un homicide par des mesures telles que le contrôle des armes à feu, l’interdiction, pour un conjoint violent, d’entrer en contact avec son ex-conjointe, le port de gilets pare-balles pour les policiers, le retrait de l’enfant maltraité de son milieu familial, un système de contrôle d’accès destiné à protéger les commerçants exposés au vol à main armée, etc. ; 2) une meilleure surveillance des auteurs de violence conjugale en liberté provisoire et, plus généralement, des individus dangereux et des lieux à risque pourrait aussi prévenir des homicides ; 3) des recommandations de la part des coroners concernant la pacification des conflits (par ce moyen, les policiers peuvent intervenir à temps dans une dispute conjugale pour empêcher un passage à l’acte potentiellement fatal) ; 4) des recommandations de la part des coroners visant à unir les efforts des policiers et des ambulanciers de façon qu’ils puissent intervenir à temps pour sauver les personnes victimes de violence.
L’HOMICIDE DANS LE TEMPS ET L’ESPACE
70Dans cette dernière section, nous tenterons de répondre aux deux questions suivantes : Que savons-nous sur les fluctuations des taux d’homicides au Québec entre 1960 et 2007 ? Pourquoi les taux d’homicides du Québec sont-ils relativement bas ?
Les hauts et les bas de l’homicide
71La figure 5 montre l’évolution des taux d’homicides au Québec depuis le début des années 1960 comparativement à celle des homicides au Canada.
FIGURE 5. Taux d’homicides au Canada et au Québec, pour 100 000 habitants

72De 1962 à 1975, les taux d’homicides sont passés du simple au triple. Il faut savoir que, entre 1950 et 1975, le Québec, comme tout l’Occident, connaît une croissance économique sans précédent. De 1975 à 1991, les taux demeurent stables, avec quelques fluctuations sur le court terme.
73Entre 1991 et 1995, le taux des homicides chute. Il reste bas jusqu’en 2001 et diminue encore par la suite. En 2008, le taux d’homicides n’est plus que de 1,19 au Québec (Beattie, 2009).
74Les taux des homicides canadiens évoluent sensiblement de la même manière que celui des homicides québécois. À partir de 2000, les taux d’homicides au Québec sont plus bas que ceux de la moyenne canadienne. Signalons que la courbe des homicides américains (non présentée ici) ressemble à celle du Canada, avec cette différence importante qu’elle se maintient à des niveaux beaucoup plus élevés (de trois à cinq fois plus d’homicides par 100 000 habitants aux États-Unis). Ces similitudes excluent les hypothèses qui expliqueraient les fluctuations au Québec par des variables propres au Québec. Il faut chercher plutôt des explications qui peuvent valoir aussi pour le Canada et les États-Unis.
Les causes de la croissance de 1960 à 1975
75Comme la courbe des homicides suit celle des délits contre la propriété, une première hypothèse vient tout de suite à l’esprit : la croissance des homicides serait déterminée par l’évolution générale de la criminalité. Deux questions surgissent alors : Pourquoi la criminalité a-t-elle augmenté au cours des années 1960 et 1975 ? Comment comprendre le rapport entre la criminalité et les homicides ? (Les auteurs qui ont examiné la question de la croissance de la criminalité au Québec sont Cusson, 1990, et Ouimet, 2005.) La croissance de la criminalité durant les années 1960 et 1970 paraît être due à la combinaison de quatre facteurs : 1) le baby-boom a fait augmenter le pourcentage des 18-39 ans dans la population ; 2) les difficultés d’intégration sociale auxquelles ont fait face les jeunes adultes à partir des années 1960 les ont contraints à se réfugier dans la marginalité et les ont soustraits aux régulations sociales qui s’exerçaient dans le milieu du travail et dans la famille ; 3) la croissance économique s’est accompagnée d’une augmentation des occasions de vol : le nombre des biens de consommation susceptibles d’être volés a augmenté, les femmes travaillaient et les gens sortaient souvent le soir, laissant leur domicile inoccupé exposé aux cambriolages ; 4) la probabilité que les vols soient sanctionnés est restée basse. La croissance parallèle des homicides suit l’évolution de l’ensemble de la criminalité et s’explique en partie par la transformation des modes de vie. En effet, les années 1960 et 1970 correspondent à une période d’expansion de la population criminelle. Or, il est connu que la plupart des récidivistes sont polymorphes, c’est-à-dire que, plutôt que de se spécialiser, ils commettent, au gré des circonstances, des délits très divers. Comme ces criminels sont plus nombreux en 1975 qu’en 1960, logiquement le nombre des homicides devrait augmenter.
