21. La Grille d’orientation vers un programme d’encadrement intensif
p. 417-437
Remerciements
Les auteurs remercient Amélie Lessard pour sa contribution à la révision de la grille d’orientation.
Texte intégral
Depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) en janvier 1979, l’hébergement d’enfants et d’adolescents dans des centres de réadaptation qui comportent un encadrement sécuritaire ou intensif n’a cessé de susciter des controverses, voire des affrontements sur les plans juridique et social. Au risque d’être réductionniste, on peut considérer que dans ce débat s’opposent, d’une part, les droits fondamentaux des enfants placés qui restent protégés par les chartes canadienne et québécoise des droits de la personne et, d’autre part, des objectifs nécessaires et légitimes de protection et de réadaptation qui exigent parfois que ces enfants soient temporairement privés de leur liberté. Selon le Règlement sur les conditions de recours à un hébergement en unité d’encadrement intensif mis en application depuis 2007, l’évaluation de l’enfant doit considérer : la gravité, l’intensité, le degré de dangerosité et la récurrence de ses comportements. Pour arriver à soutenir le jugement clinique des intervenants, il importe d’opérationnaliser ces critères et de s’assurer qu’ils sont appliqués de façon suffisamment uniforme d’un centre jeunesse à un autre. Voilà pourquoi il est nécessaire de construire et de valider un instrument clinique permettant de le faire.
1Certains enfants sont jugés temporairement dangereux pour la société en raison de la nature violente de leurs gestes ou du nombre de crimes qu’ils ont commis1. En conséquence, ils font l’objet d’une décision judiciaire qui les oriente, pour une période déterminée, vers une garde fermée dans un établissement de réadaptation, conformément aux préceptes de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA).
2Lorsque la situation problématique n’est pas judiciarisée, l’encadrement sécuritaire ou intensif d’un enfant n’est plus assimilable à une garde fermée dans une logique pénale. La restriction de liberté qui le caractérise est d’abord et avant tout une mesure de réadaptation visant à mettre fin à une situation qui compromet la sécurité ou le développement de l’enfant. Les critiques des mesures restrictives de liberté conviennent qu’il est parfois nécessaire d’imposer à certains enfants en grande difficulté de comportement un encadrement sécuritaire ou intensif dans le but d’assurer leur sécurité ou celle d’autrui. Mais ils manifestent souvent leur désaccord quant aux moyens, aux balises et au cadre juridique d’application de ces mesures.
3L’application de mesures qui restreignent la liberté d’un enfant en situation de protection a donné lieu à deux écoles de pensée (Royal, 2008 ; Brault, Lachance et Sarrazin, 2008). La première, dite socio-clinique, affirme que les modalités de recours à un encadrement intensif doivent demeurer à l’intérieur du champ de l’intervention. Selon ses tenants, les mesures éducatives doivent être adaptées ou ajustées à la situation de chaque enfant. Et s’il arrive parfois que les comportements de celui-ci nécessitent un encadrement ferme, alors le décideur principal doit être celui qui se trouve dans l’entourage immédiat de l’enfant, puisqu’il est à même d’évaluer son évolution au quotidien. Selon cette approche, le recours au système judiciaire doit être exclu autant que possible, car il impose des délais faisant obstacle à la nécessité de répondre d’une manière adaptée et en temps opportun aux besoins des enfants.
4La deuxième école, qui peut être qualifiée de judiciaire, est favorable au recours au tribunal. Ses défenseurs soulignent que l’encadrement intensif, en tant que mesure privative de liberté, est une atteinte grave aux droits fondamentaux des enfants qui sont protégés par les chartes canadienne et québécoise des droits et libertés de la personne. Voilà pourquoi le recours au système judiciaire, c’est-à-dire le passage devant un juge, devient le seul garant possible des droits et libertés des enfants. Il s’agit alors d’éviter les abus et de rappeler le caractère exceptionnel de la mesure.
5Les adeptes des deux écoles de pensée s’opposent aussi lorsqu’il faut déterminer si l’encadrement intensif désigne d’abord un programme de réadaptation ou un lieu d’hébergement. Ce débat témoigne de la difficulté de concilier deux volets distincts de ce type de placement : l’encadrement dynamique, lié à l’organisation de programmes et de services, à la présence accrue d’éducateurs et à l’intensité des activités qui visent à remplir des objectifs cliniques précis ; et l’encadrement statique, désignant les lieux et leur aménagement architectural, comme les portes fermées à clé, les fenêtres sécuritaires et les clôtures extérieures destinées à contrôler les déplacements.
6Ceux qui adhèrent à une pensée socio-clinique définissent l’encadrement intensif comme un programme spécialisé dans lequel l’application des éléments dynamiques et statiques doit être adaptée en fonction des besoins de protection des enfants. Dans cette perspective, l’encadrement physique devient un moyen parmi d’autres pouvant être utilisé, selon la situation, avec plus ou moins d’intensité. Ceux qui adhèrent à une pensée judiciaire insistent plutôt sur les lieux physiques et les verrous. Ils assimilent rapidement l’hébergement intensif à un lieu de détention plutôt que d’hébergement.
7Une troisième controverse est apparue à la suite d’enquêtes menées par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse relativement à quelques plaintes concernant les conditions d’hébergement de certains jeunes en centre de réadaptation. De fait, entre 1990 et 1999, 70 % des plaintes reçues par la commission portaient sur des situations d’isolement, de retrait, d’arrêt d’agir ou de programmation spéciale (Brault, Lachance et Sarrazin, 2008). Les enquêtes qui ont suivi ont mis en évidence des cas où l’isolement et l’encadrement intensif étaient utilisés à des fins punitives ou disciplinaires. Or, en principe, ces deux mesures sont réservées à des situations exceptionnelles qui visent à protéger l’enfant d’un danger physique ou à mettre fin à des comportements jugés dangereux pour lui-même ou pour les autres. Ces situations déplorables ont donc amené les instances des centres jeunesse à entreprendre des actions rapides pour corriger les pratiques des intervenants.
