17. La délibération éthique comme soutien à l’intervention
p. 341-356
Texte intégral
1En 2002, cela faisait déjà quelques années que le Centre jeunesse Chaudière-Appalaches (CJCA) s’était engagé dans un important virage en ce qui concerne la philosophie d’intervention en unités de réadaptation. En effet, il était souhaité que l’approche soit dominée par des préoccupations relatives à la promotion de la sécurité, l’intervention faite en amont et l’éducation, plutôt que par de strictes réactions aux situations de crise qui peuvent surgir chez des adolescents en grande difficulté. Tous s’entendaient pour reconnaître qu’il était préférable de prévenir et de désamorcer les crises plutôt que d’avoir à les vivre et y réagir. Les services devaient désormais s’imprégner d’une nouvelle façon de penser et de faire les interventions pour migrer vers une philosophie axée sur l’intervention différentielle et sécuritaire en situation de crise. Il a été convenu que, dans ce nouveau cadre de référence, l’intervention en situation de crise devait être axée sur la relation avec le jeune. En d’autres mots, qu’on fasse appel à ses ressources personnelles pour gérer la situation. L’intervenant ne peut plus se contenter d’appliquer des mesures pour contrôler le jeune ou le groupe. Il doit plutôt comprendre le sens de la crise pour mieux la prévenir et la désamorcer. Il doit aussi être capable de générer de bonnes conduites chez le jeune qu’il accompagne.
2Par une approche fondée sur la qualité de la relation établie avec les jeunes et sur la bonne compréhension qu’ont les intervenants de leur mode de fonctionnement, l’établissement visait une importante réduction du recours aux mesures de contrôle, telles que la contention et l’isolement. Intervenir auprès des jeunes hébergés en centre de réadaptation requiert des qualifications spécifiques. Si, à cette intervention, on veut ajouter une plus grande rigueur clinique, alors il faut s’assurer que les effectifs présentent des qualités personnelles et professionnelles compatibles avec leurs responsabilités. Il faut qu’ils soient à la fois motivés et compétents. Autrement dit, leurs connaissances, leurs attitudes et leurs habiletés doivent être appropriées et suffisantes.
3Engagé fermement dans un processus d’amélioration de ses services, le CJCA a procédé à une importante réorganisation des pratiques en situation de crise, en y impliquant l’ensemble des intervenants du centre de réadaptation. Ce processus, s’échelonnant de janvier 2002 à juin 2006, comportait cinq étapes :
Une réflexion éthique sur les mesures de contrôle.
Une étude des besoins spécifiques de soutien à la réadaptation, en particulier ceux liés aux situations de crise.
Une étude sur les modalités de mise en place d’une nouvelle organisation du travail.
La formation d’une soixantaine d’intervenants à l’intervention différentielle et sécuritaire, inspirée à la fois d’un contenu publié par le Crisis Prevention Institute (CPI) et d’un autre, original, sur les niveaux de maturité interpersonnelle de Sullivan, Grant et Grant (1957).
La création et l’implantation d’une équipe mobile, l’ESI, composée d’éducateurs, d’agents d’intervention et de surveillants spécifiquement formés, pouvant prendre en charge les situations de crise, en faire une analyse différentielle, identifier des pistes d’intervention et soutenir l’intervention clinique.
réflexions et observations à la base du projet
4La formation aux interventions non violentes en situation de crise, offerte par le Crisis Prevention Institute, nous a semblé constituer une base intéressante pour amorcer la révision des pratiques relatives à la sécurité des jeunes en centre de réadaptation. Quelques études publiées nous ont aussi inspirés.
5Par exemple, en 2007, Linda Witte a bien souligné l’importance, pour un intervenant se retrouvant devant un patient en crise, d’améliorer ses habiletés d’interaction verbale et d’adopter une approche cherchant à comprendre son point de vue. Elle a montré que, malgré les doutes entretenus par le personnel sur ses chances de succès, une approche nouvelle centrée sur l’interaction, sur la perspective du patient, de même que sur la révision du quotidien résidentiel (notamment, par l’introduction d’occasions de faire des choix individuels dans un environnement encadrant) permettait une réduction significative du nombre de contentions et d’isolements.
