Conclusion
p. 557-563
Texte intégral
1Comment ceux qui interviennent auprès des jeunes en difficulté sont-ils amenés à innover dans leur pratique ? Cette question gagnait à être posée en fin d’ouvrage. Pour y répondre, on peut avancer d’emblée que chacun établit sa pratique selon certains modèles d’évaluation et d’intervention, lesquels sont parfois explicites, parfois non. Généralement, l’intervenant élabore un modèle de pratique à partir d’affinités théoriques (approches psychoéducative, écosystémique ou cognitivo-comportementale, par exemple), acquises durant sa formation ou au cours de sa carrière. Au fil des mois et des années, il observe les résultats à court et moyen terme de son action. Avec ses collègues, il procède à un certain nombre de bilans. Tout au long du processus, il est exposé à de multiples informations, souvent incomplètes et parfois contradictoires, qui lui parviennent par divers canaux, notamment son ordre professionnel et son milieu de travail. L’innovation s’inscrit à toutes les étapes de cette chaîne d’activités.
tradition
2Les associations et les ordres professionnels déploient d’importants efforts pour soutenir la pratique des intervenants, que ce soit à l’aide de codes de déontologie, de congrès, d’activités de formation continue ou de guides de pratique. Kahn et ses collaborateurs (1997) décrivent ainsi la préparation d’un guide de pratique comme une « méthode de consensus formel ». Lorsqu’un problème sanitaire, social ou criminel suscite un grand intérêt, un comité d’experts se réunit et prépare d’abord une recension critique des écrits. On calibre prudemment la qualité des informations recueillies, on intègre les opinions du comité, puis on soumet une première version du texte à la critique. Il s’ensuit un processus de révision et de délibération de quelques mois, plusieurs regroupements pouvant réagir à la première version du texte. Il n’existe aucune règle absolue pour trancher les débats et les controverses qui apparaissent dans ce processus : la décision est collégiale et « éditoriale ». Le document produit a pour objectif d’orienter les pratiques en présentant la position officielle de l’organisation.
3Les lignes directrices qui émanent des associations et ordres professionnels viennent aussi baliser la pratique, mais elles demeurent relativement larges. En général, elles recommandent, indiquent et suggèrent des stratégies et des processus, mais ne contraignent pas formellement les acteurs à y adhérer. Les intervenants peuvent donc s’en écarter, en partie ou complètement (Cabana et al., 1999). En effet, il faut comprendre qu’une intervention jugée inadéquate en regard d’un consensus d’experts peut être soutenue par une autre rationalité, qui répond aux contingences plus locales de l’équipe ou à celles du milieu de travail.
4Dans les supervisions, les réunions d’équipe et les échanges informels, une culture organisationnelle et une « tradition orale » peuvent s’installer et perpétuer telle ou telle pratique ou croyance (De Simone, 2006). Pour les centres jeunesse, on peut penser à un énoncé de ce genre : « Il faut appliquer les sanctions de la même façon avec tous les jeunes du groupe, sinon ils vont y voir des injustices. »
5Selon Moscovici et Doise (1992), lorsqu’il y a discussion d’équipe, il importe de distinguer la communication « chaude » de la communication « froide ». Dans un entourage chaud qui favorise les échanges et où les individus peuvent participer intensément, la pression exercée par le groupe sera plus forte que dans un entourage froid, au caractère plus hiérarchisé et impersonnel. Une discussion relative aux pratiques à implanter a donc plus de chance de se polariser là où les règles de procédures sont minimales et où les échanges sont encouragés. L’influence du meneur de l’équipe mérite aussi une attention particulière. En effet, le chef d’équipe, de programme ou de l’offre de services détermine certaines orientations en étant lui-même peu perméable à l’influence d’autrui (Mucchielli, 2003).