76Voici comment cette poussée de fièvre criminelle s’est traduite dans l’évolution des quatre types d’homicides décrits plus haut.
77Le nombre des homicides querelleurs reste faible et stable entre 1954 et 1968 ; ensuite, il croît rapidement jusqu’en 1975. Durant les années qui suivent, la fréquence de ces crimes reste élevée jusqu’en 1989 (Grenier, 1993). La croissance des homicides querelleurs nous paraît liée aux modifications dans le style de vie des hommes de 20 à 35 ans. Avant 1960, on se « casait tôt » : dès la sortie de l’école, on se trouvait un emploi permanent, on se mariait, et la vingtaine n’était pas terminée qu’on était père de famille. On avait peu d’argent pour sortir le soir ou pour acheter des boissons alcooliques. L’année 1968 est une année charnière : les contraintes tombent les uns après les autres ; les jeunes s’émancipent de plus en plus de la famille ; ils sortent le soir plus souvent que par le passé ; ils consomment plus d’alcool. Ils font la fête. Puis au cours d’un « party » bien arrosé éclate une dispute ; parmi les témoins, aucun n’est assez sobre pour faire un effort de pacification ; rien ni personne n’arrête la fatale montée aux extrêmes.
78Avant 1968, les règlements de comptes étaient presque inexistants (de 0 à 6 par année entre 1954 et 1967). Puis on en compte 20 en 1968. Par la suite, ce chiffre est dépassé plusieurs fois, avec un sommet en 1975 : 77 victimes. Entre 1994 et 2001, le nombre de règlements de comptes perpétrés au Québec a varié entre 25 (en 1995) et 41 (en 2000). Le pourcentage des règlements de comptes dans les homicides est de 21 % dans les années 1990 (Grenier, 1993 ; Parent 1999, 2000, 2001, 2002). L’expansion des réseaux criminels à partir de la fin des années 1960 s’accompagne de guerres pour le contrôle du trafic de la drogue, de châtiments infligés aux délateurs et d’éliminations de complices avec qui on se dispute à propos du butin.
79Les homicides associés au vol augmentent rapidement entre 1954 et 1968, puis la courbe se stabilise. La raison de la croissance apparaît évidente : plus de vols égale plus de meurtres commis au cours d’un vol. Mais alors pourquoi les homicides ne continuent-ils pas de croître entre 1969 et 1975, période durant laquelle les vols, notamment les introductions par effraction et les vols qualifiés, poursuivent inexorablement leur progression ? Posons la question autrement : Pourquoi le nombre de vols qui se terminent par un meurtre se met-il à baisser après 1968 ? La réponse que propose Grenier (1993) est intéressante : après 1968, les victimes de vol résistent de moins en moins ; elles renoncent à se battre avec le voleur, donnent leur bourse et sauvent leur vie.