6De leur côté, Jonikas et son équipe (2004) ont évalué les effets d’un programme de réduction des contentions physiques dans trois unités psychiatriques d’un hôpital universitaire de Chicago. Le programme à l’étude incluait l’intervention de crise non violente et un entraînement du personnel à la gestion de crise. Les résultats de l’expérience ont montré qu’après deux trimestres, le recours aux contentions physiques avait baissé de 97 % dans l’ensemble de ces unités.
7Quant à LaFond (2007), il a rapporté l’expérience d’un groupe d’administrateurs d’une clinique du St. Charles Mercy Hospital (Ohio), qui a créé un environnement centré sur les soins plutôt que sur le contrôle. Il est vrai qu’à ses débuts, le projet a fait face à des résistances, plusieurs intervenants étant convaincus que la contention physique constituait un facteur important pour assurer leur propre sécurité. La direction de la clinique détermina néanmoins que l’isolement et la contention physique devaient être considérés comme des signes d’échec de traitement et non comme une option clinique. Elle ajouta qu’il ne fallait pas considérer le recours à ces mesures comme une punition lors de manquements aux règles ou devant un comportement inacceptable. Comme la direction désirait assurer la sécurité du personnel autant que celle des patients, elle détermina aussi que la violence contre le personnel n’était pas acceptable et ne serait pas tolérée. Elle implanta ensuite un programme de debriefing, indiqué après chaque incident de contention ou d’isolement et elle y a associé toutes les personnes impliquées (intervenants et personnel de sécurité). On procéda aussi, à partir d’une liste de 18 critères, à l’évaluation des patients à risque. On sensibilisa enfin le personnel aux pratiques, interventions, politiques, procédures de fonctionnement et particularités de l’environnement quotidien qui posaient des problèmes de sécurité et qu’il fallait réviser.
8Pour évaluer ce dispositif, LaFond, de 2002 à 2006, a colligé des données sur le recours à la contention et l’isolement, ainsi que sur le temps qui était consacré à ces mesures. Les résultats indiquèrent qu’après quatre années de suivi, l’indice utilisé (le nombre de minutes par 1000 heures/patient) était passé de 34 à 13, avec une réduction graduelle chaque année. La direction de l’établissement réaffirma que la réduction des mesures de contention et d’isolement, ainsi que la protection de la sécurité des patients et du personnel, n’étaient pas que des objectifs cliniques poursuivis, mais bien une priorité administrative non négociable. Bref, l’expérimentation d’un programme basé sur de fermes convictions des gestionnaires (par exemple, l’isolement et la contention ne sont pas des traitements, mais des signes d’une rupture du traitement) a montré que plusieurs craintes des intervenants étaient sans fondement.
9Au Québec, Séguin (2000) a rappelé qu’en général, les adolescents ne recherchent pas activement de l’aide auprès des adultes et que cela est lié à leur niveau de développement. Lorsqu’ils vivent des difficultés, ils vont plutôt exprimer d’une manière directe et comportementale leur malaise intérieur. Une attitude plus active de la part des intervenants est alors nécessaire pour établir avec eux une alliance de travail. Pour l’auteure, la clé du succès réside dans la qualité du lien thérapeutique qui s’établit entre le jeune en crise et l’intervenant. Du côté du jeune, le sentiment d’être compris, accepté et, du côté de l’intervenant, la capacité d’établir un bon contact avec autrui ne se substituent à aucune technique, quelle qu’elle soit. Il s’ensuit que, dans les unités de réadaptation, lors des situations tendues, il faut miser sur la qualité du lien à créer avec l’adolescent avant de mettre en branle un processus sécuritaire qui passe par le contrôle physique.
10La vie quotidienne en centre de réadaptation multiplie les possibilités de crises et les énergies à dépenser pour les prévenir ou les désamorcer. Qu’il s’agisse d’un jeune qui perd le contrôle ou qui tente de prendre le contrôle sur autrui, paradoxalement, la crise donne une occasion de gérer ce moment fort sur le plan émotif et comportemental. Bref, dans l’adoption d’une approche plus relationnelle que coercitive face aux crises, le défi consiste à réduire de façon significative les mesures de contrôle, telles que la contention et l’isolement. Cela suppose un affûtage des connaissances, attitudes et habiletés permettant que la rigueur clinique requise soit bel et bien mise de l’avant par l’ensemble des acteurs concernés.