8Les interrogations relatives à l’hébergement sécuritaire des enfants ne sont pas nouvelles au Québec. Au moment de l’entrée en vigueur de la LPJ, en 1979, aucun règlement n’avait été adopté pour déterminer quels centres d’accueil pouvaient être considérés comme des unités sécuritaires. La définition de ce type d’hébergement restait donc techniquement inopérante. Dans les faits, les unités vouées à cette mission étaient utilisées tant pour les jeunes délinquants que pour les enfants en besoin de protection (Royal, 2008).
9En 1981, la LPJ introduisait un changement dans la définition de l’unité sécuritaire. Celle-ci devient « un endroit caractérisé par un aménagement architectural plus limitatif, situé dans un centre d’accueil, où sont dispensés, par un personnel approprié, des services de réadaptation visant la réintégration sociale de l’enfant, et où sont appliquées, par ce personnel, des règles internes particulières et des mesures visant à contrôler les déplacements de l’enfant en vue de lui venir en aide tout en protégeant la société » (ancien art. 1-h de la LPJ, 1981).
10Seul le tribunal avait le pouvoir d’ordonner un hébergement dans une unité sécuritaire. Cela pouvait se produire si l’enfant tentait de se soustraire à l’application de la LPJ ou s’il représentait un danger pour lui-même ou pour autrui. La période maximale durant laquelle le juge pouvait ordonner cette mesure avait été portée à six mois et le recours à l’unité sécuritaire pouvait être prolongé à deux reprises, pour une durée maximale de six mois chaque fois. Le Directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) devait alors consulter le Directeur général du centre d’accueil, aviser l’enfant et ses parents de ses démarches et démontrer que la prolongation du délai était faite dans l’intérêt de l’enfant (ancien art. 91-e de la LPJ, 1981).
11Trois ans plus tard, en avril 1984, le législateur modifiait la LPJ (L. Q., 1984, c. 4) en faisant disparaître toute référence aux unités sécuritaires. Avec l’adoption de l’article 11.1 stipulant que l’hébergement d’un enfant doit s’effectuer dans un lieu qui réponde à ses besoins et garantisse le respect de ses droits, il revenait désormais aux autorités des services sociaux de réguler l’accès à un encadrement intensif et d’identifier les jeunes qui, en raison de leur comportement, devaient y être orientés. L’encadrement intensif ou sécuritaire était donc déjudiciarisé.
12En octobre 1998, face à cette situation, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a émis un avis concluant à l’illégalité de l’encadrement intensif en regard des exigences formulées dans les chartes des droits québécoise et canadienne des droits et libertés de la personne (Tessier, 1998).
13L’Association des centres jeunesse du Québec (ACJQ) a réagi et constitué un comité2 qui a publié, en juin 2000, un cadre de référence sur l’encadrement intensif, afin d’encourager les centres jeunesse à adopter des politiques qui uniformiseraient leur pratique. Le document proposait une définition opérationnelle de ce type d’encadrement et de ses objectifs. Il précisait aussi les caractéristiques comportementales des enfants concernés et suggérait un processus décisionnel clinique et administratif. C’est dans ce texte qu’était proposée, pour la première fois, l’utilisation d’une grille d’observation et d’analyse des comportements des enfants permettant de guider l’orientation en encadrement intensif. Le cadre de référence s’accompagnait d’un avis juridique concluant à la légalité de ce type de mesure (Lefebvre et al., 1999). L’avis se fondait sur la mission des centres jeunesse qui, sur le plan clinique et dans une optique de réadaptation, peut comprendre le recours à un cadre institutionnel rigoureux. Dans les faits, il s’agissait encore de concilier deux notions : le droit à la liberté et la protection de la vie et de l’intégrité physique et psychologique de l’enfant.
14En juin 2006, le législateur a amendé la LPJ, et la possibilité de recourir à l’hébergement en unité d’encadrement intensif a été formellement introduite. Il a été stipulé que le directeur général du centre jeunesse peut autoriser l’hébergement d’un enfant en unité d’encadrement intensif (art. 11.1.1 et 74.2-e). De son côté, le tribunal n’a pas le pouvoir d’ordonner que l’hébergement en centre de réadaptation s’effectue dans une unité d’encadrement intensif (art. 62 et 91). Toutefois, il peut annuler la décision du directeur général qui a décidé du recours à ce type de mesure (art. 11.1.1 et 74.2-e). Les dispositions de la Loi et du Règlement sur les conditions du recours à l’hébergement en unité d’encadrement intensif sont entrées en vigueur en novembre 2007.
15Il est utile de citer en intégralité l’article 11.1.1. de la LPJ, qui encadre le recours à l’hébergement en unité d’encadrement pour un « enfant présentant un danger » :
Lorsque l’enfant est hébergé à la suite d’une mesure de protection immédiate ou d’une ordonnance rendue par le tribunal en vertu de la présente loi et qu’il y a un risque sérieux qu’il présente un danger pour lui-même ou pour autrui, l’hébergement de cet enfant peut s’effectuer dans une unité d’encadrement intensif maintenue par un établissement qui exploite un centre de réadaptation, laquelle encadre de façon importante son comportement et ses déplacements en raison de l’aménagement physique plus restrictif et des conditions de vie propres à cette unité.