6Le coût des services peut aussi avoir une influence décisive sur les pratiques. Il n’est qu’à penser aux débats qui ont entouré les politiques de désinstitutionnalisation des années 1990, ou à la question de l’accueil des jeunes ayant des problèmes de santé mentale dans les centres jeunesse au début des années 2000. L’efficience est cette capacité d’obtenir le résultat désiré avec un minimum de ressources. En pratique, il s’agit d’une notion relative : on comparera toujours entre eux l’efficience de deux interventions ou programmes. Or, en période de restrictions budgétaires, la tentation est forte de restreindre l’accès à des services coûteux ou de ne le consentir que pour des périodes limitées.
7L’institution où a lieu l’intervention produit également de multiples contraintes sur le plan de l’organisation du travail : la gestion du temps, les codes et procédures, l’architecture plus ou moins sécuritaire, la pression créée par les périodes d’engorgement ou d’inoccupation, la disponibilité des salles et équipements n’en sont que quelques exemples.
innovation
8Posons la question à nouveau. Placé sous l’influence conjointe des écoles de pensée, des guides de pratique, de la culture locale, des ressources disponibles et des pressions du travail dans une institution, comment un intervenant en vient-il à vouloir transformer sa pratique ? Quelques éléments de réponse nous paraissent se trouver dans la débrouillardise, la conscience professionnelle, ainsi dans que le désir d’implanter chez soi une innovation qui semble avoir fait ses preuves ailleurs.
9Par débrouillardise, il faut entendre l’appui mutuel que peuvent se donner les gens qui affrontent des problèmes communs. Nécessité est mère d’invention, et on peut vouloir innover pour résoudre une situation problématique. Or celles-ci ne sont pas rares : une loi qui s’applique aux mineurs est sur le point d’être modifiée et il faut s’y ajuster dans les plus brefs délais ; dans telle région ou établissement, il s’avère impossible de compter sur un service qui est pourtant requis ; le portrait des jeunes desservis par une institution s’est alourdi au fil des ans de telle sorte que l’intervenant se sent de moins en moins efficace, etc. Lorsque des secousses, des réformes ou des ruptures affectent le fonctionnement habituel des équipes, celles-ci peuvent tout simplement être forcées d’innover. En général, cela suppose que l’équipe prenne des risques et qu’elle amorce une démarche empirique faite d’essais et erreurs (Lalonde, 2007).
10La dimension éthique est une autre motivation possible de l’innovation. Par conscience professionnelle, un intervenant se sent responsable de ses actes, de ses omissions, ainsi que des conséquences de sa pratique traditionnelle lorsqu’elle est inopérante. Les codes de déontologie ne précisent-ils pas qu’il doit faire preuve de disponibilité et de diligence à l’égard de son client ; qu’il doit lui exposer d’une façon complète et objective la nature et la portée du problème ; qu’il doit, enfin, lui offrir des services de qualité ? Lorsque les conditions ne sont pas optimales et que la pratique semble inefficace, on peut donc vouloir innover pour être à la hauteur de sa mission et de son mandat.
11Enfin, on peut vouloir innover en mettant en place chez soi une innovation déjà bien établie ailleurs. Le défi est alors celui de transposer avec succès des modèles probants. Selon Schoenwald et Hoagwood (2001), il importe de savoir dans quelle mesure les nouveaux utilisateurs d’un modèle éprouvé vont l’implanter d’une manière fidèle et conforme. Les dimensions à surveiller concernent le programme proprement dit (clarté du modèle d’intervention, degré de complexité, ressemblance avec les pratiques traditionnelles, etc.) ; les intervenants (niveau de formation, adhésion au nouveau modèle, stabilité d’emploi, etc.) ; la clientèle cible (problématiques, âge, genre, origine ethnoculturelle, etc.) ; le modèle de prestation de services (fréquence et durée des séances, environnement, rôle des tiers payeurs, etc.) ; l’organisation (hiérarchie et culture organisationnelle) ; et le système qui régit l’offre de services (mission, mandats et partenariats). Bref, on peut aussi innover en se comparant et en s’inspirant de ce qui se fait ailleurs.