80C’est à partir de 1966 que les homicides conjugaux augmentent au Québec ; la progression se poursuit jusqu’en 1974 ; par la suite, les chiffres plafonnent (Grenier, 1993). La croissance est très nette à Montréal où les taux passent du simple au triple entre la période de 1954-1962 et celle de 1985-1989 (Boisvert, 1996). Pour rendre compte de cette croissance, deux explications : 1) il apparaît que, au cours des années 1960, les relations de nombreux couples avec la parenté se sont distendues et que, dans les couples isolés, les grands-parents, oncles, etc., ne sont plus là pour s’interposer quand la violence éclate entre conjoints ; 2) ce genre d’homicide s’explique aussi par l’instabilité des couples observée au cours des années 1960 : de plus en plus de divorces, de séparations, d’unions libres instables. De plus en plus d’hommes découvrent un jour que leur conjointe veut rompre ou fornique ailleurs. Parmi eux, il s’en trouve quelques-uns qui refusent de voir partir la femme, parce qu’ils la considèrent comme leur raison de vivre. Cette minorité est en croissance entre 1966 et 1974.
La décroissance des homicides
81À partir de 1990, la courbe des homicides pointe vers le bas. La chute est forte et soutenue jusqu’en 1995, ensuite elle est plus lente. Comme la croissance, la décroissance des homicides au cours des années 1990 s’inscrit dans un phénomène de plus grande ampleur : elle va de pair avec une diminution de l’ensemble de la criminalité, aussi bien dans le reste du Canada qu’aux États-Unis. Pour expliquer ce retournement de tendance, deux hypothèses peuvent être envisagées.
Le vieillissement de la population entre sans doute en ligne de compte. De même que l’augmentation du pourcentage des 18-39 ans dans la population entraîne la criminalité vers le haut, de la même manière, la diminution de cette tranche d’âge la pousse vers le bas.
La seconde hypothèse repose sur l’idée que les êtres humains finissent par résoudre leurs problèmes quand ils sont solubles et que la criminalité n’est pas un problème tout à fait insoluble. La forte croissance de la criminalité à partir de 1960 et son maintien à un niveau élevé jusqu’en 1990, avec son cortège de pertes, de souffrances et de morts violentes, a fini, pensons-nous, par produire ses propres anticorps. Et plus il se commet de crimes, plus les raisons d’apporter des solutions aux problèmes sont fortes. Quand les homicides se maintiennent trop longtemps à un niveau élevé, il se produit un effet de ras-le-bol, et alors la société civile, les pouvoirs publics et même les délinquants prennent des mesures pour la faire reculer (Monkkonen, 2001, explique dans des termes semblables l’évolution cyclique des taux d’homicides à New York de 1800 à 1999). Exposés à des risques croissants de victimisation, les simples citoyens sortent moins souvent le soir, ils font installer des systèmes d’alarme et de solides serrures. Les technologies de la sécurité sont en pleine expansion. Dans les écoles, on s’oppose plus fermement que par le passé à la violence et à l’intimidation. Dans tout l’espace social, l’intolérance face à la violence commise sur les femmes augmente. Les femmes battues ont de plus en plus accès à des refuges où elles sont à l’abri des coups. Contre les gangs et leur cortège de règlements de comptes, les frappes policières se succèdent.
82Il est très probable que même les délinquants finiront par en avoir assez de la violence, car ils sont les premiers à en faire les frais. En effet, ils subissent eux aussi, c’est connu, leur part de violence. En outre, les crimes risquent non seulement de les priver de la liberté, mais aussi de leur ôter la vie. Les risques de mourir prématurément et violemment sont deux fois plus élevés chez les délinquants que chez les non-délinquants (Tremblay et Paré, 2001). Les membres du milieu criminel sont assassinés ; ils meurent d’accident ou d’overdose ; ils se suicident. Comme les révolutions, la criminalité dévore ses propres enfants. La croissance du crime augmente donc les risques courus par les criminels. Ces risques sont cumulatifs et, avec le temps, les criminels qui y survivent n’en pourront plus de vivre dangereusement et ils décideront de prendre leur retraite. Dans les milieux qu’ils fréquentent, l’exemple de camarades incarcérés, blessés, réduits à l’état de loque par la drogue ou assassinés exercera un puissant effet dissuasif sur les plus jeunes.