Un tel hébergement doit prendre fin dès que sont disparus les motifs qui l’ont justifié. Dans le cas d’une mesure de protection immédiate, la durée de cet hébergement ne peut dépasser le délai prévu à l’article 46.
Le recours à un tel hébergement doit s’effectuer à la suite d’une décision du directeur général de l’établissement ou de la personne qu’il autorise par écrit et en conformité avec les conditions prévues par règlement et doit faire l’objet d’une mention détaillée au dossier de l’enfant, qui en précise les motifs le justifiant ainsi que la période de son application. Les informations contenues dans ce règlement doivent être remises à l’enfant, s’il est en mesure de les comprendre, de même qu’aux parents de l’enfant et leur être expliquées.
L’enfant ou ses parents peuvent saisir le tribunal d’une telle décision du directeur général. Cette demande est instruite et jugée d’urgence.
16Quant au Règlement sur les conditions du recours à l’hébergement en unité d’encadrement intensif, il précise que la décision de recourir à l’hébergement en unité d’encadrement intensif :
doit s’appuyer sur une évaluation de l’enfant qui démontre qu’il y a un risque sérieux que cet enfant présente un danger pour lui-même ou pour autrui. Cette évaluation doit s’effectuer à l’aide d’outils cliniques reconnus et doit considérer : 1. la gravité, l’intensité, le degré de dangerosité et la récurrence des comportements de l’enfant ; 2. les caractéristiques de l’enfant ; 3. les antécédents de l’enfant et la progression d’ensemble de la démarche de réadaptation et 4. l’analyse des alternatives à un tel hébergement.
17C’est dans ce cadre que nous travaillons, depuis 2002, à concevoir un outil d’orientation qui s’insère dans un modèle plus général de gestion clinique du risque.
la gestion du risque comme cadre de référence
18Le risque est défini par « l’ensemble des événements possibles » ainsi que par « la probabilité associée à chacun de ces événements » (Gollier, 2008). La plupart du temps, dans l’organisation des services publics, qu’ils soient sociaux, sanitaires ou correctionnels, la notion de risque prend une connotation négative et désigne les situations susceptibles de causer un dommage (ici sur la santé, la sécurité ou le développement d’un enfant) ou d’entraîner des conséquences imprévisibles et non souhaitées. C’est pourquoi on l’oppose habituellement à la notion de sécurité (Ewers et Schaeffer, 2000).
19Puisqu’il n’existe actuellement aucun modèle de gestion clinique du risque qui soit ajusté spécifiquement à la situation des enfants placés en encadrement intensif, nous nous sommes inspirés des travaux qu’ont menés Andrews, Bonta et Wormith (2006) en matière de services correctionnels destinés aux délinquants adultes. Le modèle conceptuel inspirant l’orientation des enfants en encadrement intensif est donc une adaptation du modèle risque-besoins-réceptivité. La notion de récidive criminelle y est remplacée par celle de passage à l’acte. Lorsqu’on y ajoute le bon usage du jugement clinique, les principes du risque, des besoins et de la réceptivité permettent de répondre aux questions suivantes : auprès de qui intervenir (évaluation du risque) ? Sur quoi (évaluation des besoins) ? Et comment (évaluation de la réceptivité) ? (Brault et Lafortune, 2009)
20L’intervention fondée sur le principe du risque suppose que seuls les enfants à haut risque de passage à l’acte bénéficieront d’un hébergement en encadrement intensif. Quant aux enfants à faible risque, ils devraient mieux progresser dans un encadrement régulier. Les orienter vers une unité d’encadrement intensif n’améliorera aucunement leur situation (Andrew et Dowden, 2006). Au contraire, cela pourrait induire des risques de détérioration (par la cohabitation avec des jeunes plus problématiques, par exemple). De la même façon, une intervention d’intensité insuffisante pourrait ne rien changer à la situation des enfants à risque plus élevé. Au fond, il y a deux éléments importants : évaluer le risque (c’est-à-dire sa nature, les comportements qui l’induisent, leur gravité, leur intensité et leur récurrence) et le faire correspondre au niveau d’encadrement qui est requis pour l’enrayer (c’est-à-dire l’orientation).
21Les enfants pour lesquels un hébergement dans une unité d’encadrement intensif est envisagé courent un double risque. Dans la LPJ, la notion de risque désigne d’abord et avant tout une aggravation de la situation de compromission de la sécurité et du développement d’un enfant. Un signalement a été retenu. Une ordonnance de placement a pu être émise. Mais il arrive que les troubles de comportement sérieux persistent et que les moyens mis en place ne suffisent pas. Il peut y avoir une probabilité persistante de danger pour soi. Par ailleurs, l’article 38 f de la LPJ inclut dans sa définition d’un trouble de comportement sérieux : une façon de se comporter qui porte atteinte à son intégrité physique ou psychologique ou à celle d’autrui.
22Selon le Règlement sur les conditions de recours à un hébergement en unité d’encadrement intensif, l’évaluation de l’enfant doit considérer la gravité, l’intensité, le degré de dangerosité et la récurrence de ses comportements. Nous y reviendrons. À ces premiers critères, on peut en ajouter deux autres : les types de passage à l’acte et leur polymorphisme. Le polymorphisme des passages à l’acte désigne la co-occurrence d’au moins trois types d’actes différents (par exemple, consommation de substances et violence et fugues ou fugues et consommation de substances et relations sexuelles à risque). Dans l’état actuel des connaissances, aucune donnée ne permet de savoir si le polymorphisme des passages à l’acte est corrélé avec le pronostic, ni quel est le sens de cette corrélation, c’est-à-dire est-ce que le pronostic est meilleur ou plus mauvais. Il est dès lors fort probable que le polymorphisme complique à court et à moyen terme la gestion du risque et la planification de l’intervention.
