18. Le programme de réadaptation du campus des Quatre-Vents
p. 359-378
Texte intégral
Le campus des Quatre-Vents du Centre jeunesse de Lanaudière développe, depuis 1998, un programme de réadaptation qui s’adresse à des jeunes – garçons et filles âgés de 6 à 17 ans –, aux prises avec une problématique lourde de santé mentale telle que le syndrome de Gilles de la Tourette, le syndrome d’Asperger, le trouble obsessionnel compulsif, le trouble réactionnel de l’attachement, le trouble oppositionnel avec provocation et le trouble de l’humeur. La plupart du temps, ces pathologies s’expriment de façon sévère, elles perturbent gravement le fonctionnement de l’adolescent dans son milieu naturel et requièrent un hébergement spécialisé. L’objectif du séjour en réadaptation est de permettre au jeune de progresser suffisamment sur le plan de ses habiletés sociales, affectives et comportementales pour pouvoir, à terme, réintégrer son milieu familial. En parallèle, le séjour est l’occasion d’outiller le milieu naturel plus efficacement pour faire face aux défis qui sont posés par la condition du jeune client. L’objectif de ce chapitre est d’exposer les particularités de cette approche éducative, conçue afin de répondre aux besoins de cette clientèle. Il y sera question des valeurs qui sous-tendent le programme, de la philosophie et des principes d’intervention, ainsi que de la mise en œuvre de ces principes dans la pratique. Un certain nombre de questionnements quant aux mécanismes qui fondent la réussite de cette pratique éducative restent en suspens et invitent à des évaluations plus approfondies. En effet, l’étude systématique des facteurs en jeu et de leurs effets n’a pas été faite jusqu’ici pour valider à partir d’une méthode expérimentale le programme des Quatre-Vents. L’expérience sur le terrain permet néanmoins de constater des résultats prometteurs.
1En 1998, le campus des Quatre-Vents du Centre jeunesse de Lanaudière offrait des services de réadaptation depuis déjà plus de 20 ans. On y hébergeait des jeunes ayant des troubles de comportement, qui provenaient d’abord de Montréal, puis des Laurentides et de Lanaudière. Dès la fin des années 1970, on entreprit diverses expériences de collaboration avec les parents des jeunes bénéficiaires.
2En 1982, la pratique éducative s’est officiellement structurée autour du modèle écosystémique. Le Dr Guy Ausloos, pédopsychiatre, après avoir inspiré la pratique aux Quatre-Vents par ses écrits (Ausloos, 1981, 1985, 1987), est devenu officiellement consultant à la fin des années 1980. Entre 1986 et 1998, Gilles Gendreau a également collaboré avec les Quatre-Vents. La recherche-action qu’il y a réalisée a inspiré en bonne partie les idées présentées dans Briser l’isolement (Gendreau et al., 1993) et Partager ses compétences (Gendreau et al., 1995), deux ouvrages qui élaborent un modèle psychoéducatif de collaboration entre les éducateurs professionnels et les parents, considérés comme les éducateurs naturels.
3Déjà à cette époque, malgré l’éloignement du campus par rapport au milieu d’origine des jeunes hébergés (les Quatre-Vents sont situés à 140 km de Montréal et à 100 km de Joliette), s’était développée une pratique qui visait à se rapprocher au maximum des familles. Ainsi, on avait acquis l’habitude de recevoir régulièrement les parents à l’intérieur des unités de vie. De même, à l’occasion de leurs sorties, les éducateurs rendaient visite aux jeunes dans leurs milieux naturels. Par ailleurs, les Quatre-Vents jouissaient d’assises solides dans la communauté de Saint-Donat, notamment un partenariat avec les institutions scolaires du village.
4À partir de 1997, un nouveau mandat s’est dessiné pour les Quatre-Vents. En effet, dans les unités de réadaptation « classiques » des différents centres, on remarquait que pour une proportion significative de jeunes, le cadre de vie ne convenait manifestement pas. Il s’agissait en général de jeunes atteints de troubles mentaux. Au même moment, le plan de transformation de la Régie régionale de Lanaudière, dévoilé en 1996, stipulait que le recours à l’hospitalisation pour les jeunes de la région et souffrant de problèmes psychiatriques devait être réduit de moitié. On recherchait alors des solutions de rechange probantes qui permettraient, à terme, la réintégration des adolescents dans leur milieu naturel.
un programme novateur
5Le Dr Ausloos s’est associé aux Centres jeunesse de Lanaudière pour élaborer les bases d’une approche inédite, qui a vu le jour en 1998. Les innovations les plus significatives qui étaient proposées consistaient en :
- l’individualisation et la personnalisation des soins pour les jeunes, par opposition à l’approche centrée sur le groupe préconisée dans les unités de réadaptation classiques ;
- l’intégration de la famille dans le vécu éducatif partagé, afin de mettre à profit les compétences respectives du jeune et de ses parents, et de favoriser la réinsertion du premier ;
- la préservation maximale des liens entre le jeune client et sa famille pour éviter que le placement n’évolue insidieusement vers un abandon, apparent ou réel ;
- l’utilisation des ressources du milieu environnant et l’intégration des jeunes dans la communauté, notamment pour leur scolarisation et leurs loisirs ; et
- le développement d’une formule d’hébergement à temps partiel, le répit familial, visant à favoriser le maintien dans le milieu naturel.