11Dans le cadre de son mémoire de maîtrise en éthique, Ferland (2006) a tenté d’analyser les dilemmes éthiques que soulève le recours à la contention et à l’isolement comme mesures de contrôle. D’emblée, l’auteur a considéré que ces interventions complexes peuvent conduire à des abus si elles ne sont pas accompagnées d’une réflexion approfondie prenant en compte différents éléments cliniques et éthiques. Il a donc cherché à amorcer cette réflexion auprès de l’ensemble des intervenants du centre de réadaptation du CJCA, et ce, à partir des méthodes élaborées par Legault (1999) et Patenaude (2000).
12Conformément aux préceptes de ces méthodes, le premier moment de la démarche a consisté à prendre conscience de la situation problématique, c’est-à-dire de son évolution sociohistorique, de la culture qui la conditionne, de ses éléments de complexité et de ses points de sensibilité sur le plan éthique. Dans un deuxième temps, il a fallu identifier les valeurs conflictuelles, les émotions en jeu, de même que les normes mises en cause par le recours aux mesures de contrôle. À cette étape de l’expérience, il a aussi été nécessaire de choisir les valeurs à favoriser en cas de dilemme, puis de proposer des principes d’intervention en découlant. Finalement, le troisième moment de la démarche a consisté à définir et à implanter un cadre permanent de réflexion éthique sur l’utilisation de la contention et de l’isolement.
13Les exercices sur la perception de la crise qu’a réalisés Ferland avec divers groupes d’éducateurs ont confirmé que le passage à l’acte revêt un caractère et un sens fort différent pour chaque individu. Dès lors, il est apparu qu’une meilleure connaissance du jeune et de sa dynamique relative à la crise était susceptible d’amener les intervenants à trouver des moyens plus appropriés pour répondre à ses besoins, attentes et demandes. Il est aussi devenu évident que cette connaissance pouvait permettre de mieux respecter le jeune et de miser sur sa capacité à participer à la résolution de ses difficultés. À la suite de ces exercices, et afin de promouvoir les valeurs importantes d’aide, de compassion et d’individualité qui sont en cause dans l’éthique des mesures de contrôle, une recommandation formelle a été acheminée à la direction afin que les intervenants soient habilités à faire une lecture différentielle de la crise.
14La délibération éthique (Bacon, 2005) en tant que méthode de travail a également inspiré la révision du fonctionnement de l’ESI. Selon Bacon, une telle délibération doit porter autant sur les fins que sur les moyens d’une action. Quand elle porte sur les fins, il faut que l’intervenant examine d’abord la situation problématique à résoudre. Puis, il fait l’évaluation des conséquences de chacune des options, clarifie les valeurs en jeu et cherche à identifier quel est le principal conflit de valeurs auquel il fait face. Lorsque la délibération éthique porte plutôt sur les moyens, le choix des modalités d’action se fait selon les valeurs favorisées et dans le cadre d’un dialogue ouvert avec toutes les parties impliquées. La décision éthique suppose alors une hiérarchisation des valeurs en situation et non le rejet de l’une par rapport à une autre.
15De façon plus opérationnelle, la délibération éthique passe, selon Bacon, par quatre étapes :
Faire l’inventaire des principaux éléments de la situation présentée.
Formuler le dilemme éthique en termes de choix entre deux actions.
Identifier le principal conflit de valeurs quant à la décision à prendre.
Préciser les modalités d’action en tenant compte des valeurs impliquées dans la situation, c’est-à-dire en favorisant une valeur principale (celle qui guide la décision) et une valeur secondaire (celle qui guide les choix d’action).