23La notion de gravité peut être opérationnalisée à partir des manifestations objectives du passage à l’acte. Il est toutefois difficile de réduire la gravité d’un passage à l’acte à ses seules caractéristiques objectives. En effet, il faut aussi tenir compte des modalités de déclenchement (événements récemment vécus, déclencheurs immédiats et interactions avec autrui au moment d’agir), de l’âge de l’enfant qui en est l’auteur, du sens que cet enfant accorde au geste posé et des conséquences personnelles qu’il pourrait entraîner.
24Par définition, le terme intensité désigne un ordre de grandeur, une ampleur ou une quantité. Cet aspect varie évidemment en fonction du comportement problématique pris en considération. Ainsi, on pourrait juger que des comportements d’automutilation qui se produisent toutes les deux semaines sont intenses. Par contre, des comportements de consommation d’alcool ou de cannabis observés à la même fréquence ne seraient pas nécessairement jugés intenses. Enfin, des gestes suicidaires posés tous les deux mois seraient jugés très intenses.
25Le degré de dangerosité fait référence au potentiel de passage à l’acte grave que présente l’enfant, qu’il soit observable ou non. Par exemple, le jeune qui frappe quelqu’un dans une unité de vie a un comportement grave. Un autre qui fait plutôt des menaces verbales et qui fixe les gens avec un regard intimidant présente un degré de dangerosité élevé qui se traduit, dans ce cas-ci, par un risque d’agression.
26La récurrence est la qualité de ce qui revient au fil du temps, ce qui persiste ou qui se répète. Ainsi, on dira qu’une fièvre est récurrente lorsqu’elle se manifeste par deux épisodes au moins. Dans un contexte d’intervention, on peut considérer que la récurrence est proche de la résistance et de la non-réceptivité aux interventions mises de l’avant. Elle traduit le fait que, de manière générale, l’unité d’encadrement intensif ne devrait pas être une intervention de première intention et qu’avant de l’envisager il faudrait analyser diverses solutions de rechange. Néanmoins, on peut imaginer des situations aiguës où la gravité des passages à l’acte appelle un encadrement intensif, même s’il n’a pas de récurrence.
27Pour arriver à soutenir le jugement clinique des intervenants, il importe d’opérationnaliser ces critères de gravité, d’intensité, de dangerosité et de récurrence. Il faut aussi s’assurer qu’ils sont appliqués de façon assez uniforme d’un centre jeunesse à un autre. Voilà pourquoi il était nécessaire de construire et de valider un nouvel instrument clinique.
développement de l’instrument
28La Grille d’orientation vers un encadrement intensif a été élaborée sur une période de plus de 10 ans3. En 1999, le comité chargé de fournir un cadre de référence pour l’adoption d’une politique relative à la mise en place d’un programme d’encadrement intensif a élaboré une première grille provisoire de soutien à la décision clinique, qui devait permettre de distinguer les cas pour lesquels une référence à un programme d’encadrement intensif s’avérait nécessaire. Cette première grille était composée de trois parties.
1. Comportement
29La première partie visait à relever neuf types de comportements problématiques :
- les fugues répétitives au cours desquelles le jeune se met en danger, notamment parce qu’il s’engage dans l’itinérance, la prostitution ;
- la consommation à caractère autodestructeur de psychotropes, que ce soit à cause de la quantité, de la nature du produit, du mode de consommation, ou encore du contexte général de consommation ;
- les patterns de passages à l’acte violents où entrent en jeu les menaces et l’intimidation à répétition, et les assauts sur la personne ;
- les refus ou oppositions à toute forme d’intervention et d’aide, qui s’expriment par des comportements hostiles ;
- la rébellion face à toute figure d’autorité adulte, qui se traduit par l’incitation des pairs à la révolte, à la désorganisation, à l’émeute, à la violence ;
- les idéations ou comportements suicidaires, ainsi que les automutilations graves et importantes ;
- les désordres de la conduite sexuelle qui mettent en danger la personne ou son environnement ;
- l’appartenance ou la fréquentation assidue de gangs ou de pairs marginaux qui donnent lieu à des passages à l’acte délinquants ; et
- les comportements impulsifs dangereux pour la personne elle-même ou pour son entourage, associés à des troubles de santé mentale.
30Une échelle permettait de caractériser ces comportements selon qu’ils étaient graves, intenses ou récurrents.
2. Histoire des placements antérieurs
31La deuxième partie de la grille résumait succinctement les placements antérieurs du jeune. Il était attendu que le candidat à l’encadrement intensif présente les caractéristiques suivantes : les autres programmes de réadaptation auxquels on l’a inscrit n’ont pas généré les progrès attendus ; toutes les autres formes d’intervention se sont généralement avérées infructueuses ; on a dû souvent le soumettre à des mesures d’arrêt d’agir, d’isolement ou à diverses mesures disciplinaires ; et il a fait l’objet de nombreux placements antérieurs en famille d’accueil ou en unité régulière de réadaptation.
3. Dynamique
32La troisième partie cherchait à évaluer, à l’aide de cinq dimensions, la « dynamique » du jeune. Les critères étaient : une fragilité psychologique généralisée au niveau des structures et fonctions de la personnalité ; une identité précaire incomplète et mal définie (marquée, par exemple, par, une absence de prospective) ; une fragilité des fonctions adaptatives face aux éléments extérieurs (par exemple, une propension à se laisser envahir par autrui) ; l’absence de mécanisme intériorisé de contrôle des pulsions ; et de grandes carences relationnelles. Une section intitulée commentaires généraux de l’intervenant était également jointe pour inviter l’évaluateur à critiquer la grille en évaluant sa pertinence.