6Ces changements de clientèle et de pratique éducative ne se sont pas faits sans une certaine appréhension de la part du personnel. Toutefois, le soutien clinique du Dr Ausloos, ainsi que de Pierre Asselin, thérapeute familial et conseiller clinique des premières années, a permis d’opérer le virage avec succès. D’ailleurs, le campus des Quatre-Vents a remporté, en 2003, le Prix d’excellence du ministère de la Santé et des Services sociaux dans la catégorie « Personnalisation des soins et des services » pour son programme en santé mentale. Depuis, de nombreux établissements au Québec se sont intéressés à la pratique des Quatre-Vents et ont visité ses installations pour mettre sur pied, à leur tour, des ressources adaptées aux problématiques de santé mentale.
bases théoriques et fondements : les quatre piliers du programme
7Le modèle d’intervention éducative qui prévaut aux Quatre-Vents est fondé sur deux références théoriques principales. La première est l’approche psychoéducative héritée de Gendreau et de son équipe (1993 ; 1995 ; 2001). Elle se traduit par l’utilisation du vécu éducatif partagé, ainsi que par l’animation d’activités spécialisées pour les jeunes. La seconde est l’approche écosystémique (Ausloos, 1981-1995) qui implique la prise en compte des compétences des familles et, donc, l’établissement de relations de collaboration étroites avec l’entourage de l’adolescent. Dès lors, le développement et les difficultés de l’enfant doivent être considérés en tenant compte du système à l’intérieur duquel il évolue. Ces deux approches ne sont pas mutuellement exclusives, bien au contraire ; on note des liens de complémentarité significatifs entre ces façons d’envisager la réadaptation d’un jeune en difficulté.
8Certes, la mise sur pied d’une intervention originale, destinée à une clientèle peu connue des éducateurs spécialisés en réadaptation (hors de l’hôpital pédopsychiatrique), comportait son lot de défis. Un de ceux-ci consistait à développer une compréhension commune de l’intervention à favoriser. Afin de bien schématiser l’approche prônée aux Quatre-Vents et de la transmettre au personnel éducatif d’une manière efficace, un modèle théorique a été élaboré. Il représente l’intervention à faire autour de quatre piliers : dépathologiser, individualiser, socialiser et collaborer.
Dépathologiser
9« Dépathologiser » est un néologisme qui décrit ici l’attitude requise de la part de l’éducateur devant le trouble mental du jeune. En présence d’une pathologie mentale, il est souvent difficile de remarquer autre chose que les manifestations symptomatiques. Pourtant, lorsqu’on travaille auprès d’un sujet jeune et en plein développement, il est important de considérer la dimension développementale de la problématique. L’éducateur ne doit pas perdre de vue que certaines de ces difficultés peuvent être transitoires et appartenir aux aléas du développement psychologique. Une attitude dépathologisante consiste à détacher son regard de la maladie pour le recentrer sur des besoins qui sont communs à tous les jeunes : apprendre, faire des expériences nouvelles, se confronter à des défis qui permettent de se dépasser, rencontrer des adultes significatifs et se faire des amis. Sans ce changement de perspective, la surprotection qu’engendre souvent le trouble mental peut faire oublier les autres besoins du jeune, cristalliser son identité autour de la maladie et nuire à son développement.
10L’objectif de l’éducateur consiste, au-delà de la pathologie qui est de toute façon évidente, à faire ressortir les forces et les compétences du jeune. Il s’ensuit une valorisation pour l’adolescent, et le passage d’un état d’objet – objet de curiosité, objet victime d’une maladie, objet d’investigation pour poser un diagnostic – à celui de sujet. C’est à la condition qu’un jeune soit véritablement considéré en tant que sujet que des mécanismes de résilience peuvent intervenir en lui.
11Les intervenants, sur la base des formations continues qui leur sont offertes et de leur expérience avec cette clientèle, peuvent reconnaître les symptômes qui sont propres à la pathologie mentale, ainsi que les effets secondaires des médicaments psychotropes consommés par cette clientèle. Une de leurs préoccupations est alors de trouver des façons par lesquelles le jeune pourra composer avec ces manifestations inévitables. Il peut s’agir d’identifier les sources de stress pour mieux les gérer, d’exprimer correctement ses cognitions et ses émotions ou de dédramatiser une situation par des explications appropriées ou par l’humour. Mais lorsque les comportements sont imputables à des facteurs qui ne sont pas à proprement parler psychopathologiques (par exemple, retard de développement consécutif à de la négligence, trouble du comportement, déficit en habiletés sociales ou autre problème d’adaptation), il est essentiel de ne pas se réfugier derrière la pathologie mentale pour se soustraire à un travail éducatif enrichissant.
12Hors du giron familial, le jeune sera appelé à participer à des activités variées qui serviront à évaluer ses capacités. Ainsi, la participation aux tâches de la vie quotidienne, l’intégration à des jeux de groupe, les sports et autres activités de plein air, la prise de parole dans un contexte étranger, peuvent tour à tour représenter des défis nouveaux, qui ne vont pas nécessairement de soi pour ces jeunes. Parfois adviennent des échecs. Mais à d’autres occasions, surviennent des réussites qui sont gratifiantes pour le jeune et surprenantes pour l’entourage. Tel jeune apprend sur le tard à faire de la bicyclette, un autre peut affirmer tout à coup qu’il s’est fait des amis, un autre aura surmonté sa peur (que d’aucuns qualifiaient de phobie) de l’eau ou des insectes. Il est important de partager ces succès avec les parents de ce jeune, afin de les amener à changer graduellement leur regard sur les capacités de leur enfant, et à vivre un sentiment de fierté qui sera primordial pour la poursuite du travail.
Individualiser
13Habituellement, les milieux de vie institutionnels s’organisent autour de règles et d’un quotidien très codifiés. Les codes de vie sont constitués pour tout le monde, et c’est la cohérence qui s’instaure autour de l’utilisation des règles et de l’organisation des activités qui assure l’harmonie dans le milieu et ultimement, croit-on, le mieux-être des jeunes. Pourtant, un des constats qu’on a pu faire quant à l’hébergement en internat d’une clientèle aux prises avec des troubles mentaux, c’est que cette approche « pour tout le monde », loin de résoudre les difficultés, pouvait les aggraver. Des jeunes finissaient par se marginaliser, incapables de composer avec l’anxiété générée par la pression des pairs et par l’exigence de conformité.