16Legault (1999), lui, met de l’avant une méthode fondée sur le raisonnement pratique, qui permet de prendre une décision délibérée. Il soutient qu’en cas de dilemme éthique, le raisonnement pratique permet d’énoncer les valeurs en cause dans la situation problématique, avant de choisir le meilleur moyen pour atteindre le but visé et tenter de résoudre rationnellement le conflit de valeurs engendré par la situation.
17Se référant à ces travaux ainsi qu’à ceux de Patenaude (2000), Ferland (2006) s’est intéressé au mode réflexif et dialogique. Il l’a vu comme une culture qu’il fallait intégrer dans l’utilisation de la contention et de l’isolement en centre jeunesse. Il a d’abord établi que l’intervenant appelé à appliquer des mesures de contrôle ne devait pas seulement posséder une bonne connaissance des normes et des indices cliniques en cause. Il devait aussi exercer un jugement moral solide, démontrer une grande maîtrise de ses émotions et procéder à l’analyse de celles-ci afin d’en cerner les possibles effets sur sa pratique. Or, dans le travail quotidien, il n’y a malheureusement que très peu de rétroaction ou d’échanges entre intervenants sur ce type d’intervention.
18Des chefs d’unité de réadaptation, interviewés par Ferland, ont confirmé qu’une des dimensions liées à l’application des mesures de contention et d’isolement est l’intensité émotionnelle qu’elle engendre. Par conséquent, l’auteur avance que, pour l’intervenant, la prise de distance par rapport aux repères habituels d’intervention est importante. Il est hautement souhaitable que cet intervenant puisse s’engager dans une réflexion individuelle ou collective et, à plus forte raison, une réflexion éthique qui prenne en compte le choix des valeurs impliquées par la décision d’utiliser ou non une mesure de contrôle.
principaux éléments du processus clinique
19Afin d’initier un changement de pratique aussi important (la diminution, voire l’élimination des mesures de contrôle), il a été convenu qu’il fallait commencer par impliquer les gens dans une démarche de réflexion éthique. Dans une deuxième étape, pour aider les intervenants à mieux comprendre le sens de la crise chez le jeune et cibler leurs interventions, un contenu original de formation et des outils diagnostiques spécifiques seraient élaborés. La démarche de réflexion éthique du CJCA en matière de contention et d’isolement a démarré en janvier 2002 et elle s’est échelonnée jusqu’au printemps 2005. Elle a été divisée en trois temps (Ferland, 2006) :
La prise de conscience de la situation : réflexion préliminaire en deux phases ; identification et formulation du dilemme éthique ; identification de l’environnement normatif ; identification de l’environnement clinique ; validation du dilemme éthique ; identification de la perception de la crise ; identification des émotions en cause ; identification des valeurs en jeu.
La délibération : clarification de la perception de la crise ; clarification des émotions en cause ; clarification et pondération des valeurs en jeu ; exercice de concordance entre les principes ministériels, le cadre de référence clinique du centre de réadaptation et les valeurs pondérées.
L’action : considérations à propos de la délibération ; propositions de recommandations ; réalisation du plan d’action.
20L’ensemble de la démarche a commencé par la tenue d’une journée de conférences, rassemblant les gestionnaires du centre de réadaptation et quelques intervenants choisis. Afin de favoriser la prise de conscience de la situation (étape 1), cette journée visait à sensibiliser les intervenants et les gestionnaires à des approches prônant des alternatives aux mesures de contrôle. Les conférences étaient prononcées par des représentants de deux centres jeunesse (Outaouais et Québec), qui avaient expérimenté des façons de faire différentes, et elles étaient suivies d’une période d’échanges.
21Au terme de la journée, il est apparu qu’en raison de leur caractère contraignant, les mesures de contention et d’isolement pouvaient être incompatibles avec la valeur de respect qui est mise de l’avant par l’établissement. Par conséquent, on devait tout mettre en œuvre pour éviter d’y recourir. Les conférences et les échanges confirmaient également l’importance de faire une lecture différentielle de la crise comportementale. Les participants reconnaissaient qu’une intervention en amont de la crise augmentait les possibilités de la prévenir. Cet autre constat allait de pair avec le choix d’un outil clinique favorisant une meilleure compréhension de la dynamique de chaque jeune. L’application des niveaux de maturité interpersonnelle de Sullivan, Grant et Grant (1957) à partir du protocole d’entrevue de Warren (1983) représentait un tel outil.