33En mars 2002, trois groupes de discussion formés d’intervenants expérimentés (coordonnateurs d’équipes ou de programme) se sont réunis dans le but d’analyser et de bonifier la première version de la grille d’orientation. Les sujets à discuter étaient : la définition de la clientèle visée ; les problématiques cliniques et les besoins à évaluer ; les indicateurs comportementaux, affectifs, cognitifs de ces problématiques ou besoins ; ainsi que les choix méthodologiques à faire dans l’élaboration de l’instrument. Cette seconde étape visait également à améliorer la formulation des énoncés retenus dans la grille, à assurer leur pertinence clinique et l’accessibilité des informations permettant aux utilisateurs d’employer la grille de façon optimale.
34Trois principes ont inspiré les décisions prises dans l’amélioration de l’instrument lors de ces discussions : la clarté des énoncés et l’identification de critères ne se prêtant pas à une interprétation excessive ; la disponibilité de l’information concernant le jeune pour le clinicien ; et la pertinence de l’item par rapport à l’orientation clinique. L’application de ces principes a entraîné le retrait de la partie dynamique de l’instrument, trop susceptible à l’interprétation en vertu du caractère abstrait des aspects à évaluer, qu’il s’agisse de la « fragilité psychologique » ou de l’« identité précaire ». L’effort de clarification des énoncés a, par ailleurs, mené à joindre un lexique à la grille afin de réduire la part d’interprétation.
35Issue de ces travaux, la deuxième version de l’instrument reprenait sept des neuf comportements problématiques de la version antérieure (fugues, consommation de substances, violence, rébellion, automutilation, idéations et tentatives suicidaires, conduites sexuelles problématiques, mais pas les refus ou oppositions à toute forme d’intervention, ni l’appartenance ou la fréquentation assidue de gangs), avec des sections portant sur la vulnérabilité du jeune, sur l’histoire des mesures imposées et des placements antérieurs. Un tableau synthèse était ajouté, pour permettre une récapitulation faisant ressortir le portrait global des facteurs de vulnérabilité du jeune, de ses comportements, de leur fréquence, ainsi que des mesures imposées et leurs effets.
étude de fidélité inter-juges et de la validité discriminante
36La deuxième version de la grille a été distribuée et testée auprès de jeunes en centre jeunesse dans quatre régions, soit Montréal, Bas-Saint-Laurent, Lanaudière et Laurentides. Trois évaluateurs indépendants au sein du même centre jeunesse ont évalué, sans se consulter, le même jeune à l’aide de la grille, dans un intervalle de 24 heures. Ce processus a duré au total quatre mois, de novembre 2002 à mars 2003. Le rapport issu de ce premier travail de validation soulignait que les accords inter-juges pour certaines dimensions (violence, consommation de substances psychoactives et idéations suicidaires) s’avéraient insuffisants et devaient faire l’objet d’indicateurs plus précis (Poullot et Lafortune, 2003). Par la même occasion, on décidait aussi d’ajouter des indices d’aggravation des comportements, consistant dans la fréquence croissante et l’envahissement de plusieurs sphères de vie. Enfin, la dimension « rébellion », qui ne donnait pas lieu à des accords satisfaisants, a été retirée de la grille, laissant les six comportements retenus à ce jour. Ces modifications ont été intégrées dans la version 3 de la grille.
37L’emploi de cette version a permis de raffiner encore davantage la grille, et d’en démontrer la capacité discriminante. Pour la préparation de la version 4, la grille d’orientation ne devait regrouper que des items permettant d’obtenir de bons, très bons ou excellents accords inter-juges. Par ailleurs, des facteurs de vulnérabilité (diagnostic de maladie physique, neurologique ou de trouble mental noté dans le dossier, usage de médicaments psychotropes), des indices d’intensité (aggravation des difficultés dans le dernier mois, manifestation des comportements problématiques dans plusieurs sphères de vie), des indices de récurrence et de résistance au traitement (négation, minimisation, échec des mesures prises dans l’unité de vie, échec des partenariats avec des organismes extérieurs), ainsi qu’un historique des placements antérieurs et des mesures disciplinaires, isolements et contentions appliquées depuis six mois ont également été élaborés.
38En 2004-2005, une nouvelle étude sur l’emploi de la grille version 4.0 permettait de distinguer significativement 63 jeunes en encadrement intensif et 30 jeunes en unité régulière pour qui l’encadrement intensif n’avait jamais été envisagé. Les premiers se distinguaient non seulement en fonction de certains types spécifiques de comportements problématiques (fugues et violence), mais aussi en fonction de l’accumulation de ces comportements (moyenne de 5,1 contre 3,7). Les jeunes placés en encadrement intensif se démarquaient également par la récurrence de leurs difficultés et leurs attitudes défensives plus prononcées (Lafortune et Boislard, 2006).
39Par la suite, quelques corrections ont été intégrées dans les versions 5.0 et 5.1 de la grille, sans modifier fondamentalement son aspect ou son contenu. Le développement de ces versions a surtout été l’occasion d’effectuer une vaste collecte de données : entre octobre 2006 et octobre 2009, 1124 grilles d’orientation, en provenance de 14 régions administratives du Québec, ont été remplies et acheminées au premier auteur de ce chapitre. Parmi les régions qui ont contribué le plus à alimenter la base de données, on trouve l’Outaouais (n = 243), Québec (n = 165), la Montérégie (n = 153), la Côte-Nord (n = 125) et l’Estrie (n = 106). Ces données reflétant l’usage concret de l’instrument devaient servir à préparer une version normée de la grille.