14Voilà pourquoi, dans les unités spécialisées en santé mentale, le cadre de vie qui est prévu, c’est-à-dire le déroulement du quotidien, devrait permettre un maximum de souplesse et d’adaptation aux importantes variations individuelles. L’éducateur-accompagnateur devrait travailler à établir un équilibre viable entre les besoins spécifiques de son jeune et les exigences du milieu de vie. De plus, il devrait avoir le souci d’éviter une rupture radicale avec les valeurs véhiculées dans le milieu naturel. Ainsi, à l’admission d’un jeune, on informera les parents du fonctionnement quotidien et des règles qui s’appliquent généralement au centre de réadaptation. On leur demande du même coup leur avis pour identifier les exigences de la vie commune avec lesquelles le jeune pourrait avoir de la difficulté à composer. Contrairement à ce qui est généralement anticipé par les intervenants, ces jeunes peuvent accepter qu’ils ne soient pas tous soumis aux mêmes exigences et au même horaire. Il faut toutefois qu’on prenne le temps de leur expliquer les raisons de ces différences, et que chacun puisse constater, le temps venu, qu’on s’adapte également à ses particularités.
Une application du principe d’individualisation : les petites et les grandes règles
15Les règlements qui régissent les comportements attendus en centre de réadaptation ont tendance à être nombreux, détaillés à l’excès, appliqués d’une manière rigoureuse et uniforme. Cette manière de concevoir la gestion des comportements est héritée de la pratique éducative qui prévaut en unité pour jeunes délinquants. Elle peut d’ailleurs être pertinente dans ce contexte ; par contre, il est clair qu’elle ne convient pas à une clientèle aux prises avec des problèmes de santé mentale. En général, les manifestations comportementales déviantes de ces jeunes ne reposent pas sur un pattern de conduite organisé et elles ne répondent pas à une logique de coût/bénéfice. D’ailleurs, elles sont souvent plus dommageables pour l’individu lui-même que pour son environnement. Dans ce contexte, une gestion stricte des comportements à prohiber, qui ne tienne pas compte de la dynamique individuelle qui sous-tend ce genre de problématique, va l’exacerber au lieu de la diminuer, en augmentant l’anxiété du sujet, et par conséquent sa désorganisation. Pour prévenir une crispation des éducateurs dans des réflexes autoritaires inappropriés, un modèle de compréhension commune des règles de vie a été développé. Sa base conceptuelle, très simple, distingue les petites règles des grandes règles. Toutes les prescriptions réglementaires qu’on rencontre dans un milieu de vie peuvent être départagées selon ces catégories.
16Les petites règles sont légion. Elles sont constituées par l’ensemble des usages utiles à la vie en commun, au savoir-vivre et à la qualité des relations. Formules de politesse, respect des horaires, étiquette ou bonne tenue, elles s’inscrivent dans une démarche de socialisation. Ces règles ont une valeur éducative, mais elles ne sauraient s’appliquer de manière absolue. On doit donc s’y référer en tenant compte des spécificités de chacun. Par exemple, on ne peut demander à un jeune hyperactif de respecter intégralement un code de conduite à table. Dans ce cas, un certain niveau d’agitation sera toléré. De la même façon, exiger d’un adolescent qui présente des traits paranoïdes de regarder son interlocuteur droit dans les yeux quand il parle serait une grave méprise. Quand un jeune outrepasse une petite règle, il ne devrait pas être sanctionné, mais repris au besoin par une mesure éducative, c’est-à-dire impliqué dans une solution qui sollicite son adhésion et sa participation.
17Les grandes règles sont beaucoup moins nombreuses. Il s’agit de celles dont on ne peut déroger sans porter atteinte au respect fondamental de l’autre ou de soi-même. Elles sont indispensables à l’intégrité des personnes, à leur sécurité et à leur qualité de vie. C’est pourquoi elles ne tolèrent pas d’exception ou de passe-droit. En cas de transgression, elles doivent faire l’objet de mesures fermes. Ces dernières seront de préférence éducatives, si elles peuvent susciter l’adhésion du jeune. Elles deviendront disciplinaires, lorsqu’on ne réussit pas à obtenir cette adhésion. Si une sanction est nécessaire, elle doit être immédiate, brève et en lien avec l’événement, afin qu’elle garde tout son sens et sa pertinence. Il faut qu’elle soit annoncée et exécutée en présence de l’adulte concerné, afin d’éviter une dépersonnalisation de l’intervention qui risquerait d’en altérer le sens et de créer des contextes propices à une escalade punitive.
Socialiser
18Lorsqu’on adopte un rationnel écosystémique, on n’envisage pas le jeune en vase clos ; au contraire, on considère qu’il fait partie d’un système. Dans cette optique, un des préjudices majeurs du trouble mental est la stigmatisation et l’isolement qu’il crée pour le jeune. Une composante incontournable de la réadaptation est donc l’insertion sociale. Malgré l’individualisation de l’intervention et du quotidien, il faut admettre que le jeune tire profit de son intégration à un groupe de pairs. L’apprentissage de la vie en groupe, dans un contexte extrafamilial, est pour lui une occasion d’acquérir des habiletés souvent peu développées. Des amitiés se créent, de même que des antipathies. À travers les unes et les autres, le jeune pourra se confronter à la réalité sociale et explorer les diverses facettes de son identité.
19À l’extérieur du milieu de vie, on propose au jeune des activités variées ayant pour objectif la socialisation. Certaines se vivent en groupe : sorties culturelles, activités sportives, participation à des fêtes publiques, etc. D’autres sont proposées spécifiquement à un jeune, selon ses intérêts et ses besoins : inscription à des cours particuliers, participation à des mouvements (par exemple, le scoutisme), intégration d’un camp de jour ou d’une ligue sportive. Le personnel éducateur doit s’impliquer dans ces activités, surtout au départ. Par la suite, il peut instaurer une distance et faire appel à l’autonomie. Lorsqu’ils doivent compter davantage sur eux-mêmes, certains jeunes font preuve d’une compétence en société qu’on n’aurait pas soupçonnée. D’autres pourront la développer avec un peu plus de temps et d’accompagnement.