22Sous la responsabilité du chef de la sécurité d’alors et du comité sur les mesures de contrôle, des rencontres ont été organisées avec huit équipes d’intervenants, auxquelles se sont joints des éducateurs sur la liste de rappel et des surveillants en institution. Chaque équipe a bénéficié de deux rencontres et d’une série d’ateliers de discussion. Le contenu de la première rencontre était centré plus spécifiquement sur la prise de conscience de la situation problématique. On y abordait notamment l’environnement normatif (la charte des droits, les lois, le cadre de référence du ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS] et les orientations de l’Association des centres jeunesse du Québec) et des repères cliniques (la compréhension du phénomène de crise, les fondements de l’approche des niveaux de maturité interpersonnelle et le cadre de référence clinique du centre de réadaptation). Le contenu de la deuxième rencontre venait compléter la première en abordant les perceptions associées à la crise, les émotions vécues lors de telles situations par les jeunes et par les intervenants, ainsi que les valeurs qui sont habituellement en cause. Le but visé par ces deux rencontres, de même que par les ateliers de discussion, était d’améliorer l’aisance des intervenants à prendre des décisions éthiques en matière de contention et d’isolement.
23Dans ses travaux sur l’expérimentation d’une démarche éthique avec des personnes pouvant être exposées à des crises comportementales, Ferland (2006) a dressé la liste des valeurs qu’ont exprimées les intervenants. Selon lui, ces dix valeurs devraient fonder une intervention de nature différente :
La sécurité. Croyance de l’intervenant et des pairs en l’importance de la sécurité physique et affective du jeune.
La dignité. Croyance au respect de soi et au respect de l’intégrité physique et affective de la personne.
La non-violence. Croyance de l’intervenant et de l’institution en des mesures alternatives à la contention et l’isolement.
La compassion. Croyance en la capacité de l’intervenant et de l’institution à se montrer sensibles au malaise, à la souffrance du jeune et également à sa capacité d’être empathique, de faire preuve de compréhension.
L’aide. Croyance de l’intervenant et de l’institution dans le fait que le jeune a besoin à tout moment, et particulièrement lors des mesures de contention et d’isolement, d’aide, d’accompagnement et de suivi.
L’individualité. Croyance dans le droit du jeune à exprimer ses sentiments, ses émotions, ses idées, ses désaccords, ainsi qu’en son droit à l’erreur et à se montrer différent.
La cohérence. Croyance en la capacité de l’intervenant et de l’institution à démontrer de la cohérence entre les valeurs de l’intervenant et de l’institution et les conduites professionnelles. Croyance aussi en la capacité pour l’intervenant et l’institution à se montrer justes.
La liberté. Croyance en la liberté en tant que droit fondamental lésé par la mesure de contention et d’isolement.
La responsabilisation. Croyance de l’intervenant et de l’institution en la capacité du jeune à devenir plus responsable.
La discipline. Croyance de l’intervenant et de l’institution en la nécessité de démontrer au jeune la valeur de la règle de la limite et, au besoin, d’utiliser les mesures de contention et d’isolement de façon à arrêter l’agir du jeune.
24Au terme des travaux préliminaires et de l’analyse du matériel recueilli par le comité de travail, un plan d’action a pris forme et a été actualisé.
25Il s’agissait, à la première étape, de former l’ensemble des acteurs concernés à une approche différentielle et à un outil diagnostique, ce qui fut fait dès 2004-2005. Les éducateurs de foyers de groupe, ceux des résidences de réadaptation en communauté et ceux des unités internes du centre de réadaptation ont été formés, de même que les nouveaux arrivants pressentis pour occuper un poste dans les milieux d’hébergement. Dans un effort de transfert de connaissances, plusieurs mesures furent prises pour assurer l’intégration de l’approche de Sullivan, Grant et Grant (1957) dans les pratiques quotidiennes. Par exemple, on a favorisé le fait que les plans d’intervention soient élaborés à partir des connaissances tirées du protocole de M. Q. Warren (1969, 1983). Les rencontres de semaine entre le jeune et son éducateur ont été organisées en fonction du statut et de l’avancement du jeune dans son profil diagnostique. Des enseignants ont été sensibilisés au profil de certains jeunes afin que leurs interactions en tiennent compte. Finalement, le profil du jeune en fonction des niveaux de maturité interpersonnelle a été utilisé au moment de l’orienter vers tel ou tel programme de réadaptation.