40Les premières analyses réalisées à partir de ce vaste échantillon de jeunes candidats ont montré que certains passages à l’acte sont plus souvent invoqués que d’autres dans la Grille d’orientation. En ordre décroissant de fréquence, ont été identifiés au cours des trois mois précédant l’évaluation : la consommation problématique d’alcool ou de drogues (84 %), la violence (78 %), les fugues (78 %), les verbalisations suicidaires (51 %), les comportements sexuels problématiques (32 %), les automutilations (30 %) et les tentatives de suicide avérées (21 % – durant la vie entière, plutôt qu’au cours des trois derniers mois).
la sixième version de la grille d’orientation
41La sixième version de la grille d’orientation constitue une mise à jour substantielle de l’instrument, basée principalement sur les données tirées de la pratique. Les travaux ont été coordonnés par les membres du Comité sur l’encadrement intensif de l’ACJQ, devenu par la suite Comité sur l’encadrement intensif et les pratiques dérangeantes. Reprenant la structure de base de la version 5.1, la nouvelle version de la grille comprend quatre parties : un inventaire des facteurs de vulnérabilité, une évaluation de six comportements ciblés, un historique des placements et un tableau synthèse servant d’appui à la décision clinique. Un glossaire, revu et mis à jour, accompagne encore la grille.
42Plusieurs aspects de l’instrument ont fait l’objet de révisions ou d’améliorations. Parmi les principales modifications, il y a d’abord le changement de support informatique : un formulaire PDF remplace les questionnaires Word ou SPSS employés précédemment. Des choix de réponses ont aussi été ajoutés pour plusieurs questions. Ces choix, constitués à partir des réponses les plus communes dans les grilles dépouillées entre 2006 et 2009, renforcent la logique de questions obligatoires/optionnelles employée dans l’instrument, et aident également à compléter la grille plus rapidement. Dans le même ordre d’idées, le décompte des mesures disciplinaires, de sécurité et de contrôle a été simplifié : ces items, qui occupaient au préalable une section séparée de l’instrument, ont été ramenés au sein de l’évaluation de chacun des comportements. Le décompte plus ciblé des mesures disciplinaires permet de les introduire comme éléments du portrait clinique, à titre d’indicateur d’un problème récurrent.
43Le changement le plus important de la version 6 est toutefois la révision complète du tableau synthèse servant de support à la décision clinique. Les capacités interactives du formulaire PDF permettent la création d’un tableau agrégeant automatiquement les informations soumises afin de créer un « panorama » reproduisant, sur deux pages, les indications cliniques essentielles. Cette fonctionnalité produit un véritable résumé du cas clinique, tenant compte non seulement des facteurs de vulnérabilité des jeunes, mais aussi de la gravité, de l’intensité et de la récurrence des comportements problématiques, tel que prescrit par le Règlement sur les conditions de recours à un hébergement en unité d’encadrement intensif.
44Le nouveau tableau synthèse se divise en six parties :
- un inventaire des indicateurs de gravité, d’intensité et de récurrence pour les six comportements répertoriés avec « feux » correspondants (cf. infra) ;
- un rappel des facteurs de vulnérabilité, avec « feux » correspondants ;
- une section ouverte, à remplir en fonction des observations relatives aux comportements et de leurs indicateurs ;
- les résultats des interventions mises en place à l’interne, c’est-à-dire par l’équipe d’éducateurs, pour chacun des six comportements ;
- une section ouverte pour l’évaluation de la « dangerosité » du jeune ; et
- une section ouverte servant à indiquer la recommandation et la décision concernant chaque jeune évalué.
45On trouvera en ligne une reproduction du tableau synthèse avec des exemples de réponses4.
Les feux signalétiques
46Pour les facteurs de vulnérabilité et chacun des six comportements répertoriés, un système de « feux » (vert, jaune et rouge) a été retenu pour signaler le degré de danger ou d’urgence correspondant aux informations inscrites dans la grille.
47De manière générale, le feu vert apparaît par défaut, en l’absence de données pertinentes ou préoccupantes. Le feu vert peut aussi être associé à des indicateurs jugés suffisamment bénins ou communs pour ne pas justifier le recours à l’encadrement intensif.
48L’attribution des feux jaune et rouge s’est faite de deux façons. Pour les facteurs de vulnérabilité et la gravité des six comportements ciblés, il s’agit d’une cote établie à partir d’un consensus entre des cliniciens qui ont été identifiés par leur établissement comme étant des utilisateurs qualifiés de l’instrument. Ainsi, au printemps 2009, trois groupes de discussion ont été menés avec des conseillers à l’accès provenant de divers centres jeunesse qui remplissaient régulièrement les grilles requises pour l’admission des jeunes en encadrement intensif. Pour chacun des facteurs de vulnérabilité et des comportements problématiques inclus dans la grille, les participants ont été invités à opérationnaliser la notion de gravité à partir de deux critères : les manifestations objectives du facteur de vulnérabilité ou du passage à l’acte, et sa rareté telle qu’observée dans la pratique courante. C’est le consensus dégagé de ces discussions entre conseillers à l’accès qui a permis d’établir qu’une maladie physique comme le diabète juvénile peut être considérée plus grave qu’un trouble mental comme le déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité parce que, objectivement, cette condition est plus susceptible d’entraîner des conséquences sérieuses (par exemple, un fugueur qui ne prendrait pas ses médicaments), et qu’il s’agit d’un diagnostic plus rare.