20Enfin, toujours dans une optique de socialisation, les intervenants des Quatre-Vents ont toujours refusé que les enseignants s’installent au campus. La scolarisation est donc systématiquement offerte dans la communauté. La plupart des jeunes intègrent des classes spécialisées aménagées à l’intérieur des écoles publiques du village. D’autres poursuivent leur scolarisation dans les classes régulières. Les jeunes, quels qu’ils soient, sont donc intégrés à la communauté grâce à la précieuse collaboration de la direction de l’école et des enseignants. Quant aux adolescents qui ne poursuivent pas leur scolarisation au-delà de 16 ans, ils se voient offrir des stages de travail chez des employeurs locaux (par exemple, dans le commerce de détail, la restauration ou l’hôtellerie).
Collaborer
21Selon le modèle écosystémique, pour que l’intervention de réadaptation porte ses fruits, il est primordial d’entretenir des canaux de communication ouverts et actifs avec les différentes composantes des systèmes qui interagissent avec le jeune. Cela concerne principalement les proches, soit le père et la mère, la fratrie, les grands-parents ou amis. Ces éducateurs naturels (ainsi que les nomment Gendreau et al, 1993), directement concernés par le sort du jeune, sont encouragés à venir en aide à l’éducateur professionnel. Il s’agit de reconnaître leur statut éducatif et de favoriser leur implication par l’élaboration d’objectifs communs. Le souci de l’éducateur professionnel de se rapprocher d’eux est motivé par plusieurs facteurs :
- Faire la démonstration la plus explicite possible à l’enfant que le rôle de l’éducateur n’est pas de se substituer à ses parents, mais d’en devenir plutôt un auxiliaire dûment autorisé. À défaut de valoriser cette perception, un conflit de loyauté risque de survenir, qui pourrait mettre en péril l’accompagnement éducatif.
- Permettre au jeune de réaliser qu’il n’est pas laissé à lui-même. Au contraire, sa famille peut être concernée par son cheminement et s’y impliquer de manière concrète. Lorsque cela se produit, le placement prend un sens plus positif et la motivation du jeune à progresser s’en trouve grandement améliorée.
- Amener les parents et l’entourage à se réapproprier du pouvoir et de l’influence sur la destinée du jeune. Pour ce faire, l’éducateur doit éviter de se positionner comme un expert et faire plutôt appel à l’expérience et aux compétences que les proches ont acquises au fil du temps à propos de leur enfant. Cela n’empêche pas le professionnel de proposer des interventions nouvelles, de tenter des remises en question ou de poser un regard neuf sur le jeune, mais jamais au risque de disqualifier les parents.
- Avoir pour objectif principal la préparation du jeune à une prochaine réinsertion dans son milieu. Pour mesurer la réussite de tout projet de réadaptation, on ne saurait se satisfaire qu’un jeune ait cheminé dans son placement sans que ces apprentissages ne s’appliquent hors des murs (Le Blanc, 1983). Il faut impliquer l’entourage du jeune tout au long du processus afin de généraliser les apprentissages et vérifier leur adaptation à la réalité du milieu naturel. De plus, l’éducateur professionnel doit prendre le risque de sortir de l’unité de réadaptation pour faire l’expérience concrète du milieu naturel du jeune qu’il accompagne.
22Les enjeux relatifs à l’établissement d’une relation de collaboration avec la famille se jouent rapidement, dès l’admission dans le service. C’est à cette étape charnière, qui représente généralement une crise et un moment de désarroi pour la famille, que la main tendue par l’intervenant aura le plus de chances d’être acceptée. Quelques semaines après l’admission déjà, un certain équilibre se sera recréé dans la famille et l’offre de collaboration risque de ne pas trouver le même écho.
23Dans ce projet, il est important de distinguer le travail de l’éducateur professionnel de celui d’un praticien social. En effet, l’éducateur n’a pas le mandat d’évaluer le milieu de provenance ; d’ailleurs, il n’en a pas la qualification. Ce n’est pas non plus son rôle de prendre une position d’autorité à l’égard de la famille, ni une attitude d’expert, car cela nuirait à la collaboration et aux possibilités d’échanges. L’objectif est plutôt de s’intégrer dans ce milieu. Dans les discussions cliniques, on emploie souvent l’image de l’oncle, de la tante ou d’un ami de la famille pour illustrer la place que peut occuper l’éducateur professionnel au terme d’une démarche d’apprivoisement. Une phrase-clé pour tenter d’engager la relation de collaboration consiste à affirmer d’emblée aux parents : nous avons besoin de vous. Pour ces gens, à qui ont a déjà servi une pléthore de conseils, pas toujours applicables, et qui ont souvent senti des reproches et des disqualifications dans leurs contacts avec les professionnels, cela peut être un langage tout nouveau. En général, ces parents ont bien plus besoin de reconnaissance que de jugements.
24À moins qu’une injonction judiciaire ou psychosociale vienne statuer dans le sens contraire, une perche est ainsi tendue à toute personne significative de l’entourage du jeune. Aucun proche n’est exclu d’emblée, même ceux dont il pourrait sembler préférable, à première vue, de les laisser à distance. Il y a eu, à cet égard, plusieurs expériences surprenantes où des éducateurs ont créé des ponts avec des parents de qui on attendait peu de choses : des parents marginalisés, démunis à tous égards, absents de la vie de leur enfant, ayant commis des fautes ou des abus dans le passé. Pourtant, grâce à un accompagnement vigilant et approprié, certains ont su rétablir un lien bénéfique avec leur enfant.
25Un des défis pour l’éducateur qui souhaite développer une alliance féconde avec les proches consiste à surmonter ses préjugés et, parfois, un certain choc des valeurs, afin d’ouvrir un espace de sincérité et donner à la relation une chance de s’établir. Par exemple, il faut se prémunir du réflexe qui consisterait à expliquer le trouble mental en cherchant des responsables, habituellement du côté des parents.