POUR COMPRENDRE LA NON-VIOLENCE DES QUÉBECOIS
83La figure 6 permet au lecteur de comparer le niveau des homicides au Québec avec celui d’autres pays étrangers.
FIGURE 6. Taux d’homicides par territoire ou par pays en 2005

Sources : Statistique Canada, 2000, 2001, 2003, 2005.
84Les taux d’homicides enregistrés dans la plupart des démocraties occidentales sont beaucoup plus bas que ceux d’Afrique du Sud, de Russie ou du Mexique. À l’autre extrême, le Japon, Hong Kong et Singapour ont les taux les plus faibles. Quant au Québec, il se distingue fort peu des pays qui ont un taux plutôt faible d’homicides comme l’Angleterre, la France ou les pays du nord de l’Europe. Il ressemble également beaucoup au Canada pris dans son ensemble. Par contre, le taux d’homicides du Québec est beaucoup plus bas que celui des États-Unis.
85Ce constat peut être mis en rapport avec un autre phénomène qui apparaît quand nous considérons la longue durée : comparé à ce que nous savons des homicides commis entre les XIIIe et XVIIe siècles, le Québec est un havre de paix. En effet, les historiens ont établi que les taux d’homicides se situaient, en Europe, dans les environs de 30 à 20 par 100 000 habitants au XIIIe siècle (Given, 1977 ; Hanawalt, 1979 ; Chesnais, 1981 ; Gurr, 1981 ; Gauvard, 1991 ; Cusson, 2000 ; Eisner, 2003).
86Pourquoi les homicides étaient-ils fréquents au Moyen Âge et à la Renaissance ? Ce qui dominait alors était l’homicide querelleur et vindicatif. Un jour de fête, deux hommes qui nourrissaient de vieux griefs s’insultaient publiquement. Ils passaient aux baffes puis brandissaient un couteau, une épée ou un gourdin. Si les spectateurs avaient des liens de parenté ou d’amitié avec l’un des protagonistes, ils avaient le réflexe de se ranger à ses côtés et de se jeter dans la mêlée. Au cours de la bataille, un combattant était gravement blessé et, faute de soins appropriés, mourait de ses blessures. L’affaire était perçue au village comme la conséquence regrettable de la nécessité de défendre son honneur et de prêter main-forte à ses amis et parents. On comprend alors que de tels crimes restaient impunis ou n’étaient punis que légèrement.
87Pourquoi, à la différence de leurs très lointains ancêtres, les Québécois ne tuent que très exceptionnellement leur prochain ? Alors que les hommes du Moyen Âge étaient ambivalents face aux solutions violentes, de nos jours, la violence est fermement blâmée par pratiquement tous les Québécois. Ceux-ci peuvent espérer une rapide intervention de la police quand une dispute prend des proportions inquiétantes. Et ils ne sont pas sans savoir que la plupart des meurtriers sont identifiés, arrêtés, traînés en justice et punis. Voyons ceci de plus près.
88Existe-t-il dans l’espace social québécois – sauf dans la pègre – des zones où la violence serait tolérée ? Où la vendetta serait coutumière ? Est-ce que prévaudrait l’opinion voulant qu’un « homme » doit avoir le courage de se battre à mort s’il est provoqué ? Ce que nous observons plutôt, c’est une réprobation quasi universelle de la violence. Partout, elle est condamnée et dénoncée. À la maison, les parents réprimandent les enfants qui se battent, et les conjoints violents sont très mal vus. Si cette réprobation de la violence est à ce point répandue, c’est que les Québécois peuvent compter sur des pacificateurs, et principalement sur la police, quand une dispute s’envenime. En effet, tous les jours, les policiers sont appelés pour mettre un terme à des altercations qui commencent à prendre des proportions dangereuses. Le service de police de Montréal reçoit annuellement près d’un million et demi d’appels par l’intermédiaire du 911. Sur le lot, les standardistes en retransmettent un demi-million à une auto-patrouille, parmi lesquels se trouvent 23 % de conflits : bagarres, voies de fait, menaces, personnes à expulser, bruits, etc. Cela fait 130 000 interventions pour des chicanes qui autrement se seraient engagées dans une escalade (Labonté, 1998). La réponse policière à ce genre d’appels est généralement rapide, et les agents sont sur les lieux avant qu’un geste irréparable ne soit commis. Bien souvent, la simple présence des policiers suffit : les adversaires suspendent les hostilités. Sinon les agents s’interposent, séparent les personnes et les maintiennent à distance respectueuse l’une de l’autre. Enfin, ils entendent la version de l’une et de l’autre afin de déterminer une solution. Il est probable que ces interpositions empêchent maints conflits de monter aux extrêmes (Manganas, 2001).