49Pour la gravité des comportements problématiques, une logique similaire a été suivie. Par exemple, l’inhalation d’essence a été jugée plus grave que la consommation de marijuana parce que, objectivement, elle est plus à même d’endommager le cerveau du jeune usager et qu’il s’agit d’une habitude de consommation plus inhabituelle. Autres exemples : pour être jugée « grave », la fugue doit normalement s’accompagner d’activités à risque (comme des actes délinquants ou la fréquentation d’un gang de rue), et la violence, les menaces verbales ou le fait de briser et de lancer des objets doivent s’accompagner d’un assaut physique pour être considérées comme graves. En ce qui touche les comportements sexuels problématiques (par exemple, des attouchements sexuels sur des enfants plus jeunes), il ne suffit pas que les enfants aient des relations sexuelles consentantes à risque ou qu’ils s’exhibent pour que l’on puisse parler de gravité. Quant aux automutilations et aux gestes suicidaires, dans presque toutes leurs formes, ils sont jugés graves, sauf, parfois, certaines formes de lacérations superficielles. On peut finalement noter que l’âge des jeunes a aussi un impact : pour les jeunes de moins de 14 ans, les indicateurs de gravité pour la fugue, la consommation et l’automutilation sont considérés plus préoccupants et se traduisent plus facilement en feux jaunes ou rouges.
50L’intensité et la récurrence des comportements sont évaluées en additionnant un pointage correspondant à différents indicateurs, puis en appliquant le feu correspondant à la somme obtenue. L’identification et la pondération des indicateurs ont été, à l’instar de la gravité, déterminées au cours des discussions entre conseillers à l’accès.
- Pour l’intensité des comportements, les indicateurs sont : la fréquence dans les trois derniers mois, l’élévation de cette fréquence lors du dernier mois et la manifestation du comportement dans plus d’un milieu de vie.
- Pour la récurrence, les indicateurs sont : le fait de nier ou de minimiser le comportement, l’imposition de mesures disciplinaires motivées par ce comportement, un résultat négatif des interventions tentées jusque-là à l’interne (ou la référence au deuxième niveau d’intervention dans le cas des comportements suicidaires) et un résultat négatif des interventions externes tentées jusque-là se traduisant par la persistance du risque suicidaire malgré les interventions.
51Les grilles d’orientation remplies entre 2006 et 2009 ont été dépouillées pour obtenir des distributions de pointage à partir de ces barèmes, en distinguant les filles des garçons. À l’aide du pourcentage cumulatif, le feu jaune est attribué au 50e percentile (c’est-à-dire le point où la distribution dépasse 50 % des effectifs – la moitié des cas) et le feu rouge, au 75e percentile. L’application de ces seuils n’est toutefois pas strictement automatique : dans certains cas, les pourcentages sont jugés suffisamment près d’un des deux seuils pour qu’on leur attribue le feu correspondant. Par exemple, pour l’intensité des fugues chez les filles, le pourcentage cumulatif pour 1 point (45,9 %) a été jugé suffisamment près du 50e percentile pour attribuer le feu jaune. Par contre, dans le cas de pointages très faibles, où seulement un point suffit à dépasser le 80e percentile, on assigne le seul feu rouge. Cette situation s’applique, par exemple, à l’intensité et à la récurrence de l’automutilation et des idéations/tentatives suicidaires, ou encore à la récurrence des comportements sexuels problématiques chez les garçons.
la dangerosité
52En mai 2010, le comité de révision de la grille d’orientation et du Règlement sur les conditions de recours à l’hébergement en unité d’encadrement intensif a recommandé l’ajout d’un élément de jugement clinique à la grille, soit le degré de « dangerosité » présenté par le jeune.
53Dans le glossaire accompagnant la grille, la dangerosité fait référence au potentiel de manifester, à brève échéance, l’un des six comportements répertoriés dans la grille (fugue, consommation problématique de substances psychoactives, violence, automutilation, idéations et tentatives suicidaires, conduites sexuelles problématiques) à un degré de gravité élevé (par exemple, une fugue aggravée par des actes délinquants). Ce potentiel s’évalue à partir d’une mise en relation des facteurs de vulnérabilité, des besoins d’intervention et du degré de réceptivité du jeune. Il suppose qu’on s’appuie sur des antécédents (la précocité, la gravité ou l’accumulation des épreuves), des éléments cliniques actuels (une introspection difficile, des attitudes négatives, des symptômes actifs d’un trouble mental ou de l’impulsivité) et un contexte déstabilisant (des plans irréalisables, l’exposition à des facteurs déstabilisants, le manque de soutien personnel ou des ressemblances entre le contexte déstabilisant et les épreuves du passé).
54L’ajout, à la grille d’orientation, de la notion de dangerosité dans l’évaluation de la situation de l’enfant lui permet de correspondre aux critères d’évaluation mentionnés à l’article 1 du Règlement ministériel sur les conditions du recours à l’hébergement dans une unité d’encadrement intensif qui le prévoit. Associée aux autres critères comportementaux, cette notion permet de recommander, de manière exceptionnelle, un encadrement intensif sur la base d’une appréciation clinique et non pas seulement de faits observables. La définition retenue met l’accent sur le fait qu’en certaines circonstances spécifiques, l’encadrement intensif peut être envisagé pour les jeunes qui présentent un risque à brève échéance (au cours des prochains jours, de la prochaine semaine) de manifester des comportements considérés dangereux pour eux-mêmes ou pour les autres.
***
55La Grille d’orientation vers un programme d’encadrement intensif a été élaborée pour soutenir le jugement clinique en fonction de critères objectifs applicables dans tous les centres jeunesse. Elle demeure avant tout un instrument initial, adéquat pour cerner le risque, et elle n’encadre pas nécessairement les conditions et les objectifs du placement de l’enfant.