26La collaboration cible aussi les acteurs professionnels qui interviennent dans la vie du jeune : travailleur social, médecin spécialiste (la plupart du temps pédopsychiatre), médecin généraliste, professeur et personnel spécialisé de l’école. L’éducateur est appelé à s’impliquer auprès de ces partenaires, dans une perspective de complémentarité des services et de circulation des informations. Il importe d’éviter les réflexes institutionnels qui voudraient qu’on n’en appelle qu’à ses propres ressources, en travaillant en silo. Au contraire, les Quatre-Vents ont mis en place, au fil du temps, des collaborations fructueuses avec des institutions qui s’impliquent couramment auprès des jeunes : service de pédopsychiatrie, commission scolaire ou Centre local de services communautaires (CLSC). Par exemple, avant que le jeune ait atteint sa majorité, un arrimage s’amorce avec le Service de réadaptation Le Parcours qui, dans la région, offre des services de santé mentale à l’âge adulte.
modalités d’intervention auprès des familles
27Afin d’associer autant que possible les familles au travail éducatif, on demande à l’éducateur-accompagnateur de prendre contact au moins une fois par semaine avec les parents, habituellement par téléphone. Pour aller au-delà de cette base minimale, les intervenants des Quatre-Vents ont élaboré diverses modalités d’accompagnement, offertes environ une fois par mois.
28Il y a tout d’abord les réceptions familles, moments où des membres de l’entourage d’un jeune sont conviés à participer au vécu éducatif partagé, à l’intérieur même de l’unité de vie. C’est l’occasion pour les proches du jeune de se familiariser avec le milieu de vie, d’observer de quelle façon les intervenants se comportent et de constater l’évolution de l’enfant. À cette fin, une chambre parents est aménagée à l’intérieur de chaque unité, permettant à la famille d’y passer la nuit. Compte tenu des distances à parcourir, il est pratique pour les familles qui se déplacent de pouvoir être hébergées sur place. En même temps, cela permet aux éducateurs d’avoir des contacts plus approfondis avec la famille que lors de simples visites.
29L’éducateur qui se charge de l’accompagnement d’un jeune client se doit lui aussi de se déplacer vers le milieu naturel ; il s’agit des visites milieu. C’est en quelque sorte un échange de bons procédés. L’éducateur rend visite à la famille du jeune, accompagné de ce dernier, pour se familiariser avec son milieu naturel, se donner des repères et ancrer son intervention. Cette démarche a pour but également de mettre à l’avant-plan la finalité du placement, c’est-à-dire la réinsertion dans le milieu naturel. Généralement, l’éducateur profite de l’occasion pour partager un repas avec la famille. Contrairement à ce que l’on pourrait anticiper, il est très rare que les familles refusent ces visites à domicile, même lorsqu’elles vivent une situation précaire. Le plus souvent, elles sont plus à l’aise dans ces moments de vie partagés que lors des réunions formelles auxquelles on leur demande de participer.
30Finalement, chaque unité de vie organise, environ deux fois l’an, une fête famille. Chaque jeune de l’unité doit être accompagné de membres de sa famille. Des activités festives et chaleureuses sont organisées afin que tous apprennent à se connaître et développent des liens. Souvent, les jeunes auront l’occasion d’exposer au public ainsi réuni leurs réalisations des mois précédents. Lors des fêtes familles ou des réceptions familles, les parents apprécient le fait de pouvoir rencontrer d’autres parents qui vivent des situations semblables à la leur. Ils constatent, ce faisant, qu’ils peuvent se soutenir, échanger des conseils et relativiser les difficultés de leur propre enfant.
organisation du milieu
31Il s’agit maintenant de voir comment, à partir de ces préceptes cliniques, se constitue le milieu d’intervention, notamment en ce qui a trait à l’organisation du travail. Il faut tout d’abord signaler que le nombre de jeunes inscrits au programme régulier (en hébergement à plein temps) est limité à sept par unité, une décision qui émane des recommandations du Dr Ausloos. En effet, à la création des unités en santé mentale, celui-ci estimait qu’une clientèle de ce type n’était pas en mesure de composer avec les interactions qui prévalent dans un groupe plus nombreux (par exemple, une douzaine de jeunes). C’est dans des groupes de taille réduite que peut se vivre l’individualisation des interventions.
32En plus du programme régulier, un programme de répit familial a été conçu. Chacune des unités de vie peut héberger jusqu’à six jeunes supplémentaires, selon cette modalité. Le répit familial poursuit l’un ou l’autre de deux objectifs : permettre à un jeune en difficulté d’être maintenu dans son milieu naturel, en offrant des pauses et un soutien à temps partiel à la fois à l’enfant et à ses parents, ou faciliter la réinsertion d’un jeune dans son milieu naturel après un placement, en lui faisant vivre une étape de transition avant son départ définitif de l’unité.
33Concrètement, cela implique que le jeune client vienne aux Quatre-Vents, généralement à raison d’une fin de semaine sur deux, pour profiter d’un accompagnement éducatif et du programme d’activités de l’unité. Ses parents sont conviés à venir au campus pour participer eux aussi au vécu éducatif partagé, et ce, lors d’une visite sur quatre de leur enfant au moins. Des studios, aménagés spécialement à cette fin, leur permettent de reproduire une vie familiale autonome durant leur séjour.
34L’équipe responsable de chacune des unités de vie est composée de : quatre éducateurs à plein temps qui se partagent la responsabilité de l’accompagnement individuel de chacun des jeunes inscrits au programme régulier ; trois éducateurs à mi-temps qui accompagnent plus particulièrement ceux qui sont inscrits au répit familial ; un agent d’intervention (auparavant désigné agent de réinsertion sociale) qui se charge en priorité des transports et de l’accompagnement des jeunes à l’école ; et un chef de service qui gère deux unités. Ces conditions permettent que le groupe de jeunes soit accompagné, pratiquement en tout temps, par deux intervenants à la fois.
35Autour des équipes se greffent différents employés de soutien : gardiens de nuit, personnel d’entretien et cuisinière. À ce propos, il faut indiquer qu’une cuisinière travaille dans chacune des unités, et participe au quotidien. Comparativement à un service de type cafétéria, cette façon de faire permet d’apporter un supplément d’âme au milieu, en créant une ambiance qui rappelle celle d’un milieu familial. Dans l’optique de normaliser le quotidien, il s’avère intéressant que les jeunes ne soient pas en relation seulement avec du personnel spécialisé.