26La deuxième étape a consisté à offrir du soutien et à mettre en place une supervision des intervenants appelés à recourir aux mesures de contrôle, notamment pour favoriser la gestion des sentiments et des émotions qui sont associés aux épisodes de crise vécus par les adolescents. Les chefs d’unité ont tous été sollicités à cet égard. De plus, la direction des services de réadaptation s’est assurée que des liens théorico-cliniques soient constamment faits entre cette attente de supervision, le cadre de référence et les conclusions de la démarche sur l’éthique dans l’application des mesures de contrôle.
27Lors de la troisième étape, la politique de l’établissement sur l’application des mesures de contrôle a été révisée. Il s’agissait d’y introduire une disposition selon laquelle, lors d’une crise, la participation active du jeune doit être sollicitée en vue d’identifier une solution et d’éviter le recours à la contention ou à l’isolement. Cette révision fut réalisée dès l’année 2003.
28Subséquemment, l’établissement a été amené à envisager la formation des intervenants à des mesures alternatives pouvant garantir le respect de trois valeurs importantes issues des délibérations, soit : la non-violence, la liberté et la sécurité des personnes. Cette formation a été construite à partir d’un contenu du Crisis Prevention Institute et d’un matériel original élaboré à partir de l’approche développée par Sullivan, Grant et Grant (1957).
29Pour bien comprendre l’apport de l’approche des niveaux de maturité interpersonnelle, il faut savoir qu’elle porte sur la façon qu’a le jeune de percevoir le monde et sa propension à y réagir par des comportements typiques particuliers. En joignant une lecture des comportements faite par l’éducateur et une lecture de la crise faite par l’équipe de soutien à l’intervention, on a réussi à adopter une approche différentielle de la crise et à ajuster les interventions. Cela a permis d’écarter les automatismes qui gouvernaient auparavant ce type d’intervention, en prévoyant des réactions ou des actions typiques en réponse aux provocations ou aux comportements des jeunes en crise. À cette étape, il s’agissait aussi de mettre sur pied une équipe spécialisée en situation de crise, l’ESI. C’est à l’été 2005 qu’ont débuté les activités de cette équipe mobile apte à prendre en charge les situations de crise, à en faire une analyse différentielle et à identifier des pistes d’intervention. Le plan d’action prévoyait enfin la tenue annuelle d’un atelier sur la réflexion et la délibération éthiques, afin d’accompagner les prises de décision nécessaires à la résolution des dilemmes éthiques posés par l’isolement et la contention.
composition et fonctionnement de l’équipe
30Le rôle de l’équipe de sécurité a tout d’abord été substantiellement modifié en associant des surveillants en institution, des agents d’intervention et des éducateurs au sein de l’ESI. De cette façon, une nouvelle synergie a été créée entre le personnel clinique et le personnel de soutien. Par exemple, en 2009, l’ESI était formée de deux éducateurs spécialisés et de quatre agents d’intervention spécialement formés (la plupart ayant aussi suivi des cours en techniques policières). Chaque jour, entre 13h et 21h, l’équipe en présence compte un éducateur et deux agents d’intervention, alors qu’en dehors de cette plage horaire, l’équipe est constituée seulement d’agents d’intervention.
31Auparavant, l’éducateur de l’unité de réadaptation pouvait avoir l’impression qu’il devait « finir » son intervention lors d’une confrontation avec un jeune. Cela se traduisait souvent par une escalade où les deux parties, campées sur leurs positions, s’affrontaient dans un rapport de forces. Dans la plupart des cas, il s’ensuivait une quasi-obligation d’appliquer des mesures de contention ou d’isolement. Depuis 2005, l’introduction d’un autre acteur issu de l’ESI permet de dépersonnaliser les conflits et de dé-cristalliser les positions qui mènent souvent à des impasses.