évaluation
12Dans les services sanitaires, sociaux ou correctionnels, la recherche des programmes efficaces et des « bonnes pratiques » est devenue une entreprise très importante. L’évaluation scientifique des interventions s’est beaucoup développée ces dernières années, ainsi que la publication de recensions systématiques et de méta-analyses. C’est dire qu’au-delà de la question des traditions et des innovations, c’est le respect de la démarche scientifique qui, de plus en plus, chapeaute la pratique professionnelle. Ainsi, toute intervention nouvelle ou prometteuse devrait s’inscrire dans une démarche rigoureuse dont le terme plus ou moins proche est l’évaluation.
13Parmi les pratiques que nous avons recensées dans cet ouvrage, il s’en trouve pour lesquelles l’évaluation reste un projet à venir. C’est entre autres le cas de l’expérimentation de l’approche neurosensorielle en ergothérapie (ch. 3), de La croisière des sentiments (ch. 7), des Quatre-Vents (ch. 18) et du Programme de surveillance au dernier tiers du placement (ch. 24). Cela dit, rien n’empêche que les responsables puissent déjà apprécier de manière informelle la satisfaction des intervenants et des jeunes participants à ces programmes. Tous en arrivent néanmoins à la conclusion qu’une évaluation plus formelle est nécessaire.
14Dans d’autres cas, les auteurs rapportent avoir recueilli d’une manière plus systématique des informations relatives aux besoins de la clientèle et à la satisfaction des participants. On a ainsi pu avoir recours à des bilans, comme pour l’approche de groupe pour abuseurs mineurs et leurs parents (ch. 20), à des exercices de monitorage (Programme de soutien aux familles d’accueil, ch. 18) ou à des questionnaires de satisfaction (Haut les voiles, ch. 6, et approche Snoezelen, ch. 16).
15Lorsqu’un chercheur ou un agent de planification, de programmation et de recherche est associé au projet, une évaluation d’implantation en bonne et due forme a pu être effectuée. C’est le cas pour Main dans la main (ch. 1), l’approche de médiation en contexte de protection de la jeunesse (ch. 12), Apprivoiser les différences (ch. 15), le Guide de pratique en prostitution juvénile (ch. 19), l’offre de services Gangs et délinquance (ch. 22), le Programme sur la mesure probatoire (ch. 23) et pour les trois initiatives de mobilisation des connaissances en protection de l’enfance (ch. 27). Chercheurs et intervenants se sont alors intéressés à la clientèle desservie, à l’intégrité des stratégies d’intervention ou aux obstacles et facteurs facilitants perçus par les intervenants.
16Dans trois autres cas, le devis mis en place a plutôt cherché à valider un outil d’aide à la décision clinique : l’intervention centrée sur la théorie de l’attachement, le SCIADOR (ch. 13) et la Grille d’orientation vers un encadrement intensif (ch. 21).
17Enfin, pour un certain nombre de programmes, une évaluation d’impact est soit en cours (Maison l’Escargot, ch. 2), soit déjà complétée (Programme d’intervention relationnelle ; ch. 9, Programme ETRE, ch. 10 ; Grandir ensemble, ch. 8 ; Ces années incroyables, ch. 11 ; et délibération éthique, ch. 17). Au CJQ-IU, on a même mis en place un modèle d’évaluation animé et structuré avec les principales parties prenantes touchées par l’évaluation, le Projet d’évaluation des pratiques (ch. 28).
18L’histoire de l’évaluation est jalonnée de débats passionnés, et elle se caractérise aujourd’hui par son éclectisme. Le champ qui s’étend de l’évaluation spontanée à l’évaluation scientifique est très vaste, et les méthodes quantitatives et qualitatives coexistent. Selon Jacob (2009), les finalités poursuivies par l’évaluation dépendent bien souvent des motivations à l’origine de la démarche. Dans certains cas, la conduite d’une évaluation découle d’une obligation légale et réglementaire, donc d’un rituel auquel doivent se plier les décideurs et les gestionnaires. Dans d’autres cas, l’évaluation fournira de l’information en vue d’alimenter les processus décisionnels ou d’orienter la conduite de l’action. Mais dans tous les cas, c’est au terme de la démarche d’évaluation qu’une pratique innovante ou prometteuse pourra devenir probante.