36Il n’y a pas d’agents de sécurité en disponibilité sur le site. Il s’agit d’un choix d’organisation, soutenu par un rationnel clinique. En effet, il semble préférable, dans le travail quotidien, de ne pas scinder la fonction d’accompagnement éducatif et celle d’autorité. Faire intervenir des agents, qui seraient appelés à gérer exclusivement les comportements d’opposition ou d’agressivité, s’éloigne beaucoup de la vie courante. De plus, cette délégation de l’intervention d’autorité implique souvent un risque d’escalade ou de confusion. Dans la mesure où elle est bien accompagnée, une crise constitue une occasion privilégiée pour faire de nouveaux apprentissages, de part et d’autre. Or, la valeur éducative de la crise peut être perdue si le jeune change d’interlocuteur. L’éducateur est donc appelé à mener à terme les interventions qu’il entreprend. Cela a une incidence sur les décisions qu’il prend, car il est responsable des suites possibles. Cette pratique exige beaucoup de l’éducateur en termes de compétence (savoir-faire et savoir-être). Il doit donc être soutenu de façon adéquate.
37Dans les situations difficiles, la première personne ressource disponible, outre le collègue de travail présent sur le moment, est le chef de service ou le responsable de la permanence. Il pourra orienter l’intervention, identifier des moyens particuliers pour répondre à la crise ou prêter directement assistance si nécessaire. Ces cadres assurent une disponibilité sur le campus en tout temps, 24 heures sur 24, sept jours sur sept.
38Les lieux physiques du campus des Quatre-Vents ont été aménagés de façon à ne pas créer des conditions d’autosuffisance, mais plutôt à favoriser l’utilisation des ressources de la communauté environnante. Évidemment, il est possible pour les jeunes de se divertir sur place, mais les parcs publics et les équipements sportifs du village gardent leur attrait. La même logique s’applique pour les services de santé et le recours aux différents spécialistes, tel que le psychologue. Au lieu d’offrir ces services spécialisés à l’interne, ce qui favoriserait un certain repli sur l’institution, on a recours aux ressources de la communauté. La scolarisation des jeunes, organisée systématiquement à l’externe, participe également de cette mentalité. En plus de favoriser la socialisation des jeunes, elle donne un caractère normalisant au quotidien et limite les risques d’institutionnalisation, en créant des conditions de vie qui s’apparentent davantage à celles d’un milieu naturel.
39Ouvrir les portes des unités de vie aux parents procède aussi d’un choix délibéré. Cela supposait une certaine audace, à plus forte raison si on se réfère au temps où cette pratique a été instituée. Il est indéniable que la qualité de l’approche éducative, et une certaine « chaleur humaine » qu’on reconnaît aux Quatre-Vents, ont été influencées grandement par le choix d’ouvrir le milieu de réadaptation aux parents. Les conditions qui prévalent dans un milieu de vie sont inévitablement remises en question à partir du moment où on s’impose une telle transparence. Il en résulte une humanisation des pratiques éducatives.
quelques constats et résultats
40L’évaluation des premières années d’implantation du programme a été faite par le biais de sondages auprès des parents et de l’étude des dossiers (Asselin et al., 2003). Il reste encore à faire l’analyse des résultats qui concernent la période la plus récente. Sans avoir la prétention d’être des résultats pleinement validés, un certain nombre de constatations valent néanmoins la peine d’être présentées.
41Tout d’abord, il s’avère que le recours aux mesures d’isolement pour résoudre des crises majeures est très rare aux Quatre-Vents, comparativement à d’autres milieux du même genre. Chaque unité est équipée d’une salle destinée à cette fin, mais les statistiques annuelles dénombrent tout au plus 10 à 15 mesures d’isolement par année, par unité. Ce résultat, qui ne s’est pas démenti en 12 ans, ne peut être attribué simplement aux particularités d’une clientèle qui serait moins agissante. En effet, dans des unités de réadaptation classiques, les jeunes de même profil provoquent généralement des recours chroniques à l’isolement. L’approche clinique qui est mise en place aux Quatre-Vents doit donc certainement jouer un rôle.
42De plus, le phénomène des fugues est quasi inexistant aux Quatre-Vents. Depuis 12 ans, on peut compter les événements de ce genre sur les doigts de la main, bien qu’il n’y ait aucune infrastructure physique pour les empêcher (ni clôture, ni portes verrouillées). Bien entendu, la situation géographique du campus, loin des centres urbains, explique en partie cette situation. Par ailleurs, le type de clientèle qui y est hébergée ne présente pas, en règle générale, un potentiel important de fugues. Cela dit, il faut noter que l’utilisation de l’espace dans l’intervention est diamétralement opposée à ce qui a cours habituellement dans un centre de réadaptation. En effet, au lieu d’enfermer les jeunes pour les empêcher de fuguer, ils sont régulièrement invités à sortir. Cela leur est présenté comme un moyen approprié d’apaiser une crise. Ainsi, il se produit un certain nombre de fugues de terrain, durant lesquelles un jeune prend un peu le large, en demeurant tout de même dans les limites du territoire, le temps de se reprendre. Devant ce fait, on peut se demander jusqu’à quel point un milieu de vie clos, organisé de façon à faire systématiquement obstacle à la fugue, ne devient pas, paradoxalement, un incitateur de ce genre de comportement, du moins avec certaines clientèles.
43Plusieurs jeunes sont arrivés aux Quatre-Vents après une période significative d’exclusion sociale : retrait de leur environnement scolaire, incapacité de s’intégrer dans des camps d’été ou des haltes scolaires, perte de contacts avec des adultes significatifs hormis leurs parents et absence de relations significatives avec des pairs. Dans bien des cas, le passage aux Quatre-Vents s’est soldé par la reprise d’une vie sociale enrichissante, en particulier par une réintégration scolaire. Au fil des ans, quelques jeunes n’ont pu être intégrés à l’école de façon pleine et entière, mais ils ne représentent qu’environ 5 % de toute la clientèle reçue.