32Un autre élément important, souvent mentionné dans les travaux publiés, fait partie du modèle d’intervention retenu. Il s’agit de la postvention ou discussion après l’intervention qui a été menée pour dénouer la crise. Lors de cette espèce d’autopsie, on documente le déroulement réel de l’intervention et on en discute sous l’angle des préceptes du modèle ou des orientations prises par le CJCA. A-t-on tenté d’établir un dialogue avec le jeune ? A-t-il eu l’occasion d’exprimer ses demandes et ses besoins ou de nous fournir des explications ? A-t-on pris le temps de considérer les valeurs en présence ? La délibération éthique a-t-elle permis de hiérarchiser ces valeurs dans la situation précise à laquelle on devait faire face ? Peut-on considérer que la gestion des émotions des personnes concernées a été optimale et que ces affects n’ont pas limité la gamme des options utilisables ? Voilà autant de questions que la postvention permet de documenter afin d’apporter les ajustements requis et de garder le cap sur les orientations prises en matière de gestion de crise.
évaluation de l’implantation ou de l’efficacité
33L’impact le plus concret du nouveau modèle d’intervention a été une substantielle diminution des mesures de contention et d’isolement, telle que mesurée par les tableaux de bord qui sont présentés au conseil d’administration de l’établissement par la direction. Ainsi, les isolements ont diminué de 33 % et les contentions de 39 % par rapport à l’année précédant l’implantation de l’équipe spécialisée en intervention en situation de crise.
34Cela dit, d’autres impacts importants ont été notés lors du monitorage de l’implantation. Pour les intervenants, comme l’ont confirmé les chefs d’unité de réadaptation, l’ensemble de la démarche a permis une meilleure connaissance de la dynamique de la crise, du phénomène de la violence chez les jeunes et un confort plus grand dans l’intervention en situation de crise. Tous, le chef de l’équipe de soutien à l’intervention, les chefs d’unité de réadaptation et les intervenants ayant participé au processus, sentent désormais que leur approche clinique est encadrée par des repères éthiques. De plus, des outils diagnostiques de la crise ont été formellement intégrés au plan d’intervention. Le travail du personnel de soutien (surveillants en institution et agents d’intervention) s’en trouve aussi valorisé. Bref, ce bilan positif assure la pérennité de l’équipe mobile spécialisée en intervention en situation de crise dans l’organisation des services de réadaptation en internat.
35Pour les jeunes, le résultat principal est un plus grand respect de leurs droits et une meilleure réponse à leurs besoins de réadaptation. Le sondage réalisé en décembre 2006 par le Conseil québécois d’agrément auprès de 300 jeunes usagers du CJCA a montré que pour les questions relatives au sentiment d’être respecté, le taux de réponse positive atteignait 84 %. À des questions plus précises portant sur la politesse et le respect (90 %) et sur la qualité de l’écoute des intervenants (89 %), les résultats étaient encore plus élevés. Bien qu’on ne puisse affirmer hors de tout doute que ces résultats sont spécifiquement liés à la démarche de délibération éthique installée à partir de 2005, on peut en faire l’hypothèse.
36Dans une perspective de développement clinique continu, les liens opérationnels établis entre les niveaux de maturité interpersonnelle et d’autres contextes d’intervention se sont avérés fort utiles. Ainsi, autant dans l’accompagnement des jeunes suicidaires que dans l’intervention en situation de crise ou l’intervention en toxicomanie, s’est installée la perspective de la différenciation et de la plus grande individualisation des actions cliniques. Dans le secteur de l’intervention en situation de crise, par exemple, l’approche des niveaux de maturité interpersonnelle a rendu les éducateurs plus habiles à détecter les façons différentes dont s’installe la crise chez les jeunes et à s’ajuster rapidement. Le résultat observé est une diminution de 64 % des situations de crise ayant conduit à une contention ou à un isolement après la formation et l’expérimentation de l’approche des niveaux de maturité interpersonnelle.