89Se pourrait-il que la manière avec laquelle l’homicide est châtié ait quelque chose à voir avec sa rareté ? Au Québec, 61 % des homicides commis de 1986 à 1996 ont été classés par mise en accusation et, dans 8 % des affaires, le meurtrier s’est suicidé (Beaulieu, 2001). En comparaison, 5 % des vols par effraction se sont soldés par une arrestation ces dernières années. Sachant que les homicides sont 12 fois plus souvent poursuivis que les introductions par effraction, il n’est pas surprenant que ces dernières soient énormément plus fréquentes que les premiers. Ceci correspond bien à une prédiction relevant de la théorie de la dissuasion : plus un crime est systématiquement puni, moins il sera fréquent.
90À l’étape judiciaire, les chances pour un meurtrier mis en accusation de s’en tirer à bon compte sont minces. Parmi les homicides commis à Montréal entre 1985 et 1989 et poursuivis, 80 % des accusés étaient trouvés coupables, 8,5 % acquittés pour aliénation mentale et 2,8 % décédés. Rachel Grandmaison (1994), qui a compilé ces chiffres, ne trouve que 8,5 % des accusés ayant été libérés à l’enquête préliminaire ou acquittés faute de preuves. Elle complète le tableau par un examen de la sévérité des sentences. Parmi les meurtriers trouvés coupables, 93 % se sont vu signifier une peine d’emprisonnement : 47 % à perpétuité et 53 % à terme pour une durée moyenne de 7,7 ans (il s’agit de la sentence prononcée et non de la peine effectivement purgée). Les sentences moyennes pour homicides familiaux ou querelleurs (6 ans) sont plus clémentes que celles qui frappent les auteurs de règlements de comptes (11 ans) ou de meurtres liés à un autre crime (12 ans).
91S’il est vrai que les êtres humains ne sont pas tout à fait irrationnels, la forte probabilité qu’un châtiment non dépourvu de sévérité frappe les meurtriers devrait exercer une pression à la baisse sur l’homicide. Car alors un certain nombre d’individus tentés de supprimer leur ennemi en seront dissuadés ; quelques meurtriers seront neutralisés ; la réprobation collective de la violence s’exprimera et les proches des victimes conviendront qu’il est inutile de se faire justice eux-mêmes.
Bibliographie
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RÉFÉRENCES1
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Notes de bas de page
1 Certains des travaux cités dans ce chapitre ont été financés par le Conseil de la recherche en sciences humaines du Canada.
Notes de fin
1 La bibliographie complète se trouve sur le site Internet des Presses de l’Université de Montréal : www.pum.umontreal.ca
Auteurs
Ph.D. criminologie, Université de Montréal ; professeur émérite, École de criminologie, Université de Montréal.
Ph.D. criminologie, Université de Montréal ; Ph.D. droit, Université de Pau ; chercheure, Centre international de criminologie comparée, Université de Montréal.
M.Sc. criminologie, Université de Montréal ; Conseillère adjointe au directeur, ministère de la Sécurité publique, Services correctionnels du Québec.
M.Sc. criminologie, Université de Montréal ; responsable du certificat de criminologie, Faculté d’éducation permanente, Université de Montréal.
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