44Par ailleurs, compte tenu du fait que la grande majorité des jeunes hébergés aux Quatre-Vents ont vécu des hospitalisations en pédopsychiatrie antérieurement, il est important de constater qu’une très faible proportion d’entre eux (moins de 5 %) seront hospitalisés de nouveau en cours d’internat de réadaptation.
45Pour terminer, même si cela ne s’applique pas à tous les jeunes, le recours à la médication psychotrope a souvent été réduit, et même parfois éliminé complètement, avec le temps. Cela est sans doute dû à la stabilité induite par la structure du milieu, ainsi qu’à la volonté de trouver des solutions éducatives à des problèmes qui autrement sollicitent le recours à la psychopharmacologie. Les pédopsychiatres profitent d’ailleurs souvent du passage de leur jeune patient en internat de réadaptation pour tenter, avec l’assistance de l’infirmière des Quatre-Vents et du personnel éducatif, des modifications de dosage ou de médication.
une tentative de généralisation de l’approche aux enfants de 6 à 12 ans
46On peut se demander jusqu’à quel point l’approche utilisée aux Quatre-Vents pourrait s’appliquer à d’autres clientèles, en particulier à celles pour qui c’est un trouble du comportement qui prédomine, plutôt qu’un trouble mental.
47En 2004, une unité de réadaptation située au Campus Jeunesse de Joliette, qui hébergeait des enfants de 6 à 11 ans présentant des troubles du comportement, a été déménagée aux Quatre-Vents et nommée « Le Chinook ». En termes d’approche éducative, certains aménagements ont dû être faits par rapport à la pratique qui prévalait en santé mentale. En effet, ces enfants démontraient de façon évidente que leur énergie avait besoin d’être canalisée, pour éviter les agissements problématiques. De plus, il s’agissait de jeunes qui étaient centrés davantage sur les relations sociales et qui craignaient moins de s’impliquer dans les phénomènes de groupe. Cela exigeait des éducateurs des qualités et des attitudes vis-à-vis du groupe qui sont peu sollicitées avec la clientèle de santé mentale. Finalement, il est apparu qu’un des outils de base pour provoquer le changement chez ces enfants était l’émulation dans le groupe de pairs, alors que cette stratégie est souvent contre-indiquée avec les jeunes qui présentent des problèmes de santé mentale.
48Une fois ces distinctions prises en compte, les composantes majeures de l’approche éducative ont été maintenues, et les résultats obtenus sont apparus aussi probants que ceux qui avaient été observés auprès des jeunes présentant des problèmes de santé mentale. D’ailleurs, l’unité Le Chinook est toujours active aux Quatre-Vents, après six ans d’existence.
défis et limites de l’approche
49L’implantation optimale de cette approche écosystémique a posé six grands défis.
- Au fil du temps, les intervenants des Quatre-Vents ont dû faire face au problème de la durée des séjours. En effet, compte tenu du succès de l’approche, du relatif bien-être des jeunes dans le service et de l’absence de projets pertinents lorsqu’un retour à la maison n’était pas envisageable, plusieurs jeunes sont demeurés en unité de vie plus de temps qu’il n’aurait été souhaitable. Rappelons qu’il est généralement admis qu’au-delà de 18 à 24 mois, un placement ne produit plus d’effets positifs (Le Blanc, 1983). Des ressources intermédiaires – notamment, des maisons d’accueil et un foyer de groupe – dont l’approche clinique s’harmonisait avec celle des Quatre-Vents ont donc été mises en place.
- Un accompagnement particulier a dû être mis en œuvre pour favoriser la réinsertion des jeunes en milieu naturel. C’est à cet égard qu’on a commencé à utiliser le programme de répit familial dans une optique de transition. De même, un service spécialisé d’accompagnement éducatif à la maison a été élaboré par les Centres jeunesse de Lanaudière en 2007 : le Centre d’interventions intensives pour le maintien en milieu (CIIMM/santé mentale). Finalement, il est apparu important de sensibiliser les partenaires à la question des durées de séjour. En effet, au vu des succès et de l’attrait du milieu de vie pour cette clientèle, dont la prise en charge est autrement difficile, certains professionnels semblaient voir d’un bon œil que les placements se maintiennent sur de longues périodes, alors que cette situation est contre-indiquée.
- Une autre difficulté, qui n’est certes pas l’apanage des Quatre-Vents, est celle de la gestion du risque. Même si ce n’est pas le cas de la majorité des jeunes, ceux qui ont des comportements qui mettent en péril leur sécurité ou celle des autres (les conduites suicidaires, automutilatrices ou agressives, entre autres) finissent par susciter beaucoup d’émois et de remises en question au sein de l’institution. Les Quatre-Vents constituent un milieu ouvert, volontairement peu équipé en matière de sécurité physique, et dont le modèle n’a pas été pensé de prime abord pour endiguer les comportements dangereux. Il y a donc eu un certain nombre de cas où l’intervention éducative a été confrontée à ses limites, devant l’ampleur des gestes dangereux posés par le jeune. Par contre, on doit prendre acte du fait que plusieurs jeunes qui avaient démontré de tels comportements dangereux dans d’autres milieux ont manifesté un changement radical de leurs conduites une fois exposés à l’approche éducative des Quatre-Vents. En somme, l’expérience semble plaider pour une utilisation différenciée des approches (Le Blanc et al., 1998).
- En étant centrés sur le développement d’une pratique éducative originale, qui plus est dans un milieu éloigné, les intervenants des Quatre-Vents se sont parfois trouvés confrontés à une certaine forme d’isolement et d’incompréhension de la part de leurs partenaires professionnels. Voilà pourquoi il faut régulièrement bâtir des ponts, expliquer la nature de ce que l’on fait, faire preuve d’ouverture et s’impliquer à l’extérieur du campus. Restreindre les déplacements et les échanges, dans la seule optique de diminuer certains coûts, peut avoir des effets néfastes à long terme.
- Un défi important est celui de parvenir à regrouper suffisamment d’intervenants qualifiés, de les former à une approche novatrice, et de les garder. Le capital humain est, en définitive, l’élément crucial de tout projet clinique et il doit être considéré avec la plus grande attention. Un corpus de formations destinées spécifiquement à l’approche des Quatre-Vents a été constitué, en particulier par le Dr Ausloos. Au cours des années, il a toutefois fallu composer avec le fait que certains éducateurs sont recrutés par d’autres services spécialisés en santé mentale, où leurs compétences sont particulièrement prisées.