37Un autre impact intéressant a été que les intervenants ont commencé à appliquer des mesures disciplinaires différentielles, autrement dit des conséquences différentes pour un même geste selon qu’il a été commis par tel ou tel jeune. À ce niveau, on est donc sorti des automatismes et on a commencé à calibrer les sanctions imposées en fonction de la compréhension que peut en avoir le jeune et de l’impact qu’elle peut avoir sur son comportement. Grâce à la formation, les éducateurs ont graduellement accepté l’idée qu’il fallait individualiser les mesures imposées comme sanction pour des gestes qui sont semblables ou comparables dans les faits. Cela n’était pas évident pour eux auparavant.
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38En milieu de réadaptation sociale juvénile, l’introduction d’un changement de pratique aussi important qu’une diminution des mesures de contrôle constituait tout un défi. En effet, par tradition, le recours à l’isolement et à la contention est considéré comme l’option à privilégier afin d’assurer la sécurité des intervenants lorsqu’ils sont confrontés à des crises comportementales à haute teneur émotive et porteuses de menaces chez des jeunes. Tenter de diminuer le recours aux mesures de contrôle par le biais d’une démarche de réflexion éthique représentait un autre défi, d’autant plus qu’il n’existait pas d’exemple connu d’un projet comparable. Il fallait abandonner le sentiment de sécurité associé à l’intervention musclée qui impose une contrainte physique, explorer les valeurs fondamentales devant guider l’intervention dans les moments houleux et mettre en place des interventions alternatives qui garantissent l’actualisation de ces valeurs (le respect, la non-violence, l’individualité, etc.). Même dans les moments à haute teneur émotive, on devait maintenir le dialogue avec les jeunes et poser un regard sur les émotions vécues autant par eux que par les éducateurs.
39Cette incursion dans le monde de la délibération éthique, de la cohérence entre les valeurs affirmées et l’action quotidienne n’est pas habituelle en milieu de réadaptation, où les intervenants sont d’abord centrés sur l’action. Mais les défis ont été relevés haut la main. On a pu constater que les grands principes mis de l’avant par le MSSS dans ses orientations n’étaient pas que discours futiles, réflexions désincarnées et haute voltige intellectuelle. Ils pouvaient, au contraire, s’incarner dans le quotidien de l’intervention et produire des résultats intéressants, tout en s’accordant aux valeurs de la société, de l’établissement et des intervenants euxmêmes, malgré leurs résistances initiales.
40Pour atteindre l’objectif, il s’est aussi avéré intéressant de mieux comprendre le sens de la crise chez le jeune. En ce sens, élaborer un contenu original de formation, puis adapter des outils diagnostiques spécifiques à la compréhension et à la gestion différenciées de la crise a permis de mieux cibler les interventions. De plus, le rôle de l’équipe de sécurité a été substantiellement modifié. En associant des surveillants en institution, des agents d’intervention et des éducateurs au sein d’une équipe mobile spécialisée en intervention en situation de crise, une nouvelle synergie efficace entre le personnel clinique et de soutien a pu se créer.
41Un des éléments les plus importants du projet a certainement été l’encadrement de l’approche clinique par des repères éthiques. Les intervenants concernés ont appris à les utiliser dans l’action comme éléments déterminants de leurs décisions et de leurs interventions. L’introduction de la discussion éthique dans l’intervention quotidienne a permis de constater qu’on pouvait ainsi mieux assurer l’application opérationnelle d’une valeur annoncée dans le plan d’organisation de l’établissement et dans le cadre de référence clinique du centre de réadaptation, soit le respect de l’usager.
Bibliographie
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références
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Ferland, P.-M. (2006), « Réflexion éthique sur les principaux enjeux de l’usage de la contention et de l’isolement au CJCA », mémoire de maîtrise, Université du Québec à Rimouski.
Jonikas, J. et al. (2004), « A program to reduce use of physical constraint in a psychiatric in patient facilities », Psychiatric Services, vol. 55, p. 818-820.
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Auteurs
Coordonnateur de la promotion et du contrôle de la qualité des services, CJCA
Commissaire local aux plaintes et à la qualité des services, CJCA
Éducateur et formateur en intervention en situation de crise, CJCA
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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