56Sans qu’il y ait de limite de temps préétablie, l’hébergement en encadrement intensif doit être réévalué au minimum tous les mois et demeurer conditionnel aux besoins de l’enfant, porter le moins possible atteinte à la liberté de l’enfant et prendre fin dès que disparaissent les motifs qui l’ont justifié. Il est à noter qu’un retour trop précoce dans un milieu d’hébergement régulier pourrait occasionner une discontinuité des soins, une instabilité des liens avec des personnes significatives et, ultimement, une succession de déplacements. Dans les faits, l’enfant se trouverait dans la situation nuisible d’effectuer des allers-retours entre une ressource régulière et une unité d’encadrement intensif.
57C’est pourquoi la réévaluation et la décision de mettre fin à l’hébergement en encadrement intensif sont si importantes. La disparition ou la diminution des comportements qui en ont motivé le recours ne signifie pas nécessairement que l’enfant manifeste une meilleure réceptivité, qu’on a pu neutraliser les facteurs de risque, ou que l’enfant a acquis des capacités constituant des facteurs de protection suffisants pour mettre fin à cette mesure. Voilà pourquoi, dans sa réévaluation, l’intervenant devrait se pencher sur ces trois dimensions cruciales. La réévaluation rigoureuse de l’opportunité du maintien dans une unité d’encadrement intensif devrait aller au-delà de la simple disparition ou diminution des comportements problématiques. Elle devrait chercher à apprécier non seulement l’atteinte des objectifs fixés durant le séjour en encadrement intensif, mais aussi le risque résiduel, les besoins qui persistent et le nouveau degré de réceptivité de l’enfant.
58Toute intervention éducative comporte une part de « risques à prendre ». Par exemple, on peut vouloir se sortir d’une séquence répétitive d’actions-réactions, comme la provocation de l’enfant suivie d’une sanction de l’adulte, en proposant tout à coup une réponse nouvelle, comme l’ignorance intentionnelle. Dans un contexte où de nouveaux passages à l’acte sont toujours possibles, il importe de distinguer la prise de risques calculée, qui peut être assumée, de la prise de risque non calculée, qui doit être exclue.
59Dans cet exercice d’analyse et de pronostic qu’est la gestion clinique du risque résiduel, on doit considérer trois éléments principaux : la compréhension des situations à risque, soit la bonne identification des facteurs de risque, des facteurs de protection et de leurs interactions ; les probabilités en cause, soit le risque qu’un passage à l’acte se produise ou celui qu’un passage à l’acte entraîne des impacts négatifs ; et enfin, la gravité des impacts négatifs, à savoir la gravité des conséquences d’un passage à l’acte, que ce soit des blessures, des séquelles plus ou moins permanentes, le développement d’un handicap ou d’autres dommages.
60On peut considérer qu’une prise de risques peut être assumée lorsqu’elle expose un enfant, ses proches et les intervenants à des situations bien évaluées, où les probabilités de dommages sont relativement faibles et où les impacts négatifs restent relativement bénins. Par contre, une prise de risques ne peut être assumée lorsqu’elle expose un enfant, ses proches et les intervenants à des situations peu comprises, où les probabilités de dommages sont difficiles à estimer et où la gravité des impacts négatifs est difficile à prévoir. On peut faire une comparaison avec la notion de réactions en chaîne. Il arrive, en effet, que des réactions, qu’on croit apparemment sous contrôle, s’additionnent, s’accélèrent puis dégénèrent. Enfin, on devra qualifier de mauvaise pratique une décision qui expose un enfant, ses proches et les intervenants à des dangers bien compris, relativement prévisibles et potentiellement graves. Il faut, bien entendu, éviter de prendre de telles décisions, que ce soit par désillusion, par épuisement professionnel ou pour faire la démonstration à de tierces personnes « qu’on avait bien raison ».
61Si le risque résiduel peut être assumé dans un milieu dont les caractéristiques architecturales limitent moins la liberté, alors les intervenants de l’unité d’encadrement intensif pourront amorcer la transition vers un autre milieu de vie. Il faudra alors mettre en place les conditions qui permettent que cette transition soit sécuritaire.
62Pour évaluer le risque résiduel ainsi que les besoins et le degré de réceptivité de l’enfant, la grille d’orientation ne peut suffire à la tâche. La suite de nos travaux consistera donc à continuer d’outiller les intervenants appelés à évaluer la pertinence de maintenir ou non l’encadrement intensif, en développant de nouveaux instruments permettant de baliser et de normer les pratiques.
Bibliographie
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références
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Notes de bas de page
1 Pour des fins de concision, dans ce texte, le terme « enfant » désigne à la fois les enfants et les adolescents.
2 Composé de Jean-Claude Bohémier (Centre jeunesse de Montréal), Jean Boislard (ACJQ), Michel Lemay (CHU Sainte-Justine), Nick Paré (Centres jeunesse et de la famille Barshaw), Camil Picard (Centre jeunesse des Laurentides) et Me Denis Royal (Centre jeunesse de Lanaudière).
3 Ce passage est tiré de Lafortune et Fenchel (2010). Guide de cotation de la grille d’orientation vers un programme d’encadrement intensif version 6. Québec : Association des centres jeunesse du Québec.
4 Document en ligne au www.pum.umontreal.ca, sur la page web du présent ouvrage.
Auteurs
Professeurs à l’École de criminologie et chercheurs au Centre international de criminologie comparée de l’Université de Montréal
Psychoéducateur consultant
Coordonnateur de recherche, Centre de recherche de l’Institut Philippe Pinel de Montréal
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