diffusion
19On ne compte plus les centres, instituts ou groupes qui se consacrent à la synthèse, au transfert et à l’application des connaissances (Thomas et Pring, 2004). À titre d’exemple, mentionnons ici la Collaboration Cochrane, la Collaboration Campbell, le National Institute for Health and Clinical Excellence, la California Evidence-Based Clearinghouse for Child Welfare ; les programmes modèles de la SAMHSA (Substance Abuse and Mental Health Services Administration), le Centre for Evidence-Based Mental Health ou les programmes modèles du Centre for the Study and Prevention of Violence de l’Université du Colorado. Six grands principes guident tous ceux qui participent à ce mouvement : la collaboration entre les chercheurs, les intervenants et les décideurs ; la construction de nouvelles connaissances à partir des centres d’intérêt déjà existants ; l’évitement de la duplication des efforts ; l’évitement des biais et des idéologies ; la mise à jour perpétuelle des connaissances de chacun ; et l’accès simple et facile à des « données probantes ».
20Cela suppose qu’après avoir évalué tel projet ou programme, on élabore diverses activités de diffusion qui adaptent le message et le médium en fonction des groupes visés. Parmi ces activités, on peut compter notamment des informations sommaires s’adressant aux jeunes, à leurs parents et aux médias ; des publications plus complètes destinées aux intervenants, aux gestionnaires et aux responsables des politiques ; et l’utilisation de « courtiers du savoir », responsables de rendre disponibles les connaissances nécessaires à une prise de décision éclairée lorsque vient le temps d’intervenir. La littérature grise est un des médium possibles, mais elle doit être complétée par d’autres formes de diffusion.
21La meilleure façon de servir les jeunes en difficulté pourrait bien être d’équilibrer la mise en place des pratiques innovantes, prometteuses et probantes. Voilà pourquoi il faut espérer qu’au cours des années à venir, chercheurs, intervenants et décideurs, consolideront un processus dynamique et itératif de diffusion, d’échanges et de mise en application des connaissances tirées d’évaluations de besoins, de satisfaction, d’implantation et d’impact. C’est dans cette perspective que nous avons publié cet ouvrage.
Bibliographie
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références
10.1203/00006450-199904020-00719 :Cabana, M. D. et al. (1999), « Why don’t physicians follow clinical practice guidelines? A framework for improvement », JAMA, vol. 282, p. 1458-65.
10.1111/j.1365-2753.2006.00648.x :De Simone, J. (2006), « Beyond « faith-based medicine » and EBM », Journal of Evaluation in Clinical Practice, vol. 12, no p. 438-444.
Kahn, D. A., J. P. Docherty, D. Carpenter et A. Frances (1997), « Consensus methods in practice guideline development: A review and description of a new method », Psychopharmacology Bulletin, vol. 33, no 4, p. 631-639.
10.7202/029813ar :Jacob, S. (2009), « Opération chloroforme ou la réinvention de l’État rationnel : l’évaluation et les données probantes », Criminologie, vol. 42, no 1, p. 201-223.
Lalonde, C. (2008), Organiser la réponse à la crise. Étude de neuf types de réponses à la crise, de l’humaniste à l’aventurier, Paris, L’Harmattan.
10.3917/puf.mosco.1992.01 :Moscovici, S. et W. Doise (1992), Dissensions et consensus, Paris, P. U. F.
Mucchielli, R. (2003), Le travail en équipe. Clés pour une meilleure efficacité collective, Issy-les-Moulineaux, ESF Éditeur.
10.1176/appi.ps.52.9.1190 :Schoenwald, S. K. et K. Hoagwood (2001), « Effectiveness, transportability, and dissemination of interventions: What matters when? » Psychiatric Services, vol. 52, p. 1190-97.
Thomas, G. et R. Pring (2004), Evidence-based Practice in Education, Maidenhead, Open University Press.
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