- Finalement, il faut assurer à l’approche développée aux Quatre-Vents une pérennité qui ne soit pas tributaire simplement de la présence de certaines personnes-clés. À cet égard, le référentiel clinique doit être clairement explicité, consigné, et les structures doivent être pensées dans un souci de permanence. Une des façons d’assurer un avenir à l’approche développée, c’est de la diffuser à l’extérieur des Quatre-Vents, dans la mesure où elle peut être utile.
Facteurs soutenant le déploiement de l’approche
50Pour faire face à ces nombreux défis, différents leviers ont été mis en place afin de soutenir le déploiement de l’approche écosystémique. Comme la majorité des éducateurs ne disposent pas d’emblée de connaissances étendues sur les troubles mentaux, leur symptomatologie et les médications psychotropes utilisées, il a été nécessaire de mettre en place de la formation continue. La collaboration de l’infirmière rattachée au campus, ainsi que les avis, indications et conseils des pédopsychiatres référents ont été précieux. Une formation spécifique sur l’intervention en situation de crise est également offerte. Elle inclut un volet sur les méthodes sécuritaires de prise en charge des comportements agressifs, notamment sur le plan physique.
51En outre, la supervision des intervenants comme pratique de gestion et de soutien clinique est implantée depuis longtemps aux Quatre-Vents. Elle est assurée par le chef de service, auquel peut s’adjoindre l’agent de support au développement et à la pratique professionnelle (ASDPP). Une rencontre individuelle, toutes les deux semaines, est offerte d’office aux éducateurs. S’y ajoutent de possibles consultations ponctuelles. Par ailleurs, chaque équipe se réunit une fois toutes les deux semaines, en compagnie du chef de service et de l’ASDPP, pour valider les décisions communes et suivre le cheminement des jeunes. Pour favoriser l’immersion du nouveau personnel dans la culture du milieu, un suivi probatoire original et proactif a aussi été constitué. Enfin, le Dr Ausloos se rend disponible, deux fois l’an, à chacune des équipes de réadaptation pour faire une revue des cas et réfléchir à des options d’intervention particulières.
***
52L’approche éducative et écosystémique adaptée aux problèmes de santé mentale qui a été élaborée aux campus des Quatre-Vents en est visiblement à un tournant. Il s’avère de plus en plus nécessaire d’en formuler explicitement les bases théoriques et d’en faire une évaluation rigoureuse. Rien n’empêche de croire, en effet, que les succès attribuables à cette approche, qu’on constate jusqu’ici d’un point de vue empirique et dans le feu de l’action, puissent révéler d’autres secrets après un examen plus rigoureux des facteurs en jeu et de leurs effets. La qualité de l’intervention de réadaptation ne pourrait que s’en trouver bonifiée.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
références
Asselin, P., G. Ausloos, M.-J. Bastien, G. Beaudet, J. Durocher et D. Garceau (2003), « Une approche personnalisée pour des jeunes présentant un double diagnostic », document de candidature du campus des Quatre-Vents pour le Prix d’excellence 2002 du réseau de la Santé et des Services sociaux.
Ausloos, G. (1981), « Systèmes, homéostase, équilibration », Thérapie familiale, vol. 2, no 3, p. 187-203.
Ausloos, G. (1985), « Vers un fonctionnement systémique de l’institution », Thérapie familiale, vol. 6, no 3, p. 235-242.
Ausloos, G. (1987), « Introduction à la théorie des systèmes », dans L. Gagnon (dir.), Modalités d’intervention et approche systémique, Montréal, Publications du centre d’orientation.
Ausloos, G. (1991), « Collaborer, c’est travailler ensemble », Thérapie familiale, vol. 12, no 3, p. 237-247.
Ausloos, G. (1995), La compétence des familles, Toulouse, Érès.
Ausloos, G. et al. (2001), « Réadaptation et soins partagés : une alternative à l’hospitalisation en pédopsychiatrie pour les jeunes », document interne, Centres jeunesse de Lanaudière.
Gendreau, G. et al. (1993), Briser l’isolement entre jeune en difficulté, éducateurs et parents, Montréal, Sciences et Culture.
Gendreau, G., J.-P. Cormier, L. Lemay et P. Perreault (1995), Partager ses compétences, tome 1 : Un projet à découvrir, Montréal, Sciences et Culture.
Gendreau, G. et al. (1995), Partager ses compétences, tome 2 : Des pistes à explorer, Montréal, Sciences et Culture.
Gendreau, G. (2001), Jeunes en difficulté et intervention psychoéducative, Montréal, Sciences et Culture.
10.1522/24857251 :Le Blanc, M. (1983), Boscoville : la rééducation évaluée, Montréal, Hurtubise.
Le Blanc, M., J. Dionne, J. Proulx, J. Grégoire et P. TrudeauLe Blanc (1998), Intervenir autrement. Un modèle différentiel pour les adolescents en difficulté, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal.
Auteur
Agent de développement et à la pratique professionnelle, CJ Lanaudière
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'éducation aux médias à l'ère numérique
Entre fondations et renouvellement
Anne-Sophie Letellier et Normand Landry (dir.)
2016
L'intégration des services en santé
Une approche populationnelle
Lucie Bonin, Louise Belzile et Yves Couturier
2016
Les enjeux éthiques de la limite des ressources en santé
Jean-Christophe Bélisle Pipon, Béatrice Godard et Jocelyne Saint-Arnaud (dir.)
2016
La détention avant jugement au Canada
Une pratique controversée
Fernanda Prates et Marion Vacheret (dir.)
2015
La Réussite éducative des élèves issus de l'immigration
Dix ans de recherche et d'intervention au Québec
Marie McAndrew (dir.)
2015
Agriculture et paysage
Aménager autrement les territoires ruraux
Gérald Domon et Julie Ruiz (dir.)
2014